Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Wollanup (Page 6 of 78)

HUITIEME SECTION de Marc Trévidic / Série Noire / Gallimard.

On avait découvert Marc Trévidic lors d’entretiens qu’il accordait aux médias en sa qualité de  juge d’instruction au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris il y a une dizaine d’années. La France était alors frappée de plein fouet par des barbares qui flinguaient sa jeunesse et la voix de Marc Trévidic tentait de nous faire comprendre l’inexplicable. 

L’actuel président de chambre à la cour d’appel de Versailles, a déjà une belle œuvre littéraire à son actif: essais, BD, romans mais une arrivée à la Série Noire attire néanmoins méchamment l’attention chez nous. Même si l’intrigue est bien basée sur un épisode marquant de sa carrière de juriste, l’auteur ne traitera pas ici la lutte contre le terrorisme, une autre fois peut-être ?

« Jusqu’à sa suppression en 1999, la huitième section du parquet de Paris, composée de six magistrats, dirigeait les enquêtes des crimes et délits flagrants. Toute la misère parisienne passait entre ses mains : les toxicos, les sans-papiers, les casseurs dans les manifs, les délinquants professionnels mais également les serial killers…

Faire revivre la Huit, un jour, dans un livre, est une envie qui n’a jamais quitté Marc Trévidic.

Au côté de Lucien Autret, substitut du procureur, le lecteur découvre au petit matin, à l’heure du ramassage des ordures, un corps dans une grosse poubelle de la Ville de Paris. L’homicide volontaire ne fait aucun doute, mais la brigade criminelle n’arrive pas à identifier la victime. »

On suit donc Lucien au taf avec ses doutes, ses procédures, ses retards, ses inconnues, ses dossiers qui s’empilent, des flics et des magistrats au bord de la rupture physique et/ou psychologique, des obsessions qui vous bouffent et puis l’horreur toujours l’horreur, jour après jour… retourner à la tâche, à la chasse aux indices pour trouver l’identité d’une victime, la volonté honorable de donner une identité à un mort qui n’en avait plus aucune de son vivant.  Carré, documenté sans excès, pointu, le début de Huitième Section s’avère un outil performant de compréhension de l’articulation Police/Justice sur le terrain, de voir les hommes et les femmes en première ligne. On se plaint parfois d’aller au boulot, ces gens-là partent à la guerre tous les matins.

Puis, au bout de quelques dizaines de pages apparaît une autre voix, une gamine au caractère bien trempé, dernière fille du commissaire de police à Fez au Maroc, heureuse dans sa famille et éblouie par la beauté de son pays. A part un infime détail qui vous échappera peut-être, impossible de voir le lien avec l’histoire même si on se doute que les deux intrigues se croiseront pour se retrouver à la fin, au bout d’un drame qui mettra en évidence le très dur statut de la femme marocaine.

En alliant une description pointue de l’administration de la justice depuis le premier front de la misère et de la criminalité à une tragédie familiale poignante et prenante, Marc Trévidic offre un roman tout à fait convaincant et effectue une entrée séduisante dans le polar.

Clete.

UNE TOMBE POUR DEUX de Ron Rash / La Noire / Gallimard.

The Caretaker

Traduction: Isabelle Reinharez

Ron Rash est très certainement une des plus belles plumes américaines de l’époque. Depuis dix ans, il nous raconte des drames, des histoires de gens de sa région la Caroline. Situant souvent ses intrigues dans le passé, il laisse à son collègue David Joy tout loisir de raconter avec aussi beaucoup de talent des histoires plus récentes, plus noires, animées par le désastre de la came dans ces régions montagneuses un peu perdues que les deux auteurs chérissent et peignent de si belle manière.

Ron Rash raconte le destin de gens de chez lui, ordinaires, et qui vivent des tragédies qui les dépassent. Certains romans sont très noirs, d’autres beaucoup moins ou encore quasiment pas comme Une tombe pour deux. Le seul épisode violent se situe au tout début avec un corps à corps dantesque, à l’arme blanche, de deux soldats sur un lac gelé en Corée en 1955. Auparavant, une épigraphe de Giono montre l’esprit du roman. « Tout ce que vous entassez hors de votre cœur est perdu. »

« Les Hampton, propriétaires de vastes terres, de la scierie et du magasin général de Blowing Rock, petite ville de Caroline du Nord, désapprouvent l’amitié que leur fils Jacob porte à Blackburn, croque-mort défiguré et boiteux à la suite d’une polio. Et plus fortement encore son mariage avec la très jeune Naomi, fille d’un paysan sans le sou. Profitant de l’éloignement de Jacob, parti combattre en Corée après avoir confié Naomi à son ami, ils élaborent un plan inqualifiable justifié à leurs yeux par une certaine idée de l’amour parental. En fait, il s’agit surtout de protéger leurs intérêts et l’honneur de la famille. »

Il serait criminel d’en dévoiler plus sur cette cruelle supercherie. La grande question posée ici par Rash est tout simplement : jusqu’où sommes-nous capables d’aller par amour ? Dans le bien mais également dans le mal… comme l’auteur n’aura de cesse de nous le démontrer tout au long de ce roman bouleversant. On peut légèrement regretter le titre français qui donne une petite impression de western spaghetti qu’il n’est nullement et qui met en pleine lumière le couple Jacob et Naomi, particulièrement touchant. Mais le titre original The Caretaker éclairait beaucoup plus Blackburn, gardien de cimetière, pauvre môme malade, défiguré par la polio, à l’âme noble qui va prendre soin de Naomi puis de Jacob, ses seuls amis.

Roman admirable, habité par une grâce à laquelle Ron Rash nous a souvent habitués, Une tombe pour deux ravira tous les amateurs de sa plume et laissera peut-être sur leur faim les lecteurs plus avides de noirceur.

Clete

Du même auteur dans nos colonnes: LE CHANT DE LA TAMASSEE , PAR LE VENT PLEURÉ, UN SILENCE BRUTAL, PLUS BAS DANS LA VALLÉE.

COLISEUM de Thomas Bronnec / Série Noire.

Depuis une dizaine d’années, Thomas Bronnec le Brestois scrute avec intelligence la vie politique et parlementaire française. Il poursuit avec un certain bonheur une série entamée en 2015 avec Les initiés suivis par En pays conquis, La meute et Collapsus. Journaliste et donc observateur privilégié de la vie politique Thomas Bronnec offre des romans d’anticipation en réelle phase avec la réalité du pays et l’évolution de ses modes de pensée et d’action.

« Dans un pays frappé par une crise démocratique aiguë, le camp de la majorité a choisi de désigner son candidat à l’élection présidentielle lors d’une émission de téléréalité. Nathan Calendreau, ex-ministre des Finances, veut en profiter pour tenter un come-back, alors que le pays est touché par une vague d’assassinats : à chaque féminicide, un groupuscule tue un homme au hasard en représailles.

À l’heure d’entrer dans la fosse aux lions télévisuelle, Calendreau reçoit une lettre de menaces : s’il ne veut pas qu’un drame survienne, il doit renoncer à sa participation. Il décide d’ignorer cet avertissement et plonge dans un loft rempli de zones d’ombre et de manigances. »

Un parti politique qui entre sans sourciller dans la désignation de son candidat par la télé poubelle et un groupuscule féministe qui plonge dans la violence et dans une loi du talion aussi ridicule que meurtrière, deux intrigues parallèles qui vont se rencontrer très rapidement.

Si on peut parfois regretter, comme ici, que l’explosion finale ne soit pas toujours au rendez-vous dans les romans de Thomas Bronnec, on se réjouira par contre du caractère glaçant de ses intrigues dû à une crédibilité que l’on ressent à chaque fois. Bronnec observe la situation et en rajoute juste un tout petit peu, montrant les dérives qui pourraient voir le jour très prochainement. Un parti politique qui se concentre uniquement sur l’image donnée par ses candidats, un groupe féministe gagné par la folie et basculant dans une violence aveugle, le grand n’importe quoi… Dans combien de temps vivrons-nous cette actualité ?

Thomas Bronnec ne montre pas l’horreur et l’abomination, les suggérant uniquement, les rendant finalement plus terribles. Cette réserve, cette pudeur l’honorent dans une période marquée par l’indigence d’une classe politique misérable, prête à tout pour un peu de pouvoir.

Clete

PS : bon, ne vous arrêtez surtout pas à cette très pauvre couverture.

LA METHODE SICILIENNE d’Andrea Camilleri / Fleuve Noir.

Il Methodo Catalanotti

Traduction: Serge Quadruppani.

« Pour le fidèle bras droit du commissaire Montalbano, l’infatigable coureur de jupons Mimí Augello, c’est une nuit comme les autres lorsqu’il doit se sauver par la fenêtre de la chambre de sa maîtresse pour échapper au mari cocu. Ce qui l’est moins en revanche, c’est de tomber à l’étage du dessous sur le voisin allongé sur son lit, élégamment vêtu… et mort.

Le lendemain matin, un appel au commissariat signale qu’un homme a été retrouvé dans les mêmes circonstances, à une adresse différente. Comment est-ce possible ? Qu’en est-il du premier corps ? Ces tableaux macabres ont un bien étrange goût de mise en scène théâtrale…

Montalbano parviendra-t-il à résoudre cette affaire, dans laquelle drame et réalité se confondent et où les cadavres disparaissent comme dans une pantomime ? »

La Sicile, ses odeurs, ses senteurs, ses saveurs, ses ombres et ses lumières, ses chants et ses silences, un petit coin perdu tout au sud de l’île où le pittoresque et le charmant côtoient hélas aussi le sordide. Et pour résoudre des crimes depuis 1994 à Vigata, nom donné dans la série à la ville natale d’Andrea Camilleri de Porto Empedocle, on fait appel à une équipe de bras cassés aux moyens financiers, mécaniques et humains trop limités pour lutter réellement contre la criminalité insulaire mais qui compensent leurs manques par une malice, une volonté sans faille et un peu de chance. L’inénarrable Catarella, le dragueur fou Mimi Aurello et le taiseux Fazio forment la garde rapprochée de Salvo Montalbano, chef de la police. Sorte de Bacri rital, compensant son irritation devant les excentricités de ses subordonnés par des abandons coupables dans les mets les plus riches de la cuisine locale, Salvo Montalbano joue parfois les gros durs, rampe devant son éternelle fiancée génoise gênante et qu’il aime beaucoup plus quand elle est sur le continent, loin de lui. A ce propos, pour les habitués, la relation entre Livia et Montalbano va connaître un rebondissement aussi imprévu que surprenant.

Alors, reconnaissons qu’au départ, l’enquête est mise de côté, le ton est assez léger et on se régale des pitreries de cette belle bande d’éclopés où Mimi et… Montalbano ne pensent qu’à baisouiller. On sent que Camilleri a eu envie de rester dans cette ambiance, célébrer encore les belles choses, les amis, le bon vin et les assiettes fumantes.  Mais si l’humour est si souvent présent au début des romans de Camilleri, c’est pour mieux vous saisir quand la chasse est lancée. Chaque enquête de Montalbano révèle des aspects bien sombres de la Sicile où le malheur n’est pas toujours imputable à l’insaisissable Mafia. Cet épisode se déroule dans le milieu théâtral, on aime beaucoup y jouer la comédie et créer l’illusion.

Andrea Camilleri, décédé en 2019, était un immense conteur qui avait aussi un grand respect pour ses lecteurs qu’il a voulu satisfaire jusqu’à la toute fin. Malade et devenu aveugle, il a dû se résoudre à dicter ses derniers écrits et notamment La méthode sicilienne.

Clete

L’ANNEE DU COCHON de Carmen Mola / Actes noirs Actes Sud.

La nena

Traduction: Anne Proenza

Derrière le nom de Carmen Mola, se cachent trois auteurs espagnols. Si les deux premiers Jorge Díaz et Antonio Santos Mercero nous sont inconnus, il n’en est pas de même du troisième, Agustín Martínez dont nous avons énormément apprécié deux romans : La mauvaise herbe en 2017 et Monteperdido en 2020. Reconnaissons que c’est la présence de Martinez qui nous a incité à lire ce roman.

L’année du cochon est le troisième volet d’une série qui en compte pour l’instant cinq et met en scène une BAC (brigade d’analyse des cas) dont le personnage principal est l’inspectrice Elena Blanco dont nous avons pu déjà lire les précédentes enquêtes dans  La fiancée gitane  et Le réseau pourpre  également sortis aux Actes noirs d’Actes sud. Cette collection de polars fait d’ailleurs la part belle aux auteurs espagnols et à leur reconnaissance chez nous. Citons très rapidement les indispensables Victor del Arbol et Aro Sainz de la Maza dont le dernier roman Malart présente quelques similitudes, au début, avec « l’Année du cochon ».

« Après avoir fêté le nouvel an chinois, qui ouvre l’année du cochon, l’inspectrice Olmo disparaît dans des conditions inquiétantes. A son réveil d’un sommeil comateux, trois hommes gravitent autour de son lit, qui attendent de prendre part au festin.
Elena Blanco reprend du Service au sein de la Brigade d’analyse de cas pour mener une enquête qui les conduira dans une ferme sordide recelant des secrets inavouables. »

Ce nouvel opus, très dur, est plus centré sur l’unité policière que sur son héroïne Elena Blanco qui ne réapparait qu’une fois l’intrigue véritablement lancée. La quatrième de couverture parle pudiquement de famille dysfonctionnelle mais appelons un chat un chat, l’inspectrice Olmo se retrouve entre les mains d’une famille de gros malades. Si le roman ne plonge pas totalement dans le gore, les auteurs nous évitant les scènes les plus horribles, les plus dégueulasses (je n’ai pas d’autres mots), il vaut mieux néanmoins avoir le cœur bien accroché et être bien dans sa tête pour apprécier sans traumatisme l’histoire. On pourra regretter peut-être que les auteurs ne fournissent pas plus de raisons d’empathie pour les personnages et on peut très bien lire cette histoire sans éprouver de réels sentiments pour ce qui s’y passe. Néanmoins, reconnaissons que le roman s’avère addictif, les trois auteurs connaissent bien les recettes d’un thriller qui fonctionne : chapitres courts avec toujours un élément qui incite à aller plus profondément dans l’indicible, format assez léger de trois cents pages comme la plupart des romans qui marchent en ce moment et bien sûr une histoire très flippante si on entre vraiment dans ce pandémonium.

Intitulé « l’Année du Cochon », le roman pourrait aussi, tout simplement, s’appeler l’année du porc.

Clete.

OVNI 78 de Wu Ming / Libertalia.

UFO 78

Traduction: Serge Quadruppani

Wu Ming (anonyme) est le nom d’un collectif de trois à cinq auteurs italiens publiés habituellement par Métailié qui depuis 25 ans nous offre des romans surprenants reprenant des épisodes de l’histoire mondiale. C’est le cas dans Manituana qui raconte la guerre entre Français et Anglais en Amérique vue du côté des grands perdants les tribus amérindiennes. Leur spécificité est de revisiter des évènements avec une focale très politisée mettant en avant les victimes, les sans grade. Pour autant, les romans de Wu Ming ne sont pas de simples romans historiques. Les cinq auteurs usent toujours de facéties et de malice pour narrer des histoires avec le plus grand sérieux, la plus belle intelligence tout en proposant des parcours plus ou moins arrangés avec l’Histoire. De petites histoires à l’ombre de la grande revêtant au final des allures universelles, où à un fond riche s’allie une forme littéraire de qualité où croyances et légendes sont partie intégrante d’un propos qu’elle élève en lui donnant une couleur quasiment mystique voire carrément psychédélique comme ici. Un vrai bonheur renouvelé à chaque roman quand on a goûté une fois aux univers souvent barrés de ces si discrets Italiens.

« 1978 fut à la fois l’année de l’enlèvement d’Aldo Moro, qui marqua la fin de la période d’agitation révolutionnaire et culturelle post-68 en Italie, et celle où il y eut dans la Péninsule le plus de signalements d’ovnis.
Dans ce roman exigeant, et qui emmène loin, on suit principalement trois personnages : Zanka, écrivain communiste à succès, est pris entre doutes sur la légitimité de son travail et besoin de gagner de l’argent. Son fils Vincenzo, qui s’efforce de rompre avec la toxicomanie, s’est installé dans la communauté mystique et libertaire de Thanur. Milena, sociologue féministe en congé du gauchisme, étudie les mœurs des ufologues.
Zanka enquête sur la disparition de deux jeunes scouts dans le massif toscan du Quarzerone. Des rumeurs circulent. Ont-ils été enlevés par des extraterrestres ? »

Il est très difficile de parler du voyage, des voyages auxquels Wu Ming vous convie avec bonheur dans le plus italien de leurs romans et certainement aussi le plus envoutant. Si le propos initial est la recherche de ces deux scouts disparus deux ans plus tôt sur ce massif du Quarzerone, personnage principal de OVNI 78 , les chemins empruntés pour arriver à la résolution de cette intrigue sont tortueux, diversifiés et parfois très éloignés, en apparence, de la quête. Si manifestement, on lit la photographie d’une société italienne à un moment terrible de son histoire, l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, les cheminements narratifs tracés nous emportent parfois très loin du propos initial : dans le monde des ufologues et ufophiles qui s’extasient devant les effets spéciaux de « Rencontres du troisième type » de Spielberg, bouffent des champis pour ensuite tailler le bout de gras avec des aliens… mais aussi dans une communauté hippie rattrapée par une société capitaliste et mercantile dont elle veut pourtant s’affranchir. Le rock progressif allemand des années 70 : Neu !, Can, Tangerine Dream, Popol Vuh, Klaus Schulze mais aussi le Magma de Christian Vander, sera l’enivrante B.O. d’une histoire passionnante, un peu perchée par instants, souvent embellie par de petits moments de grâce littéraire.

« Chaque dimanche qui s’apprête à finir est un mélange de mélancolies typiques, surtout dans les gares de province, et surtout quand, comme en ce jour d’avril, il pleut. »

OVNI 78 s’avère être parfois un roman ardu, qui se gagne, qui se mérite. Au départ, il faudra accepter de se laisser embarquer malgré une incompréhension des chemins de traverse empruntés pour atteindre la beauté, la malice comme l’érudition et l’intelligence qui éclairent une histoire remarquable. Sorti aux éditions Libertalia en mai dans un format de poche qui peine un peu à vraiment contenir toutes les merveilles qu’il recèle, OVNI 78 est un pur petit bijou noir pour lecteurs exigeants et enclins à se laisser emporter dans une histoire très barrée où faits historiques, rumeurs, légendes et pures inventions s’harmonisent pour vous embarquer, génialement, très, très loin. Classe !

La dernière phrase du roman:

« Des histoires qui se transmettent par le bouche à oreille, jusqu’à ce qu’on ne se demande même plus ce qu’elles ont de vrai. »

Clete.

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Proletkult sur Nyctalopes.

LE DELUGE de Stephen Markley / Terres d’Amérique / Albin Michel.

The Deluge

Traduction: Charles Recoursé

On a tous connu des lectures profondément marquantes mais personnellement je n’ai pas le souvenir d’un roman qui m’ait à ce point choqué, terrifié et bouleversé. On quitte Le déluge avec un sentiment d’épuisement et une tristesse incommensurable, infinie. Et chaque jour, l’actualité nous rappelle le cauchemar en préparation. Cette semaine: l’inquiétude autour de la disparition prochaine des îles Samoa dans l’indifférence internationale, un cyclone monstrueux fonçant sur le Japon…

Débutant en 2013 avec l’alarme lancée par Tony Prius un scientifique américain auteur d’un livre choc sur le dérèglement climatique Le déluge raconte les conséquences de cette catastrophe en gestation jusqu’en 2039. Il s’agit bien sûr d’un scenario imaginé par Stephen Markley, juste un scenario terrifiant mais il existe certainement bien d’autres variantes bien pires que celui raconté ici. L’auteur conte ouragans, méga tempêtes et tsunamis, inondations, températures extrêmes, migrations climatiques, famines, soulèvements et guerres civiles, incendies monstrueux, répression dans le sang, chaos…

Pour autant, Le déluge n’est absolument pas un roman catastrophe de plus. D’ailleurs ces plaies d’Egypte modernes sont racontées avec beaucoup de détachement à la manière événementielle d’un journaliste impartial. Dans Ohio, son premier roman en cours d’adaptation pour HBO, Markley suivait le destin de plusieurs personnages qui se retrouvaient tous, par hasard, un jour dans la ville où ils avaient grandi bien des années auparavant. Dans Le déluge, de la même manière, des hommes et des femmes impliqués directement ou indirectement dans une lutte contre le réchauffement climatique, vont converger, non pas vers un lieu cette fois mais une date: 2039. Nous partagerons les combats, les luttes, les épreuves, la souffrance, les espoirs et les désillusions, les choix d’un scientifique lanceur d’alerte, d’un statisticien, d’un toxico de l’Ohio prêt à tout pour sa dose, d’un groupe écoterroriste aux tendances survivalistes, d’un acteur de cinéma devenu prédicateur puis se prenant pour une divinité, d’une pasionaria pour qui toutes les alliances politiques sont bonnes pour mener à terme son projet de décarbonation, autant de détonateurs pour un drame si crédible parce qu’en partie déjà visible, patent. Certains personnages sont si justement peints qu’à la fin, on s’étonne qu’ils ne soient pas vraiment réels. Forcément cette histoire est dramatique et le destin de certains vous fera mal sans aucun doute.

Le déluge devient rapidement très addictif avec certaines scènes totalement ahurissantes dignes des plus grands thrillers. Néanmoins, certains passages s’avèrent ardus, c’est une histoire qui se mérite parfois malgré le talent et l’intelligence de l’auteur. On est dans les très hautes sphères où talent littéraire et connaissance d’un sujet dans toutes ses composantes s’harmonisent, un peu comme chez Richard Powers avec une érudition au service du propos comme chez Pynchon également. Rien n’est oublié, tout est détaillé. Néanmoins, notez que l’auteur montre surtout l’aspect américain des catastrophes des luttes et des magouilles des politiques et des industriels. Mais le transfert avec la France se fait facilement en imaginant Bordeaux submergée, Marseille en flammes et une répression sanglante à Paris et en observant tout simplement le triste cirque de la classe politique française.

« Un nouvel âge sombre point à l’horizon. Fanatismes religieux, factionnalisme ethnique et extrémisme politique finiront par engloutir la planète, et le pillage des ressources naturelles ne fera que s’accroître du fait des élites qui tenteront désespérément d’accumuler autant de capital que possible afin de se prémunir contre l’inévitable… Le recul brutal de la civilisation sera incarné dans le monde entier par des chefs de guerre en costume sur mesure, qui n’hésiteront pas à tuer pour accéder au pouvoir ».

Après, ne le négligeons pas, Le déluge dépasse les 1000 pages et sa lecture, loin d’être aisée, est d’une tristesse infinie. On peut donc aussi bien se dire « après moi le déluge ». Par contre, il ne faudra pas non plus feindre l’ignorance quand l’obscurité nous enveloppera… bientôt.

Clete

LA BONNE A TOUT FAIT de Franz Bartelt / Editions Moby Dick.

Les 290 enquêtes de Gabriel Lecouvreur dit « Le Poulpe » écrites par autant d’auteurs de 1995 à 2015 et créées par trois grands noms du noir français Jean- Bernard Pouy , Serge Quadruppani et Patrick Raynal ne nous avaient jamais révélé que le Poulpe avait une fille et qu’elle avait chopé le même virus pour l’investigation et le même sens de la justice que son géniteur. Voici la proposition des éditions Moby Dick et de nombreux noms du polar vont sûrement s’y jeter comme un public qu’on espère nombreux pour sa naissance littéraire actée par Les cols des Amériques de Thomas Cantaloube auteur reconnu de la Série Noire et Dans Il ne faut pas prendre les enfants de la rue pour des connards sauvages de Marysa Rachel. D’autres histoires suivront à l’automne.

Parallèlement Moby Dick réédite des aventures du Poulpe, et à tout seigneur tout honneur, le premier roman fondateur La petite écuyère a cafté de Jean-Bernard-Pouy et un des derniers daté de 2013 La bonne a tout fait de Franz bartelt.

Il est évident que votre affection pour un auteur, sa plume, ses univers conditionneront certainement votre appréciation d’une histoire du Poulpe. Vu le nombre des contributeurs durant deux décennies, vous n’êtes sûrement pas à l’abri de la découverte d’une histoire contée par un de vos auteurs favoris et dont vous n’aviez jamais entendu parler, ce qui est d’ailleurs mon cas avec cette petite perle signée par l’inimitable, l’incomparable génie des Ardennes Franz Bartelt.

« Voici un an que Le Poulpe reçoit de mystérieux courriers de Painrupt, un petit village en plein cœur des Ardennes, écrits par un vieil homme qui cherche à l’intéresser à une affaire de femme assassinée, soi-disant par son mari, un richissime exploitant forestier.
Ce vieil anar, Versus Bellum, paraît avoir tout prévu pour faire tomber ce « gros ». Mais pour mettre son plan machiavélique à exécution, il a besoin du Poulpe. Sa mission : approcher la bonne au service du couple – dont le témoignage a innocenté le riche entrepreneur –, sous une fausse identité, pour lui faire cracher le morceau.
C’est donc moyennement convaincu de la santé mentale du bonhomme que Gabriel va se laisser tenter par le voyage « dans ce pays où les virages secouaient les autobus plus durement que les vagues de la mer font tanguer les bateaux ». »

Vous avez sûrement déjà noté notre manifeste parti-pris, notre aveuglement forcené quand il s’agit d’évoquer certains de nos auteurs préférés, chose que nous reconnaissons dans la présentation du blog « Nyctalopes, chroniques noires et partisanes », il sera donc inutile et totalement déplacé de nous interpeller sur notre prétendue mauvaise foi quand nous parlons de Bartelt.

Chaque auteur ajoute ses particularités au Poulpe mais aussi le fait voyager et forcément c’est au pays des virages et des immenses forêts, chez lui dans les Ardennes que nous convie l’auteur. Au sein d’une enquête, somme toute secondaire, Franz Bartelt monte son étrange petit monde baroque de gens gentiment mais très sûrement barrés dans un coin des Ardennes qui semble s’être arrêté dans les années 70, sous Giscard. Les personnages le mari, l’épouse et la bonne, archétypes du vaudeville qu’affectionne particulièrement Franz Bartelt jouent leur partition à la perfection devant un Poulpe qui vit un périple en terre exotique. Ayant conservé sa volonté de justice sociale, Le poulpe, bien avant qu’ils ne deviennent juste qu’un argument électoral, interroge sur les migrants, les sans-papiers, exploités par les patrons puis rejetés.

Les aventure du Poulpe sont toujours courtes mais Bartelt dans un nombre limité de pages vous offre plusieurs facettes de son talent que vous avez peut-être remarqué dans Hôtel du grand cerf, Chaos de famille ou Ah ! les braves gens pour ne citer que quelques uns des plus récents d’un auteur édité depuis bientôt trois décennies. Lire le sourire aux lèvres ces chroniques du zinc , ces histoires malicieusement écrites de gens ordinaires un peu barrés au fin fond des sombres Ardennes, peut s’avérer un coupable mais incomparable plaisir. Attention lire Franz Bartelt crée une dépendance dès le premier roman.

Clete.

JOLI MOIS DE MAI d’Alan Parks / Rivages Noir

May God Forgive

Traduction: Olivier Deparis

Alan Parks est un auteur de polars écossais qui a initié en 2017 un série en douze parties racontant la criminalité à Glasgow en 1974 dans les enquêtes d’un flic nommé Harry McCoy. Chaque affaire représente un mois de l’année. Commencée en 2017 avec Janvier noir, elle s’est poursuivie avec L’enfant de février, Bobby Mars forever et Les morts d’avril pour nous amener à ce Joli mois de mai dont Rivages n’a pas su bien rendre la dureté et la justesse d’un titre original May God Forgive.

« Le voile du deuil s’est abattu sur Glasgow: un salon de coiffure a été ravagé par un incendie qui fait 5 morts. Lorsque trois jeunes sont arrêtés, la foule de déchaîne. Mais sur le trajet vers la prison, le fourgon cellulaire est attaqué et les trois jeunes gens enlevés. Le corps de l’un d’eux est retrouvé le lendemain. L’inspecteur Harry McCoy n’a que peu de temps pour empêcher les deux autres de subir le même sort. »

Cinquième volet de la saga McCoy Joli mois de mai est certainement le plus réussi de la série. Depuis le début, tout en appréciant les histoires de Parks, il était impossible de ne pas le comparer à William McIlvanney et à sa série Laidlaw mettant un flic éponyme enquêtant dans les bas-fonds de Glasgow dans les années 70. Et on ne pouvait que déplorer que Parks n’avait pas encore bien su se détacher de ce lourd héritage et que ce McCoy n’était encore qu’une copie un peu pâle de Laidlaw. Et puis ce Joli mois de mai, d’un niveau bien supérieur aux précédents et nettement plus pointu dans son intrigue, permet de relativiser un peu une opinion peut-être prononcée prématurément comme parfois. J’ignore si c’est parce que l’affaire s’avère particulièrement tordue et éprouvante pour le lecteur. L’enquête est menée au comptoir, au fond des bières, de pub en pub et McCoy n’a pas trop le temps de se soucier de ses cauchemars intimes et familiaux. Il développe par contre une belle humanité quasiment insolite dans une Glasgow bien sale.

Joli mois de mai séduira les nombreux fans de Parks et pourrait aussi s’avérer être la meilleure manière d’entrer dans l’univers de l’Ecossais. Attention, ça pique un peu quand même.

Clete

Un petit truc en plus : tous ceux qui auront aimé ce roman pourront se jeter sur l’impeccable Retour de flamme de Liam McIlvanney racontant également un incendie criminel faisant des victimes innocentes commis à Glasgow en 1975…

FURIE CARAÏBE de Stéphane Pair / Editions 10 /18.

Stéphane Pair est un journaliste que l’on peut écouter sur les ondes de France Info lors de certaines affaires de justice ou faits divers. On l’avait découvert lors de son premier roman Elastique Nègre en 2017. Il y faisait un portrait fidèle, crédible de la Guadeloupe au sein d’une intrigue policière efficace.

Lié familialement aux Antilles, l’auteur est resté dans la Caraïbe pour nous raconter certaines des pages les plus noires de Haïti. Première république noire libre en 1804, le pays a connu depuis une histoire chaotique rythmée par des catastrophes climatiques (séismes, cyclones) et par les agissements des gouvernants provoquant misère, corruption, coups d’état, répression, élimination de l’opposition, vacance du pouvoir… De toutes ces apocalypses, la plus terrible peut-être, la plus représentative de l’horreur vécue par la population haïtienne est peut-être la période de 1957 à 1986, dates du règne de la famille Duvalier père et fils surnommés aimablement et faussement « Papa Doc » et « Bébé doc » qui ont instauré une dictature avec comme bras armé, les funestes « tontons macoutes » chargés des basses œuvres, tueurs masqués officiels des tyrans.

« 1971, Haïti. Rosalie Adolphe est certainement la femme la plus puissante du pays. Au service du président François Duvalier, elle traque sans pitié les opposants au régime, allant jusqu’à participer à de véritables massacres comme celui dans lequel la famille Sansaricq a perdu la vie.


1986, Sybille est la dernière survivante de la famille Sansaricq. Membre de la rébellion, elle cherche à se venger des miliciens qui ont brutalement tué les siens, vingt ans plus tôt. Accompagnée de Jacques, un trafiquant dont elle est éperdument amoureuse, elle est décidée à mettre fin au régime violent des Duvalier et à libérer Haïti. »

Basé sur le portrait de deux femmes que tout oppose mais liées par un drame, Furie caraïbe est un roman tout à fait recommandable pour toute personne qui s’intéresse à Haïti et à son chemin de croix de territoire abandonné des dieux. La plume appliquée de Stéphane Pair s’avère judicieuse pour nous montrer la sale réalité de l’époque, les combats perdus, les luttes désespérées des Haïtiens comme la répression aveugle des opposants, l’outrance, la violence du régime des Duvalier.

Sans trop insister avec le cadre historique, Stéphane Pair construit une intrigue addictive, faisant monter progressivement un suspense qui connaîtra son apogée lors de la rencontre des deux personnages principaux, Sybille, le dernier membre d’une famille assassinée par les tontons macoutes et Rosalie chef de cette milice, tout en montrant très justement le combat vers la liberté d’anonymes mais aussi des futurs dirigeants comme un certain père Aristide.

Clete.

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