Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Entretiens (Page 1 of 7)

DOA / RÉTIAIRE(S) / ENTRETIEN

Quand DOA parle, c’est toujours clair, sans filtre et documenté. Et cette sixième rencontre chez Nyctalopes le confirme amplement:

Rétiaire(s), le trafic de came en France, les flics, les nouveaux dangers de l’écriture, le trafic d’armes, Samuel Paty, les privations de liberté en temps de pandémie, le COVID, le jackpot des labos pharmaceutiques et la suite de Rétiaire(s). Aucun sujet n’est évité, c’est très fort une fois de plus.

© Francesca Mantovani / Gallimard

C’est toujours un plaisir de vous rencontrer, c’est en l’occurrence la sixième fois que vous nous faites l’honneur d’écrire chez nous. Cet entretien n’aura pour but que de tenter de convaincre les indécis. Celles et ceux qui ont acheté « Rétiaire(s) » auront lu votre postface particulièrement intéressante où vous expliquez votre démarche, les origines du projet. Pour vos lecteurs, il y aura certainement peut-être parfois une impression de redite que je tenterai de limiter au maximum.

1 – La première interrogation qui est évidente pour tous ceux qui vous suivent : dites donc, ce n’est pas le roman que l’on attendait. Il y a beaucoup de sinistres personnages  dans votre roman mais il n’y a pas l’ombre d’un nazi ? 

Alors, tout d’abord, merci de m’accueillir une nouvelle fois dans vos colonnes, c’est toujours  un plaisir. Par ailleurs, la fidélité, c’est précieux. 

Il y a dans « Rétiaire(s) » un clin d’œil, et même plusieurs, à ce qui doit advenir mais a, pour  le moment, été contrarié par la crise traversée en 2020 et 2021. Ou plutôt par la panique  provoquée par cette crise et par les mesures délirantes que cette peur – jamais une bonne  conseillère la peur, parlez-en à des psys – a justifiées. Fermeture des archives, fermetures des  frontières, passeports vaccinaux, aller fouiller dans les fonds historiques s’est révélé, pendant  un temps, assez difficile, voire impossible, et m’a fait prendre du retard. D’où ma décision de  changer de projet temporairement et de m’attaquer à un texte plus « simple » dont la phase de  documentation serait moins empêchée. Ainsi, bizarrement, hanter les couloirs du centre  pénitentiaire de Paris-La Santé ou trouver, au-delà du périphérique, des pros du gros bizness s’est révélé moins ardu que se rendre au siège de la Bundesarchiv à Berlin. 

2 – Quand vous avez été obligé de changer votre fusil d’épaule, si j’ose dire, n’avez-vous  pas été tenté de franchir la porte que vous aviez laissée entrouverte à la fin de  « Pukhtu » ? 

Non. Avant de franchir cette porte particulière, il aurait fallu me livrer à une profonde  méditation. Et ça ne cadrait pas avec les circonstances de ma décision. Quand je l’ai prise, j’ai  hésité entre deux propositions : la non-fiction littéraire, avec une enquête sur l’affaire de  pédocriminalité qui a secoué le groupe scolaire Paul Dubois, à Paris, début 2019  (https://bit.ly/3IEQGP9), scandaleusement ignorée par presque tout le monde à l’exception de  Mediapart, et la fiction, avec ce qui est devenu aujourd’hui « Rétiaire(s) « . 

3 – Le projet « Rétiaire(s) » date de 2006, vous l’avez actualisé pour nous amener à la  situation en 2021. Avez-vous constaté des évolutions notables dans l’histoire du trafic de  drogue en France ? 

Tout dépend ce que l’on entend par notables. Le trafic irrigue tout à présent et tend à supplanter  les autres grandes entreprises criminelles, parce qu’il est bien plus rentable et reste, toutes  proportions gardées, moins risqué. Il s’est structuré, professionnalisé et est dominé par des  groupes français d’origine étrangère, binationaux ou non, ou des groupes étrangers,  principalement originaires du Maghreb et, dans une moindre mesure, de l’Afrique  subsaharienne et des Balkans, qui ont remplacé les Corses et les voyous d’origine italienne d’antan. Il grossit d’année en année et je pense ne pas fantasmer en déclarant qu’il corrompt de  plus en plus tous les secteurs d’activité dont il a besoin pour exister (le transport maritime et routier, par exemple, c’est-à-dire la logistique, mais aussi la comptabilité, le droit, certains  types de commerce de détail et de services), et quelques administrations / institutions, au moins  à l’échelon local ou régional, mais sans doute aussi plus haut. Le Canard Enchaîné a, par  exemple, sorti il y a quelques temps une affaire impliquant deux hauts fonctionnaires et un  trafiquant, pacsé avec l’un et amant de l’autre. Précisons que l’un des deux fonctionnaires en  question émargeait au ministère de l’Intérieur à l’époque, en qualité de secrétaire général de la  DGSI, après un passage par la Défense et la DGSE.  

Nous avons affaire à l’accélération d’un double phénomène de société : ultra-valorisation du  Dieu-fric d’un côté, et affaiblissement de la morale individuelle et républicaine de l’autre.  Arrive forcément un moment où ces évolutions se rencontrent et se combinent. Pour le  romancier que je suis, c’est pain bénit.

4 – Quelles sont les difficultés rencontrées par le passage d’un scénario à un roman ? 

Il n’y en a pas vraiment eu, sauf une peut-être, qui a été de devoir travailler sans Michaël  Souhaité, mon coauteur sur le projet de 2006/7. Au départ, nous envisagions une collaboration  calquée sur celle, très fructueuse et intéressante, que j’avais eue avec Dominique Manotti pour  écrire « L’honorable société ». Ça n’a pas pu se faire pour des questions d’emploi du temps et  de calendrier. 

Fondamentalement, le cœur du problème est identique dans les deux cas : trouver une bonne  histoire à raconter, par le biais de personnages forts. Difficile quel que soit le support de  destination. Ensuite, il faut construire, et on le fait en fonction du medium, on ne raconte pas  les choses de la même façon en mots ou en images. Ici, j’avais une matière de base, mais  ancienne et parfois bancale, quelques figures. Il fallait en éliminer une partie, en garder une  autre, et apporter en plus des éléments nouveaux cohérents avec ce qui allait rester. Cet  arbitrage sur un travail qui était en partie le mien, le vital inventaire destiné à purger tout ce qui n’allait pas (et dieu sait que c’était nécessaire), fut l’étape la plus compliquée, ne serait-ce que  pour respecter l’héritage de Michaël. Et puis on prend ses propres limites en pleine poire, le  doux souvenir d’une création que l’on fantasmait encore exceptionnelle se dissipe d’un coup.  Le projet initial n’a pas vu le jour pour de nombreuses raisons, parmi lesquelles figurent sans  doute quelques-uns ses défauts. Donc le véritable écueil à franchir était de piger ceux-ci, puis  de les admettre, puis de les corriger si possible. Pas de changer de support. 

5 – Je suppose que vous aimez tous vos personnages. Dans tous les cas, vous les avez  brossés soigneusement avec leur part d’ombre, mais lesquels vous ont le plus entraîné ?  Quels sont ceux qui pourraient aller plus loin, qui sont pour vous les moteurs du roman ? 

Difficile à dire, mais s’il faut choisir, je dirais Amélie Vasseur, qui est une des anciennes – en  ce sens qu’elle était déjà présente dans notre projet de série, mais plus en retrait – parce qu’elle  constitue une sorte de fanal, un point de repère, elle figure la ligne bien / mal, et Lola Cerda,  absente dans la proposition de départ, parce qu’elle est l’avenir, une enfant du monde qui vient. 

6 – J’ai trouvé que « Rétiaire(s) » était un bel hommage aux forces de police et de  gendarmerie qui œuvrent dans l’ombre pour endiguer le trafic de la drogue jusqu’à ce que je lise dans la postface “ les flics et les voyous de maintenant sont moins grands et moins  beaux”. Qu’est-ce qui a changé pour vous chez les flics ? 

Je ne suis pas certain que « Rétiaire(s) » sera ainsi perçu par les membres des forces de l’ordre qui éventuellement le liront. Ce qu’il donne à voir, et qui est encore très en-dessous de la réalité,  des rapports entre fonctionnaires et militaires, d’une part, et de ceux-ci avec leur hiérarchie,  d’autre part, et enfin de la praxis de l’investigation, ne peut être qualifié d’hommage. Ou alors  avec beaucoup d’ironie. Il est vrai cependant que les enquêteurs de base triment comme des  bêtes, même dans ce qui pourrait être considéré comme le fer de lance de la lutte antidrogue  nationale, corsetés par des procédures lourdes et complexes, une absence assez effarante de  formation initiale ou de formation continue ou de moyens humains, techniques, logistiques.  Face à un adversaire riche, réactif et de plus en plus malin, obsédé par une seule chose, se faire  toujours plus de thunes, de toutes les façons possibles. Si l’on regarde les dégâts que cause le  trafic de stupéfiants en termes de criminalité, de fragilisation du tissu social, de violence  quotidienne, d’évasion fiscale et de gangrène financière ou, pour le dire autrement, d’instabilité républicaine, de menace à la cohésion nationale, c’est un problème beaucoup plus aigu que le  terrorisme. Pour autant, l’arsenal déployé pour lutter contre les mafias de la came est dérisoire comparé avec celui de l’antiterrorisme, par exemple. 

7 – Dans vos remerciements, vous citez plusieurs flics que vous avez rencontrés. Quel est  leur état d’esprit, qu’est-ce qui les fait encore avancer dans cette guerre de la drogue  qu’ils savent perdue depuis longtemps ? 

Je ne remercie pas que des policiers et des gendarmes, d’autres hommes de l’art m’ont aidé, il  ne faut pas les oublier. Et pour répondre à votre question je dirais : à l’heure actuelle, plus  grand-chose ; mon impression personnelle est qu’on ne se bouscule pas aux portes de l’OFAST, on cherche plutôt à le quitter. 

8 – Une scène effarante à la Courneuve, il y a plusieurs épisodes glaçants dans  « Rétiaire(s) » qui contribuent à donner un tableau assez sombre de la France. Sans être  du niveau de l’arrestation du fils d’El Chapo il y a quelques jours au Mexique : 10  militaires et 19 sicarios tués, des scènes de guerre, y a-t-il aussi une escalade de la violence,  un déni de la république en France ? 

L’escalade de la violence est principalement permise par la disponibilité des moyens de cette  violence. À ce titre, la France est encore protégée par la relative difficulté de se procurer des  armes, notamment des armes de guerre. Cela pourrait changer, en raison notamment du conflit  en cours aux portes de l’Europe – comme cela fut le cas durant et après la crise des Balkans – puisque de nombreux moyens offensifs plus ou moins légers sont envoyés en Ukraine et qu’il  semblerait que, pour une large part, ils ne parviennent pas jusqu’au front. Il y a eu, à ce sujet, un premier reportage de CBS, en avril dernier, faisant état de seulement 30 à 40 % d’armes  arrivant à destination (voir l’article connexe ici : https://cbsn.ws/3W2bpPP). Le reportage a été  censuré, parce que soi-disant pas assez sourcé ou à jour ; ce qui est comique quand on voit à  quel point cette problématique de la solidité des sources est à géométrie variable dans la presse.  Peu de temps après, Le Monde a fait état des inquiétudes des services secrets français à ce sujet.  En août 2022, les Américains ont été obligés de dépêcher sur place un général dont l’unique  tâche est de contrôler l’acheminement à bon port des fournitures militaires occidentales. Et  enfin, dès octobre dernier, New Voice of Ukraine, un site que l’on ne peut guère soupçonner d’amitiés pro-Poutine, mentionnait l’apparition, dans les milieux criminels tant finlandais que  suédois, d’armes à l’origine destinées au conflit contre la Russie (https://bit.ly/3ivWf7T). Le  sujet est hypersensible, donc on évite de trop en parler afin de se prémunir des questions qui  fâchent, mais il y a fort à parier qu’une partie non négligeable de ces fusils d’assauts, grenades,  lance-roquettes et autres instruments de mort finira un jour ici entre de mauvaises mains. Si  l’on combine cette évolution probable avec l’escalade bien réelle du sentiment d’impunité et le  recul général des surmois, on a tous les ingrédients nécessaires à l’avènement d’une situation à la mexicaine, dans les dix, quinze ans à venir. God bless America. Vers une nouvelle pandémie, de Plombémie cette fois ? Disposerons-nous alors de vaccins  ARNm pare-balles ? Il paraît que c’est une technologie miraculeuse (sourire).

9 – Salman Rushdie, Charlie et même Samuel Paty sont des exemples assez clairs qu’on  ne peut plus vraiment écrire aussi librement qu’il y a quelques années. L’auteur DOA a t-il un instant d’appréhension quand il écrit sur les milieux islamistes ou apparentés ou  quand il conte avec beaucoup d’humour, le destin de petite frappe d’Adama de la Banane  dans le 20ème ? 

Je ne percevais pas de danger autre qu’idéologique et intellectuel quand j’ai écrit « Citoyens  clandestins », du fait des courants qui traversaient alors le milieu du noir / polar en France.  Pour une fois, on allait parler des barbouzes, sujet ô combien sensible dans ce milieu, sans les  ridiculiser, odieux crime politique. Ma réflexion avait déjà évolué au moment de « Pukhtu ».  Aujourd’hui, je crois que plus personne n’est à l’abri de rien, quel que soit le sujet, et ce pour  deux raisons : d’une part, les motifs de rage ne se limitent plus au seul islam ou islamisme, ou  à l’islamophobie, des tas de thématiques enflamment nos concitoyens, et d’autre part tout le  monde s’exprime plus ou moins dans l’espace public, via les réseaux sociaux, y compris et  surtout les jeunes générations, beaucoup moins inhibées. Tout le monde peut donc se retrouver,  du jour au lendemain, pour un propos mal compris ou détourné ou même volontairement  agressif, subversif, mais qui n’est qu’un propos – dans l’essentiel des cas ne tombant pas sous  le coup de la loi – victime d’une attaque en règle, d’un harcèlement, d’un dénigrement, bref  d’une violence virtuelle et / ou médiatique aux proportions démesurées contre laquelle il est  quasi-impossible de se défendre et avec des conséquences très concrètes, professionnelles par  exemple, qui vont potentiellement au-delà du seul individu visé et accable tout son cercle  proche. 

Ou victime d’une agression physique, peut-être mortelle, après un doxing en règle. 

Est-ce que cela va m’empêcher d’écrire ce que je veux, comme je le veux ? J’ose croire que  non. J’espère, si le cas se présente, avoir l’audace de continuer sur ma lancée, sans faire de  concession autres que celles nécessaires à l’intrigue du roman en cours. Il y a cependant  différents facteurs à considérer désormais. Le premier d’entre eux est que si la création sans  compromis est une chose, la publication de cette création en est une autre, de même que sa  diffusion. D’énormes pressions viennent de plus en plus souvent s’exercer sur les éditeurs et je  ne suis pas certain que les générations montantes à l’intérieur des différentes maisons aient ne  serait-ce que l’envie d’y résister. Un second facteur est la fin de mon anonymat. Mon  pseudonyme a dissimulé mon identité réelle pendant quinze ans, mais les forces combinées de  Wikipédia et de Libération ont mis un terme à cette protection ; sans mon accord, il va de soi.  Il faut croire que brandir mon nom à tout bout de champ était de nature à infléchir la marche  du monde. En ce qui me concerne, je ne l’ai pas encore constaté (sourire). Plus prosaïquement, si désormais, pour une raison ou pour une autre, je finis en tant qu’artiste par braquer quelqu’un,  je pourrais en faire les frais dans ma vie de tous les jours beaucoup plus facilement. 

Mes proches aussi et ça, c’est très ennuyeux. 

J’avais anticipé tout cela lorsque j’ai décidé d’écrire sous pseudo. Dès le début, cela m’a valu  des procès en paranoïa ou en complotisme ou en secrète malhonnêteté, délétère forcément (« le  mystérieux DOA, barbouze, hou hou ! »). Et puis, comme l’avez rappelé, il y a eu Charlie et  ensuite Samuel Paty. Un anonyme, un simple prof, qui faisait son boulot, a priori très bien,  dans une école républicaine et laïque. Pour avoir montré une ou des caricatures, de simples  dessins donc, on l’a DÉ-CA-PI-TÉ. Il faut prendre conscience de la réalité que recouvre ce  mot, décapité : Samuel Paty a, pour des croquis tout à fait légaux, précisons-le, eu la tête  tranchée, en pleine rue, en plein jour, en France, au XXIème siècle. Avec un couteau. Pas facile  de faire ça au couteau. J’imagine que cela a pris deux, peut-être trois minutes. D’interminables  minutes, au cours desquelles M. Paty a eu le temps de souffrir le martyre, de hurler, de se  désespérer de l’absence de secours, de renforts, d’un salut extérieur, en d’autres termes de se  savoir plus abandonné encore qu’il ne l’avait déjà été par l’État – retenez-le pour la suite de  cette interview –, par sa hiérarchie au préalable et ensuite par les forces de l’ordre sensées le  protéger au nom du pacte social et républicain. Il a eu le temps, aussi, de percevoir toute la rage  de son assassin dans la brutalité de ses gestes, sans doute de ses grognements, d’effort, de  colère, le temps de sentir la lame qui fouillait dans son cou, attaquait ses vertèbres cervicales,  la chaleur de son propre sang, bref, le temps de se voir mourir. J’espère pour Samuel Paty que  le choc de cette agression mortelle lui a rapidement fait perdre la conscience de ce qui se  passait. 

Il est loin d’être le seul à avoir été atteint dans sa chair. Grands ou petits, la cohorte des agressés  pour très peu – dans le grand ordre des choses – commence à être fort peuplée, même si dans  la plupart des cas, on n’en fait pas publicité. Dès lors, plus aucune des accusations ci-dessus ne  tient, je cesse d’être un artiste un poil hurluberlu, limite zinzin. Et la question de ma liberté de  création se pose de façon plus nette encore aujourd’hui, comme vous le faites si bien. 

Moi, ce que je me demande, c’est si les gens de Wikipédia, qui furent les premiers à lâcher  dans la nature le lien entre mon pseudonyme et mon vrai nom, bien cachés derrière des pseudos,  et donc à me refuser un droit à l’anonymat qu’ils préservent pour eux-mêmes – au nom de quoi  d’ailleurs, que pensent-ils défendre par cette révélation contre ma volonté ? – et, derrière eux, les journalistes qui leur ont emboîté le pas, ont conscience de la responsabilité qui est, à la  seconde où ils l’ont fait, devenue la leur.

10 – Un point de détail du roman qui à force d’être présent n’en est peut-être plus un. Par  des petites phrases parlant de la gêne occasionnée par les masques FFP2, de la COVID la  nouvelle peste noire, de l’impossibilité de boire l’apéro le soir en France, les acteurs de  « Rétiaire(s) » montrent particulièrement leur mécontentement, un écho de votre propre  colère face aux directives gouvernementales dans la gestion de la crise ? 

Avant de répondre à cette question, dire tout d’abord que « Rétiaire(s) » n’est pas un livre sur  la COVID et que celle-ci y apparaît seulement parce que l’action se déroule durant la pandémie.  Alors certes, il y a agacement de ma part, et il se ressent, visiblement, mais cela reste  particulièrement léger et coulé dans l’intrigue et ses personnages en ce qu’elle les contraint,  comme elle nous a tous contraints, mais n’est pas le sujet.

Ensuite, peut-être faut-il expliquer d’où je parle. Pour cela, je vous invite à lire ou relire,  écouter, regarder, l’une ou l’autre, ou toutes, les références suivantes : 

– La journaliste et essayiste Naomi Klein et son livre « La stratégie du choc »  (https://bit.ly/3H6BnNX). 

– La philosophe et universitaire Barbara Stiegler, auteure de « De la démocratie en  pandémie : santé, recherche, éducation » (https://bit.ly/3GI4ndp) et de nombreuses  conférences, interventions et entretiens, comme celui-ci : https://bit.ly/3XvOvkX

– Et enfin le Dr Alice Desbiolles, médecin (ainsi se présente-t-elle sur Twitter, au  masculin) en santé publique et épidémiologiste, qui a été entendue par le Sénat à ce sujet en février 2022 : https://bit.ly/3kkdhX5.  

Quand la situation sanitaire chinoise est devenue ou, plus précisément, a commencé à nous être  présentée comme un problème mondial, une pandémie, je travaillais sur mon nazi et terminais la lecture d’une magnifique biographie d’Hitler en deux tomes (https://bit.ly/3W9zWT7) qui  évoque notamment sa prise de pouvoir et le contexte de celle-ci : instabilité politique, détresse  économique, sentiment de déclassement, insécurité, (re-)montée des nationalismes et angoisse  générale de la population. Sur ce terreau fertile on a d’abord transformé l’angoisse en peur,  ensuite on a nommé le responsable de cette peur, le juif, le communiste, le banquier  cosmopolite, qu’on a déshumanisé, sous-humanisé, diabolisé, puis on a attisé la haine pour  mobiliser, entraîner, galvaniser, et enfin, par l’imposition d’un dogme, avec des croyances et  des règles qui ne souffraient aucune discussion, on a justifié l’arbitraire et la violence. 

Un exemple de déshumanisation : « Bonne année à tous, sauf aux antivax, qui sont vraiment  soit des cons, soit des monstres. » (NDLR, c’est moi qui souligne, un monstre est tout sauf un  être humain, original ici : https://bit.ly/3QITf4s). 

Un exemple de violence justifiée : « On peut demander à ceux qui ont les noms des non  vaccinés de donner ces fichiers à des brigades, à des agents, à des équipes, qui vont aller frapper  à leur porte. » (original ici : https://bit.ly/3kgnOm3). 

Et ils vont faire quoi ensuite, ces agents ? Vacciner les gens de force en les attrapant et en les  immobilisant à plusieurs, comme en Inde ? Les mettre dans des camps, comme en Australie ?  Parce que les exemples ci-dessus ne sont malheureusement pas des cas isolés. Et moi, quand  je commence à voir, dans les journaux, sur les chaînes nationales ou d’information continue, à  des heures de grande écoute, ou sur les réseaux sociaux, la mise en place d’une véritable  religion de LA Science, incontestable sous peine d’excommunication, et la stigmatisation non stop d’une partie de la population devenue bouc-émissaire, moins que citoyenne, puis la  tentative de rendre acceptable la mise en place de listes de dénonciation – délation ? –, de  brigades spéciales, la privation de droits fondamentaux, je me dis qu’on a un sérieux problème,  qui n’est plus du tout d’ordre sanitaire. 

Comparaison n’est pas raison, je le sais, toutes les circonstances ne sont pas identiques, mais  les convergences restent nombreuses, qui ont justifié de constants changements de pied de la  part de l’État – plus prompt à nous emmerder, nous enfermer, nous contraindre, qu’à nous  protéger réellement, voir plus haut – et des commentateurs qui s’en sont fait les relais, sans le  moindre recul : pas de masque, masque, même quand on est seul sur une plage ou dans la forêt,  auto-autorisation de sortie (ausweis ?), pas de fermeture des frontières mais confinement individuel, c’est-à-dire repli à l’intérieur de ses frontières personnelles ou familiales, puis finalement si, fermeture des frontières, distanciation sociale, gestes barrières ridicules, pas de  couvre-feu, couvre-feu, café assis, pas debout, les virus volant à hauteur d’homme, pas de  passe, passe, debout, assis, couchés, debout, assis, couchés, le tout pour appuyer des solutions  dont on peut quand même dire sans risque de se tromper beaucoup que leur efficacité a laissé  à désirer. Sauf pour dissimuler cette autre grande faillite administrative qu’est l’hôpital public,  dont l’incapacité à faire face risquait de nous sauter à la gueule, révélant par voie de  conséquence la faiblesse et l’impuissance dudit État. Inacceptable. 

On ne peut que s’étonner – c’est ironique – de l’absence de volonté politique et médiatique de  dresser un bilan chiffré de toutes les mesures qui nous été imposées, le bon et le moins bon,  d’un point de vue sanitaire (pas seulement sur la COVID, sur les autres pathologies aussi),  démographique, psychosocial, éducatif, économique, alors que nous avons été noyés pendant  deux ans sous des chiffres, souvent contradictoires, toujours arrangés, pour valider, dans la  précipitation et l’urgence, un terrible n’importe quoi. Ce qu’on ne regarde pas, on ne le voit  pas, donc ça n’existe pas, passons vite à la crise suivante. 

Au risque de vous lasser, pour conclure, je vais vous en donner quelques-uns, des chiffres, mais  solides et qui montrent qu’un truc au moins aura été super efficace, pendant cette pandémie : 

– L’Union européenne (UE) a passé contrat pour la fourniture de 4,6 milliards de doses  de vaccins anti-COVID jusqu’en 2023 inclus, soit environ 10 doses par habitant de  l’UE, pour un montant de 71 milliards d’euros (source : Cour des comptes européenne,  rapport spécial n°19 de 2022 : https://bit.ly/3GGYSeX). Pour quel résultat effectif ? À quel montant s’élèvera le gaspillage pour les vaccins qui ne sont plus recommandés et  les boosters non employés ? Qui payera tout cela en fin de compte ? Et, puisque c’est à  la mode, quel est le bilan carbone de toutes ces opérations de construction d’usines  (surtout en Asie), de fabrication, de transport (maritime, très gourmand en énergies  fossiles et polluant), de réfrigération / conservation ? Sur ces 71 milliards d’euros, la  moitié est allée à Pfizer, dans le cadre d’un accord négocié en direct par la présidente  de l’UE, qui a court-circuité les instances ad hoc (contrairement à ce qui s’est passé  pour les autres labos, qui ont suivi la procédure normale. Cf. points 48 à 50 du rapport  n°19 ci-dessus). La susmentionnée présidente, déjà poursuivie en justice dans le cadre  d’une affaire de conflit d’intérêts en Allemagne, vient d’être convoquée devant le  Parlement européen pour s’expliquer à propos justement des zones d’ombres de sa  négociation hors des clous avec Pfizer. Par ailleurs, le Procureur de l’UE a lui-même  initié une procédure au sujet de cette négociation (https://politi.co/3k81n2k). – En 2021, la société Pfizer a vu son chiffre d’affaires augmenter de 95% – donc presque  doubler – et atteindre 81,3 milliards de dollars. Son bénéfice a lui aussi été multiplié  par deux et s’élevait à 22 milliards de dollars (https://bit.ly/3XeYsDE). En 2022, Pfizer  anticipait un chiffre d’affaires de 100 milliards de dollars, dont environ 34 milliards  seraient le fruit des ventes de son vaccin anti-COVID et 22 milliards celui des ventes  de sa pilule anti-COVID, le Paxlovid (https://bit.ly/3iKoDTF). Y a bon COVID !

11 – Je sais très bien que vous n’en direz rien mais je pose néanmoins la question. Pour  moi simple lecteur, il me semble que l’histoire est loin d’être close et que notamment un personnage fort a passé son temps à morfler pendant plus de 400 pages et qu’on aimerait  bien voir son retour. Y aura-t-il une suite à « Rétiaire(s) » ? 

L’histoire pourrait s’arrêter là. Elle pourrait aussi continuer. Je crois cependant que, puisque  mon nazi s’impatiente, il faut d’abord s’occuper de lui. 

12 – Une B.O pour Rétiaire(s) ? 

Au lieu d’un morceau de rap contemporain, par exemple « TP » de Soso Maness  (https://bit.ly/3XdBk8y) ou « Mannschaft » de SCH (https://bit.ly/3GEhHiV), évoqué dans le  roman, je préfère revenir en arrière et suggérer « Cocaine » de JJ Cale  (https://bit.ly/3QGWbyK).

Merci à DOA.

Clete.

Entretien réalisé par échange de mails mi-janvier 2023.

ANTOINE CHAINAS / BOIS-AUX-RENARDS / Entretien

Nous avions déjà rencontré Antoine Chainas pour Empire des chimères et il avait répondu clairement à de nombreuses questions sur son écriture, son inspiration, sa façon de travailler. Ces réponses, pour un roman qui semble une suite logique d’Empire , paraissent toujours valides et cet entretien permettra de juste un peu mieux connaître Antoine Chainas, notre guide dans l’infernal « Bois-aux-Renards ».

1- Tout d’abord Antoine, où avez-vous situé ce coin des Appalaches de “Bois-aux-Renards” ? Y a t-il un lieu précis qui vous a inspiré et que je m’efforcerai d’éviter ?

Bois-aux-Renards est lointainement inspiré d’une région que je connais bien, dans les écarts de la vallée de la Roya. Vous en avez peut-être entendu parler puisqu’elle a été en partie dévastée par une tempête meurtrière en 2020. Si vous vous enfoncez dans les montagnes, vous découvrez beaucoup de hameaux, de villages abandonnés. Mais ce n’est pas une région qu’il faut éviter, au contraire, il faut s’y rendre. C’est un endroit où la nature se déploie dans ce qu’elle a de plus simple, de plus beau et de plus mystérieux. J’ai par ailleurs connu, dans ma jeunesse, une communauté itinérante, presque clandestine, qui se déplaçait de hameau en hameau, et profitait des infrastructures en place. Cette rencontre a servi de base très générale à la communauté de chasseurs fictive du roman.

2- Empire des chimères était situé en 1983 et on y voyait l’émergence d’une nouvelle société française s’ouvrant à la vague d’un monde de loisirs industriels et stéréotypés. Celui-ci est situé en 1986 mais comme il s’agit surtout d’un huis clos sylvestre, on y voit beaucoup moins la société en marche. Pourquoi 1986 ?

1986, c’est le début des codes barres et du traitement automatisé du passage en caisse. C’est également l’essor des hypermarchés, symboles de la consommation de masse et de la surabondance ; une sorte d’ubris qui ne dirait pas son nom. Les tueurs occupent des postes subalternes dans une de ces “usines à vendre”. La violence qu’ils vivent (violence morale au sens où l’homo economicus est poussé précisément à faire des choses contre son gré, à adopter un comportement en désaccord avec sa nature profonde), ils la retournent non plus contre eux-mêmes, mais contre autrui, ce qui est au fond la même chose. Bois-aux-Renards sera pour eux un lieu de révélation… et de chute.

3- Des contes, des légendes, des mythes parcourent le roman, le guident, l’enveloppent, le floutent. D’où sortent toutes ces histoires, certaines semblant des adaptations de contes populaires comme Le petit bonhomme de pain d’épice, tandis que d’autres n’évoquent rien d’emblée. Bien sûr le mystère doit perdurer mais ces symboles forts tels que le puits et la tour…sont-ils des signaux évidents que le lecteur ne voit pas forcément ou sont-ils amenés juste pour troubler encore plus le lecteur ?

Bois-aux-Renards se rapproche du conte, un conte pour adultes, et même un conte composé d’autres contes. Les références et les emprunts vont des présocratiques à Propp, en passant par les lais médiévaux et les religions du Livre. Il ne s’agissait pas d’être exhaustif mais, pour reprendre la terminologie de Jung, de s’appuyer sur « des archétypes renfermant un thème universel structurant ». J’ai souhaité, en privilégiant cette forme toujours identique dans le changement, placer la question du pouvoir des mots au centre de l’histoire. Quelle est l’étoffe du mythe ? Comment le conte dit le vrai ? Que signifie la tradition ? Qu’est-ce que raconter une histoire, la transmettre, susciter l’adhésion ou la réprobation ? Que signifie croire ? Quant aux éléments concrets, ce sont effectivement des signaux, puisqu’ils servent précisément à révéler ce qui est caché à partir de l’existant. Ce sont des repères universels qui accompagnent le lecteur au cœur de l’allégorie. Car Bois-aux-Renards peut se lire comme un roman traditionnel, une œuvre de divertissement, ou comme une allégorie.

4- En 2018, sur le ton de la boutade, vous m’aviez dit qu’ Empire des chimères” était, je cite, “ du rural noir quantique vintage peut-être”. Avez-vous une définition plus précise pour Bois-aux-Renards ou persistez-vous à vouloir nous faire croire que vous ne savez pas trop ce que vous écrivez malgré la grande maîtrise que vous montrez ?

J’y reviens toujours : tout est fiction, tout est identification (aux personnages, aux situations, aux schémas de pensée préexistants). Bois-aux-Renards comporte selon moi de multiples angles d’approche : histoire d’amour, d’action, d’horreur ; critique sociale ; conte philosophique ; parabole morale et spirituelle ; réflexion méta sur le pouvoir du récit ; roman noir teinté de fantastique… ou rien de tout cela. Il ressemble, je crois, à un prisme. Mes efforts ont consisté à en orienter les différentes facettes pour que chacun puisse, s’il le souhaite, s’approprier ou y déposer une partie de ce qu’il est déjà. Est-ce que ça répond à votre question ? Rien n’est moins sûr.

5- Peut-on dire, comme je l’ai écrit peut-être aventureusement, que Bois-aux-Renards est une suite logique, une évolution normale du propos d’ Empire qui introduisait déjà des pages taquinant le fantastique, frôlant l’ésotérique ? Peut-on imaginer que vous quittiez le Noir qui vous va si bien pour conquérir des territoires plus”fantastiques”?

Oui, Bois-aux-Renards peut être lu comme un prolongement d’Empire des Chimères. Mais je n’ai pas l’impression, ni l’intention de quitter les terres du Noir. Simplement, je demeure là où je suis, c’est-à-dire à la place qui est la mienne dans la littérature de genre : celle de la tension, de l’énergie, du vide qui n’est pas le néant. À la fois dans le genre – parce que je l’aime foncièrement – et hors du genre car ma personnalité obéit à d’autre forces, d’autres puissances que je laisse aller à leur destination naturelle. L’être est, le non-être n’est pas, disait Parménide.

6- On sait très bien le monde qu’il peut y avoir entre un projet et sa réalisation, mais quelle est la genèse du roman ? Un lieu ? Un choix d’écriture ? Une histoire ?

Encore une fois, dans mon esprit, il n’y a pas de choix. Tout vient à son pas, selon ce qui est nécessaire. Je laisse faire, je reste disponible à tout, et j’obéis de bon gré. Au bout d’un moment, il y a un livre. Finalement je suis assez satisfait de Bois-aux-Renards parce qu’il me semble proche de l’intention initiale : rester très libre dans le processus de création. Alors oui, si le roman résulte d’un choix d’écriture, celui-ci s’exprime par une absence de choix : une élimination optimale des contraintes, une réduction maximale de tous les frottements pour conserver l’énergie de départ.

7- Quand on s’est rencontrés brièvement en décembre à Paris chez Gallimard, vous m’aviez déclaré que Bois-aux-Renards avait connu plusieurs refontes, plusieurs cures d’amaigrissement avant sa version finale. Après lecture, on se sent donc un peu frustrés de savoir qu’on aurait pu partir bien plus loin en votre compagnie. Qu’est-ce qui a disparu ? Des contes, des histoires pour nous embrouiller, un peu plus ? Comment un auteur vit-il ce type d’amputations ?

L’existence même d’un livre est preuve de nécessité ; sans nécessité ontologique, il n’existe pas. Combien d’histoires avortées, de récits oubliés, jamais formulés ? C’est juste qu’ils n’étaient pas nécessaires. Bois-aux-Renards correspond à un tiers d’une histoire plus vaste, rédigée en détail pour la maison d’édition. Les deux tiers manquants sont restés au stade du traitement, c’est donc qu’ils n’étaient pas nécessaires sous une forme romanesque. Les lecteurs qui me suivent ne partiront pas plus loin que le texte publié dans son état actuel… mais ils partiront ailleurs une autre fois, avec d’autres livres, peut-être avec d’autres auteurs, et c’est tout aussi bien.

8- Devra-t-on patienter encore cinq ans avant de vous lire ?

Seuls les dieux, les muses et le daimon en moi en décideront. Je serai à l’écoute.

9- Et comme d’habitude la B.O. idéale pour “Bois-aux-Renards ?

Eliane Radigue. Kyema. Je ne vois pas d’autre œuvre que le premier tome de sa Trilogie de la Mort pour illustrer Bois-aux-Renards. Certains éléments spirituels du roman sont, comme Kyema, inspirés de l’univers du Bardo Thödöl, le Livre des morts tibétain. Je conseillerais d’écouter la totalité du disque au long de la lecture.

Entretien réalisé par échange de mails, janvier 2023. Un grand merci à Antoine Chainas.

Clete.



ENTRETIEN avec Noëlle Renaude / « Une petite société » / Deuxième Partie

Un deuxième roman verra le jour en 2022 et ce sera « Une petite société », aussi épatant que le précédent et qui nous intéresse au premier plan. Au début, quand Louise apparaît très longuement, on se demande un instant si on est toujours sur la même histoire tant on part déjà loin à la périphérie. Quelle est l’origine de cette histoire et son axe central, la maison ou Louise ? Avez-vous eu recours à un plan ou êtes-vous partie tête baissée faire leur fête à vos contemporains à partir d’un personnage ou d’un lieu ?

Je ne fais jamais de plan. Le plan voudrait dire qu’on a tout ébauché et qu’il ‘y a plus qu’à remplir. Je sais que certains écrivains travaillent comme ça. Moi pas. L’axe central c’est, je dirais, l’entre-deux pôles. La distance entre la maison Windsor et l’usine O’Connor. Le va et vient que cette disposition impose et où vont s’engouffrer les autres. Une seule pénètrera dans les deux pôles, Michèle Carton. La première apparition de Louise, oui, est très longue, démesurée par rapport aux autres chapitres. J’ai tenté de tronçonner l’épisode, de l’éparpiller, sachant qu’il y avait un déséquilibre entre l’amorce ( fugue de Tom dans le passé ) et l’entame ( épisode Louise qui couvre 27 ans) avant qu’on arrive au présent du récit, la garde à vue de Tom, qui est elle-même l’épilogue des trois chapitres qui suivent. Tout, on va dire, est anormal, dans ce démarrage. Les actions inversées, les temporalités brouillées, les durées inégales. Mais Louise devait rester telle qu’elle était venue. Un bout de roman dans le roman, une séquence, un plan large, (je ne pensais pas, alors, qu’elle reviendrait de manière chronique, comme un scotch dont on ne peut pas se débarrasser façon Haddock). S’il y a plan il se crée au sein de l’écriture, il s’élabore selon des logiques de rythme mais aussi de principes de brouillages narratifs et de répétitions ( dans ce roman une action est vue décrite sous différents angles) . En fil rouge, pour s’y retrouver, des clés, des détails, des repères. Si je ne fais pas de plan je ne pars pas non plus tête baissée. Jamais. Le travail d’écriture est un lieu d’une extrême froideur. C’est, pas marrant, rude, tout étant remis sans cesse en question. J’écris six ou sept heures par jour, pas pour noircir des pages. Chaque jour je relis depuis le début, réécris ce qui est déjà écrit. Reprendre, c’est la partie la plus « plaisante » ( si le mot convient à ce boulot) de l’écriture. Inventer, laisser venir, continuer, c’est ce qu’il y a de pire.

Dans Les abattus, vous dézinguiez une famille bien craignos et dans Une petite société vous flinguez avec beaucoup de justesse les Français moyens. Quelle est votre méthode pour trouver ces petits détails dans nos habitudes, dans nos comportements qui nous accusent, qui nous montrent du doigt, pour révéler notre côté moche ?

Français moyens ? Il y a tout ce qu’on veut dans cette société. Des aristos des grands bourgeois des petits bourgeois des fonctionnaires des employés des cadres riches et des cadres moyens et des commerçants. Ce n’est pas la classe sociale à laquelle ils appartiennent ou dont ils sont issus qui les détermine encore que. Si Michèle Carton et Phil Bullock sont, à l’aune de leurs impeccables familles, des ratés, ils obéissent encore aux lois du milieu qui les a vu naître. Il n’y a, en tout cas, à aucun moment, de rapport de classes (même quand Louise louche du côté des Windsor) et encore moins de lutte de classes. Tout ce petit monde, le nôtre apparemment, mal apparié, est fait de glorioles et de faiblesses, de travers, et c’est vrai que les travers m’intéressent plus que les gloires qui sont admirables quand elles sont paradoxales. Alors comment je fais ? je ne sais pas. J’ai l’œil à ça, l’oreille à ça, tout ce qui détonne me réjouit, leurs failles me rendent les humains un peu plus aimables. Flaubert m’a appris à regarder le détail. Godard à faire le pas de côté qui permet de voir ce qu’on ne verrait pas, frontalement ( Louise). Mais est-ce que ce petit monde est si moche que ça ? Je ne le pense pas. S’il y a lutte, c’est pour voir un peu plus haut que son bout de trottoir, sortir de son coma.

On dit que les auteurs mettent une part d’eux, plus ou moins conséquente, dans leurs personnages. Ne seriez-vous pas un peu Louise sur les bords à imaginer des vies, des travers chez les inconnus que vous croisez ? De manière générale, aimez-vous vos personnages malgré ce que vous leur infligez ?

Évidemment. Je ne suis pas madame Bovary ( la revoilà), je ne suis pas Louise, mais j’ai, comme je viens de le dire, l’œil acerbe et aiguisé. Ayant vécu avec un peintre je me suis aperçue très vite que nous n’avions pas le même rapport visuel au monde. Le sien était rétinien. Le mien bizarrement incapable de capter l’image globale ( d’abord il n’y a que les mots écrits qui m’attirent dans le paysage, sans mots, le monde me serait incompréhensible) mais les détails. Ce qui nous rapprochait c’était ça, qu’on voyait d’un seul coup d’œil et en même temps, le truc qui cloche, et qui nous réjouissait. J’adore deviner parfois ce que font dans la vie les gens qui passent. C’est sûr que je me plante à 100% mais c’est assez jubilatoire. Écouter aussi en douce les conversations. Ce qui ne veut pas dire que je m’en sers après coup . Mais ce qui définit une personne, souvent, ce n’est pas son appareillage psychologico-social, mais la manière dont elle avance et trébuche, la manière qu’elle a de tourner ses phrases. Au théâtre, c’est l’oralité qui prédomine. Ce qui ne veut pas dire, émission verbale. C’est plus que ça. C’est moins ce que je dis que comme je le dis qui va créer un corps donc une action une interaction une scène et une situation et tout au bout un personnage. Encore une fois, je pars à l’envers. Ce n’est pas le personnage qui se crée d’abord, mais sa parole qui constitue un corps puis un personnage qui arrive en fin de course précédé de ses manies, de ses élans et surtout pas de son discours. Le roman n’échappe pas à ce principe que je me suis donné.

Et si j’aime mes personnages ? je n’ai ni à les aimer ni à ne pas les aimer. Je n’ai aucun rapport d’intimité avec eux. Je ne suis pas eux ils ne sont pas moi. Je peux les balayer d’un clic, pas parce que je ne les aime pas, mais parce qu’ils n’ont plus rien à faire dans mes pages. Si le vigile de l’usine et son chien sont là, sans histoire personnelle, c’est qu’ils sont techniquement parlant le repère O’Connor, mais aussi tout panneau indicateur qu’ils soient seront les seuls qui verront la fin de l’histoire. D’autres bénéficient d’extensions ( comme le couple Mona et Stan, leurs amis Morris et la babysitter autrichienne), on ne les reverra pas, mais ils sont les déclencheurs d’un drame qui propulse un des personnages récurrents dans le coma ( autre vie, autre fiction, autre énigme. Il y a à ce propos dans ce livre une chose dont personne ne parle, ce sont les accidents surnaturels qui s’y produisent. Un monde bis. Un monde irréel dans le monde réel. Des soupapes ou des bouches d’aération nécessaires chargées de le vider de sa noirceur ou de le mettre de temps en temps hors sol ).

Je suis étonnée qu’on me dise qu’on a été très attaché au narrateur des Abattus, qui est pour moi le personnage en creux, la silhouette absente, celui à qui il est dur voire impossible de s’identifier. Il faut croire que finalement les personnages échappent à leur destinée de figurants ou de figures non mimétiques pour rejoindre le camp des personnages bon teints. Certains me reprochent un certain cynisme, je me tiens juste à très grande distance, dans l’écriture, de tout ce qui mène au pathos. Et c’est presque mécanique chez moi, quand ça va bien, ça casse, quelquefois c’est une décision, quelquefois un accident d’écriture. Un grand pan ôté qui fait s’aboucher deux fragments qui n’avaient à voir ensemble et qui crée du trouble . Et de la vie aussi. Ecrire c’est ça : moins accumuler qu’ enlever, sacrifier surtout ce qui me semblait bien écrit. Il n’y a pas que les personnages que je maltraite.

Dans Une petite société, on a souvent l’impression d’être avec vous, dans ce génial fatras d’existences bancales. Par certains « emballements » stylistiques, on peut même penser que vous avez pris beaucoup de plaisir. L’acte d’écrire repose t-il chez vous selon un cérémonial bien établi de lieu, de moments dans la journée, de périodes, d’environnement ?

Du plaisir, non. L’écriture n’étant surtout pas un lieu de plaisir. Mais attention, pas de souffrance non plus. C’est juste froid. Le plaisir viendrait à la toute fin, à la relecture, une fois que c’est fait, et que je peux me dire, j’ai pas mal travaillé. Depuis que j’ai commencé à écrire ( une quarantaine d’années maintenant) mes rituels ont peu changé. J’écris tous les jours ( avec des interruptions temporaires, trois ans par exemple, après la mort de ma mère), dans des lieux fixes. En journée. Sur machines à écrire puis Mac, ce qui refroidit pas mal la relation intime qu’on a à l’écriture. Jamais sur papier. Sans notes, pas de carnet avec gribouillages, pas de journal intime. Chez moi exclusivement (les résidences me cassent les pieds et me sont impossibles). Pas dans les trains les avions sur la plage aux terrasses de café. Si en allant faire le marché une phrase sublime me viste, tant mieux, j’essaie de la garder, si en revenant du marché la phrase sublime s’est évaporée, tant pis ou tant mieux, vu que je me méfie du sublime de l’inspiration et de l’inspiration tout court. J’aime bien les bruits familiers de la vie. Quand j’écris. Pas d’enfermement. J’ai chats et chien, donc ça passe et ça vit. Des voisins bruyants. Des voitures ou rien, trois environnements distincts vu que la vie a pu faire que j’aie trois maisons ( donc plus vraiment de raison). Longtemps je n’ai pu écrire qu’à Paris, dans l’atelier de peintre de mon mari. Puis dans mon salon. Lieu de vie. Depuis le Covid et les confinements, réfugiée dans l’Oise, maison de mes parents morts, j’écris de 8 heures à 14 ou 15 heures, sans discontinuer. Et trimballe mon Macbook dans les trois lieux. Chaque lieu ayant sa place définie. Oise, ma chambre( ou le jardin). Paris, mon salon. Loir et Cher, mon canapé devant la cheminée ( ou dehors). J’ai eu un bureau, une chambre de bonne parisienne, deux ans, qui ne m’a servi à rien.

Certains auteurs parlent d’un réel besoin vital d’écrire. En êtes vous ? Curieusement, écrire du Noir, ne serait-il pas pour vous une sorte de défoulement ou de défouloir tant on lit une frénésie très contagieuse chez vous ?

Oui c’est vrai, ce besoin vital d’écrire. Pourquoi est-ce qu’on écrit ? Qu’on s’y remet sans cesse une fois qu’on a fini ? D’où nous vient cette nécessité ? On peut trouver des réponses, qui seraient toutes suspectes. Pourquoi devient-on écrivain ? ou peintre ? ou banquier ? Depuis plus de trente ans j’écris un texte que j’ai nommé provisoirement Enquête et qui cherche d’où m’est venu ce besoin subit, inaltérable d’écrire, sur une plage bretonne en 1977. J’ai des pistes qui valent ce qu’elles valent, mais surtout cette enquête en cours me permet aussi de me situer entre deux voies : ce que je sais et que j’ai vécu ( la vérité ou la mémoire dont je témoigne) , et ce qu’on m’a dit et que je n’ai pas vécu ( le ouï-dire et la rumeur) -résonance évidente avec Une petite société– J’ai choisi la voie du milieu, celle de l’erreur, de la fiction, du mensonge, ce que je ne sais pas mais dont je ferai un réel sonore et vibrant.

Quant au défouloir, non . Écrire c’est tout le contraire du défouloir . Et le Noir n’a rien changé à ma façon d’aborder la fiction, le monde, nous, l’ écrit. J’aborde chaque ouvrage avec la même précision grammaticale et sonore, les mêmes questions et soucis et désir liés plus à la forme qu’au genre mais surtout, depuis le début et en tout, à l’élaboration d’une matière vivante, physique, et qui, je l’espère, respire.

Je m’attache pour le dire vite plus à la ponctuation et à sa désorganisation, à l’ordre et au choix des mots ( leur sonorité), qu’à l’histoire qui se fabrique un peu, du coup, toute seule, et tout ça avec mes doigts (vu que j’écris avec mes doigts) et mes yeux qui sont à peu près aussi mes oreilles.

Quelle serait la B.O idéale pour Une petite société ?

Oh là, aucune idée. Pour Les Abattus, mis en lecture par moi à Théâtre Ouvert avec deux acteurs fétiches, Nicolas Maury et Christophe Brault, j’avais mis bout à bout en continu des BO de films noirs et pas noirs. Pour Une petite société, Lou Reed ? It’s a perfect day ? City life de Steve Reich ?

Et, évidemment la question que j’ai oublié de vous poser…

Qui serait votre auteur Noir préféré ?

Ellroy, qui transgresse et grandement la sphère noire.

Entretien réalisé en octobre 2022 par échange de mails. Un grand merci à Noëlle Renaude pour sa disponibilité et l’intelligence de ses propos.

Clete.

ENTRETIEN avec Noëlle Renaude / « Une petite société » / Rivages

Noëlle Renaude est venue récemment au Noir. La dramaturge reconnue a tout explosé, fusillé en l’espace de deux romans: « Les abattus » en 2020 puis « Une petite société » cette année. Comme à chaque fois qu’un roman nous a séduits particulièrement, on a tenté de joindre la dame… qui s’est gentiment prêtée à l’exercice de l’entretien par mail. Nous vous proposons ce passionnant moment récent en deux parties, une première sur son impressionnant parcours littéraire avant Rivages et une très belle suite le weekend prochain.

Avec “Une petite société” et “Les abattus”, vous avez fait une entrée très remarquée dans l’univers du Noir français. Votre distinction de Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres obtenue en 2021, indique que vous avez une très longue carrière littéraire, mais pouvons-nous savoir, au préalable, un tout peu plus sur la femme Noëlle Renaude ?

La femme est née au milieu (pile ) du vingtième siècle, quelques heures avant Noël, ce qui n’aurait eu, disaient mes parents, aucune incidence sur mon prénom choisi au hasard du calendrier. J’ai un frère, trois ans de plus que moi, qui est à l’école des Métiers d’Art ( qui n’existe plus, devenue le Musée Picasso) et m’initie au jazz. Parisienne j’ai vécu et vis à Paris. Bac en 68. Histoire de l’Art à Paris X Nanterre. Puis Langues O ( langue et littérature japonaises). Je rencontre à l’âge de 22 ans celui avec qui je vais vivre jusqu’à son suicide en 2013, Pierre-Marie Ziegler, peintre. Nous avons un fils, Julien Ziegler, peintre. J’aime Paris mais surtout la campagne. Vacances d’été en Normandie, plages du débarquement, côté paternel et Vexin côté maternel. Normands pur souche depuis le XVème siècle, et donc sans doute au-delà des ténèbres administratives. Je me sens plus rurale que citadine. On m’a appris à marcher, à arpenter, à faire front, à faire confiance à mes pieds, à dire non, je fais de la gym, je fais du vélo depuis toujours, je dors bien, j’adore le bon air et les vaches, ce qui semble suspect aux adorateurs d’oreille coupée. Je surmonte, je crois, les épreuves, les deuils surtout, comme on me l’a montré. Continuer vaille que vaille. Et j’écris. Entre Paris au pied de Montmartre, bord d’Oise ( maison de mes parents), Loir-et-Cher ( ancienne ferme très symbolique achetée en 92 par mon mari et moi au cœur des champs).

Cette distinction de commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres récompense une vie dans la littérature mais dans un cadre que l’on connaît beaucoup moins chez Nyctalopes et peut-être, sûrement, qu’il serait mieux que vous nous parliez vous-même de votre carrière de dramaturge ?

Dès que j’ai commencé à écrire j’ai écrit du, pour le théâtre, sans savoir ce que c’était. J’y allais depuis l’âge de 12 ans, Jean Vilar et TNP. Mais ça ne me disait pas, cette fréquentation des théâtres, comment ça fonctionne. J’ai trouvé dans cette énigme une matière réfractaire qui m’a jetée dans l’écriture. Dédaignant tous les modèles, j’ai rassemblé cinéma, poésie, roman et le trou béant de la scène pour en faire pendant trente ans un chantier permanent de questions dramaturgiques, de démontage dramaturgique, de nettoyage radical des conventions. Ne pas obéir à la règle n’a pas été un choix de rébellion débile mais une nécessité vitale pour essayer de voir jusqu’où ça fera encore et toujours du théâtre. L’écriture a tout fait, tout malmené, tout manipulé, tout déglingué. Et ça m’a valu cette médaille de Commandeur des Arts et Lettres, que je partage, dans mon domaine, avec trois morts, Pagnol, Obaldia et Vinaver. Je dois dire que je n’en suis pas revenue et n’en reviens toujours pas. Il faut croire donc que dans l’ombre des ministères et des cabinets et de l’institution certains veilleurs ont vu la taupe que je suis, d’une certaine façon, avancer sans aucun compromis. Je sors tout de même à heures fixes pour voir à quoi ça ressemble là-haut. Il faut dire aussi qu’à la sortie de mes études inachevées ( pour cause de béatitude amoureuse et pétards) j’ai écrit des articles sérieux et théoriques sur l’art contemporain , puis sur le théâtre, dans des revues sérieuses et théoriques. J’avais, quand je me suis lancée dans le théâtre, des outils de réflexion que j’ai mixés à Bonne Soirée, dans la foulée, ce qui a créé une sorte de singularité qu’on me reconnaît, et qui pour résumer serait : mettre ensemble ce qui ne va surtout pas ensemble.

Bien sûr, c’est une question toute simple, bateau, mais quand et pourquoi avez-vous commencé à écrire ?

J’ai vingt-sept ans. Cela fait cinq ans que je vis avec un peintre, qui a le même âge que moi. J’ai lu Proust, tout, plusieurs fois. Je ne sais pas encore ce que je veux faire. On m’a dit, tu as le droit de te tromper. Je fais des petits boulots. Je donne des cours de français à des diplomates japonais. Je traduis une nouvelle de Oé Kenzaburo. Je ne sais pas écrire. Ça se voit. J’aurais dû faire lettres mais je ne veux pas être prof. Bref au retour de vacances en Bretagne, à regarder la mer, à ressasser Proust, à regarder mon peintre peindre et à tenter de peindre moi aussi, j’achète un cahier, un crayon et une gomme et je me jette dans des « régurgitations proustiennes », puis des nouvelles, un début de roman, c’est mauvais, un ami comédien a une idée, un monologue, je me dis, ça doit être facile ça un monologue, et j’entre dans la matière réfractaire, la parole dans un corps sur une scène, qui me résiste, mais c’est moi surtout qui résiste. J’abandonne la voie royale du roman. Je me contenterai pendant trente ans de la marche juste en dessous. Puis arrive Bonne Soirée. Petit boulot comme un autre. On me donne des romans, polars et sentimentaux , à condenser. Les réduire, tous à 40 ( polars) ou 120 ( sentimentaux ) pages.


Quand je vous ai rencontrée brièvement à “Noir sur la ville” l’an dernier, vous m’aviez dit que vous ne saviez pas ce que c’était que le Noir, et on sait tous les deux que c’est faux, pourriez-vous nous raconter cette drôle d’expérience avec le magazine Bonne Soirée ?

C’est vrai, je ne savais pas ce que c’était que le roman noir, en tout cas qu’il y avait une différence entre policier et noir. Bonne Soirée m’a ouvert une drôle de porte. Privée de mes diplomates et de mes cours, je passe l’examen de correcteur ( décerné exclusivement par CGT du Livre à la Bourse du travail, pas une blague), j’envoie des lettres à différents éditeurs pour trouver du boulot, ( qui me refusent ou ne répondent pas) dont une aux éditions Dupuis à Bruxelles, éditeur de BD mais aussi, et je l’ignore, du magazine Bonne Soirée, revue de lecture de divertissement. On me répond et on m’offre de faire ce « digest » de romans déjà publiés. Je fais ça pendant quelques années. A force de cisailler du sentimental à la pelle pour BS d’un côté, de fournir des articles théoriques d’un autre et de patauger au centre dans mon écriture personnelle ( dix ans d’apprentissage), je rassemble les termes de la parenthèses et je suis en 87, publiée par Théâtre Ouvert ( temple de l’écriture dramatique contemporaine ) puis par mon éditeur historique Théâtrales ( autre temple de l’écriture contemporaine) tout de suite après. Juste à ce moment, Bonne Soirée me propose, ( vous gagnerez un peu plus) de ne plus condenser de romans mais d’en écrire. Ce que je vais faire de 87 à 97, à raison d’un ou de deux romans par mois tapés sur machine mécanique, donc pas de repentirs, de corrections, trop de papier à ne pas gaspiller, on y va d’un seul jet, sentimental et polar, deux jours maximum. J’en ai écrit près d’une centaine. Sous une dizaine de pseudos. Les polars étaient plus courts. Il fallait être efficace. On ne me demandait pas non plus de renouveler le genre mais j’ai tenté de le faire, avec mes moyens. Que l’intrigue flanche, pas grave, l’écriture compense et assume. C’est là, je crois, que j’ai véritablement appris à écrire, à faire des choix, à comprendre que les intrigues valent moins que les phrases et leurs mouvements. Ces romans « alimentaires » je les ai écrits avec la même visée que le reste, ne pas donner de la soupe à ceux ou celles qui les liront, ne pas obéir au dogme de la fin heureuse, ne pas présumer de ce que voudraient les lecteurs, même chose pour les spectateurs, je ne leur donne pas ce que j’estime qu’ils veulent, je ne vais pas vers eux, c’est à eux de venir vers moi, s’ils y viennent tant mieux, sinon tant pis. C’est une règle que j’ai appliquée pour tout. Faire passer l’écriture avant tout le reste. Parce que pour le reste, au fond, je le voyais bien avec Bonne Soirée, toutes les intrigues se valent. Ne les distingue que l’écriture qui les malmène ou les sublime. Un dessin de Sempé génial montre un pauvre auteur qui a apporté à un éditeur son énorme manuscrit, l’éditeur rigole, vous croyez que j’ai le temps de lire ça ? élaguez et revenez. Le type revient, il en reste la moitié, même chose, pas le temps, élaguez, et ça dure et ça dure, le pauvre type revient avec une feuille, l’éditeur lui dit, pas le temps dites-moi de quoi il s’agit, et l’auteur dit, voilà c’est une femme qui s’ennuie. Ah non madame Bovary on a déjà.

Venons-en à vos deux romans chez Rivages, quelle est l’origine de ce projet ? Qu’est-ce qui vous a fait entrer dans le Noir ?

C’est tout simple. Valentin Baillehache, éditeur chez Rivages Noir, veut renouveler son panel d’auteurs noirs. Encore étudiant en Lettres à la Sorbonne il a fait un stage aux éditions Théâtrales puis la vie passe. En 2018, il me contacte, me demande si ça m’intéresse d’écrire un roman noir pour Rivages, il me dit qu’il m’a lue à 20 ans et n’a rien compris. Je saute sur l’offre, sur la commande. J’en ai marre du théâtre. Mes derniers textes ont tout l’air de romans, de récits, même s’ils sont cisaillés d’oralité, et toujours publiés et destinés à la scène. Mais fidèle et loyale je m’entête à dire, je ne vais pas basculer dans le roman puisque mon théâtre c’est du roman. Valentin me précise, un roman noir, pas un polar. Je me balade sur Google. J’apprends que le roman noir c’est social, que le polar c’est une enquête, que Zola pourrait être le premier auteur noir. Et j’attaque Les Abattus, sans savoir comment m’y prendre, un peu comme je l’ai fait pour le théâtre. Or j’ai, quand même, de la bouteille. Côté écriture. Histoire de me rassurer je décide de partir de zéro : je suis né etc etc et d’aller ainsi de cahots en traits sociaux tout au long de la vie de ce narrateur sans nom, comme le monologue théâtral d’un type qui raconte sa vie de sa naissance à sa mort. Et inévitablement, ça m’a vite cassé les pieds, le narrateur, je n’en pouvais plus, donc je casse le récit, fais disparaître le bonhomme, et reprends les rênes du récit, sans qu’on s’aperçoive tout de suite de la supercherie, c’est comme ça que j’avance, jamais en lignes droites, je n’arrive pas à les tenir. En randonnée, à la montagne, c’est la même chose, je dévie sans cesse pour explorer d’autres pistes. En écrivant Les Abattus, j’étais cernée par la commande Noir. M’en suis débrouillée avec la panoplie du Noir et du polar : du social, des drames, des meurtres, des flics, de la noirceur. Aucun texte précédent, destiné au théâtre, n’a de toutes façons échappé à la noirceur. C’est comme un tic chez moi. Je suis incapable de pousser les choses dans un sens d’optimisme général ou de rédemption finale. Pas de morale. Pas de jugement. Un regard de biais. Et de la vaillance, parce qu’il en faut. C’est passé, avec Valentin, après quelques heurts de passage sur des questions de ponctuation, de phrasé, d’oralité planquée. Rien sur l’intrigue et ses développements. On se frite plus sur l’écriture et ses dispositifs Au moment des corrections, je m’aperçois que mon éditeur récalcitrant ( un peu seulement parce que je peux lui dire merci) est devenu plus renaudien que moi.

Récidive en 2020. Un deuxième livre sera le bienvenu. Je me sens déjà un peu plus détachée du genre. Je m’en fous, en réalité, du genre, je n’ai toujours fait que ça, me foutre des genres.

A suivre …

Clete, octobre 2022.

UN BON INDIEN EST UN INDIEN MORT / Entretien express avec Stephen Graham Jones

Le roman « Un bon Indien est un Indien mort » ne laisse personne indifférent. On aime ou on déteste cette histoire cauchemardesque de vengeance indienne. Profitant de sa présence à America, nous avons pu passer quelques minutes avec son auteur Stephen Graham Jones, entre une des ses séances de dédicaces et un enregistrement pour Arte. Ce joli petit moment, sur des transats dans le hall de la mairie de Vincennes, a été rendu possible grâce à l’entregent et la gentillesse d’Alain Deroudilhe attaché de presse efficace de Rivages et de l’éditeur français du romancier, Valentin Baillehache. Soulignons aussi et surtout la traduction efficace des propos effectuée par Clément Martin, très pro. Merci à eux et bien sûr à Stephen Graham Jones, passionnant et très disponible tout au long du festival.


“Un bon Indien est un Indien mort” chez Rivages est votre second roman à paraître en France après “Galeux” à La Volte. On va sûrement très vite s’habituer à l’auteur mais qui est l’homme ?

Je suis né au Texas en 72 et j’ai grandi dans une ferme où je travaillais avec des chevaux, des tracteurs et je n’ai jamais envisagé d’être auteur, d’avoir une vie dans la littérature. Ça s’est passé un peu par hasard et je suis toujours étonné de la façon dont ça s’est déroulé mais j’adore la vie que je mène maintenant.

Vous écrivez depuis longtemps, y a-t’il eu un élément déclencheur ou est-ce inscrit en vous depuis toujours?

Quand j’avais 19 ans, une fois, j’avais prévu de ne pas faire le travail pour une dissertation. J’étais à l’hôpital à ce moment-là et j’écrivais un peu n’importe quoi sur un petit carnet à spirales et je me suis dit que peut-être je pourrais avoir la moyenne si je rendais ça à la place du travail exigé. J’ai donc rendu cette copie à ma prof et au lieu de me mettre juste la moyenne, elle l’a tapée, je ne m’étais jamais servi d’une machine à écrire ou d’un traitement de texte et l’a envoyée à un concours de nouvelles local que j’ai finalement gagné et qui m’a rapporté cinquante dollars. Cette somme de cinquante dollars est l’argent qui vaut le plus à mes yeux depuis, parce qu’il m’a fait comprendre que si on raconte des histoires correctement, les gens écoutent et sont prêts à vous accorder une certaine importance, un certain crédit.

Comment écrivez-vous ? Planifiez-vous votre roman ou partez-vous d’une image, d’un thème, d’une idée ?

Je ne planifie jamais mes romans.Je commence souvent en ayant aucune idée. Je vais chercher à entendre une voix avant toute chose. Et une fois que je l’ai et que j’entends cette voix dire la première phrase du roman, en fait, cette voix va tout me donner, à la fois l’angle du roman, son style, la narration. Cette première phrase va en amener une autre, puis une troisième, puis un paragraphe, puis un chapitre et enfin le roman. Même quand il s’agit de thrillers ou de polars, je ne connais pas la fin et je finis par être moi-même surpris par le final.

Vous citez Lansdale (entretien Nyctalopes) dans vos références et il a effectivement commencé par des récits d’horreur pour aller vers le polar, le noir. Pensez-vous effectuer la même démarche un jour?

Ah, ça, c’est une très bonne question. Avoir la même carrière que Joe Lansdale serait un honneur car il est vraiment fantastique. En fait, depuis 2002, je sais que Joe lansdale est mon héros. J’ai participé avec lui à une rencontre lors d’un salon et lors du moment des questions / réponses une personne lui a demandé à quel genre il appartenait et il a juste répondu qu’il faisait du Joe Lansdale et donc c’est un stade auquel j’aimerais arriver… faire du Graham Jones. J’ai déjà écrit des romans policiers par le passé mais je ne sais pas encore où va me mener ma carrière. Ce dont je suis sûr, c’est que mes trois prochaines sorties seront dans le domaine de la littérature d’horreur puisque les livres sont déjà écrits. 

Pourquoi ce choix de la littérature d’horreur ?

J’aime l’horreur parce qu’elle va créer des réactions viscérales chez le lecteur. Pour moi, il y a deux genres qui exacerbent les sentiments, l’horreur et le romanesque, ils peuvent créer l’émotion et terroriser. Les romans d’horreur ne peuvent qu’effrayer, on se retourne quand on se retrouve seul dans un immense parking la nuit, on regarde sous son lit avant de se coucher. De manière générale, la littérature d’horreur va pondre des œufs dans l’esprit du lecteur qui écloront peut être vers deux heures du mat, au cœur de la nuit sombre. Et c’est ce que j’apprécie, ces réactions que cela peut générer chez le lecteur.

J’ai l’impression qu’il y a deux histoires dans “Un bon Indien est un Indien mort” ; un jeu de massacre très cinématographique et jouissif mais aussi le témoignage d’un certain mal être des jeunes Amérindiens comme on pouvait le lire notamment chez Tommy Orange ?

La comparaison avec Tommy Orange est pertinente, je le connais, c’est un type bien et un auteur de qualité. Ce qui est marrant c’est que ce jeu de massacre, c’est vraiment ce sur quoi j’étais parti au départ, mais en fait, la partie sociale s’est révélée organiquement pendant l’écriture. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas de plan, de check list à compléter mais j’ai quelques griefs à l’encontre du monde, notamment la colère contre les brutalités policières sur les personnes à la peau sombre que ce soient les Amérindiens ou les Noirs. Et il s’avère que si dans le cadre de l’histoire, au cours du procédé créatif il peut souligner ces éléments, il le fera. Si je peux…

Le châtiment des quatre jeunes est-il dû à leur méconnaissance, leur oubli des traditions ?

Il y a beaucoup de raisons à ce châtiment : ils ont pénétré une zone réservée aux Anciens dans la Réserve, ils ont chassé sans respecter l’éthique, les traditions et ils n’ont pas mangé la viande de leurs victimes. De manière générale, ils n’ont pas été attentifs à ce qu’ils étaient censés faire et à la manière de chasser. 

Je voulais aussi poser une autre question avec ce roman. Quand on regarde cet écart de dix ans entre la chasse et la punition, la justice, la vengeance, peu importe comment on veut l’appeler, mais pendant ces dix ans, ces quatre amis ont changé. Pourtant il existe toujours ce crime dans le passé, il est toujours présent. Ce châtiment, est-ce qu’ils le méritent toujours ? C’est la question. Et cela fait vraiment mal de les voir subir tels tourments. Ce sont devenus des mecs relativement bien.

Est-ce la première fois que vous venez en France ? Mis à part l’accueil de Rivages et du festival America, quel ressenti avez-vous de votre “french trip” ?

Je trouve que c’est fantastique. J’ai pris quelques cours de français il y a quelques années et je pensais avoir tout oublié, mais en fait je comprends encore pas mal de choses et ça rend le séjour encore plus agréable. Je trouve que tout est vraiment beau ici, que les gens sont très agréables et j’espère revenir le plus souvent possible.

Quelle serait la B.O. pour “Un bon Indien est un Indien mort ? 

(Réflexion…) Townes Van Zandt a écrit une chanson qui se nomme “ Dollar Bill  Blues” qui serait parfaite pour illustrer “Un bon Indien est un Indien mort”.

***

Merci encore à Stephen Graham Jones, à Rivages et à Clément Martin… sans oublier Francis Geffard et son magnifique festival America.

Vincennes le 24/09/2022, 17 h.

Clete.

Stephen Graham Jones et Clément Martin.

MON AMÉRIQUE  À MOI de Valentine Imhof pour Le BLUES DES PHALÈNES / Editions du Rouergue

On a beaucoup aimé « Le blues des phalènes », un roman qu’on a ainsi qualifié de « grand roman américain ». Il nous a donc semblé logique d’interroger son auteure sur son rapport à l’Amérique qu’elle connaît et qu’elle raconte de si belle et forte manière. Valentine Imhof, avec la disponibilité et la passion qui sont siennes a accepté un défi dont voici les développements. Merci infiniment à elle.

Première prise de conscience d’une attirance pour l’Amérique

Probablement dès l’enfance, très tôt… La lecture de L’Appel de la Forêt, je devais avoir sept ans, et dans la foulée d’autres textes de London et de James Oliver Curwood… Une attirance donc pour une Amérique des grands espaces, une nature sauvage, brutale dans laquelle les hommes sont minuscules. Et cette première perception de l’Amérique ne m’a jamais quittée, ni le tropisme pour les paysages austères, arides, et quasi-vides de toute occupation humaine (que ce soient les étendues glacées, au Nord, les déserts à l’ouest, les roadtrips sur des routes qui paraissent infinies et où on peut rouler pendant des heures sans croiser personne…).

Très tôt aussi, mon intérêt marqué pour le cinéma (à une époque, je me voyais devenir réalisatrice) a fait de moi une cinéphile boulimique, arrimée à la télé les dimanches soirs, devant le « Cinéma de minuit », puis les mardis aussi, quand apparaît « La dernière séance », animée par Eddy Mitchell, avec ses deux films par soirée, dont le second en VO sous-titrée. Époque où je deviens fan de Billy Wilder (Sunset Boulevard, Some Like It Hot), Orson Welles (Touch of Evil), Sydney Lumet (12 Angry Men, The Hill), Nicholas Ray (They Live by Night, Rebel Without a Cause), Elia Kazan (A Steetcar Named Desire, On The Waterfront, East of Eden), John Cassavetes (A Woman under the Influence, Gloria), etc. Et puis l’explosion dans ces mêmes années de réalisateurs comme George Lucas, Steven Spielberg, Francis Ford Coppola, Michael Cimino, Martin Scorcese, et tellement d’autres, qui m’ont « initiée » à l’Amérique.

Et puis, après cette double imprégnation, littéraire et cinématographique, un premier séjour sur la côte Ouest, à Hayward, à côté de San Francisco dans une famille d’accueil assez étrange, très dysfonctionnelle (la mère était un dragon, le père, terne et falot, se vengeait sur le chien, le petit ami de l’aînée des filles me parlait de sexe dès qu’il en avait l’occasion, la cadette me piquait des trucs dans ma valise, le pasteur, à qui j’avais été présentée comme une chose exotique, s’écriant, réjoui, l’œil allumé « Ah Paris, gay Paris ! Pigalle !», etc.). J’allais avoir quinze ans, j’ai passé un mois assez frustrant, pour ainsi dire barricadée dans un minuscule pavillon de banlieue, parce que ces gens étaient persuadés qu’il y avait des criminels et des violeurs tout autour… C’est la première et la seule fois où j’ai tenu une sorte de journal, dans lequel je balançais à tout va, je me défoulais à qui mieux mieux (et qui reste, encore aujourd’hui vraiment drôle à lire). Autant dire qu’après ça, mes « rêves d’Amérique » étaient plutôt en berne (et ce n’est que huit ans plus tard, lors du séjour suivant, que s’est produite la « vraie » révélation – dont il est question, ci-dessous, cf. « Un souvenir, une anecdote »))

Une image

Charlot pris dans les engrenages de la machine dans Les Temps modernes. Quand on est gosse, on trouve ça amusant… Tout comme cette autre machine atroce, qui s’emballe, alors qu’il est attaché sur un fauteuil qui ressemble à s’y méprendre à la chaise électrique et qu’on essaie de lui faire bouffer de force un épi de maïs dont les grains volent dans tous les sens… Le dernier film dans lequel apparaît le personnage de Charlot, un film muet (sauf au moment où il interprète la chanson « Titine »), alors que le parlant est lancé depuis déjà des années… L’image de l’aliénation de l’homme moderne, un homme asservi à la technique, à la technologie (dont on lui serine qu’elle le libère…) et aux impératifs de production (qui se fichent de tout et surtout de l’humain), un homme dont les circonstances se jouent, trimbalé par des aléas qui le dépassent, et qui en vient à souhaiter le confort d’un cachot parce que dehors, la vie, ça craint… Rien de plus contemporain.

Une deuxième image, King Kong (dans la version de 1933 évidemment) escaladant l’Empire State Building, son gros œil qui regarde à l’intérieur d’une chambre où est allongée une fille qui se met à hurler, et puis, quand il se tient debout au sommet et tente de chasser comme de gros insectes les avions qui le harcèlent et finissent par l’avoir… Un chagrin d’enfance… Et un film que je revois toujours avec beaucoup d’émotion. Le désir de possession de l’Homme, l’exploitation de la nature et du sauvage, la société du spectacle, vulgaire, avide.

Et une dernière, Harold Loyd accroché à l’aiguille des minutes d’une grosse horloge de façade, dans Monte là-dessus (1923) (décidément, j’ai dû rester scotchée dans ces années-là, les années 20-30, le noir, le blanc, le gris, et aussi mon enfance, époque où j’ai découvert tout ça…). Et plus qu’un homme suspendu dans le vide, et dont on s’attend à ce qu’il finisse par tomber et qu’un miracle vienne le sauver (puisqu’il s’agit d’une comédie), j’y vois davantage sa tentative désespérée de ralentir le temps, de l’arrêter peut-être (voire de l’inverser…). Et on en revient au taylorisme épinglé par Chaplin quelques années plus tard, et qui rend l’homme esclave d’un chronomètre. 

Un événement marquant 

Sans grande originalité, peut-être, et surtout sans aller chercher bien loin dans l’Histoire américaine, les manifs qui ont agité Washington il y a un an, en janvier 2020, lorsque les trumpistes, galvanisés par leur leader, ont forcé les portes du Capitole pour essayer de faire invalider le résultats des élections en tentant d’empêcher l’investiture de Joe Biden…Une sorte de sidération, d’incrédulité et aussi un questionnement sur les institutions de cette grande nation et le fait que rien n’ait pu être fait alors pour empêcher que cela se produise, et surtout rien depuis pour éviter que cela ne se reproduise… Car l’actualité, un an après, et à quelques mois du midterm, est effrayante : les Républicains plus que jamais sous la coupe de Trump, une allégeance quasi-unanime (et les rares élus qui manifestent le moindre doute ou la moindre opposition quant à ses méthodes n’ont qu’à quitter le parti ou en sont vertement évincés) ; les circonscriptions électorales redécoupées, redessinées, rebidouillées, les modes de scrutins repensés, afin de minorer l’impact des votes contestataires ; un peuple plus divisé et polarisé que jamais… Chaque jour qui passe semble préciser le cauchemar et ébranler un peu plus la démocratie… 

Un roman 

Mission quasi-impossible… Alors pour répondre quand même, la trilogie USA de John Dos Passos (42e Parallèle, 1919, La Grosse Galette), découverte durant mon adolescence (et pas relue depuis). Le souvenir d’un condensé d’Amérique, d’une narration étonnante, multiforme… Un tour de force littéraire qui amalgame intimement et magistralement l’Histoire et la fiction, mêle les personnages à une collection de personnalités qui ont marqué le début du XXe siècle aux États-Unis… 

(Et puis pour tricher un peu, toutes les nouvelles de Carver, les autres romans de Dos Passos, ceux de Bukowski, Miller (Henry), Kerouac, Melville, Caldwell, Steinbeck, Dreiser, Anderson, etc.) 

Un auteur 

Henry Miller, pour la grande familiarité que j’ai avec lui, et également pour le regard critique, déchiré, qu’il porte sur l’Amérique (qu’il aimerait tant aimer, et pourtant il y a tellement d’aspects qui coincent…) ; pour tous ses paradoxes et (donc) sa profonde humanité ; pour sa curiosité insatiable et son refus de hiérarchiser, d’enfermer dans des cases, et d’intellectualiser dans le vide ; pour Black Spring, The Air-Conditioned Nightmare, The Books of my Life, toutes ses correspondances, et le reste ; pour sa vitalité, tous azimuts, son anticonformisme, et sa persévérance à s’affirmer comme un individu hors des diktats, des modes et des courants.

Un film / Un réalisateur 

Dead Man, de Jim Jarmusch (1991), vu dès sa sortie et revu plusieurs fois depuis ; la musique hypnotique, otherworldly, de Neil Young, à qui Jarmusch a demandé d’improviser en visionnant les images ; le noir et blanc somptueux (que l’on doit à Robby Müller, entre autre directeur photo de Wenders) et l’affiche, la seule de ma collection à m’avoir accompagnée ici (elle couvre l’un des murs de mon bureau depuis plus de quinze ans) ; Iggy Pop, une scène au burlesque macabre autour d’un ragoût d’opossum et d’histoires de Philistins ; le dernier film dans lequel apparaît Robert Mitchum (et quand on me demande de penser à un film qui m’a marquée, The Night of the Hunter, de Charles Laughton (1955) est souvent une des mes premières réponses…) ; une errance dans laquelle les deux protagonistes tournent le dos à une Amérique bruyante, brutale, mauvaise et laide, celle des pionniers, des chemins de fer qui balafrent les paysages, de l’industrialisation effrénée, rapace, symbolisée par l’horrible ville de Machine, une Amérique peuplée d’hommes frustes qui ne savent s’exprimer qu’avec des armes à feu ; le personnage joué par Johnny Depp, son inadéquation, son incompréhension du monde qu’il découvre parce qu’il vient de l’est, de Cleveland, et est complètement dépassé par la sauvagerie d’un wild west dont il ne connaît pas les codes et où n’existe d’ailleurs aucune règle, si ce n’est la loi du plus fort ; la lente agonie du personnage (puisqu’il est blessé depuis le début), mais aussi sa transformation, une forme de révélation à lui-même, tout au long de cette marche vers l’ouest et vers la mort ; le quiproquo au sujet de William Blake, cette idée géniale de l’homonymie avec le poète anglais, dont on retrouve la tonalité des textes dans le caractère halluciné, poétique, étrange, mystique, funeste du film ; le personnage de Nobody incarné par Gary Farmer, bienveillant, cultivé, mais victime de « l’homme blanc » et qui lui aussi flotte, solitaire, entre deux mondes… Et plutôt que toute cette glose, rien de tel qu’un nouveau visionnage de ce film complètement à part, magnifique, bien au-delà des mots. 

Et pour ne pas me lancer non plus dans un panégyrique verbeux et maladroit de Jim Jarmusch, je préconiserais de revoir sa filmographie intégrale, oui, tous ses films sans exception, y compris l’envoûtant Only Lovers Left Alive (2013) avec Tilda Swinton et Tom Hiddleston, qui est bien plus qu’un film de vampires et est, lui aussi, très littéraire et truffé d’une multitude de références musicales et cinématographiques…

L’affiche de Dead Man, dans mon bureau.

Un disque / Un musicien ou un groupe 

Très difficile, impossible, donc il y en aura plusieurs, et cette liste, arbitraire, comporte les premiers qui me sont venus à l’esprit au moment où je réponds à ce questionnaire… : 

Primus, et les autres groupes où s’illustre le fabuleux bassiste Les Claypool (notamment Sausage et Duo de Twang), pour son jeu incroyable, unique, ses univers si personnels, sa folie douce ; 

16 Horsepower, parce que je crois que ça a été un des meilleurs concerts auxquels j’ai pu assister, le charisme étrange de David Eugene Edwards, et des morceaux qui créent des atmosphères sombres qui emportent parfois jusqu’à la transe…

Tom Waits aussi, qui est un peu comme un vieux pote, j’ai l’impression qu’on se connaît, comme si on avait grandi ensemble, et qu’on se rencontre de temps en temps pour boire un coup… 

Seasick Steve, enfin, que j’ai découvert plus récemment, et dont j’adore les grattes bidouillées, la voix, l’énergie, le groove, la présence… Je ne me lasse pas de son concert au Paléo Festival de Nyons en 2014, où il semble assurer la première partie de Jack Johnson devant un public dont il sait qu’il n’est pas là pour lui, et il les emballe, juste lui et son batteur. 

« We just got no light show, only this idiot right here… we’re trying our best »

Une série TV 

Hell on Wheels ; cette traversée de l’Amérique d’est en ouest au rythme de la pose des rails de la première ligne transcontinentale, au lendemain de la Guerre de Sécession, de 1865 à 1869, qui va permettre d’accomplir en une semaine un trajet qui nécessitait alors six mois, incertains et périlleux, en chariot… Un concentré de la conquête avec ses heurts, ses fracas, ses massacres (de Cheyennes et de Sioux), son capitalisme sauvage, ses entrepreneurs/politiciens corrompus et escrocs d’envergure, ses religieux cinglés, sa main-d’œuvre exploitée (les Chinois, plus malléables et efficaces que les Européens et les Américains ; les ouvriers de couleurs, à peine affranchis, et qui retrouvent sur le chantier des contremaîtres et des conditions de travail identiques à ce qu’ils viennent de quitter dans les États du Sud…). Une belle fresque historique, doublée d’une intrigue romanesque qui tient la route (avec une histoire de vengeance et un personnage complètement allumé, Thor Gundersen, à la fois effrayant et fascinant).

Un personnage de fiction

Bartleby, son refus de participer à un système qui nie l’homme, aliène sa liberté, le piétine ; son évolution vers une abstraction de plus en plus grande, le refuge qu’il trouve dans le sommeil, et puis la mort ;  sa formule sibylline, « I would prefer not to », dont la politesse précieuse est ambiguë, et pourrait être une manière de marquer un désaccord, tout en acceptant, néanmoins, d’exécuter la tâche demandée, mais qui transforme le personnage en un bloc de résistance passive car elle signifie, en fait, qu’il ne fera pas ce qu’on lui demande de faire… 

Dès le milieu du XIXe siècle Melville dénonce brillamment la société productiviste grâce à ce personnage hors-norme et quasi-mutique, qui à mon sens n’a pas perdu de sa force et continue à interroger et à fasciner.

Un personnage historique 

Rosalind P. Walter (née Palmer) (1924-2020), et Mary Doyle Keefe (1924-2015). La première a contribué à l’effort de guerre américain en devenant, à 19 ans, riveteuse dans une usine de construction aéronautique, et son histoire a d’abord inspiré aux compositeurs Redd Evans et John Jacob Loeb la chanson « Rosie the Riveter » (1942), qui a soufflé à Norman Rockwell l’idée de son célèbre tableau, portant le même titre et publié en une du Saturday Evening Post le 29 mai 1943. La seconde était la jeune voisine téléphoniste de 19 ans de Rockwell, à qui il a demandé, pour 10 dollars, de prendre la pose de l’Isaïe de Michel Ange (plafond de la Chapelle Sixtine), et qui n’avait absolument pas le gabarit de la Rosie peinte (ce dont il s’est d’ailleurs excusé auprès d’elle par la suite, 24 ans plus tard, en lui avouant avoir voulu faire d’elle « une géante »…). (Aucune des deux n’avait prévu d’être un héroïne, ni un personnage historique, ni une icône… je biaise un peu…). Et donc, outre le fait que cette œuvre a servi la propagande de guerre américaine (ce que je ne savais pas en la découvrant à l’âge de 8-9 ans) et sans oublier vraiment que le personnage de Rosie paraît pas mal hommasse (et cela presque de manière caricaturale), cette image a aujourd’hui, et depuis longtemps, perdu son caractère patriotique, belliciste et circonstanciel. Reste alors, pour moi, et la gamine que j’étais la première fois que j’ai vu ce tableau, la représentation d’une femme forte, à l’aise dans sa salopette en jean, le genre à qui on évite de chercher des noises, qui dévore avec appétit son sandwich, et se fiche pas mal des pseudo-canons de la féminité, qu’elle écrase avec la même nonchalance que l’exemplaire de Mein Kampf qui lui sert de repose-pied… 

« Rosie the Riveter », The Four Vagabonds (Redd Evans, John Jacob Loeb)

Une personnalité actuelle

Désolée, là j’ai séché (et pourtant, je ne cesse d’y penser depuis quelques semaines, mais je ne vois vraiment personne).

Une ville, une région 

Chicago pour son architecture, son histoire, le lac Michigan qui ressemble à une grande mer intérieure avec ses vagues, ses dunes, ses porte-conteneurs et ses pétroliers, et qui l’hiver devient une vaste banquise quand le blizzard et les tempêtes de glace figent tout. 

Un souvenir, une anecdote 

Beaucoup de mes souvenirs sont liés à des étapes extraordinaires dans des diners ou des truck stops au milieu de nulle part, à des rencontres et des conversations incroyables. En voici un parmi d’autres. Un road trip dans l’Ouest, avec une copine. Une arrivée de nuit, à Kayenta, dans le Comté de Navajo, en Arizona. On dégote rapidement une chambre de motel et on ressort pour essayer de manger un morceau. La nuit est fraîche (on est début mars). Tout est fermé, éteint, sauf une pizzeria, très vitrée, illuminée de l’intérieur. Un éclairage blanc aux néons. Mais lorsqu’on se retrouve devant la porte, le petit panneau « Closed » nous signale qu’on est vraiment arrivées trop tard, et on pense déjà qu’il va falloir se rabattre sur le distributeur de chips à l’accueil du motel… Quand le grand gars, un Navajo, qui est en train de passer un coup de balai à l’intérieur, nous aperçoit, et vient nous ouvrir, puis referme derrière nous. Il peut nous faire des pizzas, pas de problème, et on aura même le temps de les manger tranquillement pendant qu’il finit son ménage. Il nous présente ses enfants, un garçon et une fille, des petits, qui, assis à une table font des coloriages en attendant leur père. Cette pizza, dans cet îlot de lumière crue au milieu de la nuit et du désert, est sûrement la meilleure que j’aie mangée, surtout quand le gars est venu nous rejoindre pour discuter, nous demander d’où on venait, et que la conversation s’est vite engagée sur la vie dans la réserve. Et le lendemain de cette soirée hors du temps et hors du monde, alors que nous roulions parmi les saguaros et les joshua trees en direction du Grand Canyon, nous avons été prises dans une tempête de neige qui nous a forcées à nous arrêter pendant une bonne heure au bord de la route, pour attendre que ça se calme. Les ocres ont disparu, le paysage est devenu uniformément blanc, et aurait ressemblé à l’Indiana hivernal que nous venions de quitter pour quelques semaines, si ce n’est la présence presque alors incongrue des cactus et des agaves… Quelques heures après, je découvrais le Grand Canyon, sans personne autour (trop tôt dans la saison pour l’afflux de touristes, la rive Nord en était d’ailleurs encore fermée, trop de glace et de neige), et je pense que c’est vraiment ce jour-là, dans la contemplation de cette gorge vertigineuse et de ses plateaux à l’infini, que je me suis dit pour la première fois « J’aime l’Amérique » (une assertion étrange, que je n’avais jamais formulée avant, et que je n’ai plus exprimée de cette manière là depuis). 

Le meilleur de l’Amérique 

Un condensé de ce que j’ai pu écrire ci-dessus, des paysages inouïs, comme les déserts de l’Ouest, la vallée du Mississippi, les bayous de Louisiane ou les côtes tourmentées du nord de la Californie, des lieux où je n’ai fait que passer et d’autres où j’ai vécu, des gens que j’ai côtoyés et fréquentés et aimés, des décennies de rencontres cinématographiques, livresques, musicales.  

Le pire de l’Amérique 

Énumération en vrac, non exhaustive, et en enfonçant une collection de portes grandes ouvertes : la brutalité de la conquête et les guerres indiennes ; une arrogance démesurée qui pousse à toutes les ingérences, partout et depuis toujours, à toutes les agressions jugées nécessaires, légitimes, indiscutables ; les fondamentalistes chrétiens et leur prosélytisme inquiétant ; la Ségrégation ; le McCartysme ; la peine de mort ; le créationnisme ; le Klan et tous les autres groupes de la Nation blanche… 

Un vœu, une envie, une phrase. 

« I would prefer not to »

Entretien réalisé en janvier 2022.

Clete.

Entretien avec Charlotte Bourlard / L’ apparence du vivant / Inculte

Charlotte Bourlard vient de publier L’apparence du vivant, son premier roman, aux éditions Inculte. Séduit par son univers noir et dérangeant, je soupçonnais que nous avions peut être là l’oeuvre d’une personne pas tout à fait saine d’esprit. J’ai souhaité en savoir plus, pour voir si ma théorie se confirmait. Charlotte a bien voulu se prêter à un long échange de mails pour répondre à mes questions. Je vous laisse juger par vous même si ma théorie est avérée. On m’a justement soufflé que les gens sains d’esprit manquent de charme, ce dont Charlotte ne manque, à l’évidence, pas. Cela confirmerait-il ma théorie ?

1 – L’apparence du vivant est votre premier roman. Forcément, on a envie d’en apprendre un peu plus. Qui plus est, c‘est un premier roman assez singulier. Cela ne rend que plus curieux encore. Quel a été votre cheminement pour aboutir à celui-ci ?

J’avais envoyé le manuscrit de mon second roman à Inculte. J’ai été contactée par Alexandre Civico, qui m’a dit qu’il adorait mon écriture et qu’il souhaitait que j’écrive un roman noir. Je n’en avais lu que très peu dans ma vie et n’avais jamais imaginé en écrire un, même si tout ce que j’écris est un peu glauque.

C’est assez marrant comme le timing a semblé parfait. Juste avant d’être contactée par Alexandre, j’avais envie de me remettre à bosser, j’avais des débuts d’idée, de personnages et de lieux, j’avais envie d’inventer une relation entre une jeune narratrice et une vieille dame dans une maison de repos. J’avais imaginé que la narratrice pourrait travailler dans cet établissement qui m’avait filé la chair de poule quand je suis allée voir ma grand-mère. Alexandre m’a donné un an. Je me suis mise au boulot. Ça m’a plu, d’essayer d’écrire un roman noir, je me suis beaucoup amusée. Inculte a décidé en dernière minute de le publier dans la collection classique. 

Après, d’où est venue l’idée de la taxidermie, je n’en ai aucune idée, à part des tréfonds de mon imagination. Le funérarium et la taxidermie sont les deux premières idées qui me sont venues, quasi instantanément. Le décor des promenades, c’est simplement là où je vais courir le matin, décor que je trouve complètement romanesque. Le roman s’est déroulé comme une pelote de laine, par à-coups. Je coupe mon téléphone et je laisse libre cours à mon imagination. J’ai d’abord écrit l’histoire entre les Martin et la narratrice. Puis j’ai imaginé le passé de cette narratrice et la seconde histoire a peu à peu pris forme, s’entremêlant à la première.

2 – Avez-vous toujours écrit ou est-ce quelque chose qui vous a pris du jour au lendemain ?

La première fois, j’avais sept ans, j’étais devant la télé et j’ai vu une scène de film ou de téléfilm (je ne le saurais jamais) qui montrait un écrivain en train d’essayer de débuter un roman : il s’arrachait les cheveux devant sa machine à écrire, sur une première phrase laborieuse qui parlait de la nuit. Il tentait une version, chiffonnait rageusement sa page avant de la balancer par terre, à bout de nerfs. J’ai eu envie de terminer cette satanée phrase. Ça donne : La nuit ai noire, plaine d’étoile. (😁) J’ai écrit mon premier ‘roman’, qui parle de la vie nocturne des habitants d’un village. Je l’ai gardé. Ce qui me fait rire a posteriori, c’est que ce qui m’a donné envie d’écrire, c’est un type en train de se prendre la tête et de souffrir.

Après ça, j’ai écrit d’autres histoires, puis à l’adolescence j’ai commencé un journal (encore après avoir vu un film à la télé, Stealing Beauty de Bertolucci), puis une section ‘écriture’ s’est ouverte à l’Insas, et je me suis essayée à l’écriture théâtrale avec Jean-Marie Piemme comme professeur. Cette rencontre fut décisive, il m’a tout simplement ‘obligée’ à prendre confiance en moi. Après l’Insas, j’ai débuté l’écriture de mon premier roman.

3 – L’écriture remonte donc à loin dans votre parcours de vie. On pourrait presque parler de vocation, ou tout du moins d’une passion bien concrète. Ou peut-être bien que votre vocation était de vous prendre la tête et de souffrir ? 

Entre la mort, le funérarium, la photographie, la taxidermie, qui tiennent une place importante dans l’univers de votre roman, vous auriez pu faire le choix, peut être plus facile, plus évident, d’adopter une esthétique plus gothique, plus romantique, à la Anne Rice et cie, pour citer un exemple parmi d’autres. Mais vous avez fait le choix d’une toute autre direction, plus crue, moins évidente, moins attirante aussi. Pourquoi ce choix ?

Aha oui, certainement à cause de mon esprit ‘franchement dérangé’ ! Mais en fait j’aime écrire, même si ça m’angoisse et qu’il m’arrive de passer des journées atroces à bloquer sur une phrase, quand je suis dedans et que les idées affluent, j’adore ça, c’est comme une drogue qui m’agite le cerveau et à laquelle je suis accro.

C’est marrant que vous parliez de choix parce que je ne le vois pas comme ça. Je n’ai jamais lu Anne Rice, mais je n’ai pas l’impression d’avoir ‘choisi’ une esthétique plutôt qu’une autre. J’ai quelques ‘astuces’ pour susciter mon imagination mais je n’ai pas l’impression de choisir les idées qui me viennent. Il y en a plein qui arrivent et j’approfondis celles qui m’inspirent ou qui m’amusent.

Bon et le romantisme, je trouve ça dingue quand ça marche sans être cucul, mais je ne pense pas être très douée dans le domaine.

4 – D’ailleurs, cette plume sobre et crue qui est la vôtre, est-elle d’une manière ou d’une autre influencée par des auteurs que vous affectionnez ? Si oui, lesquels ?

Mon Dieu en littérature, c’est Bret Easton Ellis. Il y a évidemment des dizaines d’autres écrivains que j’adore et que j’admire, mais c’est après avoir lu Les lois de l’attraction que j’ai commencé à écrire mon premier roman. Ce bouquin m’a servi de modèle. Je l’ai scruté à la loupe en essayant de percer son style. On a d’ailleurs reproché au premier roman que j’ai écrit d’être trop inspiré de ceux de Bret, ce qui est sans doute vrai. 

Sinon, à l’adolescence, c’est John Irving qui m’a donné envie d’écrire. Puis Hulbert Selby, Elfriede Jelinek, Hervé Guibert, Irvine Welsh, entre autres.

5 – La photographie est la passion de votre personnage principal. Est-ce également une de vos passions ou quelque chose de complètement créé pour servir le récit ?

Je n’ai jamais pris de photos de ma vie, c’est totalement inventé. Rassurez-vous, rien dans mon roman n’est de l’autofiction. Beaucoup de gens m’ont aidée à écrire : pour la photo, la musique classique, la taxidermie et la leçon de conduite (je n’ai pas le permis).

6 – Vous venez de l’évoquer, la musique classique est aussi très présente dans votre roman. Quand on pense à la musique classique, on a souvent cette image d’une musique des classes supérieures. Aussi de quelque chose d’élevé, de majestueux. Cela contraste avec l’atmosphère et les personnages du roman. On s’y sent plutôt dans les bas-fonds, les personnages sont plutôt des gens d’en bas, des marginaux. Pourquoi le choix de la musique classique ?

Je vois madame Martin comme une vieille dame très sophistiquée, qui s’habillait avec des vêtements chics et qui évoluait dans un décor rempli de chandeliers et de tableaux anciens. Elle a vécu dans un milieu qui a fané autour d’elle, qui est tombé en décrépitude. Elle a résisté. Elle va éduquer la narratrice, lui apprendre la taxidermie et la musique classique, mais elle lui apprend aussi à s’habiller et à se tenir droite. De son côté, la narratrice va lui faire entrevoir la liberté d’échapper aux règles sociales. Quand madame Martin est certaine que son élève va prendre la relève, lui assurer l’éternité, elle goûte un plaisir vicieux à se laisser aller, à abandonner tous les codes de la vieille bourgeoisie à laquelle elle appartenait. Comme si elle s’offrait le droit de perdre toute dignité avant de mourir.

7 – Vous nous faites découvrir la face cachée, pour ne pas dire obscure, de Liège. Le cadre est si impactant qu’avec Liège on a presque l’impression d’avoir à faire à un personnage supplémentaire, silencieux, mais avec une influence indéniable sur vos autres personnages. Etait-il important pour vous de placer l’action à Liège ? 

Je trouve que c’est une ville hautement romanesque. Elle apparaît dans mon roman comme une ville grise, sale et triste, ce qui n’est qu’une facette. J’adore y vivre. J’habite à deux pas du canal Albert. Mes balades quotidiennes semblaient parfaitement coïncider à l’histoire que je commençais à écrire : le cimetière des bateaux, les cygnes et les mouettes, le mec en train de se branler un jour en haut des escaliers, qui m’a fait signe et à qui j’ai fait coucou en retour, les déchets abandonnés, les types en train de se piquer. Liège c’est ça aussi, même si ce n’est pas que ça, loin de là. Mais pour le coup, ça m’arrangeait d’exploiter cette facette-là. J’avais l’impression que le décor derrière chez moi était parfait, avec la patinoire où il est effectivement écrit Once upon a time. Puis j’ai ajouté des éléments imaginaires : la centrale, les drapeaux du Standard, je l’ai modifiée à ma guise.

8 – D’où vous est venue l’idée de la taxidermie à travers laquelle s’épanouissent madame Martin et votre narratrice ? Vous me dites des tréfonds de votre imagination mais c’est tout de même un choix très spécifique. Vous auriez pu faire le choix de la thanatopraxie, comme dans Six Feet Under, mais vous avez privilégié la taxidermie. 

J’ai imaginé une vieille dame tellement amoureuse de son mari qu’elle refuse de l’enterrer, c’est au-dessus de ses forces. Plein de gens gardent près d’eux leur animal domestique en le faisant empailler. Je me suis demandé pourquoi on n’empaillait pas les êtres humains. Puis je me suis dit que forcément, ça avait dû arriver. Et de fait, c’est le cas. 

9 – La photographie, la musique, la taxidermie, ce sont tous des moyens d’exister par delà le temps qui passe, de s’offrir ou d’offrir une sorte de vie, d’existence éternelle. En soit, l’écriture aussi. Vous avez d’ailleurs évoqué précédemment cette idée d’éternité. Avez-vous vous même un désir d’éternité ?

Je préfère écrire que faire des gosses, si ça peut répondre à votre question. Un désir d’éternité, ça me semble un peu hystérique, mais je voulais écrire un roman dont je sois fière avant de mourir.

10 – La mort est très présente dans votre roman. Elle fascine votre narratrice. Quel est votre rapport à la mort ? Vous fascine-t-elle également ?

Le phénomène en soi, vivre puis mourir, est assez fascinant, personne ne peut le nier. Est-ce que ça me fascine particulièrement ? Je n’ai pas l’impression, mais je ne suis pas dans la tête des gens pour pouvoir comparer. Personnellement, je crois que j’ai plus peur de vieillir que de mourir. 

11 – Les personnages qui peuplent votre roman semblent nourrir que peu d’espoir face à la vie. L’optimisme n’est pas leur fort. Ils sont plutôt désabusés. Ils s’acclimatent, plus ou moins, à leur façon, à cette morosité du quotidien. Mais une sorte de cynisme, d’humour noir, subsiste. Pourquoi avoir fait le choix de garder une trace d’humour noir ? 

Parce que ça me fait rire. J’ai mis autant d’humour que j’ai pu.

12 – Belgique oblige, dans le ton on pense forcément, ne serait-ce qu’un peu, au film C’est arrivé près de chez vous. Est-ce un univers dans lequel vous vous retrouvez ?

J’adore ce film, oui. La première fois que je l’ai vu, j’ai dû faire des pauses tellement j’en prenais plein la figure. Je l’ai revu plusieurs fois, c’est un film vraiment dingue. Je n’y ai pas pensé pendant l’écriture du roman, mais c’est sûr que tout ce que je vis, vois ou lis, influe d’une manière ou d’une autre, consciemment ou pas, sur tout ce que j’écris.

13 – La famille est une idée, un concept, qui traverse tout votre roman. Il y a la famille du sang, celle dans laquelle on est né, et celle que l’on choisit, qu’on se construit. Votre photographe a beaucoup subi celle du sang. Cette famille est surtout synonyme de souffrance, de douleur. Mais sa nouvelle, qu’elle construit avec le couple Martin, est aussi synonyme de souffrance et de douleur. Sauf que, cette fois, elle est infligée et non subie. Elle est appréciée même. Elle vit là une sorte de renaissance.  Est-ce que, d’après vous, la famille est vouée à déterminer ce que l’on est et ce que l’on devient ? 

Vaste question.  Évidemment que les gens avec lesquels on grandit nous éduquent, nous conditionnent et laissent leurs traces. À quel point, je crois que ça dépend de l’histoire de chacun. Quant à la question de l’inné et de l’acquis, on n’en sait rien à ce stade. C’est une question passionnante, mais de manière générale, on en sait très peu sur l’être humain, sa psychologie, son fonctionnement. 

Ceci dit, la famille que la narratrice construit avec les Martin n’est pas pour moi synonyme de souffrance. Elles s’entendent extrêmement bien : la narratrice adore apprendre tout ce que madame Martin lui enseigne et elles se marrent en allant au casino ou en organisant des séances photo. Je vois en tout cas le début de leur cohabitation comme joyeuses et aimante. Puis madame va vieillir et ça va devenir plus pénible. Mais les premières années, elles s’éclatent.

14 – Elles s’éclatent, oui, mais de façon assez particulière. Dans leur relation la souffrance réside plutôt dans ce qu’elles infligent aux autres.

Tous vos personnages vivent dans une certaine marge de la société. A la lecture de votre roman, on en vient à se demander, cette marge est-elle une prison ou un refuge ?

Elles sont assez malsaines, je vous l’accorde. Je pense que leur marginalité est d’abord un refuge. C’est une prison aussi, d’une certaine manière. Mais la narratrice n’a aucune envie de s’échapper, elle voudrait même retarder l’heure de sa libération.

15 – Le décor, l’ambiance, vos personnages, tout a une facette – souvent très prononcée – que je qualifierais de sombre, sale ou laide. Néanmoins, surgit quand même une certaine forme de beauté, d’humanité. Est-ce que vous pensez que l’on peut trouver du beau ou de l’humanité en tout ?

C’est ce qui rend American Psycho si dingue : l’humanité de Patrick Bateman, qui est par ailleurs un ignoble connard. Je ne sais pas si on peut trouver de l’humanité dans tout (non, malheureusement je ne crois pas), mais c’est pour moi ce qui fait la force du roman de Bret Easton Ellis : on s’identifie à un trader/serial killer grâce à ses failles, à son immense fragilité, c’est-à-dire à son humanité. Donc si j’ai réussi à insuffler de l’humanité à mes deux tarées, je suis plutôt fière.

16 – Vous avez mentionné plus tôt un premier roman, apparemment jamais publié, si j’ai bien compris. Est-ce qu’il le sera un jour ? Avez-vous déjà d’autres projets d’écriture en vue ou même en cours ?

Est-ce qu’il le sera un jour ? Aha peut-être, si L’apparence du vivant devient un best-seller ! Pour la suite, j’ai des débuts d’idées et quelques notes, mais je m’y remets sérieusement demain matin. 

Brother Jo.

Entretien réalisé début janvier 2022 par échange de mails.

Entretien avec Sylvain Kermici à propos de PANDÉMONIUM.

Sylvain Kermici vient faire paraître « Pandémonium » chez Equinox. J’ai lu et chroniqué le livre, je suis ressorti de ma lecture complètement essoré par la violence du propos. C’est un roman qui choque, et secoue, dans lequel règne le personnage de Jacob, un gourou exalté et impétueux qui se tient au fin fond d’une salle de cinéma.

1 – Jacob a tout d’un gourou, entre Charles Manson et Shoko Asahara (de la secte Aum), mais il est aussi dictatorial il n’a pas besion de lutter pour le pouvoir, il est le pouvoir. Comment est né Jacob, ce personnage à l’intelligence aussi immense que malsaine ? Qui est-il par rapport à vous ? Comment l’avez-vous construit ?

Dans ce roman, contrairement aux précédents, les personnages et les situations ne sont pas réalistes. Tout y est excessif, surréel. Dès lors, il me fallait imaginer un ‘méchant’ hors-norme. J’ai donc conçu le cerveau qui régit ces damnés et organise la structure mafieuse comme un personnage de bande dessinée, ambiance « Kirby pour adulte ». Je me souviens d’un vieil ennemi Marvel : Ego, the Living Planet. Voilà un peu l’idée : une sorte d’entité globale, maléfique, dont le pouvoir semble sans limite. Rien ne lui échappe. Si Le Léviathan est un vaste cerveau, alors lui est le centre nerveux par lequel transitent toutes les informations, tous les influx psychotiques. Cependant, j’ai souhaité en faire un personnage ambivalent. Il est à la fois puissant et menacé. Au fond, il n’est qu’une voix. Sa nature l’éloigne de l’action. La source peut se tarir. Voilà pourquoi je l’ai retranché derrière un écran. A la fin, il est devenu, littéralement, la voix de la pulsion qui filtre l’écran du sur-moi, qui nous pousse à agir, jouir et détruire sans entrave. La tendance au nihilisme qui existe au fond de chacun de nous.

2 – Le travail du style semble énorme, c’est une des réussites de « Pandémonium », votre écriture sature, asphyxie l’imagination du lecteur. De qui vous sentez-vous proche ?

Merci beaucoup !! Oui, le style est très important pour moi. Je dirais même plus que l’histoire. C’est un peu bizarre. Même si les phrases sont courtes ou simples, elles déterminent l’action chez moi, et non l’inverse. Je sens que je tiens quelque chose à partir du moment où je peux ‘sentir’ le rythme de la prosodie. Je lis constamment mes textes à voix haute et certaines phrases amorcent alors une histoire. En terme de style (traduction ou non), j’adore des auteurs à la prose épaisse et dense comme Martin Amis, J.G. Ballard, Samuel Beckett, Claude Simon, Calaferte, Curzio Malaparte ou William Burroughs. Chacun porte la langue au vertige. Ça peut devenir incandescent. Et W.G. Sebald, dont le style relève, en un sens, d’une procession noire existentielle. Un bon roman est, pour moi, irréductible à toute forme d’adaptation.

3 – Pendant ma lecture je me suis parfois senti exclu du texte, comme si les pages me claquaient la porte au nez. Quel but poursuivez-vous avec une telle violence, quel défi lancez-vous à vos lecteurs ?

Claquer la porte au nez des gens n’est pas vraiment mon ambition, donc j’avoue avoir un peu de mal à répondre à cette question qui, pour le coup, relève plus des lecteurs/lectrices, de leur réceptivité et sensibilité. Je ne sais pas. Il est vrai que je vais assez loin dans la description des tourments des personnages, en coupant toutes les branches sous leurs pattes, d’où la touffeur éprouvée lors de certains passages. J’essaie de dresser des portraits et de peindre des tableaux en utilisant des couleurs parfois agressives, violacées, mais la violence reste pour moi un outil, un biais narratif, et non une fin en soi. La violence n’est pas récréative (même si, dans ce roman, elle explose de façon grotesque, outrée, voire absurde). Tout le monde aime jouer avec le feu. L’endroit que j’essaie d’atteindre et de décrire, ce n’est pas tant la violence comme telle que ce qu’il y a après, au-delà, ce qui se situe dans cette zone de désolation et de silence, du « trop tard ». En gros, le calme mortifère dans l’œil du cyclone. Que se passe-t-il une fois arrivé là ?… La violence et le désespoir sont sans doute des moyens de l’atteindre. Voilà ce qui m’intéresse. Sinon, je comprends tout à fait cette impression de demeurer hors du texte, d’en être exclu parfois. Au-delà de la dureté, il y a beaucoup de personnages, que nous ne faisons que croiser furtivement, et j’ai l’impression que le mécanisme de l’empathie peut devenir problématique. Il est vrai que j’ai souhaité décrire un monde hermétique, clos et ténébreux. Un peu la stase morbide évoquée plus haut. Les gens y sont embourbés jusqu’au cou et n’y avancent qu’à grand-peine. D’où l’absence totale d’espoir. C’est peut-être une limite à mon récit, j’en ai conscience. C’est la forme de dynamique que j’ai voulu développer ici. Le vrai personnage, c’est le Léviathan, qui parle à travers Jacob. C’est lui que je suis pas à pas et que je décris.

4 – Vous m’avez écrit que vous aviez « allégé » le livre lors du travail d’édition. Qu’avez retranché de « Pandémonium » ?

J’appréhende mon travail comme une collaboration avec mon éditeur. Celui-ci m’a donné pour consigne de ne jamais me limiter, ni de brider mon imagination, même quand celle-ci accouche de choses vraiment dérangées, bref d’y aller à fond, les potards sur 11 ! Ce n’est qu’ensuite, dans un second temps, que le travail de structure et de coupe démarre, afin d’apporter au texte une souplesse rythmique, une respiration. Cela fonctionne par de nombreux allers et retours entre mon éditeur et moi. Il y avait en effet, dans la version initiale de « Pandémonium », plus de personnages tordus, plus de scènes choquantes, d’affrontements, notamment en ouverture, ce qui alourdissait la lecture et, au fond, n’apportait pas grand-chose. L’ensemble était trop touffu. Cela composait un « catalogue exhaustif de perversions diverses ». Bon, perdre la moitié des lecteurs dès la page 10, est-ce vraiment souhaitable ? J’ai donc travaillé pour ménager une progression. Pour les trois romans, cela a toujours fonctionné ainsi : en forme d’entonnoir.

5 – Pour préparer ces questions, j’ai relu des passages du livre. Je trouve que le livre a du commun avec l’art contemporain, ce besoin de remuer, de provoquer, d’envoyer dans les cordes plus que de plaire. Que recherchez-vous en écrivant un tel roman ?

Vous avez raison. Il existe tout un pan de l’art contemporain, que ce soit via des performances ou des installations, que j’apprécie particulièrement, et qui questionne sans relâche le réel, le secoue, l’agite, l’empoisonne. J’ai toujours beaucoup de mal à concevoir des histoires classiques, avec des rebondissements toutes les dix pages et une progression mesurée. Je suis très fragile à ce niveau-là. Pas du tout scénariste, malheureusement. Mon écriture procède d’une vision très nihiliste des choses. Comme une part de moi ne croit pas vraiment au réel (mélange de déception et de peur, certainement), j’ai besoin de le secouer, ce réel, de l’agiter fortement moi aussi. De le tordre méchamment. Non tant pour le détruire que pour en éprouver son existence, sa résistance. Du coup, mes romans ont un côté extrême. Mais je les vois plus comme une expérience que comme une épreuve. Je l’espère sincèrement.

6 – En lisant, je tentais de visualiser le cinéma, son architecture intérieure, son agencement entre les lieux, les couloirs, les cabines, sous-sol, etc. Quelles sont les sources d’inspiration de ce lieu aussi incroyable que labyrinthique ?

Il m’a fallu beaucoup de temps pour visualiser le cinéma. Cela n’a pas été une phase aisée. J’ai longtemps tâtonné dans le flou. Et puis, un début de solution a surgi lors d’une nuit d’insomnie, devant l’un de ces documentaires putassiers diffusés sur W9 ou C8 ou je ne sais quoi, que j’ai visionné en replay vers 3h du matin. Le thème était : « la prostitution à Pigalle ». Le journaliste pénétrait, doté d’une caméra cachée, dans un vieux sex-shop/ancien cinéma : quelques couloirs noirs et étroits, mal éclairés, des portes de cabines rouges, des hommes y traînant, en contre-plongée… Ambiance sinistre, vague parfum de fin du monde… C’est à partir de ces quelques images volées que j’ai développé l’architecture générale du Léviathan. Tout en gardant à l’esprit des coupes du cerveau humain ou des gravures de Piranèse.

7 – On sent bien sûr énormément de violence, plutôt gratuite, mais il n’y a pas de révolte dans votre roman. Vers qui est dirigée cette violence ?

En réalité, je crois que cela dépend du point de vue. Si l’on considère le cinéma Le Léviathan comme une immense structure psychique, un cerveau labyrinthique déchiré de pulsions, de tensions adverses, alors l’histoire de l’assaut mené par un groupe rival est bel et bien l’histoire d’une rébellion, d’une révolte d’une partie contre le TOUT (incarné par Jacob). Cette révolte échoue, mais elle existe, a existé, existera. Cependant, je suis d’accord avec vous : tous les personnages qui traînent dans le cinéma semblent épuisés, éreintés par la succession des nuits violentes. Chaque personnage est autocentré, incapable d’aller vers autrui, sinon pour lui faire du mal ou en tirer sa propre jouissance égotiste. Ce mouvement empathique et bienveillant vers l’autre est précisément ce qui mettrait fin à la stase dans laquelle baigne ce petit monde clos, voire mettrait fin au Léviathan et à Jacob, voilà pourquoi tel mouvement y est proscrit, impossible. Je dirais donc que la violence est générale, elle est le flux électrique qui entoure les personnages. Elle les tient éveillés, mais dans un piège, comme une toile d’araignée. Je suis d’accord, elle est gratuite. Mais comme toute forme de violence, je crois. On lui assigne un but, alors qu’en général, l’agressivité ne se nourrit que d’elle-même, elle est une fin de non-recevoir. Ici, elle est sans illusion, débarrassée des oripeaux de la finalité.

8 – Dans ma chronique je parle de l’absence d’espoir qui règne dans Pandémonium. Êtes-vous un grand désespéré à la Cioran ou s’agit-il d’une pure construction romanesque ?

En dépit de certains penchants anxieux et chaotiques dans ma tête, je dirais que je suis trop naïf pour être un grand désespéré ! Les lecteurs qui me rencontrent sont souvent étonnés par l’écart entre ce que je suis, quelqu’un de calme, et ce que j’écris. Les mots pointent du doigt ce qui me terrifie, la violence, la cruauté, le pur nihilisme, la perversion meurtrière. Ecrire dessus est, pour moi, une forme d’exorcisme. Cela me permet de faire baisser le niveau de pression. Et aussi, une forme d’investigation. Par les mots, et même si cela est un leurre, tenter de contrôler cette violence anarchique, de la comprendre. C’est pour cela que je ne pose jamais un avis moral sur mes personnages, tueurs ou victimes. L’angle moral est la meilleure façon de passer à côté de son sujet, je crois. Pourquoi les êtres humains peuvent se révéler si déviants ? Quelle est la limite ? C’est aussi pour cela que j’essaie d’aller aussi loin que possible. Puisqu’il s’agit d’enfouir les mains dans le cambouis, autant y plonger carrément.

9 – Je me suis demandé pourquoi vous aviez choisi la littérature générale pour éditer plutôt que la littérature de genre, proche de la SF ou du thriller ?

Mais la collection dans laquelle je suis publié, EquinoX, au sein des Editions Les Arènes, est justement dédiée au noir sous toutes ses formes. Une collection à la fois sombre et politique, qui témoigne de notre époque troublée. Aurélien Masson, à la tête d’EquinoX, fait un travail admirable, entre les thrillers étrangers et les romans français plus expérimentaux, qui sortent un peu des sentiers battus, comme le mien.

10 – Il y a quelque chose d’incantatoire dans votre écriture, vous n’avez jamais été tenté par une écriture proche de la poésie ?

Ah oui ! J’aime par-dessus tout la poésie. Notamment la poésie française, versifiée, des XIXème et XXème siècles. Les poèmes de Mallarmé, que je connais par coeur, agissent comme des mantras sur moi. Cela me porte. Apollinaire, Rimbaud, Stuart Merrill, Pierre Reverdy… J’y reviens constamment. La fureur, le désespoir, les chaos face au monde en perpétuel changement, les affres de la guerre et de la barbarie, le besoin de liberté, l’inquiétante étrangeté. Tout y est : le feu, mais sous une forme maîtrisée. L’orfèvre et le chaos. La dynamique créée est inépuisable. La magie opère à chaque fois. Donc oui, l’aspect incantatoire est très important pour moi. La poésie a une force de frappe bien plus grande que la prose. Cette façon d’agencer mots et silences, ça agit comme des coups de poing. Même si les phrases sont simples, ne jamais oublier qu’elles se déroulent dans le vide, sur le fil d’un rasoir. C’est l’une de mes règles d’écriture : la tension, toujours.

11 – De quels auteurs, ou artistes en général, vous sentez-vous proche ?

J’ai découvert récemment un super auteur canadien, Jason Hrivnak. Je me sens proche de son travail. J’ai eu la chance d’échanger avec lui. Un romancier passionnant. Chez les artistes actuels, j’apprécie le travail de Nathalie Tacheau. Je me sens connecté à ses oeuvres. J’aime également les étranges photographies suspendues d’Agnès Geoffray, imprégnées d’un ‘suspens catastrophique’, selon ses propres termes. Et les  architectures asphyxiées de Monika Sosnowska. Et de nombreux artistes sonores : Benjamin Aman, Yannis Franck… Tout cela m’inspire. Niveau littérature, hormis Chandler, je lis assez peu de romans noirs ou de polars. En revanche, j’aime quand le noir (ou le genre en général) imprègne la littérature blanche, y infuse son venin. Ce que Francis Berthelot a défini sous l’appellation ‘transfiction’. « D’autres Gens » de Martin Amis ou « La Trilogie New-Yorkaise » de Paul Auster. « La Maison des Feuilles » de Mark Danielewski. Les romans de Céline Minard. Philip K. Dick et JG Ballard sont deux mamelles nourricières pour moi. Murakami Ryu.

12 – Je m’intéresse beaucoup à la musique, j’aime bien savoir ce qu’écoute les gens. Qu’écoutez-vous quand vous écrivez ? Et le reste du temps ?

La musique occupe une place fondamentale dans mon processus créatif. J’écoute de la musique contemporaine, expérimentale, du métal et de la noise, du dark-electro, un peu de transe… J’aime les longues plages de drone. Pour travailler, j’ai besoin de m’immerger dans l’oeuvre d’artistes tels que Morton Feldman ou Eliane Radigue (ma préférée), ou certaines productions de Stephen O’Malley ou Oren Ambarchi , un peu de Black, de Ligeti… Mon écoute devient un travail d’introspection, grâce aux sons. Je descends dans l’inconscient, jusqu’à arriver là où se trouvent les mots, les histoires. Pour moi, écrire ne procède jamais d’une démarche consciente, analytique, mais au contraire, d’un lâcher-prise, d’une sorte d’aveuglement momentané de la raison. Cette musique est parfaite pour cela. J’ai toujours des idées qui me viennent dès que j’en écoute.

13 – La couverture est superbe. Je la situe entre James Bond, « 20 000 lieues sous les mers » (le film de Richard Fleischer) et « La vie mode d’emploi » de Georges Perec.

Comment l’avez-vous travaillée ?

Merci !! Oui, la couverture, incroyable, est née de l’imagination de la graphiste Jessy Deshais (en collaboration avec Zazie Amyot). Suivant les indications d’Aurélien Masson, mon éditeur, elle a produit les premiers croquis en très peu de temps, je dirais une semaine ou deux, début 2021, en raison de délais pour le moins « serrés ». J’avoue que cette couverture me ravit. En un dessin, elle a saisi l’atmosphère à la fois noire et psychédélique, cet aspect très organique, grouillant et tentaculaire, du lieu, ce vieux cinéma de quartier. Il s’en dégage également un parfum suranné, très 60’s, entre bandes dessinées et vieux thrillers italiens. « Pandémonium », c’est un hommage à tous les « mauvais genres » qui ont bercé mon adolescence : la science-fiction de Dick, le giallo, le film d’horreur urbain de Carpenter, le gore, le porno… D’où ce bain de « too much » qui baigne l’action et les dérives des protagonistes (et atténue un peu l’impact, je crois). Sinon, votre référence à Fleischer fait mouche. Son « Etrangleur de Boston » est simplement le meilleur film jamais réalisé sur un tueur en série. Son utilisation du split-screen, jamais vu mieux.

14 – A quoi doit-on s’attendre dans vos prochains romans ?

Je vais continuer de creuser ce petit sillon très dur, désespéré (je ne sais pas faire autre chose), mais en accentuant le côté ‘surréalisme noir’, plongée dans l’inconscient, la libre association. J’ai un projet sur le thème de l’obsession amoureuse, un autre sur une secte apocalyptique… Je travaille également sur un recueil de poésies et de dessins avec l’artiste Nathalie Tacheau, autour des motifs de la forêt et du mal, du secret et des traumatismes de la sexualité infantile. J’aimerais beaucoup écrire une histoire noire, polar à l’ancienne, mais sous forme versifiée. Bon, je tente des choses et change souvent de cap. Pas sûr du résultat. Ah ah !

15 – Comment imaginez-vous vos lectrices et lecteurs après leur lecture de « Pandémonium » ? Que voudriez-vous dire aux lectrices et lecteurs qui s’apprêtent à découvrir « Pandémonium » ?

J’ai commencé à écrire de façon très autistique, pour répondre à une nécessité interne ou un besoin profond. Le fait d’être lu par des gens que je ne connais pas, est absolument incroyable, mais demeure profondément mystérieux pour moi. Me projeter est un exercice difficile, et je suis toujours gêné de devoir parler de mes textes avec des lectrices/lecteurs. Mais, après trois romans, cela commence à aller mieux. Les réactions après la parution de « Requiem pour Miranda », mon précédent roman, m’ont peiné. Certains ont été affectés, n’ont pas compris, m’ont accusé de complaisance. Aussi âpre que puisse être ce texte, ce n’était pas mon objectif initial. Voilà pourquoi j’ai vouluaccentuer le décalage dans « Pandémonium ». Tout y est fantasmagorique. Ceci dit, je continue de penser que ces lectures noires peuvent nous faire réagir positivement. Ce côté cathartique, cet électrochoc. Par réaction, nous faire nous sentir plus humain, développer en nous le sens du bien commun. Le miroir déformant peut s’avérer édifiant, porteur d’un message aussi provoquant que lisible. Et au-delà, j’espère simplement que ces scènes bizarres exciteront l’imagination. Et que les références de séries B en amuseront certains. Enfin, j’espère.

Pour terminer, « Shadowplay » de Joy Division, l’ambiance de ce morceau va bien avec certains passages du livre.

Nico Tag.

Entretien réalisé par échange de mails, septembre 2021.

Entretien avec Frédéric Paulin

J’ai découvert Frédéric Paulin avec « La peste soit des mangeurs de viande » en 2017. J’ai fait un tour du côté  de quelques uns de ses romans précédents, et j’ai continué à le suivre avec la géniale trilogie Benlazar parue chez Agullo entre 2018 et 2020. J’ai lu, apprécié et chroniqué son dernier roman, « La Nuit tombée sur nos âmes », toujours chez Agullo. Je remercie Frédéric Paulin d’avoir répondu aussi généreusement.

1 – Que faites-vous à part écrire ?

À part écrire, je ne fais rien. En tout cas professionnellement. Écrire est mon activité, mon métier. Le roman et depuis quelque temps, le scénario, mais j’écris. Après, un écrivain c’est un type comme un autre, son quotidien est tout aussi ennuyeux que celui de la plupart de ses concitoyens. Ou tout aussi passionnant s’il le désire.

2 – Quelles sont vos lectures ?

Elles sont multiples : un peu de roman noir, de polar, mais aussi des classiques ou de la littérature blanche. Je ne suis pas corporatiste à ne lire que des histoires de flic et de voyous. J’adore la BD, de la ligne claire au roman graphique, manga, comics, je prends tout. Je crois que si j’en avais eu le talent, je serais devenu dessinateur de bande dessinée.

Et puis, je lis des essais, des documents pour écrire mes romans.

3 – Qu’écoutez-vous ? Que regardez-vous ?

Je ne suis pas un musicologue ou un cinéphile de choc, mais j’écoute beaucoup de musique et je regarde beaucoup de films (ou de séries). Du récent ou du vieux, du facile ou de l’austère, du pour les jeunes et du pour les anciens qui ont connu ce monde avant le numérique.

4 – Cela fait 12 ans maintenant que vous publiez, mais depuis quand écrivez-vous ? Et pourquoi écrivez vous ?

J’ai un peu écrit quand j’étais adolescent, mais j’ai vraiment écrit sérieusement après trente ans.

J’écris parce que c’est ce que je sais le mieux faire et que ça me permet de ne pas avoir de hiérarchie au-dessus de ma tête et pas d’horaire à respecter, le matin ou le soir. Mais j’écris surtout pour essayer de répondre à cette question (que se posait déjà Jean-Patrick Manchette) : « Comment en est-on arrivé là ? »

5 – Vous étiez à Gênes en 2001. Est-ce que « La Nuit tombée sur nos âmes » est pour vous une façon de fixer ces moments de peur de les oublier ?

Moi je ne les oublierai pas, ces moments. Par contre, mes contemporains et les générations qui viennent risquent de les oublier. D’où, en effet, la croyance (peut-être illusoire) que le roman pourra les transmettre. C’est peut-être aussi une manière de clore un cycle de vingt ans : après être revenu de Gênes, je ne savais pas quoi faire de ma colère, de ma peur. Vingt ans après, j’en fais un livre.

6 – « La Nuit tombée sur nos âmes » est-elle un miroir que vous nous tendez, histoire de dire regardez ce qui se passe en ce moment ici ?

Ce n’était pas forcément mon idée première même si je suis suffisamment conscientisé

politiquement pour être en colère contre ce qui se passe aujourd’hui, et particulièrement contre les violences policières et le mépris de nos dirigeants à l’encontre d’une grande partie du peuple.

Cependant, écrire sur l’histoire, et l’histoire récente dans mon cas, c’est avoir la certitude que l’histoire a des retentissements sur le présent. Les violences policières à Gênes étaient sans aucun doute un avant-propos de ce que l’on connaît aujourd’hui en matière de maintien de l’ordre. Et refuser de se souvenir de ces violences d’il y a vingt ans, c’est favoriser l’apparition des violences d’aujourd’hui.

7 – Comment, d’après vous serait perçu le livre en Italie ?

Sera-t-il perçu ? S’il l’est, il le sera comme en France, je pense : certains le soutiendront, d’autres le critiqueront, selon leur positionnement politique et social. Après, il y a le plan de l’oeuvre littéraire stricto sensu : on peut ne pas aimer mon écriture et mes partis pris.

8 – Après le Rwanda, les abattoirs, le terrorisme, voici Gênes et sa violence d’état. Êtes-vous en train d’écrire une histoire de la violence moderne ?

Là encore, ce n’est pas entièrement conscient, mais je reconnais que la violence de l’État moderne me fascine. Cette violence parle de l’état de nos démocraties et du seuil d’acceptation des citoyens.

9 – Comment naissent vos personnages ? Dans le cas de « La Nuit tombée sur nos âmes », comment est né Cazalon, celui qui sort le plus transformé de ces quelques jours ?

Gislain Cazalon est un personnage de fiction. Lui, il ne m’a pas été inspiré par un flic que j’aurai croisé – d’ailleurs je croise très peu de flics dans ma vie. Mais mes personnages sont parfois inspirés de gens que j’ai connus. Un flic ou un journaliste peut d’ailleurs m’être inspiré par un plombier ou un paysan : une attitude, une façon de percevoir le monde m’intéressera plus que le port de l’uniforme ou de l’appareil photo.

10 – Vos personnages fonctionnent souvent par paire. Pour quelle raison ?

Peut-être parce que les hommes et les femmes n’ont pas la même perception du monde et que chaque perception du monde est intéressante pour comprendre un évènement.

11 – Comme Joseph Andras ou Didier Castino, vous vous emparez d’un pan de réel, y plongez votre fiction, et nous par la même occasion. D’où vient ce nécessaire ancrage dans la réalité ?

Chacun fait ce qu’il veut, mais moi, je n’écris pas du feel good ou du thriller à 4e Reich et complot franc-maçon dans lequel le héros ne savait pas que son meilleur ami était un serial killer sadique et nécrophile…. Si j’écris du roman, c’est pour parler du monde, de notre société. Et comment ils vont mal. C’est pour questionner notre responsabilité en tant que citoyens, électeurs, consommateurs, père ou fils, dans ce malheur aussi.

12 – Une phrase m’a particulièrement marqué. Je vous cite : «Dans la soirée, des voitures de patrouille ont été prises à partie par des émeutiers devant l’école Diaz — deux ou trois canettes ont été lancées, en réalité, mais la réalité est ce qu’on décide d’en dire, songe Carli.» Ce dernier bout de phrase est un véritable concentré de réflexion, quasiment un concept. D’où vient une phrase pareille ?

Je ne sais pas réellement d’où elle vient, mais elle résume ce que je pense du discours politique et bien trop souvent du discours historique. La réalité est bien trop complexe pour qu’on prenne le temps de l’expliquer. Pour expliquer la complexité, il faut du temps et du savoir-faire, de la pédagogie. Les réseaux sociaux et de moins en moins les médias ne sont plus le lieu de ce temps long nécessaire. J’ose croire que la littérature peut servir à cette explication. Voltaire disait que l’Histoire est un malentendu sur lequel les historiens ont choisi de s’entendre. Nombre de décideurs politiques, économiques, médiatiques ont choisi de s’entendre sur un malentendu, sur un mensonge.

Espérons que quelques romanciers et romancières s’y refusent encore.

13 – « La Nuit tombée sur nos âmes » quelle est la raison de N majuscule ?

Aucune idée. Il faudrait demander à mes éditeurs. Ou à ma psychanalyste.

14 – La nouvelle présentation des livres chez Agullo tombe à point. Rarement couverture aura aussi bien représenté un texte. D’où vient cette photo, et comment l’avez vous choisi ?

Aucune idée. Il faudrait demander à mes éditeurs. Parce que ma psy n’en sait absolument rien, j’en suis certain. La couverture est chouette, c’est vrai. Mais Agullo est une maison d’édition d’un très grand professionnalisme et lorsqu’ils m’ont fait voir la couverture, elle m’a paru évidente. Ce n’est pas donné à tous les écrivains d’avoir des éditeurs comme les gens d’Agullo !

15 – Pour terminer Frédéric Paulin, quels sont vos projets ? Peut-on espérer voir vos nouvelles en recueil ? Quel sera le théâtre de votre prochain roman ?

Honnêtement, je ne suis pas le meilleur nouvelliste de mon village de 2500 habitants. J’en écris parfois, mais à la demande d’amis qui éditent des recueils. La nouvelle est un art compliqué pour moi, je suis plus à l’aise dans le roman. Chacun son job.

Je suis en train d’écrire sur le prolétariat, sur la transformation de la classe ouvrière depuis 1945. Je me documente, j’écris, je m’arrête, je copie-colle, je vais promener mon chien dans la campagne, je me dis c’est nul ou c’est bien, en d’autres termes j’avance. Mais dire si tout ça donnera un roman, je ne peux pas le certifier. « Work on progress », comme disent les jeunes gens branchés aux dents longues.

Entretien réalisé par échange de mails le 03/09/2021.

Nico Tag.

MON JAPON À MOI par Sébastien Raizer.

On suit Sébastien Raizer dans son parcours à la Série Noire depuis longtemps. On échange fréquemment et c’est ainsi qu’est née l’idée d’adapter notre questionnaire « Mon Amérique à moi » à son expérience de vie au Japon. Sébastien a répondu bien au delà de nos attentes et nous fait partager sa passion pour l’empire du soleil levant. Qu’il en soit mille fois remercié.

***

S. RAIZER by UMA KINOSHITA

Cher Clete,

Je te remercie pour ton invitation.

« Mon Japon à moi » est assez proche de ce que le jésuite portugais Luís Fróis décrivait en l’an 1585 dans Européens et Japonais – Traité sur les contradictions & différences de mœurs : « Nombre de leurs coutumes sont si étrangères & lointaines des nôtres qu’il semble presque incroyable qu’il puisse y avoir tant d’oppositions chez des gens d’une aussi grande police, vivacité d’esprit & sagesse naturelle comme ils ont. »

D’abord, les réponses à tes questions, en rafale :

● Première prise de conscience d’une attirance pour le Japon :

Pas d’attirance, une évidence.

● Une image :

Les côtes japonaises depuis l’avion Séoul-Ōsaka

● Un événement marquant : 

Le tremblement de terre du premier jour passé au Japon

● Un roman :

Le Grondement de la montagne, de Kawabata Yasunari

● Un auteur : 

Tanizaki Jun’ichirō

● Un film :

Mishima, de Paul Schrader

● Un réalisateur : 

Ozu Yasujirō

Une série : 

La série originale des films Gojira

● Un disque : 

L’album imaginaire des Rallizes Dénudés

● Un musicien ou un groupe : 

Nisennenmondai

● Un personnage de fiction :

Le Roi-singe de La Pérégrination vers l’Ouest 

● Un personnage historique : 

Saigō Takamori, « le dernier samouraï »

● Une ville, une région : 

Kyōto pour la ville, Kagoshima pour la région 

● Un souvenir, une anecdote : 

Le trombone, le point sur le i et l’existence improbable du réel

● Le meilleur du Japon : 

L’ombre

● Le pire du Japon : 

L’effet « Solaris »

● Un mot : 

無. Mu est impossible à définir à l’aide de mots. Habituellement, on le traduit par « néant », mais un néant total, parfait, absolu, qui est aussi le tout — et inversement. Plus insaisissable que 空 (), qui est le vide (par rapport au plein).

Toutes ces réponses sont en fait liées par une intuition qui serait l’essence de « Mon Japon à moi », et qui tient en un mot : le zen. Le zen serait le point aveugle du tour d’horizon que tu proposes — en ajoutant un peintre, un philosophe, et plusieurs photographes, en modifiant l’ordre des questions et, pourquoi pas, les réponses…

● Un disque

« La musique du Japon est la plus horrible que l’on puisse entendre. » Luís Fróis

Le disque fantôme des dix titres d’un groupe mythique de Kyōto : Les Rallizes Dénudés (du japonais hadaka no rarīzu, adaptation improbable et incertaine des « valises nues », voire des « valises sans poignée »).

Ce groupe à la carrière ultra-sporadique surpasse en radicalisme tout ce que l’underground et l’avant-garde ont produit en un demi-siècle — sauf peut-être Throbbing Gristle.

Les Rallizes Dénudés sont formés en 1967 à l’université Dōshisha de Kyōto par Mizutani Takashi (chant, guitare) et Wakabayashi Moriyaki (basse). Ce dernier a vécu (vit ?) en Corée du Nord après avoir détourné un Boeing 737 de la Japan Airlines au départ de Tōkyō, le 30 mars 1970, avec un commando de l’Armée rouge japonaise. Ils ont été accueillis en héros à Pyongyang.

Viscéralement anti-américain, le groupe double son radicalisme politique d’un extrémisme musical.

Refus d’enregistrer en studio, morceaux de plus de dix minutes qualifiés de doom psych ou noise rock, murs de guitares comme des typhons métalliques, hallucinés et dissonants, et pourtant mystérieusement magnétiques. Le son est à la fois totalement pourri et sublime. On pense à des œuvres d’art brut : une rythmique ultra-schématique et des déluges de guitares saturées qui improvisent une théorie du chaos, noire et lysergique.

À quelques exceptions près, il n’existe que des enregistrements de concerts, et quelques archéologues sont parvenus à reconstruire ce qu’ont pu être leurs prestations, notamment Heavier Than A Death In The Family.

Mizutani, qui décrivait les Rallizes Dénudés comme un « groupe de musique tzigane radicale » et prônait des « performances guérilla », aurait donné un dernier concert — toujours avec les dix mêmes morceaux sans cesse distordus — en… 1996.

Bref, le parangon du groupe culte. Si on ne connaît pas, mieux vaut commencer par Night Of The Assassins :

Par ailleurs, un excellent livre vient de sortir sur la noise japonaise : Micro Japon de Michel Henritzi.

● Un musicien ou un groupe

Nisennenmondai. La musique de ce trio de Japonaises, c’est les vibrations de Tōkyō. Je fais court, mais elles sont dans quasiment tous mes livres, notamment dans la trilogie des Équinoxes, où elles font partie intégrante du psychisme de plusieurs personnages.

Basse, batterie, guitare et boucles : de l’hypnose métronomique. Leur Boiler Room est un joyau inusable :

Ajoutons un genre musical : l’enka, les chansons populaires de l’ère Shōwa — qui n’est pas seulement le titre d’un très bon roman de Murakami Ryū, traduit par Sylvain Cardonnel aux éditions Picquier.

La chanson Shōwa karesusuki (« Les herbes flétries de l’ère Shōwa ») émeut tout l’Archipel depuis 1975 et la sortie du film éponyme :

● Une série

« Les Japonais croient que sous la mer, il y a un royaume de lézards doués de raison. » Luís Fróis

Gojira. Cette série de films est fascinante, avec au départ une idée foutraque et géniale : un monstre gorille-baleine qui se nourrit de radioactivité (gorira+kujira=gojira). Une déclinaison de pop-culture cartoon avec un fond tragique, une liberté narrative assumée et une inventivité réjouissante (papillon divin, monstre à trois têtes, cyborg avec une scie circulaire sur le ventre…).

Dans le genre des kaijū eiga, les films de monstres, il y a aussi Ebirah, le crustacé géant de Duel dans les mers du sud (Fukuda Jun, 1966, compris dans la série Gojira), ou Frankenstein vs. Baragon, le dinosaure mutant (Honda Ishirō, 1965).

Le tout premier Gojira (Honda Ishirō, 1954) a été allègrement caviardé par les Américains pour sa sortie hors Japon : il était exclu que ce soient leurs bombes nucléaires qui aient réveillé la créature infernale — mais c’est pourtant ce qu’il s’est passé : les bombardements atomiques sur les populations de Hiroshima et Nagasaki ont créé un monstre mutant dans la psyché japonaise.

Il existe bien d’autres séries de kaijū eiga, et dans l’une d’elles, Gamera, ce sont des bombes nucléaires russes qui s’écrasent au pôle Nord et réveillent un monstre aux allures de tortue…

Il a fallu attendre 1997 pour la sortie en France de la version originale du tout premier Gojira, grâce au travail de Christophe Gans et HK Vidéo. De tous les films de la série, Mothra vs. Godzilla est un sommet, y compris pour sa bande-annonce :

Dans un autre genre, la série des films consacrés à Miyamoto Musashi, notamment ceux de Mizoguchi Kenji, Inagaki Hiroshi (trois films) et Uchida Tomu (six films). 

Détail révélateur : le tout premier film de la série, en 1943, s’appelait À deux sabres (Nitōryū kaigen), soit une référence directe à la spécificité de l’école fondée par Musashi, qui se battait avec un katana, sabre long, et un wakizashi, sabre de longueur intermédiaire. Le dernier film consacré à Musashi est sorti en 2020 et s’appelle Crazy Samurai Musashi — il est surtout une performance : un plan-séquence de 77 minutes où Musashi affronte 400 adversaires au cours de l’une de ses batailles les plus célèbres (l’autre étant son duel face à Sasaki Kojirō), qui a eu lieu à Kyōto en 1604 (dans ce film, il n’a qu’un seul sabre, et en réalité, il n’a vaincu « que » 50 ou 80 élèves de l’école de sabre Yoshioka, près du sanctuaire Ichijō-ji de Kyōto).

Voici le lien vers le film de Mizoguchi (1944, sous-titré en anglais) :

● Un réalisateur

Ozu Yasujirō.

Chaque plan de chaque film est une œuvre d’art.

Un film d’Ozu, c’est l’essence du regard et de la perception qui se déploient dans la culture et l’imaginaire japonais, tels qu’on peut les ressentir dans des manifestations aussi variées que les haïkus de Bashō, les peintures de l’ukiyo-e, le silence des contemplations (paysages, saisons, gens) et la simplicité de leur objet. On perçoit aussi la part lugubre de la psyché, des contradictions insolubles, des rites, des croyances, et bien sûr, la part lugubre… des paysages, des saisons, des gens.

Pour en revenir aux films d’Ozu : tout y est à la fois parfait et invisible. C’est simple et somptueux. Sur le fond comme sur la forme, du scénario à la mise en scène, il atteint l’essence de ses personnages sans les toucher. Les ombres, les silences, les objets : Ozu en produit une esthétique unique.

Par le biais des genres abordés, son œuvre est un continent, comme celle de Tanizaki en littérature. On peut passer sa vie à traverser, sillonner, découvrir ce continent. Ce qui est vertigineux, c’est qu’on a l’impression qu’il est rempli de sommets, et que l’on ne cesse de passer de l’un à l’autre. Un continent de monts Fuji — des centaines de montagnes sont appelées « Fuji » au Japon, en hommage à Fuji-san (le mont Iwate est Nanbu Fuji, le mont Yōtei est Ezo Fuji, le mont Iwaki est Tsugaru Fuji, etc.)

Et Ozu est loin d’être le seul continent. Que ce soit le cinéma, la littérature, la photo, la peinture, chaque art japonais est une galaxie impossible à cartographier, un monde flottant en soi dans lequel on ne peut pas vraiment se déplacer avec la géographie, le plan et la boussole occidentales. Chacun y invente son propre voyage, mystique et amnésique.

● Un film

Cette histoire de monde flottant, impossible à cartographier, me permet de citer plusieurs films.

Ceux de Sono Sion, dont Guilty Of Romance et Himizu (mais là aussi, le continent est vaste). Poésie explosive, à la limite du delirium macabre, et à chaque fois, le tour de force est de rester (à peu près) sur les rails…

Et dans l’immense tempête cométaire de films totalement cinglés, Electric Dragon 80 000 Volts de Ishii Sōgo. Dragon Eye Morrison et Thunderbolt Buddha qui se shootent à coup de mégavolts pour se battre en duel, c’est unique — et la bande-son est exceptionnelle :

J’avais spontanément cité Mishima de Paul Schrader. Son sous-titre est « une vie en quatre chapitres ». Ce film vaut tout spécialement parce que la biographie de Mishima y est décapée par son œuvre même — dont le seppuku fait partie. Il suffit de relire n’importe lequel de ses textes des années 60 pour s’en rendre compte. Ou même ses premiers écrits. Et parmi ses derniers essais, Défense de la culture est sans équivoque à ce sujet — mais le lire sans bien connaître Mishima peut se révéler périlleux. Tout comme s’acharner vouloir faire rentrer dans des concepts occidentaux l’homme et l’œuvre, qui ne font qu’un. Mais on s’éloigne de la question du film…

Il y a quantité d’autres Fuji-san dans le continent cinématographique japonais, que ce soit Naruse Mikio (Le Grondement de la montagne, Nuages flottants), Kurosawa Akira (Les hommes qui marchèrent sur la queue du tigre, Rashōmon, Le Château de l’araignée, Ran — pour n’en citer que quatre).

Plus récemment, Le Samouraï du crépuscule de Yamada Yōji renouait avec le genre historique et intime (même s’il y a de très bons films sur la Restauration de Meiji), en racontant l’histoire d’un samouraï pauvre et frappé par le destin, qui fait face à son sort dans l’incompréhension générale.

● Un roman

« Notre encre est liquide ; la leur est en bâtonnets et on la broie pour écrire. » Luís Fróis

Je ne sais plus si le premier roman japonais que j’ai lu était Confession d’un masque ou Le Pavillon d’Or.

En tout cas, le premier livre, c’était juste avant et c’était un essai autobiographique : Le Soleil et l’Acier. J’étais adolescent et sans comprendre tout ce que je lisais, j’étais fasciné. Je l’ai lu et relu pendant des années. Le texte s’essouffle vers la fin, où Mishima aborde des sujets qu’il a mieux traités ailleurs, dans d’autres textes des années 60 et notamment dans Le Japon moderne et l’éthique samouraï. Mais le début de ce testament littéraire est sans équivalent. Toute la lucidité terrifiante de Mishima s’y exprime, ainsi que son don de styliste hors pair. La plume maniée comme un sabre : ce sont des pages inoubliables.

Un autre livre occupe une place à part : c’est Kyōto de Kawabata Yasunari, lorsque je l’ai relu à… Kyōto. L’effet de réel que l’on ne peut pas avoir en le lisant en France est sidérant. Je me délectais d’une lecture très lente et en me promenant, j’entendais le roman résonner dans les rues et les ruelles de Sanjō, je voyais les deux jumelles Naeko et Chieko se rencontrer à Gion, l’atelier, la maison traditionnelle, le père, le jeune homme occupé à la broderie de la ceinture, les cryptomères sur les flancs des montagnes qui entourent la ville, et surtout la galerie couverte de Sanjō-Teramachi et le ryokan (hôtel traditionnel, auberge) où Kawabata a écrit ce livre. Je suis même allé chercher les deux violettes qui poussent au creux du tronc d’arbre, évoquées en ouverture du roman, et qui symbolisent certes les deux jumelles, mais aussi le Japon traditionnel et le Japon de l’après-guerre. C’est ce qui amène certains critiques à faire une lecture politique de l’œuvre, ce qu’on ne peut réfuter, mais selon moi, aucune lecture transversale n’est valide. Il n’y a pas de prisme, seulement des kaléidoscopes. C’est un tout, sensuel, émotionnel, social, humain, tragique et élégiaque, tout en restant une épure, une symphonie du silence.

Du coup, j’ai relu tout Kawabata, et tout Mishima, tout Tanizaki, et tout Natsume Sōseki.

Ça m’a pris environ deux ans et dans cette double immersion, c’est un autre roman de Kawabata qui a eu une résonance incroyable : Le Grondement de la montagne. Les œufs de serpent, la nuque de la belle-fille, les torrents d’émotions troubles et les vertiges de meurtrissures, de mort et de souillures… enveloppés d’un silence et d’un calme souverains. Ce roman fragmenté et sublime est devenu un film de Naruse… 

Et puis, il y a Soleil couchant de Dazai Osamu, dans la traduction de Didier Chiche parue aux Belles Lettres, et toute l’œuvre de Dazai Osamu d’ailleurs, ainsi que Nuages flottants de Hayashi Fumiko, traduit par Corinne Atlan chez Picquier — un puissant roman d’amour tourmenté dans le Japon en ruines de l’après-guerre, également filmé par Naruse. Portraits saisissants d’hommes et de femmes, d’ambiances, de rêves et de désespoirs, entremêlés dans une histoire déliée comme un fleuve. Les images du Tōkyō populaire qui se reconstruit sur ses propres cendres sont inoubliables, tout comme la profondeur et la subtilité des personnages peints par Hayashi Fumiko — une écrivaine majeure malheureusement très peu traduite en français.

Et puis, il y a un genre particulier à l’ère Meiji, qui a vu la naissance de la littérature japonaise contemporaine, notamment avec Natsume Sōseki, habitée par une obsession pour la question de l’identité japonaise. Confronté à l’Occident après sept siècles de fermeture (avant le bakufu, ou shogunat, qui dura du xiie au xixe siècle, le pays n’avait eu des échanges qu’avec la Chine et la Corée), le Japon de l’ère Meiji se redéfinit lui-même, notamment par le biais de la littérature : Le Livre du thé de Okakura Kakuzō (1906), Bushidō, l’âme du Japon, de Nitobe Inazō (1900), ou le très célèbre Je suis un chat de Natsume Sōseki (1906), même s’ils ont le souci de présenter la culture japonaise à l’Occident, sont fondamentalement des redéfinitions du Japon par lui-même. (L’arrivée du bonze dans le récit du chat de Natsume marque un profond tournant dans la lecture, qui commence par une suite d’aventures rocambolesques à l’humour acerbe.) Le même phénomène se reproduira après-guerre avec Le Chrysanthème et le Sabre de l’anthropologue Ruth Benedict, à laquelle les autorités militaires américaines ont commandé une étude pour leur expliquer la mentalité nippone : les Japonais y ont lu avec curiosité et avidité la façon dont les Occidentaux les percevaient, alors qu’ils venaient justement d’être successivement privés de leurs fondations culturelles : le sabre et le chrysanthème (l’empereur).

● Un auteur

« Nous étudions divers arts et sciences dans nos livres ; eux passent toute leur vie à connaître le cœur des caractères. » Luís Fróis

Mishima Yukio. J’aurais pu choisir Tanizaki ou Kawabata ou Natsume — tout comme pour la question du livre, j’aurais pu choisir La Pérégrination vers l’Ouest, une merveille parmi les quatre classiques de la littérature chinoise.

Mais restons avec Mishima.

J’aurais pu répondre à quasiment toutes les questions avec lui.

Un disque : la bande originale composée par Philip Glass pour le film de Paul Schrader.

Un film : Mishima de Paul Schrader.

Un réalisateur : Mishima, pour Rites d’amour et de mort.

Une ville : Mishima, au pied du mont Fuji.

Un évènement marquant : la visite de la maison de Mishima à Tōkyō, peu après mon arrivée au Japon.

Un souvenir, une anecdote : la visite du bureau du général Mashita, dans le quartier général des Forces d’autodéfense à Tōkyō, là où Mishima s’est donné la mort, le 25 novembre 1970. Je l’ai visité le 25 novembre 2020, soit cinquante ans exactement après son seppuku — et à l’heure près j’imagine, puisque c’était également en fin de matinée. D’abord, la visite du hall officiel, où une employée explique où se tenait l’empereur et comment les sculptures du plafond rendaient hommage à l’endroit où il s’asseyait ; le détail des rayures sur le parquet lorsque l’armée américaine a transformé l’endroit en tribunal de guerre ; l’exposition des tenues des soldats japonais au travers de l’histoire ; un film sur le bâtiment, sa construction, ses transformations, sa rénovation, etc. Mais pas un mot sur Mishima. Seule allusion : « Après la guerre, des incidents ont eu lieu entre ces murs ». J’ai reçu une attestation qui stipulait que j’avais effectué la visite, une carte postale avec une photo des bâtiments, deux ou trois bricoles en souvenir…

Tout au début, l’employée a précisé que le bâtiment original avait été déplacé, pierre par pierre, lors de la rénovation de l’ensemble du complexe, à la fin des années 90. En fait, seuls la façade et le premier étage ont été conservés — soit une petite partie d’un bâtiment en forme de carré avec une croix au milieu. Je me suis dit qu’ils avaient également amputé l’histoire, mais que ce n’était pas possible vu le retentissement de l’événement… Et nous sommes montés au premier étage, où il y a trois bureaux. Dont celui, au centre, du général Mashita. Et une fois là, le déluge. Les traces de coups de sabre sur les montants en bois de la porte, le déroulé de la prise d’otage, l’assaut repoussé, la fenêtre utilisée par Mishima pour passer sur le balcon et faire sa harangue aux soldats (celle de gauche, qui s’ouvrait en coulissant à l’époque)… Et puis, le silence. Rien au sujet du discours qu’il a hurlé sous le vacarme des hélicoptères et les huées des soldats, ni au sujet des deux suicides (Mishima et Morita). L’employée avait fini de raconter son histoire et ne devait plus dire un mot sur le sujet. Le terme seppuku n’a pas été prononcé. J’ai regardé le tapis, qui était d’un rouge cramoisi. Il avait été changé.

Même réponse pour la question du Personnage de fiction : Mishima Yukio. Enfant malingre et sensible de la grande bourgeoisie de Tōkyō, il s’est réinventé pour incarner les mythes dont l’a nourri sa grand-mère, qui l’a élevé de sa naissance à ses douze ans : l’esprit samouraï — elle était issue d’une famille liée au clan Fujiwara — et le théâtre japonais, principalement. Il a fait de son corps un corps de guerrier et de son œuvre, un prodigieux théâtre de « la nuit, de la mort et du sang », dont son suicide est le point d’orgue. Et dans ce théâtre, il n’a cessé de porter un masque « plus vrai que ses propres chairs », selon son expression.

Mais personnage de fiction, Mishima l’est également devenu dans la culture occidentale. Personne au Japon ne l’a jamais perçu comme une icône homosexuelle et nationaliste. En France, il est enfermé, à coup de clichés devenus caricatures, dans la prison communautariste gay, à côté de la cellule de Jean Genet. Mais ce n’est que le reflet de la culture française dans le miroir du Japon. On ne peut pas se tromper ou se leurrer davantage à son sujet : c’est prendre le théâtre d’ombres de Mishima pour la réalité, ses fantasmagories et ses fictions pour son être profond. Ici, il est un autre : un écrivain extrêmement brillant qui a sorti ses tripes à l’extrême. Un chauffeur de taxi japonais m’a confié que le principal reproche que l’on pouvait faire à Mishima, c’était d’être allé trop loin : il en a trop révélé sur le Japon.

Mishima est un personnage de fiction bien plus vaste que ce que l’on imagine et se représente : il est le Japon. Il a voulu être et incarner le Japon. Et il y est parvenu. Un passage de son essai Défense de la culture (1968) est édifiant à ce sujet. Pour en résumer les idées principales : 

– La culture japonaise est forme, et cette forme recèle son âme, ses œuvres d’art, ses gestes et ses modes d’action. (« La littérature est un élément essentiel qui modèle la culture en tant que forme. »)

– La culture japonaise est une forme spirituelle et non matérielle, composée « d’œuvres purement formelles qui naissent, durent et s’effacent en un court instant », et se répètent à l’infini. Il n’y a pas de distinction entre l’original et la copie. « Cette culture qui est avant tout forme se mue en un mode d’agir dont l’essence est l’effacement. »

– La culture japonaise raconte une histoire unique : celle du Japon. « La culture japonaise suppose un sujet créateur libre dont la main est animée par la transmission des formes. » Ce sujet créateur « n’existe pas seulement dans les œuvres d’art mais aussi dans les couches profondes de la culture qui comprennent les actes et la vie ».

C’est tout cela, l’auteur Mishima Yukio.

● Un personnage de fiction

Un jour de printemps, il y a quatre ans, une jeune fille attendait à un carrefour. Sur le bas de son tee-shirt, qui tombait pile au niveau de ses fesses, il était écrit : « All you and me are fiction ».

Prenons un personnage de fiction qui ne laisse aucun doute quant à sa nature : le singe de La Pérégrination vers l’Ouest. Il est né d’un rocher frappé par la foudre, a pénétré les arcades du Tao, a foutu un bordel sans nom dans le royaume de Bouddha, qui l’a enfermé sous cinq montagnes pendant cinq cents ans, durant lesquels il a été nourri de bronze fondu et de pilules de fer. Ensuite, Kannon l’a chargé d’accompagner le moine chinois taoïste Xuán Zàng (Tripitaka de l’Empire des Tang, dans la version française) vers les terres de l’Ouest (l’Inde) à la recherche des rouleaux sacrés du bouddhisme.

Ce personnage est génial. Immortel, pétri d’avanies, colérique et sage, bagarreur et plein d’humanité. Il est doté de pouvoirs dantesques, peut terrasser des armées entières et des monstres prodigieux — on en revient aux kaijū eiga… Le moine chinois est quant à lui un gentil falot auquel le singe fait la leçon :

Comme les étoiles, les mouches ou les flammes,

Comme une illusion, une goutte de rosée ou une bulle,

Comme un rêve, un éclair ou un nuage :

Ainsi devrait-on voir tous les phénomènes.

Il s’appelle Songokū en japonais, Sun Wukong en chinois (« l’enfant qui a atteint la compréhension du néant »), et Singet en français (ou le Roi-singe, le Duc du Tonnerre, Pupilles d’Or, le disciple). Il faut souligner le travail de traduction d’André Lévy pour l’édition de la Pléiade : remarquable. (Certes, c’est LE roman de la civilisation chinoise, élaboré du vie au xvie siècle, mais cette dernière a énormément influencé la construction de la culture japonaise.)

● Un photographe

« Leurs images sont horribles et terrifiantes avec des figures de diables fulminant dans les flammes. » Luís Fróis

Eikō Hosoe ! Mais je me limite aux artistes de Kyōto, sans quoi je parlerais du travail singulier de Uma Kinoshita, notamment sa série en cours depuis presque dix ans sur Okuma-machi, la ville abandonnée — et interdite — où se trouve la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. C’est un travail très profond sur le langage de la nature — assez violent en l’occurrence. Dès le premier regard, le spectateur est dépouillé et projeté dans ces paysages et dans la tempête d’émotions figées qui les hantent. C’est une expérience peu commune.

À découvrir ici (Mementos of Happiness et les autres séries) : 

https://www.umakinoshita.com/

À Kyōto, la première grande découverte, c’est Yoshida Akihito, lors de l’édition 2017 du festival Kyotographie. Le livre et l’exposition The Absence of Two (Une double absence, Xavier Barral, 2019) ont fait beaucoup parler d’eux en France et en Europe. J’en choisi donc trois autres, qui représentent chacun une direction cardinale du continent photographique de Kyōto.

Yuna Yagi a suivi une formation d’architecte à New York et à Berlin avant de revenir à Kyōto pour se consacrer à la photo. Elle parle souvent du regard et parvient à faire vibrer ce qu’elle nous donne à voir (Collapsing World, Blanc/Black). Elle parle de zen, également, et de ma — , un concept d’espace-temps, de mouvement immobile et d’impermanence. Mais dans ses photos mutiques, c’est une esthétique japonaise totalement rafraîchie qui happe le spectateur. Son épure est une hypnose. Dans un fracas de silence, tout devient minéral, sur le point de se dissoudre ou de s’évaporer, et une vibration essentielle sourd des visions qu’elle capte (Landscape of Kishira).

À découvrir ici :

https://yunayagi.com

Eriko Koga a étudié la littérature française avant de s’engager dans la photo. Chacun de ses projets est nourri d’images qui s’entrechoquent, résonnent, s’assemblent pour former une histoire sans début ni fin, comme l’ensō (le cercle) du zen — Eriko vit d’ailleurs dans un temple, et a beaucoup photographié le mont Kōya (Issan). Dans TRYADHVAN, un mot sanskrit qui désigne les « trois mondes » du bouddhisme (l’indissociabilité du passé, du présent et du futur), elle a saisi les états entremêlés de vie et de mort dans la nature et, à travers son regard, les lie à l’être intime du spectateur. Dernièrement, BELL plongeait allègrement dans la narration en adaptant la légende d’Anchin et Kiyohime…

À découvrir ici :

https://kogaeriko.com

Enfin, Kai Fusayoshi, légende de Kyōto, qu’il arpente et photographie sans relâche (« comme un chien qui pisse », dit l’un de ses amis) depuis plus de quarante ans. Avec un cœur de poète et un œil de faucon, il saisit comme personne la magie invisible du quotidien. Il a commencé par des expositions sauvages au bord de la rivière, et l’an dernier le festival Kyotographie lui a rendu hommage en installant trois immenses panneaux contenant des centaines de ses clichés, à l’endroit même de ses premiers faits d’armes. 

À découvrir ici (Kai est très actif sur Facebook également, et dans son bar de Kiyamachi, Hachimonjiya) : 

http://kaifusayoshi.website

● Première prise de conscience d’une attirance pour le Japon 

« Chez nous, l’invité rend grâce à son hôte ; au Japon, c’est le contraire. » Luís Fróis

Pas une attirance, une fulgurance.

La première phrase de Japon, empire de l’harmonie de Corinne Atlan est, de mémoire :

« Lorsque je suis arrivée au Japon, je me suis sentie complètement chez moi et en même temps, de l’autre côté de la lune. »

J’ai l’impression que dans ma mémoire, il y a toujours eu des rumeurs quant à l’existence de cet autre côté de la lune, à commencer par les anime. Je serais curieux de savoir combien de personnes ont le souvenir du 3 juillet 1978, par exemple. On se faisait chier au-delà du soutenable avec Lolek et Bolek et les Japonais nous balancent Goldorak… qui n’était pourtant qu’un succédané de Mazinger Z et n’a guère eu de succès au Japon :

https://youtu.be/opt3S11yaQg

Il y avait le karaté, les mythes des samouraïs, du seppuku (que l’on appelait alors hara-kiri, incorrectement), des ninjas et des geishas. La série Shogun… Le zen, les performances technologiques et économiques sidérantes, le bullet-train, les robots, le perfectionnisme, une forme d’outrance dans l’imaginaire, etc. 

Mais cela ne formait pas ce que j’appellerais une attirance. Plutôt la conscience de l’existence d’un univers à la fois unique et hors de portée, lointain et étrangement réel. Un univers tellement éloigné que l’attirance était impensable…

Et cet univers restait parfaitement idéal, tel qu’on peut l’appréhender à 10 000 kilomètres de distance. Parfaitement idéal, parce que c’était l’ailleurs parfait. Et c’était très bien comme ça. Je n’ai jamais eu l’idée ni le désir d’apprendre la langue japonaise en France, par exemple. Seule entorse : le karaté, que j’excusais en me disant que je n’avais pas un sensei japonais mais un instructeur lorrain. La condition pour que le Japon reste parfait en tant qu’ailleurs, c’était qu’il demeure lointain, idéal, intouché. C’était je crois son seul rôle : symboliser l’ailleurs.

Paradoxalement, ce sont les romans qui me donnaient une impression de proximité. J’y lisais une poésie de sang et de raffinement sublime, d’amour et de mort, ressentais un souffle d’absolu, entendais un écho intime, clair et profond.

Je me souviens avoir découvert Mishima dans une revue de karaté, justement. Le cliché de l’écrivain-samouraï est sans doute le moins faux de ceux qui encombrent sa « biographie ». Des années plus tard, j’ai appris que le bunburyo-dō (la double voie de l’art et de la guerre, de la plume et du sabre) était une tradition développée durant l’ère d’Edo et la Pax Tokugawa… (À propos de biographies : celle d’Henry Scott-Stokes, Mort et vie de Mishima, est une référence, et la plus complète est Persona de Inose Naoki, le seul à avoir eu accès à l’intégralité des archives de l’écrivain — disponible en anglais. Celle de John Nathan est une supercherie.)

En bref, comme pour énormément de monde, le Japon était un monde et une culture complètement à part et incompréhensibles.

Mais il devait bien exister une forme d’attraction magnétique, l’équivalent physique de la représentation mentale de cet ailleurs total. Comme l’un des fils de notre méta-histoire, que l’on pressent sans la comprendre.

Pendant une quinzaine d’années, j’ai voyagé d’ouest en est — et je ne m’en suis rendu compte que plus tard. Amérique du Nord et du Sud, Maghreb, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est, Corée… Je ne pensais pas au Japon alors, mais à Montréal, New York, Caracas, l’Amazonie, le Sahara, la mer Rouge, puis la mer Jaune…

Et des années plus tard, le 30 juillet 2014, en arrivant à Kyōto… Ça faisait déjà un moment que j’étais en Asie, donc je n’étais pas anesthésié par le décalage horaire. La sensation unique de ce moment est toujours aussi vive. La chaleur de l’air dans le soir d’été, du poids du sol devant la gare, les mouvements du monde flottant environnant… Et, posé au sommet de la Kyoto Tower, ce vaisseau spatial bleu et vert qui illuminait la nuit : ce n’était pas l’autre côté de la lune, c’était une autre planète.

Le lendemain, une heure après un tremblement de terre et un alignement des équinoxes, je rencontrai Sachiyo devant le Pavillon d’argent. Une évidence qui s’ajoutait à une autre : mon centre de gravité avait toujours été ici, de l’autre côté de la lune.

C’était il y a sept ans. C’était hier.

Et hier comme il y a sept ans, j’ai toujours la pleine sensation de ce basho, comme le dit le philosophe Nishida Kitarō : la place existentielle, l’endroit véritable, l’espace d’épanouissement — l’eau, l’air et le feu de l’armée de dragons.

Évidemment, cette sensation ne suffit pas. Elle peut être évidence, fulgurance, mais elle n’est que condition initiale. 

C’est là qu’intervient la notion de (voie, chemin, comme dans bushidō, voie du guerrier, chadō, voie du thé, kadō, voie de l’arrangement floral, kōdō, voie de l’encens, shodō, voie de la calligraphie, etc.) Très tôt, il y a d’abord eu le zen, puis le iaidō (voie du sabre).

C’est par le zen que je suis arrivé au plus près du Japon, et que je suis entré pleinement dans « le monde flottant », avec une boussole à trois aiguilles : zazen, sabre, écriture.

Il y a quelque temps, j’ai ressenti que je faisais partie du Japon corps et âme — je resterai à jamais un étranger, même en obtenant la nationalité japonaise. Plus précisément, j’ai eu l’intuition que les frontières entre moi et le Japon s’étaient nettement amenuisées. Avec les années, les molécules qui composent mon corps ont été produites au Japon. Le même processus est à l’œuvre avec la conscience et l’imaginaire. C’est insensible, invisible, et soudain, j’ai réalisé que je faisais partie de ce corps social et culturel, que le chez moi que j’ai ressenti dès le premier jour, le basho, était devenu, sans que je m’en aperçoive, un processus plein et entier, un mouvement perpétuel et harmonieux — l’harmonie n’existant pas sans contradictions.

Pour reprendre une formule célèbre, tout le zen n’est que zazen, la méditation assise. Et je crois que le zen est l’essence de toutes les voies — cela se confirme au niveau historique : il y a un avant et un après Sen no Rikyū, celui qui a transformé la cérémonie du thé en voie, en art de la vie. Après lui, soit à partir de la fin du xvie siècle, tous les se sont formalisés : le tir à l’arc, le sabre, la calligraphie, etc., sont devenus des voies. C’est Rikyū qui introduit ce qu’on appellera les notions subtiles de wabi et de sabi. C’est en un sens son approche de la voie du thé qui a cristallisé ce que l’on nommera bien plus tard l’esthétique japonaise. (Le Secret du maître de thé de Yamamoto Kenichi, paru au Mercure de France, est une très bonne biographie romancée de Sen no Rikyū.)

Et l’inspiration subatomique de ces est le zen, qui les imprègne en profondeur.

Récemment, Mochizuki-san, le bonze responsable du temple Kōshō-ji, où je pratique zazen chaque matin à l’aube, m’a demandé ce qu’était selon moi le zen (il me retournait la question que je me proposais de lui poser dans le cadre d’une courte vidéo). Mon niveau de japonais m’a heureusement empêché de lui faire une réponse métaphysique : si chacun des (y compris la vie) est un fruit, le zen en est le noyau. (Il a accepté de faire la vidéo.)

En décomposant le kanji signifiant zen (禅), on lit shimesu et hitoe : « manifester ou exprimer l’unité ».

La pratique du zen est le zazen : la méditation assise (座禅).

Le zen est une branche spécifique du bouddhisme japonais, et on ne peut comprendre l’un et l’autre (le zen et le Japon) qu’en les pratiquant.

Zazen est un outil : ni une religion, ni un dogme, ni une idéologie, ni une formule magique. Zazen, c’est s’asseoir et respirer, et c’est tout le zen. 

Quand j’ai commencé à pratiquer zazen chaque matin à l’aube, j’ai eu besoin d’écrire ce qu’il se passait, comme pour mieux m’imprégner de l’expérience et mieux la comprendre.

C’est le récit La Caverne aux chauves-souris sous la montagne noire : qu’est-ce qu’il se passe quand on fait zazen tous les matins ? Qu’est-ce que cela produit comme effets sur notre corps, notre esprit, notre rapport à nous-mêmes, aux autres, sur notre relation à nos énergies profondes et aux dynamiques à l’œuvre dans le monde ? Qu’est-ce que cette expérience fait émerger ?

On connaît la réponse : une voie de l’esprit, l’esprit de la vie, la vie même. Mais on ne la comprend pas tant qu’on n’en a pas fait soi-même l’expérience. C’est exactement la même chose pour le Japon.

Chris Marker disait que la meilleure façon de connaître le Japon, c’était de l’inventer. Dans l’absolu, il n’a pas tort et sa remarque est aussi valable pour connaître la Laponie ou percer les arcanes du tarot, mais il y a une chose essentielle qu’il ne dit qu’au travers de ses films, et que l’on pourrait formuler ainsi : la seule façon d’apercevoir le Japon, c’est d’enlever ses lunettes d’Occidental, sans quoi on ne voit strictement rien — que l’on soit à Paris ou à Tōkyō.

Ce n’est pas évident — on peut passer sa vie en croyant être au Japon alors qu’en réalité, on n’est nulle part, ou dans des limbes soliptiques entre l’Occident et « un ailleurs que l’on nomme “Japon” ». En plein dans l’effet « Solaris ».

C’est là un phénomène bien réel (plus on est déstabilisé par le fait d’être ailleurs, plus on se raccroche à d’où l’on vient), et il suffit de lire le discours et le vocabulaire de la presse anglaise, américaine, française, pour s’apercevoir qu’ils sont en porte à faux avec la réalité des articulations politiques, sociales, culturelles, comme avec l’histoire — le livre Moderne sans être occidental de Pierre-François Souyri éclaire très bien cette question.

Mes lunettes occidentales, c’était de voir le Japon au travers du prisme Mishima. Ma chance, c’était que cet « ailleurs » a immédiatement été mon « chez moi », mais aussi de pouvoir aborder toute la complexité du « cas » Mishima.

Les Japonais avec qui je discute régulièrement ou au hasard de rencontres sont très curieux de savoir quel est mon Japon, et ce sont souvent les trois mêmes questions qui reviennent : pourquoi est-ce que je vis au Japon, est-ce que je suis marié à une Japonaise et qu’est-ce que je fais au Japon. Mais ce qu’ils veulent vraiment savoir, c’est le regard qu’un étranger porte sur leur pays. Je leur dis que ma femme est Japonaise, que je suis écrivain, que je pratique le iaidō et le zazen. Ça leur suffit pour savoir qui je suis. Alors, ils me parlent de leur virée à Ōsaka ou des paris qu’ils ont fait sur les courses de bateaux à Ōtsu.

● Une image

« Toutes leurs images sont dorées de haut en bas. » Luís Fróis

Les côtes japonaises depuis l’avion Séoul-Ōsaka. Des côtes bleu noir découpées sur la mer du Japon, très claire.

● Un événement marquant

« Nous coupons le melon dans sa longueur ; les Japonais le font en travers. » Luís Fróis

Ils le sont tous. Et jamais là où on pourrait les attendre.

J’ai couru le marathon de Kyōto en 2015, ça devait être mon douzième ou treizième, je m’attendais à ce que ce soit un évènement marquant : raté. C’est un parcours pour touristes, avec passage obligé devant toute une série de temples, qui ne prend pas en compte la difficulté de courir 42 kilomètres et 195 mètres. 

J’étais 1ère dan lorsque j’ai participé à ma première compétition de iaidō à Kyōto, et je m’attendais à me faire sortir dès le premier tour. J’ai gagné la finale. Quand j’étais 2e dan, je suis également arrivé en finale et je me suis fait atomiser par une jeune femme. C’est encore plus marquant — et un bon souvenir, évidemment.

Un soir de février 2015, je parlais (encore) de Saigō Takamori et Sachiyo me dit tranquillement que c’était son arrière-arrière-grand-père.

● Un personnage historique

Saigō Takamori, le dernier samouraï. L’avant-dernier chapitre du superbe livre d’Ivan Morris, La noblesse de l’échec, lui est consacré. 

● Une ville, une région

Kyōto pour la ville, Kagoshima pour la région (celle de Saigō Takamori, au sud de l’île de Kyūshū), Yakushima pour l’île.

● Un souvenir, une anecdote

« Nous gardons comme un trésor les pierreries et les bijoux d’or et d’argent ; les Japonais conservent de vieux chaudrons, des porcelaines anciennes et cassées, des récipients de terre cuite, etc. » Luís Fróis

L’anecdote date de ce matin. Je vais à la banque, je remplis un formulaire pour expliquer la raison de ma venue, je vérifie trois fois que tout est nickel. Deux minutes plus tard, l’employée revient avec ledit formulaire sur lequel elle a collé deux papiers de couleur. Devant mon nom écrit en katakana, le syllabaire utilisé notamment pour les noms et mots étrangers, elle a marqué OK. Mais il y a un problème avec mon nom écrit en roman. J’ai mis un point sur le I de RAIZER et au Japon, un I majuscule surmonté d’un point, ça pose problème. Elle me tend un stylo pour que je relie le point et la barre verticale. Elle vérifie scrupuleusement le résultat et le verdict tombe : Kirei ni narimashita ! (« C’est propre ! », « Tout est en ordre ! »). J’ai pu me rendre à la borne interactive pour traiter l’affaire qui m’amenait…

Il y a quelques années, l’employé d’une agence de voyage m’a rendu un trombone que j’avais laissé lors de ma première venue, trois semaines auparavant.

Il y a trois ans, dans le Shinkansen, j’ai demandé à un passager de changer de place avec lui pour être à côté de Sachiyo. L’homme a refusé catégoriquement : son numéro de ticket (il le montrait pour prouver ses dires) correspondait à son numéro de siège et il ne pouvait pas en être autrement. Le plus marquant, c’était l’angoisse dans ses yeux à l’idée de foutre un chaos monstre dans l’horlogerie impeccable de l’univers.

Je me suis demandé si ce genre de choses n’arrivaient qu’aux étrangers, comme une démonstration de l’implacable perfectionnisme nippon. Mes amis japonais me disent que non. Hormis la panique du passager du Shinkansen (en cas de catastrophe ferroviaire, il serait mort à la place d’un gaijin ? Et je prendrais sa place dans le monde (in)visible ?), ce genre de cocasserie, sous des dehors on ne peut plus sérieux, est fondamentalement une politesse, une forme de lien et un référent commun, mais surtout un jeu et un échange de codes, comme une bonne partie des interactions sociales.

Cela me rappelle l’une des premières intuitions tectoniques que j’ai eues lorsque je ne parlais pas du tout le japonais : le réel est l’objet de soins et d’attentions d’autant plus maniaques qu’on ne croit pas en son existence.

● Le meilleur du Japon

« Les Européens se délectent de poules, de perdrix, de pâtés et de viande blanche ; les Japonais, de chacals, de grues, de singes, de chats et de goémon cru. » Luís Fróis

La nourriture japonaise (和食, washoku). La nourriture dit énormément de choses d’une culture. Et plus spécifiquement, mais c’est un goût personnel, le shōjin ryōri. C’est de l’art, et bien davantage.

J’ai cité l’ombre, au début. Il suffit de dire que c’est également un art.

● Le pire du Japon

C’est ce que j’appellerais l’effet « Solaris ». Comme la planète dans le livre et le film du même nom, le Japon joue un rôle de miroir psychique. Il renvoie à la perfection tous les fantasmes qu’on y projette. La meilleure façon de s’en prémunir depuis la France : la revue Zoom Japon, en ligne et gratuite : 

https://zoomjapon.info/

● Un mot

Un mot de Lao-Tseu, tiré du Tao-tö king. Il parle de « l’espace entre le ciel et la terre », mais cela s’applique aussi au Japon :

Plus on en parle, plus vite on aboutit à l’impasse.

Mieux vaut s’insérer en son intérieur.

Mu, c’est celui qui m’est venu à l’esprit au tout début. Plus qu’un mot, c’est une conception qui dépasse ce que les Japonais appellent le « logical mind » occidental, nom qu’ils donnent à l’impérieuse et indépassable rationalité. Pour autant, cette conception n’est pas totalement absente de la culture occidentale. Par exemple dans les Augures d’innocence de William Blake : « un monde dans un grain de sable, un ciel dans une fleur sauvage, l’infini dans la paume de la main, et l’éternité dans une heure ». Ou dans « l’univers dans une coquille de noix » de Shakespeare. Et bien d’autres. Il y a dans cette notion intuitive quelque chose d’universel auquel la culture japonaise a fait subir un double traitement : l’épure et l’extrême.

Par exemple, l’épure et l’extrême des mots de William Blake seraient ceux du philosophe Nishida Kitarō : « L’absolu se réalise exactement là où il se nie absolument ».

Et Nishida amène à Matière et mémoire de Bergson, dont la pensée est, comme celle du philosophe fondateur de l’école de Kyōto, imprégnée de zen.

Concluons avec le mot indispensable : arigatō gozaimasu. C’est le premier que j’ai appris : merci.

Merci pour cet exercice, qui n’est pas aussi simple qu’il paraît — définir des choses fixes dans un monde qui ne l’est pas — discerner une série de vagues immobiles dans un monde flottant.

Terminons avec un peintre : Maruyama Ōkyo, un maître d’ukiyo-e (« images du monde flottant »). Il y a quelques années, j’ai cru aller voir une grande rétrospective de ses œuvres, à Kyōto. En réalité, je suis entré dans l’univers de ses peintures. 

S. RAIZER by UMA KINOSHITA

Entretien réalisé par mail en mai 2021.

Clete.

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