Chroniques noires et partisanes

Auteur/autrice : clete (Page 1 of 133)

TERRES NOIRES de Sébastien Raizer / Série Noire / Gallimard

“Sur le point de quitter l’Europe, Dimitri Gallois et Luna Yamada sont victimes d’un règlement de compte sanglant. Mafia serbe, armée privée américaine, groupe bancaire basé au Luxembourg : la véritable cible de cette collusion toxique est Santo Serra, à la tête d’une branche stratégique de la ‘Ndrangheta, et c’est avec lui que Dimitri et Luna vont tenter de briser l’engrenage mortel qui les happe.

Lorsque l’horizon semble s’éclaircir, Luna disparaît au cours d’une embuscade. Pour la retrouver, Dimitri va fouler les terres les plus noires de la sauvagerie et de la folie contemporaines.”

Terres Noires est le troisième volet de la trilogie Dimitri Gallois, son final. Dans sa postface Sébastien Raizer préfère le terme de triptyque:

“Les nuits rouges” traite de crise, “Mécanique mort” de crime, “Terres noires” de guerre. C’est davantage un triptyque qu’une trilogie: trois portraits selon trois thèmes. Ces thèmes sont indissociables et forment le cœur noir de l’Occident”.  

Si ce volume est salement empreint de la violence et de l’aveuglement de la guerre, avec en arrière-plan l’Ukraine, il est néanmoins totalement dépendant des deux premiers. Il serait vain et regrettable de rentrer dans l’histoire sans avoir lu les deux premiers et cela malgré les apports didactiques éclairés de l’auteur. Commencez par Les nuits rouges parce qu’il est sûrement le plus touchant, le plus personnel de Sébastien Raizer, originaire de cette région des trois frontières de la Moselle et enchaînez par Mécanique mort parce qu’on y découvre l’internationale nébuleuse du crime mafias, banques et officines paramilitaires qui engendrent le cauchemar que nous allons vivre.

Les trois romans semblent obéir à un crescendo dans la violence comme dans la dénonciation du libéralisme et cet épisode est certainement le plus dur, le plus létal. On ne meurt pas d’une simple balle dans le buffet chez Sébastien, il sait y faire pour jouer avec nos nerfs… et là, son théâtre de l’horreur est particulièrement réussi dans sa démence et outrageusement vicieux dans sa répétition.

Si Sébastien Raizer cite souvent Joy Division dans ses propos, ici on n’est plus dans la furie de Rammstein (cité également). L’écrit est scandé, hurlé, semé de citations assassines souvent pertinentes mais aussi parfois nettement moins efficientes car sorties de leur contexte ou totalement déplacées (une leçon de démocratie donnée par le représentant permanent de la Chine aux Nations Unies à propos de la guerre en Ukraine… pffff). Mais même si pour une fois on n’est pas du tout en phase avec le discours politique qui accompagne l’histoire, on ne peut que reconnaître qu’il enrichit le récit, le rend plus sauvage, plus furieux, une sorte de mantra logique dans la progression d’un roman contre le symbole du libéralisme : les USA tout en offrant un argumentaire recevable, développé à un époque par Le Monde Diplomatique en France.

Le roman, redoutable, n’est pas à mettre entre toutes les mains d’une part par l’explosion meurtrière particulièrement vicelarde qu’il mûrit et d’autre part par la complexité des forces, des fractions qui l’animent. Mais Sébastien Raizer reste droit dans ses bottes, se moque du consensuel, se concentre sur sa diatribe, montre une autre vision du monde et offre une histoire éprouvante et très prenante, un cauchemar halluciné et hallucinant.

Clete.

PLAN AMERICAIN de Seth Greenland / Editions Liana Levi

Bleecker and Bowery

Traduction : Adélaïde Pralon

New York, fin des années 70. La ville est sale, les immeubles délabrés, et il ne fait pas bon s’y promener seul après minuit, mais elle bouillonne de créativité. Les cinémas d’art et d’essai pullulent, les films au casting majoritairement noir connaissent leur âge d’or, et tous les espoirs d’une mixité harmonieuse semblent permis. C’est là que Paul, alias Pablo, fils d’un marchand de boutons juif, rêve de lancer sa carrière de cinéaste. Et que Jay Gladstone, promis à un avenir tout tracé dans l’immobilier, ambitionne de produire son premier long-métrage. Dans le rôle principal, Avery, comédienne afro-américaine qui voudrait devenir une star du grand écran. Un projet aussi ambitieux que fou, porté par l’enthousiasme de la jeunesse, qui pourrait bien rencontrer quelques obstacles…

Pour Plan américain, son sixième roman publié chez Liana Levi, l’américain Seth Greenland a fait le choix délibéré de ne pas le présenter aux éditeurs américains et de le sortir directement en France, celui-ci laissant entendre que son contenu est trop dérangeant dans le contexte actuel qui ne permettrait plus aux auteurs de pouvoir écrire sur ce qu’ils veulent, notamment pour un blanc de créer des personnages noirs (voir interview de L’Express). Si c’est pour ma part mon premier livre de l’auteur, les lecteurs familiers de son œuvre retrouveront ici des personnages de Mécanique de la chute, le précédent roman de Seth Greenland, les deux romans pouvant néanmoins être lus indépendamment.

Bienvenue à New York, quelques années avant l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir, aux côtés du jeune Paul Schwartzman encore pétri d’idéaux et d’illusions. Il rêve de cinéma mais produit essentiellement des chroniques pour une revue porno. C’est qu’il faut bien payer les factures en attendant des jours meilleurs. A l’époque qui est la sienne, la ville encore violente et chaotique est en plein bouillonnement culturel. La blaxploitation, genre de films au casting afro-américain, a le vent en poupe, et la culture punk se répand elle aussi. Que de stimulus créatifs pour Paul qui ne sait pas encore trop où il va. Sa petite amie du moment, Kit, avec qui il se mariera pour lui éviter d’être renvoyée dans son pays par l’immigration à la fin de son visa étudiant, le pousse à écrire un scénario dans lequel elle pourrait tenir un rôle important plutôt que de tourner pour de petits films étudiants. Alors que Paul s’y affaire, sa route croise celle de Jay Gladstone, un ancien ami aujourd’hui dans l’immobilier. Cette amitié retrouvée va bousculer le quotidien de Paul quand Jay lui annonce sa volonté de produire un film dont Paul serait le scénariste. Un scénario qui va évoluer et pousser Paul à s’engager, non seulement dans l’écriture de celui-ci, mais aussi dans sa réalisation. C’est une aventure enivrante qui débute mais qui va connaître son lot de péripéties.

Avec Plan américain, Seth Greenland nous plonge, non sans humour, dans le New-York de sa jeunesse. Une plongée particulièrement riche et immersive tant il maîtrise son sujet. Le décor est parfaitement posé et ses personnages finement construits. Tout est très réaliste. On se délecte de son roman rien que pour le voyage qu’il nous permet de vivre. Au cœur de son roman se trouve notamment le sujet des relations raciales aux Etats-Unis qui reste encore pleinement d’actualité aujourd’hui. 

Si on aime apparemment à dire que Seth Greenland est le digne héritier de Philip Roth, je vous laisse juge de cela, il est indéniablement un excellent écrivain. Plan américain est un roman d’initiation perspicace et intimement new-yorkais dont on ne peut qu’apprécier la lecture. Il ferait sans nul doute un très bon film 

Brother Jo.

FUCK UP de Arthur Nersesian / Editions La Croisée

The Fuck Up

Traduction: Charles Bonnot

Fuck Up est le premier des huit romans du romancier et poète Arthur Nersesian. Sorti en 1997 et racontant New York et plus particulièrement le Lower East Side de Manhattan au début des années 80, le roman est devenu, à raison, culte aux Etats Unis et surtout, forcément, dans la grosse pomme. Bizarrement jamais édité en France, merci aux éditions La Croisée d’avoir réparé cette erreur.

Notre héros, qui restera sans nom, a débarqué un jour à New York dans les années 80 avec ses rêves de gloire comme seul bagage comme tant d’autres. Et comme tant d’autres, il s’est aperçu que si on n’a pas les billets verts en poche, la Ville se gagne. Il faut vraiment se battre pour pouvoir s’y établir et il y parvient dans un premier temps avec un job d’ouvreur dans un ciné et une petite copine dont il partage l’appartement et la vie. Mais notre garçon qui n’a déjà pas grand chose dans le citron, a, de plus, une bite à la place du cerveau et pense qu’il est établi. Du coup, le grand jeu ! Il demande une augmentation à son patron et commence à convoiter une autre ouvreuse du cinéma qu’il veut, en fait, juste consommer, pour rester poli…Et évidemment il se plante dans les grandes largeurs, se prend le tapis avec les filles, l’une le repousse, tandis que l’autre le vire. Son patron, pas très malin mais très con, le lourde lui aussi. Et là commencent les problèmes. Un canapé chez le dernier pote qui veut encore de lui, un gros mensonge sur sa sexualité pour obtenir un emploi dans un cinéma porno gay…Le début de la mouise, New York n’a que faire des losers. “The party’s over” pour lui dans la ville qui ne dort jamais et l’After sera terrible. Des soirées enivrées dans Alphabet City aux matins blêmes sur le trottoir de la ville. « La galère, la vraie. « The fuck up »…

Fuck up est un roman très drôle au départ et sombrant progressivement dans une grande noirceur. Notre héros ne dégage pas vraiment d’empathie mais son histoire, à mesure qu’elle s’assombrit, peut parfois le rendre touchant, montrant notamment à quel point les grandes villes savent ignorer la précarité et la détresse. Mais notre loser n’est pas le seul héros de Fuck up. Il doit partager l’affiche avec New York qui est en fait la vraie star, enfin le sud de Manhattan et Brooklyn, les coins les plus fréquentés des touristes. La balade est superbe si vous connaissez. On y découvre une ville bien moins policée que maintenant, plus colorée, plus diversifiée dans ses courants entre la fin des hippies, l’émergence des yuppies et les Doc’s des punks. Pas encore Boboland…

On a souvent comparé le roman à L’attrape coeurs de Salinger ou aux romans de Fante. Mouais, je lorgnerais plus vers le Putain d’Olivia de Mark SaFranko ce qui n’est pas un mince compliment. Guidé avec talent par Arthur Nersesian, le roman s’avère méchamment addictif.

Pour tous les amoureux de New York et les amateurs de littérature noire de qualité.

Clete

AU BON VIEUX TEMPS DE DIEU de Sebastian Barry /Joëlle Losfeld éditions

Old God’s Time

Traduction: Laetitia Devaux

“Tom Kettle, un inspecteur de police fraîchement retraité, coule des jours tranquilles à Dalkey, une petite station balnéaire de la banlieue dublinoise. Il a pour seule compagnie ses voisins et le souvenir encore vif de ses proches : sa femme, June, mais aussi sa fille et son fils, Winnie et Joseph, tous prématurément disparus.

Lorsque d’anciens collègues viennent frapper à sa porte pour lui demander son aide dans une vieille affaire d’abus sexuels au sein de l’Église, Tom est mis face à un passé et à un secret douloureux. À mesure que l’histoire avance, les souvenirs émergent : il y a eu la violence des prêtres de l’orphelinat, son enfance malmenée, et surtout celle de June, victime de viols perpétrés par le père Matthews. Il y a eu l’enquête, étouffée à l’époque. Et puis le corps du père, retrouvé dans les montagnes de Wicklow. Aperçu sur les lieux du crime, Tom est suspecté.”

Sebastian Barry est une belle plume, empreinte de la mélancolie chère aux auteurs irlandais. Par le passé, nous avions été éblouis, dans un genre très différent, par Des jours sans fin et cette seconde chronique confirme tout le bien que l’on pense de l’auteur et en même temps la déception et l’étonnement de ne pas le voir mis plus en avant sur les étals des librairies. Pas dans l’air du temps, peut-être, en dehors des modes et des sujets qui font vendre certainement, mais il serait dommage de passer à côté de ce roman qui aura l’art de séduire tous ceux qui ont envie d’une belle littérature certes très noire mais qui vous emporte sans artifices.

Il y a beaucoup de flics présents dans le roman, en activité ou en retraite, comme Tom dont on va découvrir la psyché tourmentée et le déni qu’elle cache. Mais pour autant, ce n’est pas tout à fait un polar, plutôt un roman qui raconte par la voix d’un vieil homme les souffrances, la tristesse infinie de la perte de tous les siens, épouse, fille et fils, et surtout montre avec force mais aussi extrême pudeur et élégance les méfaits de la pire invention de l’homme, Dieu, et son bras armé dégueulasse, la religion…

“Les viols, les salopards de prêtres, les bonnes sœurs, les souffrances, la douleur, la cruauté, tout ce bordel”. Sebastian Barry fait le procès de l’église catholique irlandaise et de sa hiérarchie qui a couvert pendant des décennies l’ignominie et la bestialité qui sévissaient dans ses rangs…

“280 prêtres pédophiles pour 70.000 victimes et pour toute l’Europe, environ 11.200 prêtres qui auraient abusé de plus 2,8 millions d’enfants. L’ampleur du phénomène aurait poussé l’Église à dissimuler ces abus. (Euronews). Les chiffres sont effarants, quasiment trois millions de gamins dézingués, de vies innocentes souillées pour l’éternité… Le sujet est donc terrible mais traité avec une pudeur et une intelligence qui arrivent presque, presque seulement, à masquer la colère de l’auteur qu’on sent, à travers les lignes, particulièrement ébranlé comme son héros.

Au bon vieux temps de Dieu n’offre pas un moment de lecture confortable, les océans de larmes vous envahissent très vite, vous submergent rapidement, vous noient dans des abîmes sans fin mais c’est un roman utile, nécessaire, magnifique, qui, pour moi, fera date.

Clete

AU MILIEU DES SERPENTS de Patrick Michael Finn / EquinoX les Arènes

A Place for Snakes to Breed

Traduction: Yoko Lacour

“Tammy a 17 ans. Après une nouvelle dispute avec sa mère, la jeune fille part retrouver Weldon, un père qu’elle n’a jamais connu, en Californie. Weldon, alcoolique repenti qui tente de reprendre sa vie en main, ne sait pas ce qui l’attend… Tammy est inexorablement attirée par la destruction. Le père et la fille doivent apprendre à cohabiter tant bien que mal. Lorsque Tammy fugue, Weldon part à sa recherche dans le sud désertique des États-Unis.”

On avait lu et, avec le recul, apprécié de manière durable Ceci est mon corps la première novella de Patrick Michael Finn. Cinq ans plus tard, c’est une bonne surprise de le retrouver pour la rentrée Equinox.

Son premier écrit tournait autour du désarroi d’ados bien tourmentés et perdus de coins blafards de l’underground dégueulasse américain. Il y revient au cours d’un roadtrip au bout de l’horreur dans une Californie privée de ses clichés ensoleillés au profit d’une collection d’ambiances sales et désespérées où se débattent Tammy, l’ado révoltée alcoolo, toxico et prostituée et Weldom son père. On se trouve très rapidement dans le thème résilience/rédemption si chère aux auteurs ricains et si souvent lu qu’il est parfois difficile, malgré les efforts louables des auteurs, d’y trouver encore un pan d’originalité.

Au milieu des serpents rejoindra la cohorte des romans ni mauvais ni bons, juste finalement très quelconques, à qui il manque une petite étincelle pour tout enflammer et embarquer le lecteur. La brièveté du roman donne un peu l’impression d’une succession de tableaux en carton, de scènes où ne sont évoquées que la mocheté et la cruauté de la vie. De situations glauques en décors pourris, on est convié à une vraie chanson country où est asséné beaucoup trop de pathos (même le chien morfle) sans que l’on soit spécialement touché. Il est certain que les personnages tourmentés, déchirés par leur passé et perdus dans ce présent glauque, n’ont pas à se montrer aimables dans leur détresse mais tout ceci semble bien exagéré, notamment ce désir nouveau et irrésistible de Weldom, après quinze ans d’absence, de sauver une fille qu’il ne connaît finalement absolument pas et qui n’a montré aucune affection particulière pour son vieux daron qu’elle a délesté de quelques pauvres dollars avant de s’enfuir.

Néanmoins, ce roman au dénouement bien trop prévisible, pourra peut-être donner envie à tous ceux qui découvrent ce genre d’aller fureter vers des auteurs comme Chris Offutt ou Larry Brown qui ont souvent peint avec talent la pauvreté, la vraie galère, la dure réalité du rêve américain. On pense également aux œuvres particulièrement mordantes d’Eric Miles Williamson ou de Larry Fondation dont les romans sont assez proches dans leur dépouillement mais qui montrent avec beaucoup plus de crédibilité la violence du monde pour les sans grade. Déception…

Clete.

LA MER DE LA TRANQUILLITÉ de Emily St. John Mandel / Rivages

Sea of Tranquility

Traduction: Gérard de Chergé

Petit à petit, la Canadienne Emily St. John Mandel quitte le polar qui l’a vue éclore pour se diriger vers la SF. Après le superbe post-apocalyptique Station Eleven ( adapté avec succès en série) en 2014, elle replonge dans l’anticipation avec La mer de la tranquillité où elle revisite les voyages dans le temps, une des grandes thématiques du genre.

“Quel est cet étrange phénomène qui semble se produire à diverses époques et toujours de la même façon ? Dans les bois de Caiette, au nord de l’île de Vancouver, des gens entendent une berceuse jouée au violon, accompagnée d’un bruissement évoquant un engin volant qui décolle. 

L’expérience est intense mais brève, au point que l’on pourrait croire à une hallucination. En 2401, sur une des colonies lunaires, l’institut du Temps veille à la cohésion temporelle de l’univers. Une brillante physicienne nommée Zoey s’interroge sur des anomalies qui la perturbent. Le monde tel qu’il existe ne serait-il qu’une simulation ?”

Tout comme Boris Quercia avec Les Rêves qui nous restent en 2021 ou Laurent Gaudé dans Chien 51 l’an dernier, eux aussi néophytes du genre, c’est à une SF très grand public que nous convie Emily St. John Mandel. Pas de grandes explorations scientifiques, pas de carcan, juste des cadres établis dont on ne connaît pas l’origine mais dont on se satisfait pleinement tant le propos de l’auteure élève rapidement l’intrigue.

Navigant entre passé et futur, offrant des personnages particulièrement bien brossés et attachants dans leurs imperfections et pour qui l’empathie s’impose d’emblée, Emily St. John Mandel peut désarçonner au départ, malgré la grâce de son écriture. On peut décemment penser que cette première plongée dans le tout début du XXième siècle au Canada, dans les pas d’un jeune aristocrate anglais y découvrant la vraie vie, l’a séduite elle aussi et sa plume a poursuivi et prolongé délicieusement un propos qui n’était pas essentiel pour l’intrigue qui va suivre. Juste du plaisir… une écriture d’une causticité bienveillante avant le premier incident, le premier “bug” du temps.

Il serait vain d’aller plus en avant dans la paraphrase de l’auteure qui nous conte une si belle histoire, toute en finesse et élégance. Il faut se laisser porter, partir très loin avec madame St. John Mandel dont les entrechats et pirouettes littéraires sont parfois enivrantes jusqu’au vertige. Comme dans Station Eleven, la Canadienne montre le pire des mondes. Et une nouvelle fois, elle montre sa foi en l’humanité, allume cette petite lumière d’intelligence humaine qui sauve du néant, de la bestialité et de l’extinction… le théâtre, la littérature et la musique qui nous distinguent et nous sauveront, notre exception…

Certains qualifient ce roman de chef d’œuvre mais ils n’ont pas dû lire Cartographie des nuages de David Mitchell à qui il ressemble sans néanmoins en atteindre tout à fait les sommets. La mer de la tranquillité n’est pas un grand roman mais assurément un très beau roman, d’une intelligence et d’une élégance qui éclairent, qui permettent d’espérer un peu encore, l’oeuvre d’une belle âme sans aucun doute.

Clete

ILLUMINATINE de Simon Bentolila / Albin Michel

Illuminatine : une drogue puissante qui a la particularité de faire saillir dans l’esprit du consommateur la vérité cachée, jusqu’à renverser tous les narratifs sur lesquels repose la société. Une véritable arme de guerre pour un groupe de survivalistes reclus dans un bunker au fin fond d’une forêt.

En s’aventurant sur cette terra incognita, le narrateur de ce roman, qui s’est juré d’achever un livre sur lequel il travaille depuis des années, est certain de trouver parmi ces gourous de la paranoïa de quoi alimenter son projet.

Mais dans un monde où la maladie du soupçon a remplacé l’esprit de révolte, comment ne pas passer de l’autre côté de la barrière ?

Journaliste et animateur de débats et rencontres littéraires, Simon Bentolila s’attaque à un sujet relativement sensible, le complotisme, avec Illuminatine, son premier roman publié chez Albin Michel.

Nombreux sont ceux, plus même qu’on ne l’imagine, à être concernés par le complotisme, soit en souscrivant eux-mêmes à des théories complotistes, soit en ayant été confrontés aux dites théories par des tiers. Un sérieux fléau et donc un important sujet de société. Qui se risque à en parler de façon critique n’est pas à l’abri de déclencher l’ire des premiers concernés. Mais cela, Simon Bentolila, ne semble guère s’en inquiéter, puisqu’il dresse ici un portrait peu flatteur de toute cette sphère.

Notre narrateur, un trentenaire un peu paumé et lui-même un poil paranoïaque, se donne pour projet d’écrire un livre sur le complotisme. Déjà entouré par quelques énergumènes hauts en couleurs, il décide d’infiltrer le milieu comme il peut. Son immersion, qui n’arrange rien à sa propre paranoïa, ne s’annonce pas sans conséquences. Au fil des pages, il rencontre des profils de tous types, certain(e)s plus atteints que d’autres qui plongent le narrateur, mais aussi le lecteur, dans une confusion certaine. Ils nous rendent dingos et c’est peu de le dire. Des délires et des dérives accentués par une drogue faisant de nombreux émules, l’Illuminatine, dont une molécule spécifique est supposée rendre ses consommateurs plus clairvoyants. Plus nous avançons dans l’histoire, plus le livre du narrateur se mêle à celui écrit par Simon Bentolila. Si certains risquent de s’y perdre un peu, cela permet d’ajouter à l’effet troublant de cette espèce de folie ambiante contagieuse.

Pour ceux familiers du complotisme en France, vous reconnaitrez des grandes figures du mouvement à peine déguisées, parmi lesquelles on peut citer Alain Soral ou Dieudonné. Les références ne manquent pas ! Il est d’ailleurs assez drôle de les deviner. Drôle, Simon Bentolila essaye de l’être. Il joue la carte de l’absurde, grossit les traits, caricature à foison. C’est parfois assez grotesque mais, à l’évidence, mieux vaut essayer d’en rire car le sujet est tout de même bien effrayant. On peut éventuellement reprocher à l’auteur de s’éparpiller un peu mais son écriture, franchement soignée, font de cette lecture un moment tout à fait appréciable.

Illuminatine ne satisfera peut-être pas tout le monde mais c’est une bonne idée de cadeau pour s’assurer des débats d’idées houleux, le soir de Noël, en famille. Un roman qui ne rendra pas les complotistes moins complotistes, ni les cons moins cons, mais permet de se payer un peu leur tête sous couvert d’un livre pittoresque. 

Brother Jo.

OURAGANS TROPICAUX de Leonardo Padura / Métailié

Personas decentes

Traduction: René Solis

Leonardo Padura, auteur cubain, fait partie de cette belle compagnie de grands conteurs sud-américains hispanophones qui ravissent souvent. On l’avait abandonné un peu depuis quelques années, d’une part parce que l’auteur délaissait parfois les rivages du polar pour d’autres horizons et ensuite parce que Mario Conde, son héros détective de La havane, commençait sérieusement à nous fatiguer avec ses pépins de santé et ses douleurs d’homme vieillissant. Padura a le même âge que son héros, transfère-t-il ses propres douleurs à son héros ? Toujours est-il que Condé qui n’avait pourtant pas encore la soixantaine, avait deux de tens qu’un climat tropical incitant peut-être à prendre son temps n’aidait pas à se bouger outre mesure.

Dans une note en fin de roman, Leonardo Padura écrit :

Orages tropicaux est peut-être l’histoire la plus policière de toutes celles que j’ai écrites. Après plusieurs romans de plus en plus faussement policiers, j’ai senti le besoin de pratiquer le genre à fond et d’écrire une histoire avec plusieurs morts et beaucoup de crimes, physiques, historiques et spirituels”.

Tout est dit et tout se confirme de manière très agréable dès les premières pages.

2016. La Havane reçoit Barack Obama, les Rolling Stones et un défilé Chanel. L’effervescence dans l’île est à son comble. Les touristes arrivent en masse. Mario Conde, ancien flic devenu bouquiniste, toujours sceptique et ironique, pense que, comme tous les ouragans tropicaux qui traversent l’île, celui-ci aussi va s’en aller sans que rien n’ait changé.

La police débordée fait appel à lui pour mener une enquête sur le meurtre d’un haut fonctionnaire de la culture de la Révolution, censeur impitoyable. Tous les artistes dont il a brisé la vie sont des coupables potentiels et Conde a peur de se sentir plus proche des meurtriers que du mort…

Sur la machine à écrire de Mario Conde, un texte prend forme : en 1910, la comète de Halley menace la Terre et un autre ouragan tropical s’abat sur La Havane : une guerre entre des proxénètes français et cubains, avec à la tête de ces derniers Alberto Yarini, un fils de très bonne famille et tenancier de bordel prêt à devenir président de la toute nouvelle République de Cuba.

Pour sa dixième enquête, ce cher Mario Condé, dont les soucis de santé sont laissés un peu de côté à part certains petits problèmes d’érection, se remue vraiment, à sa manière tranquille mais sûre, avec l’aide d’anciens collègues de la police avec qui il a gardé des liens alors qu’il a quitté ses rangs… trente ans plus tôt. Mais si Padura nous délivre une superbe enquête traitée tout en finesse et méchamment addictive, il offre aussi une belle vue de Cuba dans une période d’effervescence provoquée par le passage de Barack Obama et d’un concert des Stones. Mais cette propension à raconter l’histoire lointaine de son île n’est pas tarie puisqu’il nous délivre une deuxième intrigue policière de haut vol en racontant la destinée de Alberto Yarini, proxénète de la pire espèce mais aussi parfois gentilhomme qui voulait, du haut de l’arrogance de ses vingt-huit ans, devenir président de la république au début du XXème siècle quand La Havane était surnommée “la Nice des Caraïbes.”

Parfois, dans les romans à double intrigue, un de deux récits se traîne un peu et incite le lecteur à avaler rapidement les chapitres boiteux pour savourer l’intrigue qui fonctionne mais ici les deux histoires bénéficient de la même qualité d’écriture, d’un suspense qui ne faiblit jamais dans un décor de La Havane, véritable et indomptée héroïne du roman magnifiquement décrite par une plume au sommet de son art.

De la belle ouvrage.

Clete.

PLEXIGLAS d’Antoine Philias / Asphalte

Cholet, Maine-et-Loire. Elliot, bientôt trente ans, revient chercher du travail dans la ville de son enfance et s’installe en périphérie, dans la maison vide de son grand-père. Lulu, bientôt soixante ans, est employée de caisse chez Carrefour. Ils vont se lier d’amitié.

La rentrée littéraire se passe aussi du côté de chez Asphalte. Entre autres sorties, voici Plexiglas, le nouveau roman de l’écrivain Antoine Philias, à qui l’on doit déjà Home Sweet Home (2019, L’école des loisirs) coécrit avec Alice Zeniter, ainsi que Stéréo publié en 2021 (Les équateurs).

Bienvenue à Cholet, ville comme il y en a tant en France, avec sa zone commerciale et ses gens qui la font vivre. Nous sommes en 2020, une année qui débute de façon plus ou moins ordinaire mais qui sera finalement bien singulière avec l’arrivée de la Covid. C’est dans ce contexte qu’une amitié nouvelle bourgeonne entre deux êtres. Il y a tout d’abord Elliot, blessé sur une manifestation contre la réforme des retraites, qui revient en terre natale, au chômage, homosexuel en quête de sa future moitié mais pour l’instant très seul, hantant la maison vide de son grand-père au crépuscule de sa vie. Et il y a Lulu, caissière chez Carrefour, dont le mari n’est plus de ce monde et dont le fils a quitté le nid familial pour gagner Paris, qui tente tant bien que mal de rester alerte aux maux qui traversent notre société, et qui se retrouve en première ligne au travail alors que le monde se confine. Elle aussi est en proie à une certaine solitude mais garde le cap.

Sur une durée d’un an, rythmée par les discours de Macron et les opérations commerciales de Carrefour, on assiste au rapprochement de Lulu et Elliot dans un monde qui ne tourne plus rond et auquel ils ne pourront malheureusement rien changer. Autour d’eux gravite tout un microcosme fait, pour beaucoup, de petites gens avec leurs galères et leurs opinions qui évoluent tous dans la même société consumériste. Une galerie de personnages, de travailleuses et travailleurs généralement au bas de l’échelle sociale, qui cumulent désillusions et déceptions dans un marasme politique, local comme national, où se révèlent des idées et idéaux contrastés. 

Dans une intimité bienveillante et réaliste, avec tendresse et non sans humour, Antoine Philias nous raconte la France du quotidien, du point de vue de ceux que l’on oublie souvent. Ici point de grande histoire, d’intrigue folle ou que sais-je, mais un instantané de notre monde qui brille avant tout par sa véracité. On voit défiler les absurdités du quotidien autant que les moments plus lumineux.

Ecrit dans une langue très orale, sur un ton un poil caustique, Plexiglas est un roman honnête et concret. Antoine Philias nous immerge avec justesse dans la réalité des classes populaires françaises. Un peu comme si Gustave Kervern et Benoît Delépine avaient fait un livre plutôt qu’un film.  

Brother Jo.

LE FILS DU PÈRE de Victor del Arbol / Actes Noirs Actes Sud

El hijo del padre

Traduction: Claude Bleton et Emilie Fernandez

“Diego enseigne à l’université, il est heureux en ménage et vit dans une belle villa face à la mer.

En amont de la lignée, pourtant, un père a quitté son village d’Estrémadure dans les années 1950 pour la périphérie de Barcelone et ses tripots clandestins, toujours un poing américain dans la poche, jusqu’à la rixe fatale qui le mène à la Légion étrangère du Sahara oriental. Et un grand-père a dû payer pour les exactions d’un parent anarchiste qui, aux premières heures de la guerre civile, s’en est pris aux caciques du petit village qui les a vus naître. S’en est suivie une rivalité ancestrale, scellée par un châtiment cruel : le front russe dans la division Azul de Franco.

Reclus dans une unité de soins, Diego raconte la malédiction qui poursuit sa famille. Car à l’instar de ses aïeux, et contre toute attente, il est devenu, lui aussi, un assassin.”

Dés le départ, on sait que Diego a commis le meurtre d’une personne qu’il connaissait et avec qui il aimait échanger. S’il se montre assez méprisable dans son comportement de mari et d’homme à femmes usant et abusant de son prestige et de son aura d’universitaire, on ne l’imagine pas assassin. Par le biais de notes qu’il rédige en attendant que la justice statue sur son sort, on va petit à petit comprendre les causes de cette violence meurtrière. Une évocation sanglante des hommes de la famille nous est contée, ancrée au départ dans des époques très noires de l’Espagne: la guerre civile puis la “Division Azul” unité franquiste combattant avec les nazis sur le front russe puis la légion étrangère espagnole dans le Sahara et enfin, plus intimement, les tragédies d’une histoire familiale ponctuée, rythmée de violences aveugles sur les proches. Diego est le fruit de toute cette malédiction et il va montrer son mauvais héritage, en devenant, hélas, bien “le fils du père”.

Actes Noirs d’Actes Sud, depuis plusieurs années, fait la part belle au polar espagnol, certainement un des plus intéressants actuellement. Citons Mikel Santiago, Carlos Salem, Agustin Martinez, Aro Sainz de la Maza, autant de belles lames ibères accompagnant celui qu’on peut décemment désigner comme leur chef de file Victor Del Arbol. Je ne vous ferai pas l’affront de le présenter. Brièvement, disons qu’il a gardé de ses études d’Histoire un goût prononcé pour les explorations du passé espagnol et que son vécu de deux décennies dans la police catalane offre certaines garanties et lui alloue un crédit non négligeable. 

Le résultat est une fois de plus magnifique. Alors c’est noir, c’est dur, c’est violent, souvent crû, parfois hautement dérangeant et, pour moi, méchamment flippant tout le long mais je pense que c’est un peu ce que vous venez chercher un peu en passant par Nyctalopes, non ? Tout en vous bousculant, en vous ébranlant, voire en vous dérangeant, Del Arbol, et c’est l’apanage des grands, vous interroge, vous interpelle, vous amène à une passionnante réflexion sur l’Histoire et sur la famille. Si la violence des hommes macule les pages du roman, l’émotion y est aussi souvent très présente et tout aussi assassine.

Une histoire passionnante qui interroge autant qu’elle émeut et terrifie. 

La grande classe, chapeau bas.

Clete

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