Chroniques noires et partisanes

Auteur/autrice : clete (Page 1 of 135)

RENTRE CHEZ TOI, RICKY! de Gene Kwak / Le Gospel

GO HOME, RICKY!

Traduction : Alice Butterlin

Élevé par une mère hippie célibataire et légèrement toquée, Ricky a trouvé depuis l’enfance des figures paternelles de substitution dans les superstars du catch. Devenu lutteur à son tour, il partage son temps entre la ligue amateur et un travail de concierge dans un lycée.

Un soir de match, il se brise le cou et devient la risée du milieu suite à la diffusion virale d’une vidéo antipatriotique. Cloué au lit, sans le sou, il apprend que sa petite amie de longue date a avorté sans lui en parler. Fatigué de se gaver de malbouffe et de séries télé, il entreprend alors avec sa mère un road trip à la recherche de son père biologique, un Natif américain disparu peu après sa naissance.

C’est chez Le Gospel, la encore toute jeune maison d’édition que j’avais déjà évoquée cette année avec la sortie de l’immanquable Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich, que vient de sortir Rentre chez toi, Ricky !, le tout premier roman de l’américain d’origine coréenne Gene Kwak. Une nouvelle publication qui confirme que l’on a là une maison d’édition originale et définitivement à suivre.

La loose. On aime la loose, non ? Je veux dire, dans nos histoires, nos films et j’en passe. Ces éternels perdant(e)s, auxquels on s’attache ou pas, qui nous font rire ou pleurer. Si comme moi vous avez une affection particulière pour la loose, Rentre chez toi, Ricky ! devrait être l’un de ces romans qui ne vous laissera pas indifférent, que ce soit un véritable coup de cœur ou pas, vous devriez y trouver votre compte.

Ah, Ricky. Notre personnage principal. Quelle tête à claques. Ce que l’on appellerait peut être un éternel ado. Un adulescent ? Tout du moins un jeune adulte qui a du mal à se mettre du plomb dans la tête alors même qu’il a du plomb dans l’aile. Toujours immature et parfois exaspérant. Attachant pour les uns et certainement insupportable pour les autres. Mais sous la plume de Gene Kwak, qui a une tendresse évidente pour lui et ses différents personnages, j’ai personnellement partagé cette tendresse. 

En parlant des autres personnages, il y a notamment la mère de Ricky, très libre et éveillée, particulièrement proche de son fils. Cette relation, Gene Kwak la construit très bien. On l’éprouve et on l’apprécie. Tout particulièrement quand les deux s’engagent dans un road trip en quête du père de Ricky, enfin, du probable père de Ricky… S’en suit une belle série de moments et de rencontres qui illustrent bien cette relation singulière.

Enfin, il y a Frankie, sa copine dont il va se séparer, bien maladroitement, mais pour laquelle il gardera des sentiments à toute épreuve, ou presque. C’est un peu niais comme relation. Et lui est un peu bête. Mais c’est touchant, disons les choses comme elles sont.

J’ai aussi beaucoup apprécié aussi le jeune conseil tribal de l’école dans laquelle il travaille. Des natifs américains dont il se sent assez proche mais dont il n’est peut être pas si proche. Bon, je ne vais pas tous les citer non plus. Vous m’avez compris. Une belle galerie de personnages.

Ce récit initiatique et ce road trip à travers l’Amérique ont une saveur un peu particulière pour moi et plus spécifiquement ma génération, les trentenaires. Nombreuses sont les références « pop » très contemporaines, entre autres par le biais du catch, mais pas seulement. Ayant grandi avec toutes ces références, cela m’a donné l’impression de traverser l’Amérique que je connais et non pas celle fantasmée. C’est presque exotique tellement je n’ai pas l’habitude. On peut dire que Gene Kwak a plutôt bien cerné son époque. Plus encore pas les thématiques qu’il explore avec, par exemple, la quête d’identité, le racisme ou une certaine masculinité toxique. C’est assez bien pensé de sa part.

Vous l’aurez compris, ce premier roman de Gene Kwak est tout à fait appréciable. Il m’a un peu rappelé, toutes proportions gardées, le John Irving du Monde selon Garp. Il a aussi ses défauts. Peut être un peu expéditif par moments. Certaines choses auraient pu être plus développées. Et la fin est trop abrupte à mon goût. Mais cette lecture n’en est pas pour autant gâchée, de loin pas, vous pouvez me prendre au mot.

Rentre chez toi, Ricky ! est l’un de ces premiers romans que l’on est bien content d’avoir vu arriver jusqu’à nous car il annonce un auteur déjà affirmé mais encore capable de nous surprendre. Un plaisir de découvrir ce Gene Kwak. Une lecture franchement drôle et parfaitement agréable, donc recommandée. 

Brother Jo.

L’INTUITIONNISTE de Colson Whitehead / Terres d’Amérique / Albin Michel

The Intuitionist

“Lila Mae Watson est une « intuitionniste » : au sein du département d’inspection des ascenseurs pour lequel elle travaille, elle est capable de deviner le moindre défaut d’un appareil rien qu’en mettant le pied dans une cabine. Et elle ne se trompe jamais. Première femme à exercer ce métier, noire de surcroît, elle a beaucoup d’ennemis, dont les empiristes, pour qui seules comptent la technique et la mécanique.

Aussi, lorsque l’ascenseur d’un gratte-ciel placé sous sa surveillance s’écrase, en pleine campagne électorale, Lila Mae ne croit ni à l’erreur humaine ni à l’accident. En décidant d’entrer dans la clandestinité pour mener son enquête, elle pénètre dans un monde de complots et de rivalités occultes et cherche à percer le secret d’un génial inventeur dont le dernier projet pourrait révolutionner la société tout entière…”

Avant Underground Railroad et Nickel Boys qui nous ont enthousiasmés ces dernières années et récompensés tous deux par le Pulitzer, Colson Whitehead avait déjà écrit… C’est assurément une bonne nouvelle pour tous les lecteurs qui ont été stupéfaits par la prose d’un auteur doué ; exceptionnel dans sa faculté à créer des mondes et à les raconter. Il y a chez Whitehead une musique, un rythme qui entraîne au bout de la nuit, peu d’auteurs sont capables d’une telle fluidité sur la longueur d’un roman comme sur l’ensemble de son œuvre. C’est une évidence quand on s’intéresse à ses écrits antérieurs que ce soit  Le Colosse de New York : Une ville en treize parties magnifique déclaration d’amour à la ville des villes ou L’intuitionniste, son premier roman daté de 1999 et sorti chez Gallimard en 2003. Passé chez Albin Michel dans la fabuleuse collection Terres d’Amérique de Francis Geffard après des débuts chez Gallimard, le premier roman de l’auteur new yorkais bénéficie d’une nouvelle sortie vingt ans après, avec une traduction entièrement révisée par l’éditeur himself. Une bien belle idée de cadeau à l’approche des fêtes pour les aficionados qui découvriront ici les thèmes fondateurs de l’œuvre de Whitehead et notamment la question raciale, présente dans chacun de ses romans, de manière évidente ou en filigrane. “Dans ce pays, où le sang décide des destins”.

Pour autant, ce n’est pas le roman idéal pour débuter avec l’auteur new yorkais, commencez donc par les deux imparables Pulitzer déjà cités, certainement plus accessibles au premier abord. Il serait donc vain de vouloir accrocher les nouveaux lecteurs avec une histoire de poulies, de contrepoids, de voyage vertical, de théories empiriques et intuitionnistes, de complots, très loin d’une réalité développée par exemple dans Harlem Shuffle dont on attend la suite prometteuse, déjà sortie aux USA.

Par contre, si vous appréciez déjà l’auteur, cette histoire, souvent mordante, qui sonne parfois comme un polar dans un monde urbain fictif ressemblant beaucoup à NY, et où les inspecteurs des ascenseurs ont un statut aussi reconnu que les astronautes ou les pilotes de ligne chez nous, vous comblera une fois de plus, bien au-delà de toutes vos espérances. Quelle plume, quel écrivain !

Clete.

LA SENTENCE de Louise Erdrich / Terres d’Amérique / Albin Michel

The Sentence

Traduction : Sarah Gurcel

La sentence est tombée il y a quelques jours : Le Prix Femina 2023 a été décerné à Louise Erdrich pour ce roman, qui fait suite à un Prix Pulitzer 2022 pour Celui qui veille, (et de multiples autres prix auparavant sur son parcours). Il semblerait que l’autrice américaine magnétise les récompenses et déjoue aussi toutes les tentatives d’attribuer trop vite une étiquette de genre à ses romans.

« Quand j’étais en prison, j’ai reçu un dictionnaire. Accompagné d’un petit mot : Voici le livre que j’emporterais sur une île déserte. Des livres, mon ancienne professeure m’en ferait parvenir d’autres, mais elle savait que celui-là s’avérerait d’un recours inépuisable. C’est le terme « sentence » que j’y ai cherché en premier. J’avais reçu la mienne, une impossible condamnation à soixante ans d’emprisonnement, de la bouche d’un juge qui croyait en l’au-delà. »

Après avoir bénéficié d’une libération conditionnelle, Tookie, une quadragénaire d’origine amérindienne, est embauchée par une petite librairie de Minneapolis. Lectrice passionnée, elle s’épanouit dans ce travail. Jusqu’à ce que l’esprit de Flora, une fidèle cliente récemment décédée, ne vienne hanter les rayonnages, mettant Tookie face à ses propres démons, dans une ville bientôt à feu et à sang après la mort de George Floyd, alors qu’une pandémie a mis le monde à l’arrêt…

La sentence entremêle habilement une histoire de fantômes, un roman de rédemption, une tragi-comédie amérindienne et une chronique de Minneapolis au travers des mois de pandémie et de colères sociales nées du meurtre raciste par un policier de Georges Floyd. Le personnage central de Tookie incarne à lui seul un côté « pas-de-bol » ou « victime d’elle-même » qui donne à son parcours une dimension dramatique toutefois arrondie aux angles par une cocasserie inattendue. Peut-on toutefois l’accabler ? Tookie vient d’un milieu familial et social difficile, ce qui n’est pas rarement répandu chez les Amérindiens. Elle fait face à l’adversité avec ses qualités et ses défauts, avec son expérience de femme amérindienne également. Louise Erdrich revendique ses racines objiwé et son intérêt pour l’histoire et la culture des premières nations. En 2020, dans La Sentence, il n’est donc pas étonnant de rencontrer des personnages contemporains et urbains imprégnés par une vision du monde, des modes de pensées, des habitudes propres à leurs peuples. Certaines références pourraient même échapper à une lectrice ou un lecteur totalement ignorant. Bien évidemment, le propos de Louise Erdrich est plus vaste et elle inscrit dans le camaïeu de cultures de la nation américaine les tribulations de Tookie et de ses comparses. Un camaïeu fragile comme le montre les événements de 2020. L’Amérique, entre crimes historiques et agressions contemporaines, n’en a pas fini avec ses préjugés raciaux mortifères.

Le récit rebondit régulièrement et Tookie déguste, confrontée à un fantôme dans sa librairie, aux ombres du doute (quelle est sa place face à Hetta sa belle-fille, désormais mère ? peut-elle vraiment compter sur Pollux son mari ?). Ce n’est pas le moindre des talents de Louise Erdich que de savoir nous coller à la portière dans les virages émotionnels. Louise Erdrich n’est pas qu’autrice. Dans son roman, elle joue son propre rôle, celui de la directrice de l’authentique librairie où travaille la fictionnelle Tookie. Ce n’est pas un truc. Car le tour de force du roman est de déclamer si puissamment et si authentiquement le pouvoir des livres, de nous guérir, de nous relier, de nous élever. Puissante médecine.

Dans la postface de son roman, Louise Erdrich écrit : « Dans La sentence, les livres sont une question de vie et de mort. Les lecteurs et les lectrices traversent des territoires insondables pour maintenir le lien avec l’écrit. »

Et devant cette magie palpable, si bien comprise, nous nous taisons.

Paotrsaout

LE DISPARU DU WENTSHIRE de Matt Wesolowski / EquinoX / Les Arènes

Changeling

Traduction: Antoine Chainas

En début d’année, nous vous avions parlé de Les six orphelins de Mont Scaclaw qui inaugurait délicieusement Six versions cette série de six romans de l’auteur anglais Matt Wesolowski autour de faux podcasts recherchant la vérité sur des affaires non résolues en s’appuyant sur le témoignage de six personnes ayant vécu le drame. Avec une écriture hyper réaliste accompagnée de frôlements fantastiques, le roman, vraiment original dans sa forme, s’avérait addictif. On y retourne aujourd’hui avec le troisième tome paru Le disparu du Wentshire.

“Un enfant disparu, une famille dans le déni. Six témoins, six versions, où est la vérité ?

Noël 1988. En pleine forêt du Wentshire, Sorrel Marsden arrête sa voiture pour découvrir l’origine d’un bruit inquiétant. Lorsqu’il rejoint l’habitacle, Alfie, son fils de sept ans, a disparu. L’enfant n’a jamais été retrouvé. Il a été officiellement déclaré mort en 1995.

2018. L’énigmatique journaliste Scott King, auteur du célèbre podcast Six Versions, va tenter d’élucider le mystère qui entoure le drame. Il interroge les témoins, parmi lesquels Sorrel et son ex-compagne. Son enquête le mène au coeur de la forêt du Wentshire, lieu propice à d’étranges visions et hanté de créatures légendaires…

Comment Alfie a-t-il pu disparaître ?”

Pas de problème, à nouveau, le faux cold case fonctionne bien. L’auteur sait vraiment s’y prendre, fait rebondir l’intrigue avec brio à la manière des séries « true crime » dont nous abreuve Netflix. Si le thème paraît être une énième histoire de disparition d’enfant dans une forêt vue comme maléfique, la réalité est tout autre et on plonge dans le relation de couple avec le thème très à la mode du pervers narcissique. Bon, seul bémol, les habitués du genre auront trouvé prématurément le cliffhanger que l’auteur réservait pour la fin. Néanmoins, cela ne nuit en rien au plaisir réel de lecture. 

Un bon opus où on retrouve les ressorts connus précédemment mais qui fonctionnent toujours. Dès le départ, le lecteur est ferré, cela peut-il tenir six tomes? A voir.

Clete

CASCADE de Craig Davidson / Terres d’Amérique / Albin Michel

Cascade

Traduction: Héloïse Esquié

Le romancier canadien Craig Davidson doit sa relative popularité chez nous à l’adaptation de deux de ses nouvelles extraites de son premier opus “De rouille et d’os” dans un film éponyme interprété par Matthias Schoenaerts et Bouli Lanners notamment et réalisé par Jacques Audiard en 2012. Il a signé aussi sous le nom de Nick Cutter plusieurs romans d’horreur comme Troupe 52 et Little Heaven. Sous son nom, on lui doit trois romans parus chez Albin Michel Juste être un homme, Les Bonnes Âmes de Sarah Court et l’excellent Cataract City. Si Cascade s’avère être un recueil de nouvelles, dans les thèmes, il est néanmoins très proche du reste de son œuvre romanesque et se situe autour de cette Cataract City au bord des chutes du Niagara comme beaucoup de ses écrits.

“Non loin de Niagara Falls, une jeune femme s’enfonce dans une forêt enneigée, son bébé dans les bras, après un terrible accident de voiture ; un basketteur prodige hanté par son passé sort de prison ; un ancien pompier se lance à la poursuite d’un dangereux pyromane ; deux jumeaux détenus dans un établissement pénitentiaire pour mineurs se confrontent à leur tragique différence…”

Sept nouvelles et sept claques dans la tronche. Craig Davidson ne fait jamais dans la dentelle, c’est toujours organique, ça pue parfois la testostérone, la mauvaise sueur et le plus souvent c’est sans filtre. Quand il y a violence ou plutôt souffrance, ce qui serait sûrement le maître mot pour Cascade, Davidson ne cache rien. Que ce soient la maladie, physique comme mentale, l’accident, l’anomalie génétique, la dépendance, rien n’est évité, tout est montré.

Ce n’est ni trash ni gore, juste violent comme la réalité qui y est décrite, celle que, souvent, on préfère ne pas voir ou qu’on ignore. Du coup, ce petit tour dans la vraie vie de certains, ça vous pète à la tête. Davidson montre le réel, rend le malheur tangible, dévoile la souffrance et transmet la douleur. Devant nous des personnages vivent leur enfer personnel, mais c’est leur lutte quotidienne ou du moment que veut surtout montrer Davidson. Ces histoires terribles racontant le combat de gens tout à fait ordinaires montrent son empathie pour les anonymes et si le verbe est souvent sombre y compris dans l’humour, il est aussi porteur d’une belle humanité, un peu comme Willy Vlautin mais de manière nettement plus viscérale.

Loin d’une énième histoire des oubliés du rêve américain, Cascade est un bel hommage, parfois difficile, aux gens qui ne lâchent pas dans le malheur, qui luttent dans le caniveau, qui se débattent dans le marigot… les héros de Craig Davidson.

Clete

CABDRIVER de Dege Legg / Editions du Sonneur

Cablog, Diary of a Cabdriver

Traduction: Dennis Crowch

« Chaque boulot est sa propre aventure. Conduire un taxi la nuit à Lafayette en Louisiane n’a pas fait exception.

Il y a eu des hauts exaltants, des bas dévastateurs, des moments de terreur, d’hilarité, d’invraisemblable absurdité, et des nuits sans fin de banale routine, ponctuées d’épisodes touchants, capables de vous faire sereinement retrouver foi en l’humanité. Ce fut une sacrée virée. […]

C’était mon job, et voici mon livre. Bon voyage. »

Le nom de Dege Legg ne vous évoque peut-être pas grand-chose, mais pourtant, il a comme qui dirait roulé sa bosse. Il écrit, il voyage et surtout, ce pour quoi on le connaît le plus, il est un musicien averti qui, sous le blase Brother Dege (notamment mais pas que), a déjà enregistré une belle collection d’albums. Cela ne vous dit toujours rien ? Mais si, souvenez vous le film Django Unchained de Tarantino, avec le titre le plus marquant de la bande-son, j’ai nommé Too old to die young. C’était lui. Cela lui a d’ailleurs valu une nomination aux Grammy Awards mais ne l’a pas empêché de rester terré en Louisiane. Dege Legg est donc un artiste, et pour survivre dans son Sud profond des Etats-Unis, il aura eu toute une pelletée de jobs. Faut ce qu’il faut pour casser sa croûte. Parmi ces boulots, il exerça celui de chauffeur de taxi de 2003 à 2008. De cette expérience, il en a tiré un livre. Edité en 2020 outre-Atlantique, Cabdriver est désormais publié en France, aux Editions du Sonneur.

Quand je pense taxi, je pense indubitablement vie nocturne et ce sont deux films qui me reviennent à l’esprit. Il y a bien évidemment le culte Taxi Driver de Martin Scorsese, mais aussi Night on Earth de Jim Jarmusch. Alors si les taxis roulent aussi de jour, Dege Legg fut bien chauffeur de nuit. Une toute autre ambiance que celle des rues la nuit. L’humanité y prend parfois un tout autre visage…

Tel un journal de bord fragmenté, ce sont de courts épisodes de vie que nous donne à lire Dege Legg. Écrits à l’os, ces textes ne font que quelques lignes, et jusqu’à deux ou trois pages maximum. Il va droit à l’essentiel. Parfois, aussi, il couche sur papier quelques pensées, façon poèmes à la Charles Bukowski. Point de superflu. C’est brut, pur et assez fascinant. D’une course à une autre, une rue après l’autre, d’une rencontre à une autre, on voyage dans les entrailles de l’humanité. Ces petites chroniques, ces souvenirs mis bout à bout, se font le miroir d’une Amérique souvent sur la brèche. On rit beaucoup. Mais on pleure aussi. Un impressionnant panel de personnalités défilent au gré de ses interactions avec ses clients. C’est sombre, violent, beau, touchant, dur, et j’en passe. En toile de fond, souvent, une certaine misère. Des gens pauvres, abandonnés (les ravages de Katrina ne sont pas loin), perdus, infectes, allumés, flippants, abîmés, on voit vraiment de tout ou presque. Et ces moments, aussi courts soient-ils, disent tous quelque chose du monde dans lequel on vit.

Ecrit simplement et avec sincérité, Cabdriver est un instantané, aussi crépusculaire que lumineux, des bas-fonds de la vie. Avec Dege Legg pour chauffeur, on plonge en taxi dans les vicissitudes de la vie et on parcourt les fêlures, les travers et les plaies du tout un chacun. Une courte lecture qui en dit long sur l’humanité. 

Brother Jo.

L’UNE OU L’AUTRE de Oyinkan Braithwaite / La Croisée

The Baby Is Mine

Traduction: Christine Barbaste

Les Français ont découvert Oyinkan Braithwaite avec Ma sœur, serial killeuse couronné de nombreux prix internationaux et dont les droits pour une adaptation cinématographique ont été optionnés. Nyctalopes était passé à côté mais tente de réparer cet oubli avec cette novella.

Du Nigéria, soyons francs, nous ne connaissons pas grand chose, si ce n’est les décors de  Lagos lady et de Feu pour feu de Leye Adenle chez Métailié dans le passé. Mais la fourmilière inquiétante qu’est Lagos, ville la plus peuplée d’Afrique, est bien vide en cette période de pandémie et surtout de confinement et c’est donc à un huis-clos bien maîtrisé et animé par une verve réjouissante que nous convie l’auteur avec cette version nigeriane du jugement de Salomon.

“À qui est l’enfant ? À Lagos, durant la pandémie de 2020, un jeune homme se trouve confiné avec un bébé et deux femmes qui clament chacune être la mère du petit. En l’absence du père, l’homme va tenter seul d’éclaircir la situation. Mais les deux femmes tiennent bon, et des détails étranges viennent semer le trouble…”

Bambi, notre “héros” a été viré par sa copine à cause de conversations instagram compromettantes sur son téléphone et totalement déplacées de la part d’un homme censé être amoureux de Mide qui l’héberge. Dans l’urgence pour trouver un abri, il décide de s’installer dans la maison de son oncle décédé récemment du Covid, vraisemblablement désertée par sa veuve. Première surprise, sa tante est présente mais pas seule, accompagnée d’un nourrisson dont il ignorait l’existence et deuxième surprise elle héberge une jeune femme qui était la maîtresse officielle de son oncle, une personne dont les charmes, après reflexion, ne lui sont pas vraiment inconnus et qui revendique elle aussi la maternité du bébé… Bambi va vite se retrouver dans de sales draps au milieu de la guerre que se livrent les deux femmes. Il s’interroge, cherche à comprendre, se retrouve bien malgré lui médiateur du conflit entre les deux femmes…

C’est vif, entraînant, dépaysant et souvent drôle. Malgré une fin inattendue, c’est néanmoins loin d’être inoubliable parce que trop bref mais cela donne envie de s’intéresser aux autres écrits passés et à venir de l’auteure nigériane.

Clete.

LE CYGNE ET LA CHAUVE-SOURIS de Keigo Higashino / Actes Noirs / Actes Sud

Traduction Sophie Refle

Après Les sept divinités du bonheur en 2022, retour dans l’univers noir de Keigo Higashino, grand du polar japonais.

“La vie de Kazuma bascule lorsqu’il apprend que son père, Kuraki, vient d’avouer un double homicide, le premier en 1984 – prescrit – et celui d’un avocat qui fait la une des journaux.

Bien que l’enquête policière soit close et que le procès approche, la fille de la dernière victime, Mirei, et le fils de l’accusé ont l’intime conviction que Kuraki a menti. S’il est le véritable meurtrier, pourquoi n’arrivent-ils pas à corroborer ses aveux ?”

Cette quête entamée solitaire réunira rapidement les deux adultes, l’un issu de la famille de la victime et l’autre de l’assassin et permettra une double expression du drame vécu, de la douleur ressentie par les deux parties. Les codes d’honneur, la mentalité, le ressenti, la pensée… sont très différents de nos standards occidentaux. On est en Orient et c’est très dépaysant voire même déstabilisant. 

Une fois de plus, mais toujours dans une partition renouvelée, c’est dans le passé des personnages que l’auteur installe le cœur d’une intrigue tortueuse à souhait, un peu lente au début mais qui prend vite de l’ampleur, tout en finesse, en douceur autour de trois familles qui souffrent de la perte ou de la honte. Rapidement s’installe un suspense savamment entretenu racontant  le passé tourmenté de gens qui étaient connus comme sans histoires… On ne connaît jamais vraiment les gens, même les plus proches.

Alors bien sûr ce n’est pas très rockn’roll cette affaire. Higashino prend son temps, file patiemment sa toile mais le résultat est béton, du polar, du vrai, du bon. 

Clete.

REPENTIE de Margot Douaihy / Harper Collins, Noir.

Scorched Grace

Traduction : Sophie Aslanides et Peggy Rolland

Sœur Holiday, aussi chrétienne qu’agnostique marche sur les dalles du cloître sans en effleurer les angles ni en égratigner les règles. Non, d’ailleurs : elle s’en fout des dalles, de que dalle, de l’ordre comme du désordre. Plus Carpe diem que Jour du seigneur, et confrontée soudain à un incendie criminel au cœur de son sacerdoce entre les murs de l’Ecole Saint-Sébastien, elle écrase derechef son mégot et se lance corps et âme, voire corps et amen, sur les traces du ou des coupables pyromanes. Tabagique, accro à toutes les bribes d’un passé qui nous sont diffusées au fil des escarbilles, elle mute en détective improvisée et auxiliaire de police dubitative. La paix de son sanctuaire est à ce prix, mais son passé rock’n’roll de nonne queer’n’punk n’est pas sans luttes internes ni sacrifices personnels. Fidèle, c’est le mot, à ce refuge où la foi en la rédemption l’a acceptée lorsque sa jeunesse bringuebalante fermait toutes les autres portes, elle délaisse les serpillières et les cours de chant dont elle a la charge pour rechausser les Docs et emprunter un chaotique chemin de croix, aussi binaire que dévoyé. Des basses besognes qu’elle considère comme un privilège (« Ressentir la douleur ? La preuve qu’on progresse ») aux pénitences infligées, elle relativise toutes les conneries des clochers dominants et finit par statuer que survivre aux flammes est un peu son destin de dure à cuire, dure en cuir, voire dure en queer. Et en toute logique, avec ce personnage central qui fume comme un pompier, Repentie commence par le feu et finit par le feu, sans cesse attisé par les gerbes d’étincelles noires d’une écriture inédite qui à la fois se moque de tout et respecte tout. L’équilibre est parfait, porté haut par un humour pointu, déchargé à chaque page par les canons surchauffés d’une arme littéraire à répétition, aussi intelligente qu’intelligible, entre révérences, références et irrévérences.
Diluant ainsi la rigueur paroissiale grise dans la moiteur colorée de la Nouvelle-Orléans, Margot Douaihy (poétesse et figure de la communauté LGBT yankee, enseignante à l’université Franklin Pierce du New Hampshire et rédactrice en chef du Northern New England Review) réussit un premier roman pétillant et joliment rythmé. C’est totalement foutraque et charpenté d’un humour décapant, mais incroyable d’assurance et de modération entre le respect des croyances et le désir de sauter à pieds joints dans le marigot. À noter que la VO américaine du livre (titrée Scorched Grace, grâce brûlée) est publiée par Gillian Flynn, l’autrice de Gone Girl devenue éditrice pour le coup.

JLM

LES DERNIERS MAILLONS de Boris Quercia / Asphalte

Traduction: Gilles Marie

Fan de la première heure de Boris Quercia et de sa trilogie noire centrée sur un flic à Santiago du Chili récompensée par le Grand prix prix de la littérature policière en 2016 pour son second opus Tant de chiens et qu’il avait clos avec le magnifique La légende de Santiago en 2018.

Son passage à la SF avec Les rêves qui nous restent avait pu alimenter quelques appréhensions très vite tues car, sous couvert de dystopie dans un univers proche de Blade runner, l’aspect polar était toujours présent et l’auteur abordait l’IA d’une manière assez remarquable, finement touchante. C’est donc de manière confiante que l’on pouvait aborder Les derniers maillons deuxième épisode SF de Boris Quercia.

Victor est l’un des maillons de la Société du peuple libre. Sa mission : convoyer la dernière copie du NEURON, réseau alternatif qui représente le dernier espoir de liberté dans un monde totalitaire. Quand il tombe entre les griffes de la police centrale et ses robots carcéraux, tout semble perdu.

Mais, contre toute attente, le NEURON commence à se répliquer de lui-même… Ce retournement de situation met à mal les plans de Nivia, policière infiltrée à l’origine de l’arrestation de Victor, mais aussi ceux de Raul, charismatique leader de la Société du peuple libre, dont les objectifs sont plus troubles qu’il n’y paraît. Quel sera le destin de Victor, tiraillé entre deux camps prêts à le broyer ?

Soyons francs, je n’ai pas compris grand chose à cette histoire. Tout d’abord, bien sûr, j’en suis le premier responsable parce que Boris Quercia a continué son propos sur l’IA mais en abandonnant le polar pour plonger dans un cyberpunk pur et dur. Le pauvre amateur de polar et de noir a vite sombré.

L’auteur nous a toujours habitués à des décors minimalistes mais amplement suffisants mais cette histoire beaucoup plus complexe et franchement ésotérique par moments manque, à mon avis, de béquilles pour le néophyte.

D’autre part Boris Quercia, jusqu’à maintenant, se cantonnait à un héros et à des personnages secondaires souvent très périphériques aussi les nombreuses voix qui peuplent ce roman me semblent pas assez dépeintes et leur psychologie paraît souvent très flottante dans le brouillard d’une société totalitaire où finalement on ne perçoit peu les différences entre oppresseurs et oppressés et où ne naît finalement que très peu d’empathie.

Bien sûr, Boris Quercia, encore une fois est l’auteur de belles fulgurances et cette parabole de l’oppression montre aussi le combat de ceux qui permettent d’entretenir l’espoir mais au final, il m’a gravement perdu. Une déception à la hauteur de l’affection et du respect que j’ai pour l’auteur.

Clete.

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