Nyctalopes

Chroniques noires et partisanes

ICEBERG de Cynan Jones / Editions Joëlle Losfeld.

Stillicide

Traduction: Mona de Pracontal

Stillicide, titre original de ce texte de Cynan Jones, désigne une eau qui s’écoule goutte à goutte. On est ici propulsé dans un monde dystopique où un convoi protégé par un commando de militaires achemine l’eau jusqu’à la ville : l’eau est une ressource rare, tellement qu’il faut des tickets de rationnement pour en obtenir et que les icebergs, avec leur provision d’eau douce, sont commercialisés et charriés à travers le monde. Ainsi se dévoile lentement une intrication d’êtres qui, en douze chapitres, dépeint une société terriblement plausible, happée par le problème de l’eau et de sa redistribution. 

Iceberg est mon premier roman de l’écrivain gallois Cynan Jones, dont on m’a à nouveau dit le plus grand bien, mais il n’est peut être pas le livre le plus évident pour entrer dans son œuvre. Néanmoins, il était assez singulier pour qu’il soit légitime d’en parler. 

Les amatrices et amateurs de dystopies ont probablement déjà eu plus que leur lot de lectures ayant pour thème le réchauffement climatique. Celle-ci, en revanche, se démarque peut-être plus par sa forme, que sur le fond. Estampillé roman, Iceberg n’en est pas vraiment un. C’est avant tout un recueil de courtes de nouvelles, que l’on perçoit ici comme des fragments, et dont certaines histoires s’entrecroisent. Ces textes furent initialement pensés pour être lus à la radio, sur la BBC, sous forme d’épisodes de 15 minutes. On  apprend ça dans les notes de l’auteur, en fin de livre, mais il eut été pertinent de faire figurer cette information en début de livre, cela afin que le lecteur ne se trouve pas trop dérouté par la forme dès les premières pages. 

Ces textes courts, très épurés, pour ne pas dire parfois minimalistes, sont écrits avec une certaine urgence dans la plume. Tout va très vite. Les textes sont parfaitement cadencés et confectionnés avec précision. Néanmoins, ce rythme rapide, cette immédiateté, demande une attention de tous les instants au risque de vite être perdu. Il est facile de trouver l’ensemble confus, que tout est délié, tant le rythme est particulier. Si c’est ce qui peut faire sa faiblesse, c’est aussi ce qui fait sa force, l’expérience étant ainsi relativement unique.

Iceberg est un livre à part dans la bibliographie de Cynan Jones, et un livre à part tout court. Il ne plaira pas à tous, c’est certain, mais la singularité de la forme et la pertinence du fond ont de quoi séduire les plus curieux. Aussi bref que percutant.

Brother Jo.

Du même auteur: A COUPS DE PELLE, VERS LA BAIE.

HUITIEME SECTION de Marc Trévidic / Série Noire / Gallimard.

On avait découvert Marc Trévidic lors d’entretiens qu’il accordait aux médias en sa qualité de  juge d’instruction au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris il y a une dizaine d’années. La France était alors frappée de plein fouet par des barbares qui flinguaient sa jeunesse et la voix de Marc Trévidic tentait de nous faire comprendre l’inexplicable. 

L’actuel président de chambre à la cour d’appel de Versailles, a déjà une belle œuvre littéraire à son actif: essais, BD, romans mais une arrivée à la Série Noire attire néanmoins méchamment l’attention chez nous. Même si l’intrigue est bien basée sur un épisode marquant de sa carrière de juriste, l’auteur ne traitera pas ici la lutte contre le terrorisme, une autre fois peut-être ?

« Jusqu’à sa suppression en 1999, la huitième section du parquet de Paris, composée de six magistrats, dirigeait les enquêtes des crimes et délits flagrants. Toute la misère parisienne passait entre ses mains : les toxicos, les sans-papiers, les casseurs dans les manifs, les délinquants professionnels mais également les serial killers…

Faire revivre la Huit, un jour, dans un livre, est une envie qui n’a jamais quitté Marc Trévidic.

Au côté de Lucien Autret, substitut du procureur, le lecteur découvre au petit matin, à l’heure du ramassage des ordures, un corps dans une grosse poubelle de la Ville de Paris. L’homicide volontaire ne fait aucun doute, mais la brigade criminelle n’arrive pas à identifier la victime. »

On suit donc Lucien au taf avec ses doutes, ses procédures, ses retards, ses inconnues, ses dossiers qui s’empilent, des flics et des magistrats au bord de la rupture physique et/ou psychologique, des obsessions qui vous bouffent et puis l’horreur toujours l’horreur, jour après jour… retourner à la tâche, à la chasse aux indices pour trouver l’identité d’une victime, la volonté honorable de donner une identité à un mort qui n’en avait plus aucune de son vivant.  Carré, documenté sans excès, pointu, le début de Huitième Section s’avère un outil performant de compréhension de l’articulation Police/Justice sur le terrain, de voir les hommes et les femmes en première ligne. On se plaint parfois d’aller au boulot, ces gens-là partent à la guerre tous les matins.

Puis, au bout de quelques dizaines de pages apparaît une autre voix, une gamine au caractère bien trempé, dernière fille du commissaire de police à Fez au Maroc, heureuse dans sa famille et éblouie par la beauté de son pays. A part un infime détail qui vous échappera peut-être, impossible de voir le lien avec l’histoire même si on se doute que les deux intrigues se croiseront pour se retrouver à la fin, au bout d’un drame qui mettra en évidence le très dur statut de la femme marocaine.

En alliant une description pointue de l’administration de la justice depuis le premier front de la misère et de la criminalité à une tragédie familiale poignante et prenante, Marc Trévidic offre un roman tout à fait convaincant et effectue une entrée séduisante dans le polar.

Clete.

UNE TOMBE POUR DEUX de Ron Rash / La Noire / Gallimard.

The Caretaker

Traduction: Isabelle Reinharez

Ron Rash est très certainement une des plus belles plumes américaines de l’époque. Depuis dix ans, il nous raconte des drames, des histoires de gens de sa région la Caroline. Situant souvent ses intrigues dans le passé, il laisse à son collègue David Joy tout loisir de raconter avec aussi beaucoup de talent des histoires plus récentes, plus noires, animées par le désastre de la came dans ces régions montagneuses un peu perdues que les deux auteurs chérissent et peignent de si belle manière.

Ron Rash raconte le destin de gens de chez lui, ordinaires, et qui vivent des tragédies qui les dépassent. Certains romans sont très noirs, d’autres beaucoup moins ou encore quasiment pas comme Une tombe pour deux. Le seul épisode violent se situe au tout début avec un corps à corps dantesque, à l’arme blanche, de deux soldats sur un lac gelé en Corée en 1955. Auparavant, une épigraphe de Giono montre l’esprit du roman. « Tout ce que vous entassez hors de votre cœur est perdu. »

« Les Hampton, propriétaires de vastes terres, de la scierie et du magasin général de Blowing Rock, petite ville de Caroline du Nord, désapprouvent l’amitié que leur fils Jacob porte à Blackburn, croque-mort défiguré et boiteux à la suite d’une polio. Et plus fortement encore son mariage avec la très jeune Naomi, fille d’un paysan sans le sou. Profitant de l’éloignement de Jacob, parti combattre en Corée après avoir confié Naomi à son ami, ils élaborent un plan inqualifiable justifié à leurs yeux par une certaine idée de l’amour parental. En fait, il s’agit surtout de protéger leurs intérêts et l’honneur de la famille. »

Il serait criminel d’en dévoiler plus sur cette cruelle supercherie. La grande question posée ici par Rash est tout simplement : jusqu’où sommes-nous capables d’aller par amour ? Dans le bien mais également dans le mal… comme l’auteur n’aura de cesse de nous le démontrer tout au long de ce roman bouleversant. On peut légèrement regretter le titre français qui donne une petite impression de western spaghetti qu’il n’est nullement et qui met en pleine lumière le couple Jacob et Naomi, particulièrement touchant. Mais le titre original The Caretaker éclairait beaucoup plus Blackburn, gardien de cimetière, pauvre môme malade, défiguré par la polio, à l’âme noble qui va prendre soin de Naomi puis de Jacob, ses seuls amis.

Roman admirable, habité par une grâce à laquelle Ron Rash nous a souvent habitués, Une tombe pour deux ravira tous les amateurs de sa plume et laissera peut-être sur leur faim les lecteurs plus avides de noirceur.

Clete

Du même auteur dans nos colonnes: LE CHANT DE LA TAMASSEE , PAR LE VENT PLEURÉ, UN SILENCE BRUTAL, PLUS BAS DANS LA VALLÉE.

DOGRUN d’Arthur Nersessian / La Croisée

Dogrun

Traduction: Charles Bonnot

Quand Mary revient un soir dans son appartement de l’East Village, elle n’est pas surprise de trouver Primo, son nouveau petit ami, avachi devant la télé. Mais lorsqu’elle comprend qu’il est mort, une tout autre histoire débute. Avec le chien de Primo sur les bras, elle va tenter de retrouver les proches du défunt, et alors qu’elle parcourt les rues de New York, ses rencontres étonnantes lèvent le voile sur celui qu’elle connaissait bien mal. Mary, avec sa meilleure amie Zoe, ses petits boulots, son groupe de punk très amateur et une galerie de copains peu recommandables, va aussi en apprendre beaucoup sur elle-même.

C’est l’année dernière, en 2023, que fut publié pour la première fois en France Fuck Up, premier roman de l’écrivain américain Arthur Nersesian, initialement sorti en 1997 aux Etats-Unis. Un livre qui m’a clairement fait de l’œil mais que je n’ai, une fois de plus, pas encore trouvé le temps de lire. Mais vu qu’il a déjà quelques bouquins à son actif et qu’ils commencent à arriver chez nous, je prends le train en marche avec Dogrun, son troisième roman mais le deuxième à sortir en France, 24 ans après sa sortie outre-Atlantique. 

Ce que j’avais lu jusqu’à présent sur Arthur Nersesian, c’est qu’il écrit sur New-York comme peu d’autres et que, ce qu’il fait, peut être assez noir. Pour ce qui est de New-York, il est clair qu’il connaît son territoire. Quand on lit Dogrun, on respire New-York, on vit New-York. Plus spécifiquement, Dogrun est une véritable déambulation dans l’East Village. Aux côtés de Mary Belladona, principale protagoniste, on est promené dans quantité de coins et recoins. Une plongé immersive dans La grosse pomme, entre clubs, bars, restaurants et parcs à chiens, qui ravira les amateurs de la ville. En ce qui concerne l’aspect « noir », c’est ce que laissait présager le début du livre, mais il s’avère qu’au final, la réalité est autre. Une bonne dose de cynisme, oui, mais du cynisme drôle. 

Comme je l’ai écrit, Dogrun, n’a rien de franchement noir. D’ailleurs, à mon grand étonnement, j’ai même plus eu l’impression de lire de la chick lit… mais écrite par un homme. Oui, vous m’avez bien lu. J’ose imaginer que rien qu’avec cela, il y a de quoi lancer un petit débat. Mais je vous laisse débattre de cela entre vous. Pour ma part, j’entends juste par là que Dogrun est très féminin. Très girly. Un peu pop même. Enfin, pop grunge. L’expression n’est pas très sexy, mais c’est ce qui me vient à l’esprit. 

Au fil de l’histoire, qui piétine un peu au gré des rencontres, c’est surtout une vaste galerie de personnages, souvent hauts en couleurs, qui s’offre à nous. Des rencontres parfois épiques, parfois bien foireuses. Les situations sont généralement assez incongrues et rythment le livre. A l’aube de ses trente ans, Mary Belladona est en pleine quête de soi, et tout ce qui lui arrive suite à la disparition de son petit ami, soulève quelques joyeuses emmerdes et des questionnements en pagaille. 

Dogrun est un roman profondément new-yorkais, à l’écriture vive, et à l’humour contagieux. Pas forcément inoubliable, pas franchement original, mais tout à fait divertissant. Curieux de lire la suite de l’œuvre d’Arthur Nersesian. 

Brother Jo.

SAINT SAUVEUR de Jean-Noël Levavasseur / Editions MaeloH.

Sûr que côté nouvelles, Jean-Noël Levavasseur en connait un rayon ! On le sait d’ailleurs journaliste à Ouest-France pour les news à chaud et l’info au quotidien. On le sait également rédacteur de nombreux polars, publiés pour certains dans les collections noires du même groupe de presse (dont un récent Dernière manche pour la collection Empreintes de l’incontournable maison d’édition bretonne). On le sait aussi auteur d’une multitude de textes courts et directeur d’autant de recueils collectifs du même tonneau, électrocutés souvent, rock’n’roll toujours. Parmi les plus notoires soulignons ces London Calling, 19 histoires rock et noires (Buchet Chastel, 2009), Welcome to the club, 20 nouvelles électriques inspirées par Les Thugs (Kicking, 2019) ou bien sûr La Souris Déglinguée, 30 nouvelles lysergiques (Camion Blanc, 2011) dont est extraite la nouvelle qui donne son titre à la présente compilation. Saint Sauveur donc, pour donner le ton et imposer le tempo. Porté par le souvenir de Taï-Luc Nguyen, chanteur-guitariste et maître d’œuvre du combo proto-punk alternatif La Souris Déglinguée, parti bien trop tôt (le 3 décembre 2023) enseigner la synchronie taï-kadaï jusqu’aux cieux, ce premier texte calibre la fibre des treize suivants. D’un Faster Pussycat dédié aux Cramps, d’un Bad America dont s’inspire le venin du Gun Club de Jeffrey Lee Pierce, voire d’un Djebel à cran et nourri des incontournables Clash ou Bérurier Noir, jusqu’à d’autres Austral K.-O. ou Fort Chabrol passés sous nos radars, la cohérence de l’ensemble en fait une somme particulièrement recommandable, voire conseillée pour appréhender l’univers d’un auteur porté à jamais sur la marge et les rythmes binaires.
À noter que le présent recueil parait aux éditions Maeloh, jeune et louable maison d’un Ouest à la fois normand et charentais.

JLM

COLISEUM de Thomas Bronnec / Série Noire.

Depuis une dizaine d’années, Thomas Bronnec le Brestois scrute avec intelligence la vie politique et parlementaire française. Il poursuit avec un certain bonheur une série entamée en 2015 avec Les initiés suivis par En pays conquis, La meute et Collapsus. Journaliste et donc observateur privilégié de la vie politique Thomas Bronnec offre des romans d’anticipation en réelle phase avec la réalité du pays et l’évolution de ses modes de pensée et d’action.

« Dans un pays frappé par une crise démocratique aiguë, le camp de la majorité a choisi de désigner son candidat à l’élection présidentielle lors d’une émission de téléréalité. Nathan Calendreau, ex-ministre des Finances, veut en profiter pour tenter un come-back, alors que le pays est touché par une vague d’assassinats : à chaque féminicide, un groupuscule tue un homme au hasard en représailles.

À l’heure d’entrer dans la fosse aux lions télévisuelle, Calendreau reçoit une lettre de menaces : s’il ne veut pas qu’un drame survienne, il doit renoncer à sa participation. Il décide d’ignorer cet avertissement et plonge dans un loft rempli de zones d’ombre et de manigances. »

Un parti politique qui entre sans sourciller dans la désignation de son candidat par la télé poubelle et un groupuscule féministe qui plonge dans la violence et dans une loi du talion aussi ridicule que meurtrière, deux intrigues parallèles qui vont se rencontrer très rapidement.

Si on peut parfois regretter, comme ici, que l’explosion finale ne soit pas toujours au rendez-vous dans les romans de Thomas Bronnec, on se réjouira par contre du caractère glaçant de ses intrigues dû à une crédibilité que l’on ressent à chaque fois. Bronnec observe la situation et en rajoute juste un tout petit peu, montrant les dérives qui pourraient voir le jour très prochainement. Un parti politique qui se concentre uniquement sur l’image donnée par ses candidats, un groupe féministe gagné par la folie et basculant dans une violence aveugle, le grand n’importe quoi… Dans combien de temps vivrons-nous cette actualité ?

Thomas Bronnec ne montre pas l’horreur et l’abomination, les suggérant uniquement, les rendant finalement plus terribles. Cette réserve, cette pudeur l’honorent dans une période marquée par l’indigence d’une classe politique misérable, prête à tout pour un peu de pouvoir.

Clete

PS : bon, ne vous arrêtez surtout pas à cette très pauvre couverture.

LA METHODE SICILIENNE d’Andrea Camilleri / Fleuve Noir.

Il Methodo Catalanotti

Traduction: Serge Quadruppani.

« Pour le fidèle bras droit du commissaire Montalbano, l’infatigable coureur de jupons Mimí Augello, c’est une nuit comme les autres lorsqu’il doit se sauver par la fenêtre de la chambre de sa maîtresse pour échapper au mari cocu. Ce qui l’est moins en revanche, c’est de tomber à l’étage du dessous sur le voisin allongé sur son lit, élégamment vêtu… et mort.

Le lendemain matin, un appel au commissariat signale qu’un homme a été retrouvé dans les mêmes circonstances, à une adresse différente. Comment est-ce possible ? Qu’en est-il du premier corps ? Ces tableaux macabres ont un bien étrange goût de mise en scène théâtrale…

Montalbano parviendra-t-il à résoudre cette affaire, dans laquelle drame et réalité se confondent et où les cadavres disparaissent comme dans une pantomime ? »

La Sicile, ses odeurs, ses senteurs, ses saveurs, ses ombres et ses lumières, ses chants et ses silences, un petit coin perdu tout au sud de l’île où le pittoresque et le charmant côtoient hélas aussi le sordide. Et pour résoudre des crimes depuis 1994 à Vigata, nom donné dans la série à la ville natale d’Andrea Camilleri de Porto Empedocle, on fait appel à une équipe de bras cassés aux moyens financiers, mécaniques et humains trop limités pour lutter réellement contre la criminalité insulaire mais qui compensent leurs manques par une malice, une volonté sans faille et un peu de chance. L’inénarrable Catarella, le dragueur fou Mimi Aurello et le taiseux Fazio forment la garde rapprochée de Salvo Montalbano, chef de la police. Sorte de Bacri rital, compensant son irritation devant les excentricités de ses subordonnés par des abandons coupables dans les mets les plus riches de la cuisine locale, Salvo Montalbano joue parfois les gros durs, rampe devant son éternelle fiancée génoise gênante et qu’il aime beaucoup plus quand elle est sur le continent, loin de lui. A ce propos, pour les habitués, la relation entre Livia et Montalbano va connaître un rebondissement aussi imprévu que surprenant.

Alors, reconnaissons qu’au départ, l’enquête est mise de côté, le ton est assez léger et on se régale des pitreries de cette belle bande d’éclopés où Mimi et… Montalbano ne pensent qu’à baisouiller. On sent que Camilleri a eu envie de rester dans cette ambiance, célébrer encore les belles choses, les amis, le bon vin et les assiettes fumantes.  Mais si l’humour est si souvent présent au début des romans de Camilleri, c’est pour mieux vous saisir quand la chasse est lancée. Chaque enquête de Montalbano révèle des aspects bien sombres de la Sicile où le malheur n’est pas toujours imputable à l’insaisissable Mafia. Cet épisode se déroule dans le milieu théâtral, on aime beaucoup y jouer la comédie et créer l’illusion.

Andrea Camilleri, décédé en 2019, était un immense conteur qui avait aussi un grand respect pour ses lecteurs qu’il a voulu satisfaire jusqu’à la toute fin. Malade et devenu aveugle, il a dû se résoudre à dicter ses derniers écrits et notamment La méthode sicilienne.

Clete

LES ENCHANTEURS de James Ellroy / Rivages Noir.

The Enchanters

Traduction: Sophie Aslanides et Séverine Weiss.

« Los Angeles, 4 août 1962. La ville est en proie à la canicule, Marilyn Monroe vient de succomber à une overdose dans sa villa, et Gwen Perloff, une actrice de série B, est kidnappée dans d’étranges circonstances. Cela suffit à plonger le LAPD dans l’effervescence. Le Chef Bill Parker fait appel à une éminence grise d’Hollywood, l’électron libre Freddy Otash, qui va mener une enquête aux multiples ramifications et rebondissements. »

Tout d’abord, on ne vous fera pas l’affront de vous présenter James Ellroy. On ne vous cachera pas non plus que ses derniers romans nous ont particulièrement gonflés. On a eu beau s’y mettre à plusieurs pour le couvrir, rien n’est sorti sur le blog. Alors Ellroy serait-il devenu pénible à lire ? Evidemment non, mais certainement que les thèmes retenus avaient une portée plus limitée. Peut-être aussi que l’écriture, le style semblaient donner l’impression un peu de se moquer du lecteur perdu dans des énumérations sans fin de personnages ? L’auteur semblait se fiche éperdument de la compréhension du lecteur courageux certes mais pas non plus masochiste et encore moins pigeon. Mais, mais La tempête qui vient annoncée et qu’on avait ratée dans son précédent roman est bien arrivée avec les enchanteurs, brûlot haineux et hypnotique sur Hollywood.

En écrivant une histoire commençant à la mort de Marylin, Ellroy sait déjà au départ qu’il va accrocher le passant sous toutes les latitudes. En insérant un index, certes lapidaire, des personnages, nombreux, à la fin du roman, Ellroy donne également de belles et précieuses clés vers la compréhension de cette intrigue folle. Après le style, la patte Ellroy, c’est à vous de voir. Ellroy n’inspire jamais des sentiments tièdes, il n’aimerait pas non plus. On peut adorer comme on peut logiquement détester pour les mêmes raisons mais jamais l’indifférence ne l’emporte. Ça passe ou ça casse mais quand Ellroy est en forme, difficile de ne pas être emporté par une écriture qui dans son expression, son rythme, sa musique, colle parfaitement à l’intrigue, aux états d’âme des personnages, seuls les grands y parviennent.

Dans Les enchanteurs, Ellroy empoigne une kalash pour flinguer autant qu’il peut Hollywood. Vérités mais aussi rumeurs et faits totalement inventés sont balancés, assénés pour souiller stars, producteurs, réalisateurs, flics, politiques. Il cogne… dégueulasse tout, crée une intrigue de premier plan de tueur en série mais s’épanouit réellement dans le flingage systématique des plus grands mythes américains. Si vous avez ou tenez à garder une image un temps soit peu glamour de Marylin Monroe, malheureux, n’ouvrez jamais ce roman.

Etrange microcosme que ce Hollywood du début des années 60 où chacun tente de tenir son voisin, son adversaire par les couilles avec des dossiers « secrets ». Dans ce monde où on aime tant fouiner dans les poubelles du voisin ou de l’Histoire, Ellroy nous offre en guide le pire des fouille-merdes de la Cité des Anges, Freddy Otash. Une pourriture, une vraie saloperie et un simple passage sur sa fiche Wikipedia pourtant déjà éloquente ne permet pas de cerner dans sa réelle envergure l’éventail de ses activités criminelles. Ellroy aime beaucoup Otash déjà mis en lumière plusieurs fois par le passé. Le rythme du roman, un brin ralenti par une multitude de rapports de police, est génialement soutenu, l’intrigue pue l’urgence, on sent la folie de Olash, on perçoit la fièvre de Ellroy, ou le contraire.

Le Dog mord encore et c’est Marylin Monroe qui morfle. Du grand Ellroy!

Clete.

L’ANNEE DU COCHON de Carmen Mola / Actes noirs Actes Sud.

La nena

Traduction: Anne Proenza

Derrière le nom de Carmen Mola, se cachent trois auteurs espagnols. Si les deux premiers Jorge Díaz et Antonio Santos Mercero nous sont inconnus, il n’en est pas de même du troisième, Agustín Martínez dont nous avons énormément apprécié deux romans : La mauvaise herbe en 2017 et Monteperdido en 2020. Reconnaissons que c’est la présence de Martinez qui nous a incité à lire ce roman.

L’année du cochon est le troisième volet d’une série qui en compte pour l’instant cinq et met en scène une BAC (brigade d’analyse des cas) dont le personnage principal est l’inspectrice Elena Blanco dont nous avons pu déjà lire les précédentes enquêtes dans  La fiancée gitane  et Le réseau pourpre  également sortis aux Actes noirs d’Actes sud. Cette collection de polars fait d’ailleurs la part belle aux auteurs espagnols et à leur reconnaissance chez nous. Citons très rapidement les indispensables Victor del Arbol et Aro Sainz de la Maza dont le dernier roman Malart présente quelques similitudes, au début, avec « l’Année du cochon ».

« Après avoir fêté le nouvel an chinois, qui ouvre l’année du cochon, l’inspectrice Olmo disparaît dans des conditions inquiétantes. A son réveil d’un sommeil comateux, trois hommes gravitent autour de son lit, qui attendent de prendre part au festin.
Elena Blanco reprend du Service au sein de la Brigade d’analyse de cas pour mener une enquête qui les conduira dans une ferme sordide recelant des secrets inavouables. »

Ce nouvel opus, très dur, est plus centré sur l’unité policière que sur son héroïne Elena Blanco qui ne réapparait qu’une fois l’intrigue véritablement lancée. La quatrième de couverture parle pudiquement de famille dysfonctionnelle mais appelons un chat un chat, l’inspectrice Olmo se retrouve entre les mains d’une famille de gros malades. Si le roman ne plonge pas totalement dans le gore, les auteurs nous évitant les scènes les plus horribles, les plus dégueulasses (je n’ai pas d’autres mots), il vaut mieux néanmoins avoir le cœur bien accroché et être bien dans sa tête pour apprécier sans traumatisme l’histoire. On pourra regretter peut-être que les auteurs ne fournissent pas plus de raisons d’empathie pour les personnages et on peut très bien lire cette histoire sans éprouver de réels sentiments pour ce qui s’y passe. Néanmoins, reconnaissons que le roman s’avère addictif, les trois auteurs connaissent bien les recettes d’un thriller qui fonctionne : chapitres courts avec toujours un élément qui incite à aller plus profondément dans l’indicible, format assez léger de trois cents pages comme la plupart des romans qui marchent en ce moment et bien sûr une histoire très flippante si on entre vraiment dans ce pandémonium.

Intitulé « l’Année du Cochon », le roman pourrait aussi, tout simplement, s’appeler l’année du porc.

Clete.

OVNI 78 de Wu Ming / Libertalia.

UFO 78

Traduction: Serge Quadruppani

Wu Ming (anonyme) est le nom d’un collectif de trois à cinq auteurs italiens publiés habituellement par Métailié qui depuis 25 ans nous offre des romans surprenants reprenant des épisodes de l’histoire mondiale. C’est le cas dans Manituana qui raconte la guerre entre Français et Anglais en Amérique vue du côté des grands perdants les tribus amérindiennes. Leur spécificité est de revisiter des évènements avec une focale très politisée mettant en avant les victimes, les sans grade. Pour autant, les romans de Wu Ming ne sont pas de simples romans historiques. Les cinq auteurs usent toujours de facéties et de malice pour narrer des histoires avec le plus grand sérieux, la plus belle intelligence tout en proposant des parcours plus ou moins arrangés avec l’Histoire. De petites histoires à l’ombre de la grande revêtant au final des allures universelles, où à un fond riche s’allie une forme littéraire de qualité où croyances et légendes sont partie intégrante d’un propos qu’elle élève en lui donnant une couleur quasiment mystique voire carrément psychédélique comme ici. Un vrai bonheur renouvelé à chaque roman quand on a goûté une fois aux univers souvent barrés de ces si discrets Italiens.

« 1978 fut à la fois l’année de l’enlèvement d’Aldo Moro, qui marqua la fin de la période d’agitation révolutionnaire et culturelle post-68 en Italie, et celle où il y eut dans la Péninsule le plus de signalements d’ovnis.
Dans ce roman exigeant, et qui emmène loin, on suit principalement trois personnages : Zanka, écrivain communiste à succès, est pris entre doutes sur la légitimité de son travail et besoin de gagner de l’argent. Son fils Vincenzo, qui s’efforce de rompre avec la toxicomanie, s’est installé dans la communauté mystique et libertaire de Thanur. Milena, sociologue féministe en congé du gauchisme, étudie les mœurs des ufologues.
Zanka enquête sur la disparition de deux jeunes scouts dans le massif toscan du Quarzerone. Des rumeurs circulent. Ont-ils été enlevés par des extraterrestres ? »

Il est très difficile de parler du voyage, des voyages auxquels Wu Ming vous convie avec bonheur dans le plus italien de leurs romans et certainement aussi le plus envoutant. Si le propos initial est la recherche de ces deux scouts disparus deux ans plus tôt sur ce massif du Quarzerone, personnage principal de OVNI 78 , les chemins empruntés pour arriver à la résolution de cette intrigue sont tortueux, diversifiés et parfois très éloignés, en apparence, de la quête. Si manifestement, on lit la photographie d’une société italienne à un moment terrible de son histoire, l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, les cheminements narratifs tracés nous emportent parfois très loin du propos initial : dans le monde des ufologues et ufophiles qui s’extasient devant les effets spéciaux de « Rencontres du troisième type » de Spielberg, bouffent des champis pour ensuite tailler le bout de gras avec des aliens… mais aussi dans une communauté hippie rattrapée par une société capitaliste et mercantile dont elle veut pourtant s’affranchir. Le rock progressif allemand des années 70 : Neu !, Can, Tangerine Dream, Popol Vuh, Klaus Schulze mais aussi le Magma de Christian Vander, sera l’enivrante B.O. d’une histoire passionnante, un peu perchée par instants, souvent embellie par de petits moments de grâce littéraire.

« Chaque dimanche qui s’apprête à finir est un mélange de mélancolies typiques, surtout dans les gares de province, et surtout quand, comme en ce jour d’avril, il pleut. »

OVNI 78 s’avère être parfois un roman ardu, qui se gagne, qui se mérite. Au départ, il faudra accepter de se laisser embarquer malgré une incompréhension des chemins de traverse empruntés pour atteindre la beauté, la malice comme l’érudition et l’intelligence qui éclairent une histoire remarquable. Sorti aux éditions Libertalia en mai dans un format de poche qui peine un peu à vraiment contenir toutes les merveilles qu’il recèle, OVNI 78 est un pur petit bijou noir pour lecteurs exigeants et enclins à se laisser emporter dans une histoire très barrée où faits historiques, rumeurs, légendes et pures inventions s’harmonisent pour vous embarquer, génialement, très, très loin. Classe !

La dernière phrase du roman:

« Des histoires qui se transmettent par le bouche à oreille, jusqu’à ce qu’on ne se demande même plus ce qu’elles ont de vrai. »

Clete.

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