Chroniques noires et partisanes

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BIEN ETRE de Nathan Hill / Gallimard

Wellness

Traduction: Nathalie Bru

Franchement impressionné par son premier roman, la superbe fresque américaine Les fantômes du vieux pays paru en 2017, il était évident que roman noir ou pas, rien à faire, on ne pouvait que plonger aveuglément dans le second imposant roman de Nathan Hill, Bien être.

« À l’aube des années 1990 à Chicago, en pleine bohème artistique, un homme et une femme vivent l’un en face de l’autre et s’épient en cachette. Rien ne semble les relier — elle est étudiante en psychologie, lui photographe rebelle. Mais lorsqu’ils se rencontrent enfin, le charme opère et l’histoire d’amour démarre aussitôt entre Elizabeth et Jack. Ils ont la vie devant eux et, même si leurs rêves et leurs milieux divergent, ils sont convaincus que leur amour résistera à l’épreuve du temps. Mais qu’en est-il vingt ans plus tard ? »

Jack est universitaire dans le domaine de la photographie, dans l’extrême limite de l’art mais le job permet de vivre. Elisabeth est maintenant psy et gère sa clinique spécialisée nommée « Bien être » qui aide à « supporter » la vie aux gens qui ont de la thune et du temps à perdre pour se lamenter. Ils sont les heureux parents d’un joyeux bambin qu’Elisabeth verrait bien hpi mais qui se dévoile uniquement pénible. Tout semble, à peu de choses près, bien aller et leur destin de couple blanc américain plutôt nanti n’est pas le plus dur à porter dans ce pays. Mais le couple romantique qui s’est créé dans des petits appartements d’étudiants il y a plus de vingt ans n’a plus grand-chose à voir avec ce couple bobo d’aujourd’hui. Par de petits détails de leur vie, Jack va commencer à avoir des doutes sur leur devenir… Après le glam, le drame !

Et là vous vous dites, avec raison, que ce genre d’histoires de couples qui se déchirent, la crise de la quarantaine etc, vous en avez déjà lu beaucoup… Mais, parce qu’il y a bien sûr un énorme mais, un grand roman comme Bien être, pas certain que vous en lisiez un tous les ans…

Nathan Hill, étonnant conteur, ne s’attache pas réellement au futur du couple, préférant raconter Jack et Elisabeth maintenant et il y a vingt ans quand ils se sont liés pour remonter ensuite jusqu’à leur tendre enfance, leurs multiples environnements, leurs premières angoisses, interroger le désir de leurs parents, effectuant de divers brillants allers retours dans le temps. Précis parfois jusqu’à la manie, Nathan Hill, avec brio, tente de dévoiler les multiples facettes de la personnalité kaléidoscopique de ses deux héros. Il ne néglige aucun aspect, montre l’évolution de la passion amoureuse, du désir… n’omet aucune variable. Dans de multiples et brillantes digressions, Hill creuse dans des différents domaines scientifiques jusqu’au détail, va à la racine, cherchant le petit truc physique ou affectif qui aurait pu plomber l’avenir, tentant de répondre à la réflexion d’Elisabeth « Etaient-ils faits l’un pour l’autre ? Etaient-ils même compatibles ? »

Le roman, par sa volonté d’universalité sur l’histoire d’un couple, se mérite, c’est certain. Quelques digressions, moins évidentes, peuvent paraître interminables mais le propos, empathique, s’avère toujours étonnamment charmant, joliment enrobé d’un humour très fin et enrubanné de clins d’œil au lecteur très réussis. Prenez garde à la puissance des évocations et aux sentiments que peut faire éclore Nathan Hill. L’intrigue, aussi fine soit-elle, se couvre de gravité dans son final basculant parfois dans le drame, la douleur, les remords.

Si Bien être est une histoire racontée avec une intelligence et un talent hors du commun, méfiez-vous néanmoins du miroir dévastateur que Nathan Hill vous tend.

Clete

COLISEUM de Thomas Bronnec / Série Noire.

Depuis une dizaine d’années, Thomas Bronnec le Brestois scrute avec intelligence la vie politique et parlementaire française. Il poursuit avec un certain bonheur une série entamée en 2015 avec Les initiés suivis par En pays conquis, La meute et Collapsus. Journaliste et donc observateur privilégié de la vie politique Thomas Bronnec offre des romans d’anticipation en réelle phase avec la réalité du pays et l’évolution de ses modes de pensée et d’action.

« Dans un pays frappé par une crise démocratique aiguë, le camp de la majorité a choisi de désigner son candidat à l’élection présidentielle lors d’une émission de téléréalité. Nathan Calendreau, ex-ministre des Finances, veut en profiter pour tenter un come-back, alors que le pays est touché par une vague d’assassinats : à chaque féminicide, un groupuscule tue un homme au hasard en représailles.

À l’heure d’entrer dans la fosse aux lions télévisuelle, Calendreau reçoit une lettre de menaces : s’il ne veut pas qu’un drame survienne, il doit renoncer à sa participation. Il décide d’ignorer cet avertissement et plonge dans un loft rempli de zones d’ombre et de manigances. »

Un parti politique qui entre sans sourciller dans la désignation de son candidat par la télé poubelle et un groupuscule féministe qui plonge dans la violence et dans une loi du talion aussi ridicule que meurtrière, deux intrigues parallèles qui vont se rencontrer très rapidement.

Si on peut parfois regretter, comme ici, que l’explosion finale ne soit pas toujours au rendez-vous dans les romans de Thomas Bronnec, on se réjouira par contre du caractère glaçant de ses intrigues dû à une crédibilité que l’on ressent à chaque fois. Bronnec observe la situation et en rajoute juste un tout petit peu, montrant les dérives qui pourraient voir le jour très prochainement. Un parti politique qui se concentre uniquement sur l’image donnée par ses candidats, un groupe féministe gagné par la folie et basculant dans une violence aveugle, le grand n’importe quoi… Dans combien de temps vivrons-nous cette actualité ?

Thomas Bronnec ne montre pas l’horreur et l’abomination, les suggérant uniquement, les rendant finalement plus terribles. Cette réserve, cette pudeur l’honorent dans une période marquée par l’indigence d’une classe politique misérable, prête à tout pour un peu de pouvoir.

Clete

PS : bon, ne vous arrêtez surtout pas à cette très pauvre couverture.

LA POUPONNIÈRE D’HIMMLER de Caroline de Mulder / Gallimard.

Nyctalopes suit l’auteure belge Caroline de Mulder depuis dix ans maintenant:  Bye bye Elvis puis ses deux romans noirs Calcaire montrant une Flandre bien glauque et Manger Bambi récompensé par le prix Sade en 2021. Dans deux entretiens datés de 2018 et 2021, elle nous avait expliqué, entre autres, ses méthodes et surtout son travail préalable minutieux de découverte, d’imprégnation, d’assimilation et de compréhension des univers contés parfois très éloignés du sien. Une vraie quête d’universitaire, fonction qu’elle occupe d’ailleurs.

“Heim Hochland, en Bavière, 1944. Dans la première maternité nazie, les rumeurs de la guerre arrivent à peine ; tout est fait pour offrir aux nouveau-nés de l’ordre SS et à leurs mères « de sang pur » un cadre harmonieux. La jeune Renée, une Française abandonnée des siens après s’être éprise d’un soldat allemand, trouve là un refuge dans l’attente d’une naissance non désirée. Helga, infirmière modèle chargée de veiller sur les femmes enceintes et les nourrissons, voit défiler des pensionnaires aux destins parfois tragiques et des enfants évincés lorsqu’ils ne correspondent pas aux critères exigés…”

Et même s’il faut, bien sûr, toujours retenir les leçons du passé pour bien comprendre le présent et parfois craindre l’avenir, d’aucuns et je les comprends bien seront peut-être un peu rebutés à l’idée de retourner à l’époque du nazisme et de la seconde guerre mondiale. J’y suis moi-même allé un peu à reculons et pourtant quel roman! Une fois entré, et je sais la médiocrité de l’expression, difficile d’en sortir et d’ailleurs, le roman ne provoque-t-il pas un choc durable, une émotion qui hante quelque temps et qui permet parfois, peut-être, de relativiser certains de nos petits problèmes ?

Si Caroline de Mulder s’éloigne un peu de ses derniers romans “Cette fois du blanc sur fond noir”, c’est de très loin son roman le plus sombre, un vrai crève cœur. L’atout majeur du roman, vraie réussite de l’auteure, tient dans ses trois personnages principaux, bien plus que dans la description du berceau de l’eugénisme nazi. Renée la toute jeune Française coupable d’être tombée amoureuse et enceinte d’un jeune nazi au moment où à la faveur du débarquement en Normandie, tous les Français devenaient résistants;  Helga la jeune infirmière du Lebesborn qui s’occupe avec dévouement et amour de ces nourrissons, premiers éléments de la race pure de Germains nordiques et enfin un résistant polonais prisonnier qui tente de ne pas sombrer. L’empire de mille ans voulu par Hitler est en train de s’effondrer et on découvrira sa chute par la vie de ce petit “paradis” nazi factice. Petit à petit, à demi-mots, par sous entendus, par les événements, l’horreur sera dévoilée au grand jour par une auteure qui le fera avec beaucoup de tact, de pudeur, sans jugement et en employant avec beaucoup de justesse parfois le mode épistolaire:

“Il n’y a pas d’un côté le bien, de l’autre le mal, il y a de longues glissades dont on se relève pas, et des passages quelquefois imperceptibles de l’un à l’autre. Quand on s’en rend compte, il est déjà trop tard.”

Dans la plume de Caroline de Mulder on sent, beaucoup plus qu’à l’accoutumée, même si elle s’en défendra sans doute, l’émotion, la compassion, la communion avec ces femmes, ces mères qui finalement, au bout du compte, se retrouvent seules parce que les hommes de toute manière, comme elle l’écrit au moins deux fois, “Ils ne reviennent jamais”. La pouponnière d’Himmler est bien un roman historique sur un aspect moins connu de la barbarie nazie mais surtout un douloureux et bel hommage au combat des mères, une complainte bien plus universelle. Enfin, dans cette période très noire de notre époque, n’oublions pas aussi de lire ce roman très fort pour se rappeler et pour transmettre aux jeunes générations la réalité de la guerre qui, si elle touche bien sûr en premier tous celles et ceux qui meurent au combat, n’épargne personne à part ceux qui la provoquent.

Touchant et important.

Clete.

VIEUX KAPITEN de Danü Danquigny / Série noire / Gallimard

Qu’on se le dise, Peter Punk est de retour. Comme esquissé dans une chronique précédente début 2022, Danü Danquigny propose aujourd’hui la suite des aventures de son héros cabossé Desmund Sasse, dont le pedigree annoncerait, sans honte du paradoxe, qu’il aurait une grande expérience comme redresseur de torts dans des situations tordues (d’avance).

En Albanie, un vieil officier de la sécurité intérieure spécialisé dans les écoutes téléphoniques se lance dans une croisade personnelle contre un de ses anciens amis, aujourd’hui à la tête d’une organisation criminelle.

En France, Desmund Sasse enquête sans discrétion sur le meurtre d’un jeune type, et va bientôt devoir fuir pour sauver sa peau. Pendant ce temps-là, son amie Élise Archambault, détective privée, est embauchée par un avocat véreux pour retrouver son fils.

Des trottoirs bitumés de Morclose aux montagnes vertes de l’Épire, trois enquêtes que rien ne semble relier explorent la haine et la vengeance. Elles vont finir par entrer en collision au pied du cimetière des martyrs de Korcë, en Albanie.

Sans surprise, nous retrouvons les atavismes de Danü Danquigny. D’abord, l’ancrage dans la capitale bretonne, habillée des miteux et charbonneux treillis d’un alias, Morclose. L’auteur est sans pitié pour la décrire, en appui sur de ses clichés, et pour la peupler d’une nouvelle génération de losers et de bad guys. Un fameux quotidien régional s’interrogeait encore il y a quelques jours : « Rennes Morclose est-elle toujours la capitale des punks à chiens ? » Danü Danquigny a son mot gouailleur et documenté pour répondre. Et la mise à jour cash nettoie le cache. Le système-monde de la came et de l’argent sale ne pouvait pas continuer à épargner les agglomérations provinciales, fussent-elles réputées pour un bon vivre, pour leurs « joyeuses » soirées estudiantines, pour leur club de foot volontaire mais inconstant (« qu’est qui est rouge et noir, qui monte et qui descend ? Le Stade Rennais »). Dans ta galette-saucisse, la forme oblongue, ce n’est plus du tout certain que ce soit du chaudin bourré de cochon haché.

Alors les voilà, les petites mains, leurs contremaîtres, les soldats et les boss de la nouvelle grande distribution bretonne. Ils redessinent les dynamiques urbaines, les sociabilités, l’ambiance. Les notables véreux à la recherche d’inspiration (nasale ou patrimoniale), les entrepreneurs-gagneuses du plus vieux métier du monde qui ne cesse de se renouveler, les pantins politiques les ont bien sûr accueillis, épaulés même. C’est de la bonne merde tout ça, elle sent aussi suave partout où elle est pondue. Même dans un bon vieux nid d’aigle balkanique à deux têtes. Du coup, de l’aéroport de Morclose-Saint-Jacques, en biplan très discret, non inscrit sur les tablettes, on dessert aussi des vallées farouches, à Shqipër-ait. Et vices-vers-ça. Vous l’aurez compris, le lien franc de Danü Danquigny avec l’Albanie (déjà exprimé dans de précédentes fictions) n’est pas non plus dissimulé dans ce roman. C’est là-bas d’ailleurs que va se dénouer lé pochon d’nou (ce serait de l’albanais – incertain – de l’entour rural de Morclose).

Pour le reste, belle galerie de personnages dégondés, amochés, en course pour se retaper, se retrouver, se venger, rebondir. Un air de Chacun cherche son chas (dans sa chienne de vie). Cela cochait toutes les cases pour monter à la Série noire. D’ailleurs, c’est à la Série noire.

Parfois, un poil forcé peut-être côté héros suppliciable mais incassable. Mais c’est une question de goût personnel.

Paotrsaout

L’AFFAIRE SYLLA de Solange Siyandje / Série Noire / Gallimard.

Entamé pendant la période du confinement où beaucoup ont pris la plume pour tenter  d’égayer cette période d’isolement, L’affaire Sylla est le premier roman de Solange Siyandje, avocate au barreau de Paris. Contrairement à la majorité de pieux projets littéraires avortés, ce roman a vu le jour chez un éditeur et pas des moindres quand on parle polar, la Série Noire. Jolie destinée pour un premier roman en compétition pour le prix “Polar en séries” 2024 de “Quai du polar”.

“En quelques jours, cinq personnes meurent empoisonnées. La police se saisit de l’enquête et découvre qu’elles ont pour seul point commun d’avoir été en rémission de cancer après avoir consulté un guérisseur, Moussa Sylla. Immédiatement dans le viseur de la justice, Sylla fait appel à Béatrice Cooper pour le défendre. L’avocate remarque que l’une des victimes était en lien avec Merculix, l’entreprise pharmaceutique pour laquelle travaille son mari, mais elle est loin d’imaginer dans quel engrenage elle a mis le doigt…”

Parti de de l’affrontement judiciaire d’un guérisseur africain avec un élément du “Big pharma” ricain, L’affaire Sylla déroule une intrigue très originale permettant de découvrir un peu la communauté africaine de Paris. Addictif, le roman s’avère souvent passionnant malgré quelques faiblesses dans la description des personnages masculins. Prenant appui sur son expérience professionnelle, Solange Siyandje décrit avec talent les univers judiciaire et pénitentiaire, offre des personnages féminins très forts, crédibles comme l’héroïne Béatrice, certainement, à bien des égards, le clone littéraire de l’auteure.

Le roman se lit vite et avec plaisir, rebondissant entre les deux enquêtes menées par un flic d’un côté et par l’équipe de l’avocate de l’autre. Dominique Manotti, dans Racket en 2018 aux éditions les Arènes, clamait que “Les Etats-Unis n’ont jamais perdu un marché” et Elisabeth, dans un combat judiciaire qui se décalera dangereusement dans la sphère personnelle en fera la sinistre expérience.

Premier roman tout à fait recommandable par son intrigue addictive et les apports de l’expérience professionnelle de Solange Siyandje, L’affaire Sylla réjouira les amateurs de polars français explorant des pans sociétaux souvent ignorés ou mal connus.

Clete

CIEL DE RÉGLISSE de Marc Villard / La Noire / Gallimard.

On ne peut pas dire que ses personnages soient à la fête. Néanmoins, s’immerger dans un nouveau recueil de Marc Villard en est toujours une pour nous. Successeur de Raser les murs, publié début 2022 aux éditions Joëlle Losfeld, voici donc Ciel de réglisse que nous accueillons avec la même confiance, sans cesse renouvelée, sans cesse validée. On a beau connaître l’univers et les codes de l’orfèvre français de la nouvelle sur le bout des doigts, on se laisse à chaque fois emporter par les déclinaisons du jour. À chaque livraison inédite, sa poésie anthracite nous entraîne, nous laissant dériver vers des méandres inconnus. L’œuvre de Marc Villard est un fleuve dont chaque affluent apporte de nouveaux remous. Ciel de réglisse ne déroge pas à ces regains de flux et de courants, dramatiques et mélodieux, sobres et harmonieux. Pour le coup, c’est à un renouvellement de la forme auquel nous sommes conviés. Le présent recueil s’articule autour de deux novellas intitulées En danseuse et Ciel de réglisse, encadrant une série de six courtes nouvelles regroupées sous le titre générique de Musique soûle.

De la Syrie aux buttes parisiennes, il n’y a qu’un raidillon, aussitôt franchi à vélo et en danseuse donc, entre soupe populaire et prose de Patti Smith : « fille puisses-tu tournoyer en riant, puisses-tu tournoyer quand tombent les roses ». Bilal est homo, réfugié et bientôt mort, jusqu’à téléporter ses guirlandes de problèmes et celles de Sylvia sur le Vieux Port marseillais. Du pur Villard, tout en mesure et mélodies. Quant à l’agrégation Musique soûle, elle commence par un Transfert entre les rêves d’un baroudeur chenu et ceux d’un couple de jeunots. Yasmina, Marcus, Alex, Papa Ours, Tine, des destins de rien portés par des chorus feutrés complètent le sextet à cordes sensibles. Puis vient avec Ciel de réglisse l’heure des romances et trahisons concomitantes. Marc Villard transpose ses meilleurs refrains jusqu’à Los Alamos, Nouveau-Mexique, où se cristallise un amour impossible entre l’ingénieur expat’ Sylvain et la jolie potière indienne Kwanita. D’autant que l’argent, toujours l’argent, s’en mêle. Pas bon ça. Entre l’ocre des terres de l’Ouest et le noir de torves desseins se tisse un clair-obscur aussi aride et flou qu’un mirage dans le désert des Mojaves : décor rêvé pour clôturer un court opus de 180 pages tendues, comme l’arc qui en ponctue la fin.

JLM

TERRES NOIRES de Sébastien Raizer / Série Noire / Gallimard

“Sur le point de quitter l’Europe, Dimitri Gallois et Luna Yamada sont victimes d’un règlement de compte sanglant. Mafia serbe, armée privée américaine, groupe bancaire basé au Luxembourg : la véritable cible de cette collusion toxique est Santo Serra, à la tête d’une branche stratégique de la ‘Ndrangheta, et c’est avec lui que Dimitri et Luna vont tenter de briser l’engrenage mortel qui les happe.

Lorsque l’horizon semble s’éclaircir, Luna disparaît au cours d’une embuscade. Pour la retrouver, Dimitri va fouler les terres les plus noires de la sauvagerie et de la folie contemporaines.”

Terres Noires est le troisième volet de la trilogie Dimitri Gallois, son final. Dans sa postface Sébastien Raizer préfère le terme de triptyque:

“Les nuits rouges” traite de crise, “Mécanique mort” de crime, “Terres noires” de guerre. C’est davantage un triptyque qu’une trilogie: trois portraits selon trois thèmes. Ces thèmes sont indissociables et forment le cœur noir de l’Occident”.  

Si ce volume est salement empreint de la violence et de l’aveuglement de la guerre, avec en arrière-plan l’Ukraine, il est néanmoins totalement dépendant des deux premiers. Il serait vain et regrettable de rentrer dans l’histoire sans avoir lu les deux premiers et cela malgré les apports didactiques éclairés de l’auteur. Commencez par Les nuits rouges parce qu’il est sûrement le plus touchant, le plus personnel de Sébastien Raizer, originaire de cette région des trois frontières de la Moselle et enchaînez par Mécanique mort parce qu’on y découvre l’internationale nébuleuse du crime mafias, banques et officines paramilitaires qui engendrent le cauchemar que nous allons vivre.

Les trois romans semblent obéir à un crescendo dans la violence comme dans la dénonciation du libéralisme et cet épisode est certainement le plus dur, le plus létal. On ne meurt pas d’une simple balle dans le buffet chez Sébastien, il sait y faire pour jouer avec nos nerfs… et là, son théâtre de l’horreur est particulièrement réussi dans sa démence et outrageusement vicieux dans sa répétition.

Si Sébastien Raizer cite souvent Joy Division dans ses propos, ici on n’est plus dans la furie de Rammstein (cité également). L’écrit est scandé, hurlé, semé de citations assassines souvent pertinentes mais aussi parfois nettement moins efficientes car sorties de leur contexte ou totalement déplacées (une leçon de démocratie donnée par le représentant permanent de la Chine aux Nations Unies à propos de la guerre en Ukraine… pffff). Mais même si pour une fois on n’est pas du tout en phase avec le discours politique qui accompagne l’histoire, on ne peut que reconnaître qu’il enrichit le récit, le rend plus sauvage, plus furieux, une sorte de mantra logique dans la progression d’un roman contre le symbole du libéralisme : les USA tout en offrant un argumentaire recevable, développé à un époque par Le Monde Diplomatique en France.

Le roman, redoutable, n’est pas à mettre entre toutes les mains d’une part par l’explosion meurtrière particulièrement vicelarde qu’il mûrit et d’autre part par la complexité des forces, des fractions qui l’animent. Mais Sébastien Raizer reste droit dans ses bottes, se moque du consensuel, se concentre sur sa diatribe, montre une autre vision du monde et offre une histoire éprouvante et très prenante, un cauchemar halluciné et hallucinant.

Clete.

ANNA PARTOUT de Chloé Ronsin Le Mat / Scribes Gallimard

Alors qu’il arrive au seuil de la trentaine, un ex-adolescent des années 2000 est insatisfait de sa vie terne : il s’ennuie dans son travail de téléconseiller, fréquente une femme qu’il a connue lors d’un Erasmus en Angleterre avant de s’en désintéresser et vit dans un sentiment croissant de flottement et d’irréalité.
Son seul exutoire : la fascination qu’exerce sur lui Anna, sa demi-sœur d’une famille recomposée. Il sent partout sa présence et éprouve le besoin toujours plus vif de renouer avec elle. Un jour, il trouve un moyen de la surveiller en permanence ; son obsession prend alors le pas sur tous les aspects de son quotidien – au risque de mettre au jour ses zones d’ombre.

Ce qu’il y a de positif avec la collection Scribes de chez Gallimard, c’est que l’on va véritablement de surprise en surprise. Et je ne parle pas de bons romans qui s’inscrivent parfaitement dans un genre ou dans un autre, mais de réelles surprises à la marge des genres codifiés. Des premiers romans et des nouvelles voix qui empruntent, pour le moment, des chemins un peu à l’écart des grands boulevards. Anna partout est le sixième roman publié chez Scribes et le premier pour l’autrice Chloé Ronsin Le Mat.

Le résumé est un peu vague. Il ne nous dit pas vraiment à quoi l’on peut s’attendre en lisant ce livre. Je ne parle pas de l’histoire en elle-même mais du type de livre auquel on va avoir à faire. Est-ce un roman noir ? Un thriller ? Ou tout autre chose ? J’avais un doute avant lecture et ce doute a longtemps persisté au fil des pages. Je n’arrivais pas à saisir exactement où l’autrice souhaitait emmener le lecteur, ni même ses personnages et plus spécifiquement le narrateur. J’ai fini par me dire, durant un moment, que peut-être était-ce là un roman qui passait simplement à côté de ce qu’il aurait pu être. Bien évidemment, je me suis fourvoyé, car j’attendais quelque chose d’Anna partout qui n’est pas ce que Chloé Ronsin Le Mat a souhaité en faire, à juste titre, plutôt que de me laisser porter. 

On est rapidement au fait de l’obsession de notre narrateur pour sa demi-sœur Anna. Mais celle-ci se veut dans un premier temps assez diffuse, pour petit à petit s’amplifier. On ne comprend pas exactement le pourquoi du comment de cette obsession. C’est d’abord une petite flamme qui finit par devenir un feu dévorant. Quel est le déclencheur ? La raison précise ? Des questions restent en suspens. Il nous manque des éléments pour voir le tableau dans son ensemble. La raison à cela ? L’histoire nous est racontée par le premier concerné, « l’obsédé », « le coupable », « le responsable », qui se livre par bribes selon son propre point de vue qui n’est pas sans déni. Notre perception des faits s’en trouve ainsi biaisée. Puis la réalité finit par rattraper notre narrateur et c’est seulement là que l’on prend pleinement conscience de l’ampleur de la chose. Il nous faut connecter les points et rassembler les pièces, mais pour cela il faut accepter qu’en tant que lecteur nous ne sommes pas ici dans une position habituelle. C’est là toute l’astuce et l’intelligence du livre de Chloé Ronsin Le Mat.

Ecrit d’une plume très ronde, d’une fausse simplicité mais d’une réelle maîtrise, on découvre avec Anna partout une voix affirmée. Un roman incontestablement ancré dans son temps, de par son contexte et les thématiques qui le traversent. Il nous plonge habilement dans la psyché d’un homme insidieusement toxique et fatalement dangereux. Une fois de plus, Scribes régale.

Brother Jo.

LES MILLE CRIMES DE MING TSU de Tom Lin / La Noire Gallimard

The Thousand Crimes Of Ming Tsu

Traduction: Doug Headline

“Dans les années 1860-1870, ce sont des immigrés chinois qui construisent la voie ferrée pour la Central Pacific. Ming Tsu est l’un d’eux, orphelin formé à l’art de tuer par son père adoptif américain. Pour retrouver Ada, l’épouse blanche que les hommes de main de son beau-père lui ont enlevée, il va traverser l’Utah, le Nevada et la Californie en fugitif dont la tête est mise à prix. En cours de route, il exécute chacun des hommes qui lui ont « volé sa vie ».”

Quand il démarre sa route sanglante, Ming Tsu est déjà coupable de plus de deux cents meurtres et on se doute bien que sa quête sera impitoyable. Le premier nom qu’il peut barrer sur sa petite liste arrive très rapidement. On comprend rapidement que sa colère froide et ses compétences dans l’art de tuer feront de lui un guerrier solitaire redoutable, sans affects pour les éventuelles victimes collatérales.

Tous les éléments du décor et les personnages le montrent, on est dans un western, un rude même. Mais ce premier roman d’un auteur de vingt-cinq ans est bien plus que cela.

Tout d’abord, et c’est devenu en quelques mois la marque de fabrique de la Noire, l’histoire est vraiment joliment écrite, les descriptions sont souvent très cinématographiques, le phrasé toujours soigné, adapté à la situation.

Mais c’est la créativité et la fantaisie de l’auteur qui en font un roman à part.

Tout d’abord, Tom Lin raconte l’Ouest dans le prisme de ces populations chinoises venues tâter le rêve américain et souvent absentes du tableau historique et de la mythologie western hollywoodienne, un peu comme les cow-boys de couleur. Cet éclairage nouveau profite au roman.

Ensuite, si Ming Tsu ne crée aucune empathie, les autres personnages sont riches, souvent source de bonheur. Un peu à la manière du personnage principal de Nightmare Alley de William Lindsay Gresham, Ming Tsu va accompagner une petite troupe itinérante où chacun possède un “miracle”, un talent surnaturel et vous serez surpris, stupéfaits sûrement. Peut-être que votre esprit cartésien n’acceptera pas cette irruption du surnaturel. Et ce sera dommage car certaines pages, certaines situations provoquent l’émerveillement, incitent à la rêverie, embellissent l’histoire, sidèrent… de la belle ouvrage si vous vous laissez envoûter.

Enfin, Ming Tsu est accompagné pendant les deux tiers du roman par un vieux Chinois aveugle qui voit l’avenir et qui peut notamment vous dire la date de votre décès si vous voulez vraiment le savoir. “Le prophète” lit toutes les vies sauf celle de Ming Tsu “l’homme sans limites”. Philosophe, il se montre sibyllin, humoriste à ses heures et ajoute une touche supplémentaire d’étrangeté, validant pleinement cette fable surnaturelle où il a la personnalité peut-être la plus attachante.

La dernière partie revient de pleine boot dans le western sauvage qu’on verrait bien filmé par le Paul Thomas Anderson de There will be blood. L’ultime assaut est dantesque et le duel final, terrible et particulièrement original, emporte tout.

Du plaisir à lire cet enchanteur Les mille crimes de Ming Tsu, manque juste un peu l’émotion que Ming Tsu ne daigne pas offrir.

Clete

CLIENT MYSTÈRE de Mathieu Lauverjat / Scribes / Gallimard

Alors qu’il pédale comme un dératé dans les rues de Lille pour livrer toujours plus de repas chauds, le narrateur de Client mystère est percuté par une voiture. S’il sort de l’accident sain et sauf (avec un bras mal en point), il se retrouve néanmoins « indisponibilisé » par les algorithmes de l’application pour laquelle il travaillait. Et donc, sans ressources.

C’est alors qu’il entend parler d’un métier curieux : les « clients mystères », des particuliers mandatés par les entreprises pour jouer aux clients afin d’évaluer les performances des employés à leur insu. Notre héros devient donc l’un de ces hommes invisibles à la solde du management contemporain.

En 2022, Gallimard inaugurait sa nouvelle collection Scribes avec une première publication, le roman Au moins nous aurons vu la nuit d’Alexandre Valassidis, qui fut une belle surprise. Pour la deuxième publication sous Scribes, Client mystère le premier roman de Mathieu Lauverjat, c’est encore une nouvelle voix tout à fait singulière qui s’offre à nous. 

Notre narrateur est livreur à vélo. Son travail est ce qu’il est mais semble plus ou moins lui convenir. Qui plus est, il est efficace dans ce qu’il fait et l’application dont il se sert en tient compte.  Il fuse et enchaîne les livraisons. Puis c’est l’accident. Tout s’arrête brutalement. C’est l’opportunité  qu’il fallait pour tenter autre chose. Changement d’application. Travail ubérisé toujours. Il est envoyé d’un endroit à un autre où, pour de petites sommes, il est missionné pour contrôler discrètement la qualité des services ou des produits proposés. Parfois il doit aller jusqu’à se mettre en scène, jouer un personnage, poser des questions. Il suit les consignes et remplit les questionnaires de satisfaction. Il repère et, le cas échéant, signale. Il fonce comme lorsqu’il était livreur, enquille les missions pour rentrer de la caillasse, au point d’utiliser simultanément plusieurs applications. Il gravit les échelons de l’algorithme et se voit assez vite proposer des missions plus poussées, au niveau national, pour enfin rejoindre une équipe façon start-up sur la recommandation de sa nouvelle manageuse qui a suivi son évolution avec attention sur les applications. Enfin une opportunité de s’élever, voire de faire carrière. En somme est venue l’heure d’être reconnu pour ses efforts. Puis il rencontre l’amour. Les étoiles s’alignent. Une livreuse sur laquelle il avait déjà flashé et qui elle aussi est à un tournant professionnel de sa vie. Mais la réalité va finir par le rattraper. Il y a d’abord un drame dans son ancien milieu professionnel, celui de la livraison à vélo. Puis un signalement opéré au cours d’une de ses enquêtes mystères aura des conséquences tragiques. La machine s’enraye. Consommation massive de médicaments pour s’anesthésier et faire face. Une mission va tourner au désastre et l’amener à commettre l’irréparable. C’est la descente aux enfers. Le désenchantement poussé à son paroxysme. Bienvenue dans le monde moderne. 

Avec une plume fournie et dense, très percutante dans le choix des mots, arrivant à basculer avec aisance d’un style plus romanesque mais jamais boursouflé, à une littérature plus grise qui se veut le reflet du vocabulaire abscons et aliénant dont le narrateur est abreuvé dans son milieu professionnel,  Mathieu Lauverjat propose un portrait incisif du monde du travail ubérisé. Non seulement il est indéniable que Mathieu Lauverjat sait écrire, avec une voix qui lui est propre, mais il a également une parfaite maîtrise et connaissance de son sujet. Précision chirurgicale dans le propos comme dans la forme. Ce qu’il faut de satire. Redoutable sur toute la ligne. 
Scribes est définitivement une collection à suivre, sa pertinence ne fait pour l’instant aucun doute.  Client mystère est un premier roman qui a tous les atouts pour faire parler de lui, comprenez par là un sujet totalement dans l’air du temps et une écriture qui s’imprime avec force dans le cerveau du lecteur. Un livre autant taillé pour le pur plaisir de la lecture que pour éveiller les consciences.

Brother Jo.

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