Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Wollanup (Page 4 of 78)

GRACIER LA BETE de Gabrielle Massat / Editions du Masque.

Gracier la bête est le cinquième roman de l’auteure Gabrielle Massat. La kiné d’origine toulousaine a vraiment lancé sa carrière dans le roman noir avec Le goût du rouge à lèvres de ma mère (Prix du Meilleur Polar des lecteurs Points 2022) et Trente grammes (Prix France Bleu du Polar 2022). Pour cette troisième incursion dans le noir, Gabrielle Massat a décidé d’orienter son propos vers le monde de l’Aide sociale à l’enfance, le parent le plus pauvre du système éducatif.

« Officiellement, la villa des Prunelliers est un foyer d’accueil d’urgence pour mineurs ; en réalité, c’est là où on envoie les enfants placés dont le système ne veut plus, et où les éducateurs en sous-nombre finissent tous par craquer. Quand Till, l’un d’eux, finit par lever la main sur Audrey, quatorze ans, celle-ci fugue et se fait percuter par un chauffard.

Rongé par la culpabilité, Till va la voir tous les jours à l’hôpital, délaissant le reste du monde. Mais lorsqu’il apprend que la mère disparue d’Audrey est peut-être encore en vie, il n’a plus qu’une idée en tête : la retrouver et la ramener à sa fille. Et tant pis s’il y laisse sa carrière, sa raison ou sa vie. »

La culpabilité, la rédemption, la résilience comme dans les plus ricains des romans U.S. seront les moteurs d’action de Till, éduc de 44 ans, fraîchement divorcé et un peu dans le dur, qui a commis, pour lui, la pire des infamies en usant de violence vis-à-vis d’une ado déjà bien démolie par son parcours dans la société. Il sera le fil rouge d’un roman qui, sans prendre de gants, mais sans le marquer non plus d’un pathos exagéré, explorera de bien belle manière le monde de ces gamins et ados enlevés à leurs familles par la justice et parqués dans des unités. Là, tout le monde prie pour que cela se passe bien, « pas de vagues », malgré tous les freins à la bonne marche de ces établissements si sensibles… Ces lieux en France où les équipes en place tentent de palier comme elles peuvent toutes les carences de fonctionnement, les promesses non tenues, l’inertie de l’administration et la douleur des mômes qui expriment souvent leur colère en reproduisant une violence qui les a accompagnés tout au long de leur courte vie.

Alors, bien sûr, les pages sont parfois très douloureuses, cruelles ou émouvantes, mais l’aspect polar est loin d’y être négligé. L’intrigue fonctionne parfaitement, est relancée efficacement, créant un suspense particulièrement porteur. Au final, Gracier la bête se révèle être un document très crédible sur le monde terrible de l’éducation spécialisée mais également un roman tout à fait recommandable.

Clete.

LE CHANT DU PROPHETE de Paul Lynch / Albin Michel

PROPHET SONG

Traduction: Marisa Boraso

À Dublin, un soir de pluie, deux hommes frappent à la porte d’Eilish Stack. Membres d’une toute nouvelle police secrète – le GNSB -, ils demandent à s’entretenir avec son mari, enseignant et syndicaliste, mais celui-ci est absent. Larry se rend au commissariat dès le lendemain, puis disparaît dans des circonstances troublantes.

Tandis que le malaise s’installe peu à peu, Eilish voit son quotidien et celui de ses quatre enfants amputés d’une liberté qu’elle tenait pour acquise. Bientôt l’état d’urgence est déclaré, les rumeurs parlent de camps d’internement…

Prisonnière d’une logique cauchemardesque, jusqu’où devra aller Eilish pour protéger les siens ?

Quand on avait rencontré Paul Lynch en 2019 pour son troisième roman, il nous avait dit comment il était hanté à l’époque par le conflit syrien. D’ailleurs, pour lui, Grâce et l’errance de son héroïne dans l’Irlande de la fin du 19ième siècle prenaient en compte, d’une certaine manière, cette tragédie migratoire. Constatant certainement qu’une guerre, si elle est lointaine, ne nous touche pas vraiment, il a décidé d’adapter ce récit de l’horreur à l’Irlande de demain dans ce très hypnotique roman.

« …à chaque moment le monde s’achève en un lieu et nulle part ailleurs, la fin du monde est toujours un événement circonscrit, elle arrive dans votre pays, entre dans votre ville et frappe à votre porte, mais elle n’est pour les autres qu’une vague menace, un bref compte rendu dans un bulletin d’information, l’écho d’événements transformés en récit… »

Nombreuses, très nombreuses sont les leçons à retenir de cette histoire de l’Irlande qui sombre dans le nationalisme, la dictature fasciste et chacun trouvera aisément les liens qui relient Le chant du prophète à la guerre civile en Syrie mais aussi aux privations de libertés dans les temps COVID, dans le triste théâtre nazi lors de leur accession au pouvoir, dans les agissements et les discours des minables qui nous accablent…

 » Et quand on prend le contrôle des institutions, alors on prend aussi le contrôle des faits, on peut modifier toutes les formes de croyance, les choses sur lesquelles tout le monde s’accorde, et c’est ce qu’ils sont en train de faire… ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comme une vérité_ rien de bien neuf là-dedans… »

Parlant de son écriture, Lynch nous avait confié que sa plume, ses choix stylistiques, étaient particulièrement guidés par l’histoire qu’il écrivait. Ainsi dans Un ciel rouge, le matin, La neige noire et Grâce, l’extrême noirceur des intrigues situées dans l’histoire ancienne de l’Irlande et des Etats Unis, était souvent éclairée par de délicieuses pages poétiques, au lyrisme désuet et précieux… d’un autre temps. On avait constaté un léger changement avec Au-delà de la mer, fruit d’une réflexion sur l’histoire vraie de deux pêcheurs perdus en mer. Ici, et il faudra un temps d’adaptation, difficile de retrouver l’écriture charmante de Lynch, les enluminures. Les chapitres sont longs, compacts, sans respiration, comme un rempart qu’il faut surmonter ou un labyrinthe à arpenter. Les dialogues sont inclus dans la narration, sans aucune signalisation de ponctuation, le verbe est dense. Dès le départ, cette absence de paragraphes, de pauses, oblige le lecteur à foncer tête baissée dans l’inconnu tout comme Eilish, l’héroïne de ce roman.

Paul Lynch possède sûrement un don pour créer des personnages inoubliables. Eilish, comme Grâce par le passé, est la belle illustration d’une personne embarquée sur un Styx qui semble être sa dernière voie et continuant à avancer sans broncher, cherchant la lumière dans le chaos. Nationalisme exacerbé, état d’urgence, perte des libertés, complotisme, fascisme, arrestations, emprisonnements, stigmatisations et enfin guerre civile… un abominable crescendo vers l’horreur raconté à hauteur d’innocents, la mécanique du désastre d’Eilish épouse brisée et mère de quatre enfants qui appréhenderont chacun à leur manière l’injustice, la barbarie, la guerre, la mort…

Un roman aussi précieux qu’effroyable éclairé par le talent et l’humanité de Paul Lynch.

Clete.

MOURIR EN JUIN d’Alan Parks / Rivages.

To Die In June

Traduction: Olivier Deparis.

Mourir en juin est le sixième volet d’une série signée Alan Parks qui devrait en compter douze, un par an représentant un mois de l’année, explorant la criminalité à Glasgow au milieu des années 70.

Cette série met en valeur les enquêtes de Harry McCoy, flic porté sur les excès en tous genres, plus amical avec la pègre glaswégienne qu’avec sa propre hiérarchie et beaucoup de ses collègues. Franc-tireur, parfaitement à l’aise dans les bas-fonds, il se traîne de pubs borgnes en clubs glauques pour investiguer, aidé par un adjoint précieux nommé Watson comme un certain docteur et par un caïd local Cooper avec qui il a partagé les douleurs d’une éducation en foyers.

« Un premier cadavre est découvert à la fin du mois de mai. Il est identifié par Harry McCoy comme étant celui de « Govan Jamie », un clochard qui vivait à la rue. McCoy connaît bien la communauté de ces sans-abri, alcooliques, miséreux et solitaires : son propre père vit parmi eux. McCoy et son adjoint Wattie ont été temporairement « relocalisés » au commissariat de Possil dans le cadre d’une restructuration de la police de Glasgow. L’inspecteur s’y trouve confronté à une femme éplorée qui affirme que son petit garçon a disparu. Lorsqu’il demande à voir une photo de l’enfant, la mère répond qu’elle n’en a pas. Le père, pasteur, est à la tête de l’Église des Souffrances du Christ dont les préceptes interdisent toute représentation. Mais le plus étrange dans cette histoire est que personne, dans le quartier ou ailleurs, ne semble avoir entendu parler de cet enfant. »

Avec un tueur de vieux SDF, une secte qui semble développer une histoire inquiétante avec un gamin qui n’existe peut-être pas et une mission d’infiltration dans un commissariat, McCoy ne va pas chômer. Entre histoire personnelle et affaires urgentes, il se lance dans une enquête, forcément alcoolisée mais moins qu’à l’accoutumée. L’investigation est de qualité et permet de se frotter aux plus mal lotis de la cité écossaise. On n’est pas trop inquiet néanmoins pour McCoy vu qu’on sait que la série fait ses douze volumes et on voit mal Parks supprimer son principal atout, ex aequo avec les terribles instantanés sur la sombre Glasgow.

Forcément, une fois arrivé à la sixième histoire, le lecteur sent beaucoup mieux les enquêtes, l’architecture des romans, certaines redondances (comme les multiples épisodes à l’arme blanche) mais reste agréablement surpris par certaines affaires et l’émotion qu’elles peuvent développer.

Pour le néophyte, ce roman (sans atteindre les sommets de Joli mois de mai de très loin le meilleur) s’avère néanmoins une bonne manière d’entrer dans la série et de découvrir un bon auteur de polars écossais. Les stigmates et scories de McCoy, sans être totalement clichés, sont généralement associés aux flics cabossés : une enfance malheureuse, des addictions, sont développés ou rappelés dans Mourir en juin. Enfin si cet univers écossais des années 70 vous séduit particulièrement, tentez donc Retour de flamme de Liam McIlvanney, un must.

Classique mais néanmoins une valeur sûre.

Clete

LA NUIT DU HACKEUR de Yishaï Sarid / Actes Noirs / Actes Sud.

Megaleh HaHulshot

Traduction: Rosie Pinhas-Delpuech

Yishaï Sarid, dont c’est ici le cinquième roman à paraître à France, s’est rendu célèbre chez nous avec Le poète de Gaza, grand prix de la littérature policière en 2011.

« Surdoué du piratage informatique, Ziv est débauché à l’armée par une start-up qui offre ses services de cybersurveillance et de détournement de systèmes de communication à de petits États en délicatesse avec leurs dissidents. Tétanisé dans sa vie intime par une culpabilité qui le poursuit depuis l’adolescence, il noie dans l’exercice aveugle de ses compétences professionnelles toute notion de scrupule. Mais il n’en demeure pas moins tiraillé entre le désir de laisser derrière lui sa dépouille d’asocial angoissé pour embrasser sa réussite et le fantasme de devenir enfin le tout-puissant protecteur qu’il n’a pas su être pour sa jeune sœur à la dérive. »

L’épisode récent des bipeurs du Hezbollah qui explosent a montré une fois de plus la maîtrise technologique des services d’espionnage d’Israël, à la pointe de toutes les nouvelles armes des guerres à venir. Ce roman s’envisage d’abord comme une passionnante et effrayante plongée dans les nouveaux mondes du flicage des individus, des nouvelles manières d’épier son voisin afin de lui nuire. Pour autant, on n’est nullement dans un thriller techno-futuriste, plutôt dans l’histoire de Ziv, sa brillante ascension professionnelle mais aussi son histoire familiale douloureuse. Alors, on le sait bien « il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne ». Pourquoi Ziv échapperait-il à l’adage quand, de son plein gré, il va commencer à franchir la ligne, se montrant hautement méprisable et indéfendable. Et quand bien même on aurait peut-être agi pareillement.

A l’heure où tous les géants de la tech s’aplatissent devant Trump, La nuit du hackeur apporte une terrible et brillante illustration du monde qui arrive et des choix que chacun peut ou doit faire.

Clete.

DERNIER CRI de Hervé Commère / Fleuve.

Hervé Commère, on connaît mais on n’était pas retourné le lire depuis très longtemps. C’était une erreur de lâcher ainsi une valeur sûre au discours aussi grave que passionnant.

« Au cours de la nuit adultère qu’Etienne Rozier, ancien policier devenu lobbyiste, passe avec une journaliste, cette dernière est assassinée. S’il ne démasque pas lui-même le meurtrier, Rozier sait qu’il sera le coupable idéal.

Il n’a alors d’autre choix que de disparaître des radars et reprendre à son compte l’enquête qu’elle menait parmi les travailleurs pauvres, dans les coulisses de l’industrie textile. Cette immersion le conduit jusqu’à une ville qu’il pensait ne jamais revoir, liée à un passé qu’il avait préféré renier : Elbeuf. »

Eh ouais, quand on pense plus avec sa bite qu’avec son cerveau, dans l’emballement, on peut parfois se planter. Et en l’occurrence Etienne Rozier, super mercenaire à la solde des puissants du monde, se prend à la tronche un bel accident nucléaire, le crash ultime. Son amour d’ado étranglé dans la chambre de leurs premiers ébats adultes et lui, en fuite, pour pouvoir se disculper.  

Dernier cri commence tous chevaux hurlants comme la fuite en moto de Rozier pour rejoindre Elbeuf où il est né et a vécu son enfance. On est dans un thriller urgent mais dès que l’on arrive à Elbeuf, ville qui a vu grandir aussi Hervé Commère, le ton change. La ville montre ses signes de récession comme les derniers vestiges architecturaux d’une époque où la ville brillait par ses filatures, avant d’être victime de la concurrence chinoise et d’extrême Orient et de l’incurie des politiques successives. De la tristesse, de la nostalgie, des souvenirs…

Durant sa carrière de flic, Rozier a touché la misère humaine mais ne l’a jamais vécue et l’apprentissage s’avère complexe. Agir comme un pauvre, penser comme un pauvre et surtout fermer sa gueule comme un pauvre s’il veut remonter l’écheveau d’une affaire dont l’origine est forcément à Elbeuf, la mal aimée, la sinistrée. La fibre sociale couvre tous les romans d’Hervé Commère mais le discours semble aujourd’hui plus grave qu’à l’accoutumée, évoquant les cicatrices, les plaies d’une ville tout comme les stigmates portées par ses habitants.

Dans Dernier cri, Hervé Commère montre la marge, plusieurs marges : ceux qui un jour, lassés du paradis consumériste, ont choisi de vivre autrement et que l’on retrouve de zad en combats pour la vie ; ceux qui subissent tête basse, les masses résignées plantées dans un grand nulle part, ce « peuple » de Pôle Emploi qui crève en silence et puis tous ceux qui, mal nés, ont vu un jour dans l’Europe un mieux par rapport à ce qu’ils vivaient depuis la naissance sans espoir de changement. Un ultime combat, une guerre à gagner. C’est dans ce cadre de misère finalement très ordinaire que se cache la clé de l’énigme et Rozier n’est pas au bout de ses surprises. Sous ces histoires souvent poignantes, racontées avec talent, plus que la peine, domine une colère que Hervé Commère a un mal fou à contenir.

Le roman cogne fort. De la littérature de combat, du Noir de lutte, bravo !

« Quelles sont les perspectives au moment de sauver sa peau ? A quoi pense-t-on quand on est bientôt accusé de meurtre et qu’on doit fuir ? A rien. A l’instant. Tout est contenu dans la seconde qui vient, la vie entière. »

Clete.

ETINCELLES REBELLES de Macodou Attolodé / Série Noire / Gallimard.

« Au Sénégal, l’inspecteur Gabriel Latyr Faye vient de réussir, après deux ans d’investigations, à coincer l’un des plus gros trafiquants de drogue du pays. Mais sitôt arrêté, celui-ci est relâché. Pour s’être rebellé contre cette décision venue de sa hiérarchie, Latyr est muté en Casamance dans une zone sous haute tension où s’affrontent trois groupes ennemis. Le jeune homme, qui ne connaît rien de son pays au-delà de la capitale, rencontre Aguène, une journaliste locale qui va l’aider à comprendre les enjeux de ce territoire et l’accompagner dans sa croisade contre la corruption. Au cœur de la tourmente : l’armée, les sécessionnistes, un clan secret baptisé « les chasseurs » et une curieuse panthère… »

Macodou Attolodé a quitté son Sénégal natal pour poursuivre ses études en France. Il s’y est installé ensuite de manière définitive. Par ailleurs, Ce néo-Rennais a été piqué un jour et de façon durable par une envie d’écrire. Une entreprise finalement couronnée de succès puisque le voilà qui débarque pour la rentrée hivernale avec un premier roman à la Série Noire, excusez du peu…

Un héros raide comme la justice (beaucoup plus que la justice en fait comme souvent en ce bas-monde, celle-ci servant surtout à préserver les intérêts des plus riches et à continuer à accabler les modestes) et surtout animé par une envie mordante de vengeance, se retrouve isolé en Casamance, région oubliée du Sénégal où persistent les vestiges bien réels d’un conflit qui dure depuis des décennies. Se sentant investi d’une mission alors que sa mutation n’a de raison que l’éloignement d’un jeune flic beaucoup trop zélé, Latyr va vite retrouver un terrain d’exercice à sa mesure et dont tout le monde se fout. Il ignore tout de cette région, de ces villages sans électricité qui vivent comme il y a des millénaires mais qui se retrouvent catapultés de sale manière dans le XXIème siècle par une excroissance monstrueuse du capitalisme et de la mondialisation, le trafic de stupéfiants. La came en provenance de Colombie emprunte maintenant de nouvelles voies avec des zones de transit africaines avant de débarquer au Havre ou à Anvers pour ensuite inonder l’Europe.

Avec la thune qui découle de ces trafics, les rats de tous bords montrent les dents et veulent une part du gâteau. Rebelles, forces gouvernementales, jusqu’au sommet de l’état, tout le monde veut en croquer et Latyr voit rapidement que les zones d’ombre qu’il entreprend d’éclairer agitent beaucoup de gens. Aidé par un petit groupe autonome qui lutte juste pour que son village soit épargné, Latyr ira au bout, quitte à éclabousser des « légendes » locales.

A une époque où tant de romans sont formatés sur le modèle anglo-saxon dominant, où l’ennui du « déjà vu » vous poisse rapidement, on ne peut que se réjouir de lire un polar sénégalais prenant une autre voie, plus originale, moins connue. Bien que racontant une histoire si tristement et universellement narrée, lue, montrée : trafic de came, blanchiment d’argent, corruption, violence aveugle inhérente à ce business… Macodou Attolodé se démarque en l’infusant dans un monde différent du nôtre, où existent encore des principes devenus obsolètes chez  nous parfois : le respect de la parole des parents, l’écoute des anciens, considérés comme des sages, où la communication est encore très fortement oralisée avec parfois certains dialogues interminables quand ils ne sont pas un peu redondants. Le surnaturel, qu’on trouve souvent dans les romans d’Afrique noire, effectue de fugitives et terribles apparitions animalières sans influer néanmoins sur le cours de l’histoire. Sans être vraiment infernal, le rythme est maîtrisé, le suspense toujours présent et parfois éclairé par des scènes particulièrement spectaculaires.

Un instantané sénégalais instructif et intéressant.

Clete.

LE TESTAMENT DE SULLY de Richard Russo / Quai Voltaire / La Table ronde.

Somebody’s Fool.

Traduction: Jean Esch.

« Sur le tabouret que Sully occupait au bar du Horse est désormais assis son fils Peter, professeur d’université encore aux prises avec cet héritage écrasant lorsque son propre rejeton, Thomas, refait surface après des années de séparation. C’est aussi au Horse que Doug Raymer, ancien chef de la police de North Bath, et Charice Bond, fraîchement nommée à la tête de la police de Schuyler, se retrouvent un samedi soir après la découverte d’un corps en décomposition dans la salle de bal du Sans Souci, hôtel abandonné situé à la limite entre les deux villes. Au Horse, toujours, que Janey fait des extras pour arrondir ses fins de mois et sortir de l’ornière. Ne serait-il pas temps de mettre fin à ses relations toxiques avec les hommes et de pardonner à sa mère, Ruth, son ancienne liaison avec Sully ? Tandis que dehors un ballet de chasse-neige, de dépanneuses et d’ambulances sillonne la ville, tout ce petit monde se demande qui a bien pu disparaître sans que personne s’en rende compte. »

Le testament de Sully (Somebody’s Fool) est le troisième volet d’une série entamée en 1993 avec Un homme presque parfait (Nobody’s Fool) et poursuivie en 2016 par À malin, malin et demi (Everybody’s Fool).

Richard Russo est un grand de la littérature américaine et en l’occurrence, ici, un conteur exceptionnel de l’existence compliquée de gens ordinaires, les heurts et malheurs d’une communauté rurale de l’état de New York. Une magnifique comédie humaine où l’humour très fin de l’auteur panse les blessures au cœur qu’il nous inflige parfois. Bien sûr, encore une fois, il est toujours préférable d’entamer une série par son début mais vous le faites rarement, vous oubliez, vous passez à autre chose et Richard Russo ne rentrera jamais dans votre existence. Ce roman, même s’il fait revenir beaucoup de personnages dont les existences nous ont déjà émus, surpris ou amusés, est un univers à lui tout seul. Russo vous y entraîne avec bonheur, ravive vos souvenirs ou vous crée un univers de gens simples, sympas souvent et qui vivent leurs problèmes existentiels comme ils le peuvent, aidés parfois par le « buddy ». Rien de vraiment remarquable dans ce que nous conte Russo mais certains de ses personnages crèvent la page et s’avèrent inoubliables. L’envie de connaître la vie de ce Sully qui manque tellement à ces gens vous titillera certainement. On sent la bonté dans l’écriture de Richard Russo, son empathie pour ceux qui galèrent. Cette mélodie mélancolique de la vie voit passer avec bonheur des vérités et des réflexions sur la vieillesse, la récession, le chômage, la solitude, la famille… la vie tout simplement et ce qu’on peut encore en sauver.

On pourrait bien sûr parler très longtemps de la beauté de ce roman… Personnellement, la lecture de Richard Russo me provoque le même plaisir que celle de Larry McMurtry. Un grand talent au service de romans soignés, lustrés, illuminés et profondément humains.

Remarquable !

Clete.

De Richard Russo également : Trajectoire.

LES SAULES de Mathilde Beaussault / Cadre noir/ Seuil.

« Allongée au bord de la rivière, cachée par les saules pleureurs, Marie, dix-sept ans, semble paisible, endormie, ce que démentent les marques sombres sur son cou.
Sa mort brutale ébranle toute la communauté, et surtout Marguerite, une petite fille solitaire que tous croient simple d’esprit. Ses parents, peu enclins à manifester leur affection, travaillent leur terre du matin au soir. Livrée à elle-même, maltraitée à l’école, elle aime se réfugier au bord de la rivière, où elle se sent en sécurité sous les saules.
Cette nuit-là, elle a vu quelque chose. Elle voudrait bien aider Marie, la seule qui était gentille avec elle. Mais voilà, Marguerite ne parle pas, ou presque jamais. Mutique derrière sa chevelure sale et emmêlée, elle observe l’agitation des adultes qui, gendarmes ou habitants, mènent l’enquête. »

Mathilde Beaussault a grandi dans une ferme en Bretagne et comme on le dit parfois, raconter ce que l’on connait le mieux ou qu’on a devant les yeux peut aider l’auteur débutant dans sa tâche. En tout cas, c’est le parti pris par la jeune auteure et cela s’est avéré très judicieux.

A partir de multiples exemples de la littérature cosy-polar, feel good et sentimentale la Bretagne est devenu un atout, on accumule les clichetons, des images cool et apaisantes où n’importe quel lecteur pourra se retrouver : des marinières, du  Kouign Amann, des galettes et des bolées de cidre, des rochers, des phares dans la tempête… Rien de ça ici, mais pas grand-chose de la Bretagne non plus si on excepte une allusion à la timidité du soleil, et la presse, Ouest France bien sûr mais surtout le Télégramme, compagnon des campagnes bretonnes. Par contre, aucun souci, on est très vite installé dans une intrigue rurale de chair et de sang, de peine et de souffrance, de méfiance et de malchance. On pourrait se trouver dans le Berry comme dans l’Ariège. Des vies difficiles, une ruralité qui vous marginalise, très loin de la vision des salons parisiens et autres romanciers de passage.

Mathilde Beaussault montre rapidement sa belle maîtrise du récit. Le verbe se fait vif, méchant, sans fard, montrant une réalité brute, sale, vulgaire. Eh ouais, quand on est dans la gadoue les trois quarts du temps, on ne saisit plus trop la beauté de la vie à la campagne si souvent racontée ou décrite. Du coup, on se méfie aussi des nouveaux arrivants venus, eux, de leur plein gré vivre dans cet isolement économique, social et culturel.

Mathilde Beaussault excelle dans la description de cette ruralité à deux visages qui s’opposent, s’ignorent, ce qui constitue souvent une règle de nos campagnes. Elle montre très rapidement aussi ses lettres dans un chapitre 2 qui n’est rien d’autre qu’une récriture du Dormeur du val avec, évidemment, une issue identique pour le gisant et lançant de bien belle manière une intrigue policière qui sert surtout à mieux montrer la crasse, la détresse, la noirceur, sans voiles… Néanmoins, les indices délivrés avec parcimonie, entraînant des moments de suspicion, entretiennent un suspense. L’intrigue, sans être à tomber, se tient.

Mais l’aspect polar est souvent supplanté par la ruralité et l’évocation de vies à l’arrêt. L’âpreté de ce monde se découvrira à hauteur d’une enfant de huit ans Marguerite, une pauvre môme que toute le monde ignore y compris sa famille et dont la vie mal partie fait naître une réelle et durable émotion, un peu comme chez Lise Spit dans son douloureux et magnifique Débâcle auquel on peut aisément rapprocher ce roman. Du lourd…

 Les saules est assurément une belle découverte dont on soulignera une évocation très réaliste de la campagne et de tous les maux qui la rongent.

Clete.

KALMANN ET LA MONTAGNE ENDORMIE de Joachim B. Schmidt / La Noire/ Gallimard.

Kalmann under der schlafende berg

Traduction: Barbara Fontaine

« Pour la première fois de sa vie, Kalmann Óðinsson a raté le feu d’artifice du Nouvel An à Raufarhöfn, petit port islandais tout proche du cercle polaire arctique. Car son père biologique l’a invité chez lui, aux États-Unis, pour qu’il rencontre son autre famille. Mais Kalmann, shérif d’honneur et cœur simple de son village qu’il n’avait jamais quitté, se laisse embarquer par son oncle américain et quelques-uns de ses copains chasseurs dans une drôle d’histoire, le 6 janvier 2021, à Washington…
Et le voilà maintenant dans une salle d’interrogatoire du FBI, ignorant encore que l’aventure américaine jouera les prolongations quand, de retour au pays, il sera appelé à enquêter sur le passé de son cher grand-père, notoirement communiste et vraisemblablement assassiné… »

Quelle joie de retrouver Kalmann Óðinsson, dont les premières aventures extraordinaires nous avaient tant enchantés en 2023, dans une première épopée située dans le trou du cul de l’Islande à Raufarhöfn, village fantôme sinistré comme tant d’autres par une sale affaire islandaise de brevets de pêche.

Souvent, grâce au talent des auteurs, on peut prendre le train en marche dans une suite romancière mais là, à mon avis, ce serait catastrophique. D’une part parce que vous rateriez un roman exceptionnel et fort drôle (juste sorti chez Folio) entre tradition et modernité, étoilé d’une certaine magie, et d’autre part parce que vous n’auriez jamais ce rare de moment de stupéfaction qui s’empare du lecteur quand il apprend, en tout début de roman, que notre gentil neuneu, un gaillard de 35 ans avec un cerveau même pas valide pour s’en sortir en CP, est à Washington pendant l’évènement le plus honteux de la démocratie aux USA au XXIème siècle. Kalmann impliqué et arrêté par la police, interrogé par le FBI ? Comment ce brave Kalmann peut-il se trouver là ? Et vous foncez vous isoler pour tenter de comprendre.

Voilà le talent de Joachim B. Schmidt, Suisse, ayant découvert l’Islande lors d’un voyage scolaire et qui est ensuite retourné très vite y vivre. On retrouve le décor local si populaire jusqu’à l’indigestion sur les étalages des librairies françaises, mais on découvre surtout une certaine folie et un humour ravageur totalement inconnus chez les autochtones. Peut-être que le climat n’incite pas trop à une certaine fantaisie, allez savoir. Pour notre plus grand bonheur, Kalmann reviendra sur ses terres assez rapidement après un épisode antiaméricaniste si primaire et de si mauvaise foi qu’il en devient très réjouissant. Il nous en resservira une seconde couche dans une enquête pour réhabiliter la mémoire de son grand-père que Kalmann entreprend avec ténacité tant la perte de celui qui l’a élevé lui est douloureuse. Et après Kalmann contre le FBI, nous découvrirons Kalmann contre la CIA… En fait nous lisons Kalmann contre l’Amérique, rien de moins !

Affinant son personnage si joliment esquissé dans le premier roman, Schmidt, fait apparaître d’autres aspects plus sombres de sa personnalité, de sa vie. Si le ton général est toujours à la comédie, à des quêtes du Graal dérisoires mais précieuses, la gravité est également plus présente, les misères sociales plus évidentes, les plaies du cœur plus visibles. Mais Kalmann, l’homme qui a tué un ours polaire, qui met une volée à tous les services secrets US qui l’approchent, n’est pas à un exploit près.

Le précieux rayon de soleil au cœur de l’hiver viendra d’Islande cette année.

Clete.

CLETE / 2024

C’est toujours au moment du périlleux exercice du choix de dix romans à conserver pour l’année qu’apparait l’ampleur du plaisir de lecture rencontré dans l’année. 2024 fut exceptionnelle pour moi, même si la liste souligne et déplore un certain manque de bons polars. Anyway, une magnifique année noire à forte connotation ricaine et ce n’est pas une surprise non plus. Dix plus un romans, brillants, où l’histoire vous emporte tandis que la plume vous charme. J’ai pas mieux, Enjoy !

SOMNAMBULE de Dan Chaon / Terres d’Amérique / Albin Michel

« Des œuvres majeures qui vous laissent abasourdis et comblés, franchement on n’en rencontre pas plus d’une ou deux par an. Somnambule est un très grand roman noir, violent, bourré d’humour et de tendresse qu’on ne quitte pas vraiment totalement à la dernière page. Remarquable. »

ON M’APPELLE DEMON COPPERHEAD de Barbara Kingsolver / Terres d’Amérique / Albin Michel.

« Une superbe leçon d’humanité et un roman remarquable réhabilitant ces populations du Sud des USA qu’on désigne souvent globalement comme les “rednecks”. Inoubliable Demon Copperhead ! »

RETOUR DE FLAMME de Liam McIlvanney / Métailié noir

« On est dans du polar pur jus : la pègre, les notables, les flics, les victimes innocentes, les mal nés, le Celtic Fc et les Rangers, les putains d’Irlandais et bien sûr un McCormack déterminé qui ne lâche rien… tous contribuent à faire de Retour de flamme un roman béton, particulièrement sombre et violent et en même temps d’une humanité et d’une tristesse remarquables. »

LA PISTE DU VIEIL HOMME d’Antonin Varenne / La Noire / Gallimard.

« Le propos est très humain, l’empathie est visible mais ce n’est pas nouveau et jamais feint chez Antonin Varenne. L’écriture est belle, l’histoire passionnante malgré son apparente simplicité… »

LA CASSE de Eugenia Almeida / Métailié Noir.

La casse, moins de deux cents pages, doit se consommer en “one shot” pour apprécier les prouesses d’une auteure qui cogne très dur. Les temps morts sont absents, les personnages souvent réduits à leurs paroles, une urgence nécessitant une réelle attention pour comprendre l’intrigue et apprécier les multiples et superbes fulgurances d’un roman furieusement noir et létal. »

VINE STREET de Dominic Nolan / Rivages/Noir.

« Comme tout bon élixir, Vine Street se savoure, se laisse apprivoiser lentement pour enfin développer les effluves puissantes d’une intrigue complexe et passionnante. L’étoffe des grands polars.« 

LE DERNIER ROI DE CALIFORNIE de Jordan Harper / Actes noirs / Actes Sud.

« Le dernier roi de Californie, cauchemar aux accents Thrash Metal prend aussi souvent au cœur. Du noir béton. »

LE DELUGE de Stephen Markley / Terres d’Amérique / Albin Michel.

« On a tous connu des lectures profondément marquantes mais personnellement je n’ai pas le souvenir d’un roman qui m’ait à ce point choqué, terrifié et bouleversé. On quitte Le déluge avec un sentiment d’épuisement et une tristesse incommensurable, infinie. »

UNE TOMBE POUR DEUX de Ron Rash / La Noire / Gallimard.

« Roman admirable, habité par une grâce à laquelle Ron Rash nous a souvent habitués, Une tombe pour deux ravira tous les amoureux de sa plume et laissera peut-être un peu sur leur faim les lecteurs avides de plus de noirceur. »

LA REGLE DU CRIME de Colson Whitehead / Terres d’Amérique / Albin Michel.

« Colson Whitehead est un grand conteur et si les digressions sont nombreuses, elles contribuent à finir d’envoûter le lecteur, si ce n’est pas fait dès la première page engloutie. Un enchantement de polar new-yorkais ! »

Plus un !

TERRES PROMISES de Bénédicte Dupré La Tour / Editions du Panseur.

« La divine surprise de fin d’année. Du western crade, poisseux, impitoyable joué par une très belle plume.« 

Et puis évidemment hors concours.

UN AUTRE EDEN de James Lee Burke / Rivages Noir.

« Un autre Eden, écrit par la plume mélancolique, crépusculaire belle à en pleurer d’un James Lee Burke au sommet de son art porte un titre qui l’habille parfaitement. »

Et enfin, puisque Spotify me le dit, l’album que j’ai le plus écouté en 2024.

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