Chroniques noires et partisanes

Entretien avec Paul Lynch.

James Joyce, McCarthy, Camus, Conrad, le cinéma de Robert Bresson, le Donegal, l’Irlande, la tragédie syrienne, la littérature « feel good », « Un ciel rouge le matin », « la neige noire », « Grace », son prochain roman « Beyond the sea »… l’univers « habité » de l’immense écrivain irlandais.

1- Vous êtes l’auteur de trois romans splendides édités par Francis Geffard en France, quel est le moment, la raison qui vous ont poussé un jour à commencer à écrire ?

J’ai été critique de cinéma dans un grand journal irlandais dominical à Dublin et je suis devenu de plus en plus lassé de ça et j’ai réalisé que j’étais en fait un écrivain qui s’imaginait journaliste. J’ai toujours pris la littérature très sérieusement, je n’avais pas envie d’être un autre écrivain qui écrit au sujet des livres sinon à quoi ça sert. J’avais déjà ce complexe d’infériorité avant d’écrire quoi que ce soit. En fait j’ai réalisé que si je ne commençais pas à écrire, je tomberais malade. On passe nos journées à vivre avec notre cerveau conscient qui nous accompagne dans toute notre vie et en fait quand on écrit, on utilise le subconscient et c’est quelque chose de radicalement différent. Le subconscient ne peut pas s’exprimer de beaucoup de façons, uniquement à travers vos rêves et à travers l’écriture et cela me secouait énormément. J’avais donc besoin d’écrire pour me libérer de ce poids.

2- Aviez-vous des modèles que vous vouliez approcher ?

Pour ce qui est de mes modèles littéraires, bien entendu James Joyce. Je me souviens, quand j’avais 18 ou 19 ans, un jour, j’étais dans un bus en train de lire “ Portrait de l’artiste en jeune homme “ et cela a eu à ce moment-là un effet quasiment physique sur moi. Je me  souviens que j’avais le cerveau en ébullition, je n’avais jamais connu cela avant. Et avant de lire Joyce, à l’école, j’aimais déjà beaucoup la poésie : des gens comme T.S Eliot, Gerard Manley Hopkins et bien sûr des écrivains comme Thomas Hardy mais Joyce a été vraiment une révélation. Alors que j’étais encore jeune, pas tout à fait un homme, je sentais déjà ce lien très fort  avec la littérature. Ensuite j’ai découvert tous ces auteurs importants qui m’ont accompagné, qui ont été des modèles pour moi et qui m’ont aidé à trouver ma voie. Je pense notamment à William Faulkner, Cormac McCarthy, Flannery O’Connor et plus largement tous les écrivains américains. Je me souviens avoir lu McCarthy et d’avoir été très étonné de la façon dont je partageais une certaine sensibilité. Et maintenant c’est quelque chose dont j’essaye de me libérer.Tous les écrivains doivent tuer leurs pères littéraires.

3- Avant de devenir écrivain, vous étiez donc critique de cinéma, l’étude des films vous a-t-il été utile dans l’écriture de vos romans ? Y a -t-il eu une passerelle utile pour vous entre le cinéma et la littérature ?

Quand j’ai lu Cormac McCarthy, ça m’a fait beaucoup penser à l’univers de Robert Bresson qui est un cinéaste que j’aime énormément, cette espèce d’objectivité visuelle intense. Quand je regardais les films de Bresson, je me disais que j’aimerais être un écrivain qui sache faire la même chose que Bresson. En fait, j’ai été très marqué par le cinéma américain bien évidemment mais aussi par le cinéma français. Il y a trop de réalisateurs pour que je puisse tous les citer mais ce sont des cinémas qui ont eu une influence majeure pour moi. Je suis un écrivain très influencé par les images, d’ailleurs quand j’écris j’ai une image en tête. C’est vrai que si mon écriture n’est pas du cinéma, elle possède la même infinité que le cinéma. Et même si je suis quelqu’un qui aime beaucoup le cinéma, avec le temps, j’en suis venu à penser que la littérature permet des choses que le septième art ne permet pas.La littérature permet à chaque lecteur de se faire ses propres images, sa propre histoire. Le cinéma montre l’image, l’impose. Et quand on lit un roman, le lien qu’on a avec l’oeuvre est plus profond. Ce n’est peut-être pas le cas pour tout le monde, mais c’est le cas pour moi.

4- Vos trois romans sont situés en partie ou totalement dans le Donegal. Concernant l’écriture “d’un ciel rouge le matin” vous avez déclaré avoir été impressionné par un document de la télévision irlandaise racontant un événement tragique survenu à des Irlandais en Pennsylvanie en  1832 et que vous aviez l’impression de connaître ces gens qui venaient comme vous du Donegal. Se rapprocher de vos racines est-il important, rassurant au moment de vous lancer dans une aventure romanesque ? Parle-t-on mieux de ce qui nous est proche?


Avant d’écrire “Un ciel rouge le matin”, j’avais essayé d’écrire quelques nouvelles qui se déroulaient à Dublin mais elles ne donnaient rien. Et en fait j’ai été habité, complètement accroché par cette histoire de 1832. Chaque écrivain doit posséder sa propre mythologie, cette façon unique de regarder le monde qui lui est propre et je pense que c’est plus facile de construire cette mythologie quand on s’attache à quelque chose qui est proche de soi, qui est notre univers. A un moment donné, on peut passer à autre chose mais on va transporter cette mythologie personnelle, nos préoccupations où qu’on aille. Ce qui m’intéresse, c’est de réussir à distiller l’expérience humaine en quelques vérités essentielles. Et des questions éternelles: qui sommes nous en tant qu’ humains ? Le Donegal m’a offert cette espèce de canevas de paysages qui est à la fois dans notre temps actuel et dans d’autres temps, un aspect éternel. C’est encore le Donegal qui m’a permis de réaliser ce qui m’intéressait le plus en tant qu’auteur parce que le paysage n’a pas d’âge. Maintenant, je peux effectivement ne pas écrire sur le Donegal mais cette mythologie, mon lien avec cet endroit est toujours avec moi.

5- “ La neige noire “ raconte le retour en Irlande d’un homme ayant passé sa vie aux USA et se heurtant aux us et coutumes du Donegal. Peut-on en déduire que l’Irlande est bien souvent fantasmée par les Irlando-Américains ? Parallèlement les Irlandais voient-ils encore l’Amérique comme un eldorado ?


Il y a toujours beaucoup d’Irlandais qui émigrent aux USA même si récemment l’Australie est devenue beaucoup plus attractive notamment pour des questions légales. Les Américains d’origine irlandaise ont tendance à avoir une image un peu idéalisée de l’Irlande, c’est un peu comme “l’homme tranquille” de John Ford, ils ont cette vision-là, ils fantasment beaucoup l’Irlande, elle est comme figée dans une image romantique. Moi, j’ai grandi dans un tout petit bled et c’est vrai que je me souviens de comment, d’abord, les gens étaient durs et combien ils étaient centrés sur eux-même et pas du tout ouverts à ce qui venait de l’extérieur, ne s’intéressant pas du tout à ceux qui venant de la ville ou de l’étranger. J’ai moi-même ressenti les effets secondaires d’une telle situation, je me sentais un peu étranger à ce monde-là. En fait au XIXème siècle quand des Irlandais partaient pour les Etats Unis, il y avait une veillée mortuaire parce qu’on savait qu’on ne les reverrait plus jamais. C’est pour dire comment étaient les choses à cette époque. Au XXème siècle, certains ont commencé à revenir au pays. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment des gens qui étaient partis, qui avaient élargi leur horizon et leur esprit revenaient se confronter à la mesquinerie, aux petites habitudes des paysans locaux. A un moment donné, j’ai trouvé des récits de gens qui étaient revenus d’Amérique et qui se trouvaient dans des petites villes irlandaises et ils étaient comme des étrangers. Mais je pense que si cela fait partie du roman “la neige noire”, le livre parle de beaucoup d’autres sujets.

6- Vous avez dit un jour que les sujets s’imposaient à vous. Vos romans sont-ils donc le fruit d’une réflexion personnelle approfondie, le résultat en chapitres et paragraphes de questions que vous vous posez?

Tous mes livres naissent avec du ressenti et j’ai la sensation physique qu’il y a quelque chose qui me parle et que j’ai besoin de déchiffrer, d’expliquer. A partir de ce que je ressens, je commence à dessiner une histoire, une sorte de plan mais ce n’est pas pour autant que l’histoire est déjà là. Et c’est en écrivant que je découvre cette complexité, ce territoire à conquérir. Dans cette exploration, je suis guidé par les personnages et par l’écriture. C’est un processus assez lent parce que je suis très soucieux du ton que le livre va avoir. Je veux que pour le lecteur la langue transporte ce caractère d’inévitabilité. Rien n’est là par hasard et ça prend énormément de temps. Je souhaite que quand le lecteur commence la lecture, il soit attiré à l’intérieur, qu’il soit sous l’emprise.

7- Vous avez une écriture qui se distingue de la grande majorité des romans contemporains, usant de beaucoup de détails, magnifiant une embellie de la nature dans les moments les plus dramatiques, avec beaucoup de lyrisme notamment dans “Grace”, cet habillage souvent cinématographique est-il la résonance d’images que vous avez en tête en écrivant ? Est-ce aussi un réel amour de la belle phrase, de la bonne tournure se rapprochant de l’obsession?

L’écriture est le résultat de ce que je pense du monde. Je tente d’être le plus objectif possible dans mes livres parce que le monde est un endroit vaste et insaisissable, c’est une force. Et à la fois, on en fait partie et on n’en fait pas partie. L’omniprésence de la nature est un élément de cette objectivité. L’impression de temps, la nature est éternelle. cela nous replace à l’échelle du paysage. Et pour moi la langue, l’écriture, c’est une façon d’articuler le réel. le travail de l’écrivain consiste à tenter de saisir cette réalité et c’est presque impossible. Mon écriture est le fruit de cette anxiété, elle essaye de se rapprocher le plus près possible de la réalité des choses. C’est peut-être pour cela qu’elle a parfois cette intensité poétique, que la langue devient dense. Pour moi, c’est important le lyrisme car je m’attache à ressentir les sentiments des personnages. Mon but est de conjuguer l’objectivité du monde et notre propre subjectivité. Il y a une dimension dans laquelle tout ce qui est humain nous paraît  comme étant important, fondamental et une autre, qu’au regard de l’histoire de l’humanité, nous ne sommes rien. On a l’impression d’être beaucoup et finalement on n’est pas grand chose et le lyrisme, c’est le ressenti sur ce que nous sommes.

8- Pourquoi avoir choisi la fille de Coll Coyle le héros de votre premier roman pour le personnage de “Grace” ?


Je ne l’ai pas choisie, c’est elle qui m’a choisi. C’est comme d’habitude, souvent, je déchiffre des messages un peu obscurs dont je ne sais pas très bien ce qu’ils sont, venus de mon subconscient et puis finalement j’ai découvert qui elle était en commençant à écrire. A chaque fois que je débute un roman, je m’aperçois que je n’ai pas envie de l’écrire. Ca tourne presque à la plaisanterie. Il existe un conflit entre mon subconscient qui m’entraîne à faire des choses et ma conscience qui ne ne veut pas les faire. Et le plus souvent je réalise que c’est justement  les raisons pour lesquelles j’ai peur de le faire qui m’incitent à l’écrire. C’est quelque chose qui doit être regardé de près qui me rend nerveux.

9- Vos trois romans sont des fresques historiques mais qu’est ce qui vous émeut le plus dans notre époque ? N’y a-t-il pas matière à roman dans la situation actuelle ? Je connais le sujet de votre prochain roman “beyond the sea”. Quelle est la raison qui vous fait quitter l’Irlande pour des rivages beaucoup plus lointains ?

Pour moi, l’Histoire, c’est une façon de traiter du contemporain. Il y a toujours un écho du présent dans le passé. A l’époque où j’ai écrit “Un ciel rouge le matin”, il y avait en Irlande tout un débat sur l’immigration et pour la première fois depuis le XIXème siècle, beaucoup de jeunes irlandais quittaient le pays en masse à cause de la crise économique et du coup ces questions très contemporaines ont trouvé leur chemin dans cette Irlande du XIXème siècle qu’abordait le roman. Pareillement, “la neige noire”, je l’ai écrit après l’effondrement de l’économie irlandaise dans les années 2010. Dans le roman, se produit un grand incendie dont on ne connaît pas les coupables et l’Irlande se déchirait pour connaître les raisons de cette crise économique, cherchant les coupables. En fait, c’est comme si nous n’acceptions pas qu’il y ait à un moment donné des choses qui ne s’expliquent pas, comme si nous ne pouvions pas gérer ce qui reste inconnu. Dans le roman personne ne sait qui a mis le feu à cette étable et tout le monde fait comme s’il savait. Les personnages principaux agissent comme s’ils en étaient certains mais il n’y aucune certitude. Au moment où j’écrivais “Grace”, il y avait le drame syrien qui était présent dans mon esprit et qui est en arrière plan, en résonance. Dans “Un ciel rouge le matin”, on voit la façon dont les Irlandais traversent l’Atlantique à bord de bateaux dans des conditions dramatiques, c’est la même tragédie que celle vécue par les Syriens tentant de rejoindre l’Europe. Quand j’écris, j’ai toujours le présent à l’esprit et je pense que la littérature peut traiter du réel, ce que le journalisme ne peut pas toujours faire correctement.


“Beyond the sea” est né parce que j’ai lu quelque part l’histoire de deux hommes qui avaient dérivé dans le Pacifique à bord d’un bateau et dont un seul avait survécu. En lisant cette histoire, j’ai été comme frappé par une vision, la vision d’un roman tel que j’écrirais à ce sujet. J’ai vu comment mes préoccupations du moment pouvaient finalement trouver leur voie dans une telle histoire. Mais j’étais un peu inquiet car ce n’est pas un roman qui se déroule en Irlande et c’est vrai que pendant un moment je l’ai laissé de côté. Après j’ai cherché à savoir si je pouvais écrire le même livre dans le cadre irlandais mais ce n’était pas réalisable. Finalement, comme pour les autres, je me suis dit, c’est le roman que je dois écrire malgré tout. Au bout du compte, malgré toutes ces différences, c’était un livre qui me permettait d’aller très près des idées qui m’intéressent. C’est un livre assez semblable à “ Grace” dans le fait que finalement ce qui traverse le roman c’est comment est-ce qu’on se définit soi même quand on y est acculé. Peut-on accéder à une forme de transcendance dans cette vie qui est la nôtre ? Comme dans “Grace”, les deux personnages de “Beyond the sea”, au début des humains très ordinaires, sont transcendés par ce qu’ils vivent, deviennent plus vrais, plus grands que nature et c’est cela qui m’intéresse.

10- Faut-il subir des épreuves pour devenir “grand” ?

Oui, je pense que la sagesse provient souvent de la souffrance. Et de la folie, il y a de la folie dans “Beyond the sea”. Je voulais prendre un personnage qui ne réfléchit jamais et l’amener à réfléchir. C’est aussi un roman qui est né de l’amour que j’ai pour les romans courts comme “L’étranger” de Camus, certains écrits de Joseph Conrad qui distillent l’expérience humaine en quelques dizaines de pages. C’est ce que j’ai tenté de faire.

11- Question de Francis Geffard: Quand écrirez-vous un roman “feel good”?

Tous mes livres sont des romans “feel good” …


Paul Lynch et son éditeur Francis Geffard.

Entretien réalisé à Etonnants Voyageurs le dimanche 9 juin 2019.

Merci à Paul Lynch pour sa disponibilité et la richesse de ses réponses et à Francis Geffard sans qui rien n’aurait été possible, pour sa traduction simultanée et pour son immense professionnalisme.

Wollanup.


6 Comments

  1. Simone

    Très émouvant, vraiment. Cet homme est un véritable et grand écrivain, tu as su poser les bonnes questions, comme toujours. Bravo et surtout merci. Cette lecture m’a émue. Avec une pensée pour Grace, éblouissant personnage.

    • clete

      « véritable et grand écrivain », tes mots sont justes. Un moment envoûtant.

  2. Chouchou

    Bravo Clete!
    Splendide du sens, de la matière, de l’intelligence dans notre société….
    Merci!

    • clete

      Merci à toi.
      Paul Lynch a été très pro, ouvert, c’était vraiment impressionnant.

  3. Electra

    très bonne interview et j’aime ses réponses !

    • clete

      Merci Electra, personnellement, j’ai passé un grand moment et si cela peut t’inciter à lire ses autres romans.

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