Chroniques noires et partisanes

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ENTRETIEN AVEC DONALD RAY POLLOCK (Le diable, tout le temps).

En seulement un recueil de nouvelles (Knockemstiff) et deux romans (Le Diable, tout le temps et Une mort qui en vaut la peine) en 15 ans, Donald Ray Pollock est devenu un auteur incontournable, un maître de littérature américaine bien noire et violente.
Pour ma part, Le Diable, tout le temps fut une telle claque et que je n’ai de cesse de citer Donald Ray Pollock comme l’un de mes auteurs favoris. Rares sont les premiers romans d’une telle puissance. Son dernier roman, Une mort qui en vaut la peine, datant déjà de 2016, j’attendais impatiemment de voir un nouveau livre de Pollock paraître pour sauter sur l’occasion et en profiter pour l’interviewer. Celui-ci n’arrivant pas, j’ai fini par me dire que l’occasion n’arriverait peut-être jamais. Mais, c’est lors d’un échange avec l’écrivain David Joy consécutif à une interview réalisée pour Nyctalopes, à qui j’ai mentionné que je nourrissais l’espoir de voir sortir un jour un nouveau livre de Donald Ray Pollock pour enfin pouvoir l’interviewer, que celui-ci me convainquit qu’il ne fallait surtout pas que j’attende si c’était l’interviewer était vraiment important pour moi. Je l’ai pris au mot. Grâce à Francis Geffard, notamment directeur de la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel dans laquelle est publié Donald Ray Pollock, j’ai enfin pu m’entretenir avec Pollock. Dès mon premier mail à Pollock, je lui ai confié la même chose qu’à David Joy, à savoir que j’attendais initialement son prochain livre pour l’interviewer mais que j’avais décidé de ne plus attendre, ainsi que ce que me répondit Joy. C’est non sans humour qu’il me répondit et donna ainsi le ton de nos échanges à venir : « Joy avait raison ; je serai peut-être mort avant que ce livre soit terminé ! »
Aujourd’hui âgé de 70 ans, après une vie à travailler dans une usine de pâte à papier et une carrière d’écrivain débutée assez tardivement mais avec succès, Donald Ray Pollock garde la tête sur les épaules et semble vivre une vie tranquille désormais assez éloignée de celles qu’il réserve à ses personnages. Bienheureux hasard de calendrier, si pas encore de nouveau roman à l’horizon, cet entretien arrive néanmoins avec l’annonce d’une actualité à venir. Knockemstiff ressortira en février 2026 (sous le titre Knockemstif, Ohio), dans une traduction entièrement révisée par Philippe Garnier et, qui plus est, avec une nouvelle inédite. Au même moment sera également republié Le Diable, tout le temps, avec une préface signée Marie Vingtras. Tout ça, bien évidemment, chez Albin Michel.

Donald Ray Pollock. Photo Jean-Luc Bertini.

Vous avez travaillé 32 ans dans une usine de pâte à papier avant de décider de devenir écrivain. C’est une longue expérience de vie. Est-ce que cela a nourri d’une façon ou d’une autre votre écriture ?

Bien sûr, quand on fait quelque chose pendant aussi longtemps, cela laisse forcément des traces. Et j’ai mené une vie très chaotique pendant les 14 premières années que j’ai passées là-bas : alcoolisme, drogue, deux divorces, faillite, dépression. En d’autres termes, une bonne matière première pour un futur écrivain. Mais l’une des choses les plus importantes que j’ai apprises de mes collègues pendant toutes ces années, c’est comment faire des dialogues, comment rendre mes personnages « naturels ». J’ai beaucoup écouté.

Vous vous êtes officiellement mis à l’écriture à 45 ans, mais est-ce que le processus d’écriture était déjà présent dans votre vie avant ?

J’ai toujours beaucoup lu. Et j’ai obtenu un diplôme d’anglais alors que je travaillais dans une usine à papier à l’âge de trente ans, donc oui, je suppose que le processus qui m’a conduit à devenir écrivain avait déjà commencé. Je ne le savais simplement pas à l’époque.

Vous êtes passé par la case université pour vous lancer dans l’écriture. Pourquoi ce choix et qu’est-ce que cela vous a concrètement apporté ?

Une professeure de l’université d’État de l’Ohio m’a suggéré que si j’étais vraiment sérieux dans mon désir d’écrire, je devrais quitter l’usine à papier et m’inscrire à leur programme de maîtrise en création littéraire. J’étais réticent au début, mais après environ un an, j’ai décidé de suivre son conseil. Bien sûr, quitter l’usine à papier était une décision énorme pour moi ; j’avais cinquante ans et j’y travaillais depuis l’âge de dix-huit ans. Qu’ai-je retiré de cette expérience ? Principalement deux choses : la chance de côtoyer d’autres personnes intéressées par l’écriture et la possibilité de quitter l’usine à papier avec une sorte de filet de sécurité (l’université m’a versé une allocation pour enseigner un cours par trimestre, ce qui m’a également permis de découvrir que j’étais un piètre enseignant).

Est-ce que la littérature a toujours fait partie de votre vie ?

Comme je l’ai dit précédemment, j’ai toujours aimé lire, surtout des romans, parfois des livres d’histoire. Et les seules biographies qui m’ont jamais intéressé sont celles d’écrivains. Cela dit, je ne fais pas partie de ces gens qui ressentent le besoin d’écrire. Je préfère de loin lire les livres des autres plutôt que de travailler sur les miens.

Certains diraient qu’il faut être un peu fou pour lâcher son boulot, quand on a une situation stable comme vous l’aviez, pour décider de devenir écrivain. Êtes-vous aujourd’hui en capacité de vivre de votre écriture ?

J’ai réussi à le faire, mais surtout parce que j’ai eu de la chance et que ma femme travaillait quand j’ai commencé. Et maintenant, je touche une pension du gouvernement et une retraite de l’usine à papier, ce qui signifie que je n’ai pas à trop me soucier de l’argent tant que je fais attention, et c’est probablement aussi la principale raison pour laquelle je n’ai pas publié de nouveau livre depuis si longtemps. J’ai lu quelque part que Sherwood Anderson, l’auteur de Winesburg-en-Ohio, avait demandé à son éditeur de cesser de lui verser une allocation mensuelle, car il ne pouvait pas travailler avec la sécurité qui le regardait droit dans les yeux.

Vous avez commencé votre carrière d’écrivain par un recueil de nouvelles. Chez nous, en France, la nouvelle est souvent perçue comme pas très vendeur, cela intéresserait moins les lecteurs. Pourquoi avoir commencé par la nouvelle et pensez-vous y revenir un jour ? Est-ce qu’il y a des nouvellistes qui vous ont marqué ?

Je ne pensais pas avoir ce qu’il fallait – l’énergie, la discipline, la vision – pour écrire autre chose que des nouvelles, alors j’ai commencé par là, pensant que ce serait plus facile et peut-être à ma portée. Maintenant que j’ai écrit deux romans, je ne pense plus que ce soit le cas. Je pense que les nouvelles sont en fait plus difficiles à écrire. Quant à savoir si j’en écrirai d’autres, je ne sais pas trop. Et les auteurs de nouvelles qui m’ont marqué ? La liste est longue : Andre Dubus, Flannery O’Connor, Barry Hannah, John Cheever, Hemingway, Jim Shepard, Lee K. Abbott, Tchekhov, Maupassant…

Vous avez grandi à Knockemstiff, Ohio. Combien de temps y avez-vous vécu ? Knockemstiff, qui est le nom de votre premier recueil de nouvelles, serait en partie inspiré de votre vie là-bas, en grossissant néanmoins le trait. Qu’était Knockemstiff quand vous y avez vécu et qu’en est-il aujourd’hui ? Il y a beaucoup de misère sociale, de pauvreté, de violence et de crasse dans votre recueil. A quel point est-ce proche de la réalité ?

J’ai vécu à Knockemstiff pendant mes dix-huit premières années, plus ou moins (1954-1972). Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, quand j’étais enfant, il y avait trois magasins généraux, une église et un snack-bar qui est devenu plus tard un bar. Il y avait peut-être 400 à 500 personnes qui y vivaient et j’étais probablement apparenté d’une manière ou d’une autre à un tiers d’entre elles. Il y avait beaucoup de pauvreté et d’alcoolisme, mais il y avait aussi quelques familles qui menaient une vie normale de classe moyenne. Donc, d’une certaine manière, il y avait deux réalités qui coexistaient là-bas, et je me suis concentré sur la plus dure.

N’avez-vous jamais souhaité partir de là-bas ? L’écriture fut-elle pour vous un moyen de vous extraire de cet endroit ?

Quand j’étais jeune, j’ai toujours rêvé de partir, principalement parce que mon père et moi ne nous entendions pas. La lecture était une échappatoire, mais j’étais déjà loin de là quand j’ai commencé à écrire.

Dans Knockemstiff vous avez lié les histoires entre elles. D’où vous est venu cette idée ?

Probablement après avoir lu Winesburg-en-Ohio de Sherwood Anderson.

La religion est très présente dans Le Diable, tout le temps. J’ai lu que vous allez à l’église épiscopalienne. Est-ce que la religion a un sens pour vous ?

Personnellement, je ne suis pas très croyant, même si je pense que le monde serait bien meilleur si tout le monde respectait les Dix Commandements. Je vais principalement à l’église le dimanche matin parce que ma femme y va. Je suis cependant un peu fasciné par la façon dont la religion façonne la vie des autres, en particulier celle des fondamentalistes, ceux qui croient littéralement à tout ce qui est écrit, par exemple, dans la Bible. Le monde a 4 000 ans, nous avons côtoyé les dinosaures, ce genre de choses.

Votre roman, Le Diable, tout le temps a été adapté en film pour Netflix par Antonio Compos et produit par Jake Gyllenhaal. Qu’avez-vous pensé de cette adaptation ?

J’ai trouvé qu’Antonio avait fait un travail fantastique. Cela m’a aussi fait réaliser à quel point il est difficile de faire un film.

Vous faites la voix off du film. Vous semblez être quelqu’un de plutôt discret et réservé. Comment avez-vous vécu cette expérience, de faire ainsi entendre votre voix ? Il paraît que vous avez fait ça à distance, en enregistrant votre texte par téléphone. Pourquoi avoir procédé de la sorte?

Eh bien, je n’aime pas le son de ma voix, donc j’ai mis un certain temps à me sentir à l’aise avec le doublage. Au début, j’ai essayé quelques passages sur mon téléphone, mais ensuite Antonio a fait venir un ingénieur du son à la maison et nous avons fait la majeure partie du travail là-bas en quelques jours.

Savez-vous s’il y a d’autres projets d’adaptation de vos livres en films ou en séries de prévues ?

Antonio détient désormais les droits sur les deux autres livres, Knockemstiff et Une mort qui en vaut la peine, et nous espérons, croisons les doigts, adapter Une mort qui en vaut la peine en série télévisée.

J’ai interviewé David Joy à l’occasion de la sortie de son dernier roman Les deux visages du monde. La violence étant présente dans tous ses livres, comme dans les vôtres, je lui ai demandé s’il pouvait imaginer, un jour, écrire un livre sans violence. Il m’a notamment répondu cela : « Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. » Partagez-vous ce constat ? Et pensez-vous pouvoir un jour écrire un livre sans violence ?

Eh bien, quand il y a un demi-million d’armes à feu en circulation dans le pays, dont la majorité appartient à des gens stupides, haineux ou paranoïaques, il est presque certain que le taux de meurtres sera élevé. Le commentateur de droite Charlie Kirk a été assassiné il y a peu ! Quant à l’idée qu’une histoire se déroulant en Amérique sans violence serait hypocrite ou malhonnête, je comprends le point de vue de David, mais il existe encore d’excellents romans significatifs qui ne sont pas du tout violents. Gilead, de Marilynne Robinson, en est un bon exemple. Bien sûr, quand elle l’a écrit, Trump, l’ICE et toute cette folie fasciste n’existaient pas encore. Donc, en ce qui concerne l’avenir, ce que dit David s’avérera probablement vrai. Quant à moi, j’aimerais beaucoup écrire une histoire sans violence, mais j’ai essayé une fois et ça n’a pas marché.

Comment avez-vous réussi, dans votre propre vie, à échapper aux destins parfois terribles que vous réservez aux personnages sur lesquels vous écrivez ?

J’ai arrêté de boire et de me droguer à l’âge de trente-deux ans. À cette époque, j’étais sur le point de perdre mon emploi, j’avais été marié et divorcé deux fois, je ne possédais rien d’autre qu’une vieille Chevrolet 76′ cabossée, quelques vêtements et une télévision en noir et blanc que ma sœur m’avait donnée. Si je n’avais pas arrêté, je suis convaincu que je serais mort aujourd’hui.

Vous l’avez déjà dit, vous êtes fasciné par les gens qui se retrouvent piégés dans une vie dont ils n’arrivent pas à s’échapper. D’où vous vient cette fascination ? Est-ce relatif à votre vie passée ?

Oui, c’est probablement le cas, dans une certaine mesure en tout cas. Vivre dans une petite ville et travailler à l’usine n’était pas ce que j’avais imaginé pour ma vie quand j’étais enfant, et je pense donc que je me suis senti piégé quand je me suis retrouvé coincé dans cette situation. Mais à cela s’ajoute le fait que je me suis toujours senti mal dans ma peau, et c’est encore le cas aujourd’hui, même après avoir quitté cette vie et connu un certain succès dans l’écriture.

Pendant que je préparais cette interview, je me suis entretenu avec l’écrivain et musicien John Darnielle pour son roman La maison du Diable. Il m’a dit deux choses qui feront probablement sens pour vous : « lorsque nous racontons des histoires sur des personnes, nous devons nous rappeler que nous parlons de personnes qui ont une vie, qui travaillent et souffrent comme nous. Les gens ne sont pas des « personnages », ce sont des personnes. » et « Je pense qu’une bonne histoire a besoin d’un lieu où elle se déroule – d’une certaine manière, je pense que les détails du lieu sont à l’origine des personnages et des événements. […] Les gens résident quelque part, ils partent et reviennent ou partent et ne reviennent pas, ils gravitent autour des lieux, ils s’en approchent ou les évitent. En tout cas, pour moi, une fois que j’ai vu « la pièce où cela s’est passé », pour reprendre l’expression d’Hamilton, l’histoire émerge de là. » Qu’en pensez-vous ?

Oui, le lieu est très important, en tout cas pour moi. Comme l’a dit un jour Eudora Welty, je crois : « Rien ne se passe nulle part. »

Tous vos écrits sont situés dans l’Ohio, où vous avez toujours habité. Vous semblez nous en montrer tous les contrastes sociaux, culturels et humains. Avec Donald Trump et sa politique, ces contrastes risquent de s’aggraver aujourd’hui. Est-ce que l’on peut imaginer un jour un roman de Donald Ray Pollock qui se passerait dans le présent, et donc dans ce contexte, contrairement à vos précédents livres ? Vos personnages peuvent paraître assez dingues ou coupables de choses assez horribles. Mais ne trouvez-vous pas que la réalité, tout spécialement dans le contexte politique actuel aux Etats-Unis, les ferait presque aujourd’hui passer pour des gentils ?

Je doute pouvoir écrire un roman décent qui se déroulerait au cours de ce siècle, principalement parce que je déteste tellement de choses à son sujet : les réseaux sociaux, l’addiction aux téléphones portables, la menace de l’intelligence artificielle, le culte des célébrités, les milliardaires, et ainsi de suite. Bien sûr, ce sont tous d’excellents sujets à explorer, que les écrivains devraient aborder, mais ils ne m’intéressent tout simplement pas assez pour que j’écrive à leur sujet. En d’autres termes, je suis un vieux schnock.

Durant la campagne électorale de 2008, vous écriviez des dépêches sur le sujet pour le New York Times. Donald Trump vient de redevenir Président des Etats-Unis. Comment percevez-vous la situation actuelle ?

C’est dangereux parce que beaucoup de gens aux États-Unis semblent être soit complètement stupides, soit complètement fous, voire les deux dans de nombreux cas. Il suffit de regarder notre Président. Un écrivain de fiction ne pourrait pas inventer un personnage plus répugnant, plus cupide, plus haineux, plus malhonnête et plus narcissique que Donald Trump, et pourtant, des millions de personnes le considèrent comme une sorte de sauveur envoyé par les cieux. Ces personnes ne connaissent manifestement pas grand-chose à l’histoire.

Vous avez déclaré que ce qui compte pour vous c’est d’écrire sur ces gens et ces endroits que vous connaissez. Que leur rendre hommage compte beaucoup pour vous. Est-ce qu’écrire est pour vous une façon de faire perdurer la mémoire de ces petites villes ou villages qui disparaissent, ainsi que celle des gens l’on oublie ou préfère ignorer ?

Eh bien, oui, peut-être un peu, parce que je déteste voir disparaître ce genre d’endroits, mais aussi parce que, personnellement, j’utilise ces personnes et ces lieux parce que ce sont à peu près les seuls que je connaisse suffisamment pour pouvoir écrire à leur sujet. J’ai voyagé un peu, mais je n’ai jamais vécu ailleurs que dans le comté de Ross, dans l’Ohio.

L’Ohio a le septième taux de mortalité par overdose le plus élevé du pays. Les drogues et l’alcool étant bien présentes dans vos livres, et avec votre passif aujourd’hui assez lointain, j’imagine que vous n’êtes pas insensible au sujet. Quel regard portez-vous sur la crise actuelle des opioïdes, et notamment l’épidémie de Fentanyl qui fait des ravages ? Observez-vous des changements, positifs ou négatifs, là où vous vivez ?

J’ai personnellement connu au moins une douzaine de personnes qui sont mortes d’une overdose, dont plusieurs cousins. J’ai arrêté de consommer en 1986, et à l’époque, le pire problème dans la région était le crack, ce qui était déjà suffisamment grave. Mais je ne pense pas qu’il y ait autant de décès par overdose aujourd’hui qu’il y a seulement 5 ou 6 ans. Bien sûr, le Narcan aide beaucoup, et il y a des centres de désintoxication qui poussent comme des champignons, certains légitimes, d’autres juste là pour faire de l’argent. Mais même ceux qui ne sont là que pour l’argent permettent aux gens de sortir de la rue et de se retrouver dans un environnement plus sûr pendant un certain temps.

Vous semblez poser un regard observateur et réfléchi sur la société qui vous entoure. Avez-vous déjà pensé à écrire autre chose que de la fiction?

Non. Je ne suis vraiment pas si intelligent que ça. La plupart de mes opinions proviennent de mes lectures ou des émissions d’actualité. Mais si je devais écrire un ouvrage non romanesque, je m’intéresserais probablement aux biographies d’écrivains qui n’en ont pas encore, comme Earl Thompson, Andre Dubus ou Charles Portis.

Le poids de nos actes est un sujet récurent de vos livres. Est-ce que vous aussi, comme beaucoup de vos personnages, vous devez vivre avec cela ?

Tout le monde fait des erreurs, des choses qu’il aimerait pouvoir effacer ou changer. C’est la vie. Si vous avez de la chance, vous tirez les leçons de ces erreurs, même si j’ai constaté que ce n’est pas le cas de la plupart des gens. Mon principal regret est de ne pas avoir été un meilleur père pendant l’enfance de ma fille.

Vos personnages sont ce que l’on peut appeler des marginaux. Pensez-vous être l’un des leurs ? Est-ce qu’il y a un de vos personnages en particulier dont vous vous sentez plus proche qu’un autre ?

Je suppose que je ressentais cela dans une certaine mesure, mais la plupart des sentiments négatifs que j’éprouvais étaient auto-infligés, liés à une conscience excessive de moi-même, ce genre de choses. Heureusement, j’ai surmonté la plupart de ces sentiments, et comparé à mes personnages ou même à la plupart des gens avec qui j’ai grandi, je vis comme un roi. Quant à m’identifier à l’un de mes personnages, peut-être Cane dans Une mort qui en vaut la peine, le frère beau, attentionné et érudit. Ha !

Vous avez créé beaucoup de personnages et je crois que vous leur avez presque tous donné des noms. Pour le peu que j’ai écrit moi-même, j’ai toujours trouvé ça difficile d’imaginer des noms qui rendent les personnages crédibles. Comment trouvez-vous les noms pour tous ces personnages ?

De divers endroits. Des gens avec qui j’ai grandi, des collègues de travail. Je promène mon chien dans un cimetière et je trouve des noms sur les pierres tombales. J’ai également trouvé de bons noms dans les nécrologies publiées dans les journaux. Il faut simplement qu’ils me « semblent » appropriés.

Avec vos livres vous avez influencé d’autres artistes. La dernière que j’ai en tête étant la musicienne Ethel Cain pour son dernier album, Perverts, dont l’inspiration initiale fut votre livre Knockemstiff. Avez-vous conscience de la portée de votre œuvre ?

Je ne suis vraiment pas au courant de tout ça, mais je vais écouter l’album d’Ethel.

Dans une interview pour la sortie d’Une mort qui en vaut la peine donnée dans le journal Ouest France en 2016, vous avez déclaré « ne plus vouloir attendre aussi longtemps pour sortir un nouveau livre » et que le prochain aurait pour personnage principal une femme et qu’il se déroulerait en 1959. En 2022, vous déclariez dans une interview pour Tallahassee Democrat être en train d’écrire un livre sur un écrivain schizophrène. Il vous est même déjà arrivé d’évoquer le titre de votre prochain livre : Rainsboro. Un nouveau roman est-il toujours d’actualité ? Avez-vous écrit depuis la publication d’Une mort qui en vaut la peine ou avez-vous aussi occupé votre temps à d’autres choses ?

Je travaille actuellement sur un nouveau roman, mais je dois avouer que j’ai un peu de mal cette fois-ci. Les trois premiers livres ont plutôt bien marché, et je pense que je suis un peu paranoïaque à l’idée de gâcher cette réussite (je pense davantage aux lecteurs et pas seulement à l’écriture du livre pour moi-même). De plus, j’ai cette sécurité qui me regarde dans les yeux, dont j’ai parlé plus tôt, et qui me rend paresseux. Le roman sur lequel je travaille parle toujours d’un écrivain et j’en ai terminé environ les deux tiers.

Est-ce qu’il y a un écrivain qui vous aurait inspiré plus qu’un autre ? Et est-ce qu’il y a un livre qui a été déterminant pour vous ?

Un jardin de sable, d’Earl Thompson. J’avais peut-être 15 ou 16 ans quand je l’ai lu, un livre de poche jaune que l’un de mes cousins avait volé dans une pharmacie de la ville, et c’était le premier livre que je lisais qui parlait du même genre de personnes que celles qui vivaient autour de moi à Knockemstiff, peu éduquées, gagnant à peine leur vie, avec beaucoup d’alcool et de sexe.

Est-ce qu’il y a des écrivains français qui vous ont marqué ? Si oui, pourquoi ?

Céline, bien sûr. Simenon, un peu. Balzac et Maupassant, au début. Et récemment, je me suis pris de passion pour Michel Houellebecq. Je viens de terminer Sérotonine, le quatrième roman de cet auteur que j’ai lu ces derniers mois. Pourquoi ? Je ne sais jamais comment répondre à cette question. Je les aime, c’est tout.

Malgré la noirceur de vos écrits, on y trouve néanmoins beaucoup d’humour. De l’humour noir. C’est peut-être un peu plus flagrant pour certains avec le dernier, Une mort qui en vaut la peine, qui est un peu moins noir que les précédents. Est-ce que vous utilisez l’humour pour alléger un peu toute cette noirceur ou est-ce pour vous quelque chose qui fait simplement partie d’un tout ? Je suis curieux, quelle est la meilleure blague selon Donald Ray Pollock ?

Je pense les deux. Et, en tout cas pour moi, l’humour est la chose la plus difficile à écrire. Je pense qu’une blague que, selon Martin Amis, son père, Kingsley, racontait à ses fils est l’une des meilleures que j’ai jamais entendues : un fermier et sa femme avaient un fils qui allait bientôt avoir quinze ans. La femme dit au vieil homme qu’il devait expliquer les oiseaux et les abeilles au garçon. Il tergiversa, prétextant que c’était embarrassant, mais elle insista et il finit par accepter. Il emmena donc le garçon dans les bois et lui dit : « Mon fils, tu te souviens de ce que nous avons fait à ces filles dans le fossé le week-end dernier ? » « Oui, papa, je m’en souviens », répondit le garçon. « Eh bien, les oiseaux et les abeilles font la même chose », dit le vieil homme.

Etant donné que vous n’êtes clairement pas étranger à l’humour, quel est le ou les livres les plus drôles que vous ayez lu ? Pour ma part, je cite toujours La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Mais je crois que le dernier qui m’a vraiment fait rire c’est Nein, Nein, Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar de Jerry Stahl.

Un chien dans le moteur de Charles Portis.

Niveau musique, toujours à écouter du stoner rock ? Est-ce que la musique influence votre écriture ?

Parfois, mais ces derniers temps, je m’intéresse davantage à de nouveaux groupes qui ont tendance à sonner un peu plus comme le rock des années 70 : The Stone Horses, The Dead Daisies, Rival Sons, The Dust Coda, Ayron Jones. J’adore le dernier album de Royal Thunder, Rebuilding the Mountain, qui est, je suppose, un peu plus proche du stoner rock. Cette femme a une voix incroyable. En ce qui concerne l’influence sur mon écriture, j’avais l’habitude d’écouter de la musique à très faible volume lorsque j’écrivais, surtout la nuit, donc je suis sûr que cela a eu une influence sur le rythme et l’ambiance (Ghost serait un bon groupe pour cela), mais j’ai arrêté de le faire après avoir commencé à travailler le matin.

Le temps passant, peut-être avez-vous aujourd’hui plus de recul sur votre travail. Êtes-vous en mesure d’analyser ce que vous écrivez et d’expliquer aux gens le sens profond de vos livres ? Vous avez plusieurs fois déclaré ne pas essayer d’interpréter ce que vous écriviez. Est-ce que cela a changé aujourd’hui ?

Non. Je pense rarement à mes livres ou à leur signification. En fait, je n’y pense probablement que lorsqu’on m’interroge à leur sujet.

Si un livre s’inspirant vraiment de la vie de Donald Ray Pollock devait être écrit, quelle pourrait en être la première phrase ?

« Le soir du 22 décembre 1954, alors qu’elle faisait la vaisselle après le dîner et écoutait son mari se plaindre de sa cuisine, Violet Pollock, enceinte, ressentit les premières contractions. »

Pour quelqu’un qui se lancerait dans l’écriture dans la perspective de devenir écrivain, que lui conseillerez-vous de ne pas faire ?

De ne pas faire ? Cela peut sembler sévère, mais je dirais : ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants, n’achetez pas de maison, ne vous endettez pas. En gros, évitez de faire tout ce que j’ai fait.

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Découvrez ci-dessous les couvertures de la ressortie de Knockemstiff (sous le titre Knockemstiff, Ohio) et de la nouvelle publication de son roman Le Diable, tout le temps à paraître en février 2026.

Entretien réalisé par mail, entre mai et septembre 2025. Merci à Francis Geffard pour avoir permis à cet entretien d’avoir lieu et à David Joy pour avoir été le déclencheur.

Brother Jo.

Entretien express avec Benjamin Dierstein pour L’ÉTENDARD SANGLANT EST LEVÉ.

On vous avait déjà proposé un entretien avec Benjamin Dierstein au moment de la sortie en janvier de Bleus, Blancs, Rouges le premier volume de la trilogie de l’auteur. Voici donc un petit complément à deux jours de la parution de la suite, « L’étendard sanglant est levé ». Juste un petit teasing pour vous remettre les idées en place avant d’entamer 900 pages furieuses racontant la France de 1980 à 1982.

Nous remercions Benjamin pour sa disponibilité, sa générosité et son souci de toujours rendre son œuvre accessible à tous. A Nyctalopes, on adore Benjamin Dierstein pour sa plume, son intelligence et pour sa personnalité passionnante.

Photo: Jean-Philippe Baltel / Flammarion

Benjamin, on t’avait rencontré en janvier au moment de la sortie de Bleus, blancs, rouges , comment se sont passés ces quelques mois de promotion, de rencontres avec les lecteurs ? Comment a été reçue cette première partie de la trilogie ? Comment vis-tu cette médiatisation ? Fait-elle juste partie du taf ou y trouves-tu des éléments de satisfaction ?

Oui, c’est toujours un plaisir d’aller à la rencontre de ses lecteurs, ça permet d’avoir des retours différents de ce qu’on peut avoir dans la presse. Les lecteurs peuvent être beaucoup plus critiques que les journalistes, parfois ils ne prennent pas de pincettes et peuvent vous dire qu’ils n’ont pas du tout aimé tel ou tel truc. C’est important de s’y confronter, ça permet de sortir de sa bulle de verre et de comprendre la réception réelle d’un roman sur le public.

Pour entrer dans le vif du sujet, penses-tu qu’un lecteur puisse attaquer directement « L’étendard sanglant est levé » sans avoir lu le premier tome ?

Je ne peux que conseiller de lire Bleus, Blancs, Rouges avant, puisque la trilogie n’était à la base qu’un seul et même roman. Les fils narratifs de L’étendard sanglant est levé sont donc directement dans la continuité de ceux de Bleus, Blancs, Rouges. Mais malgré ça, j’ai fait le maximum pour permettre une lecture autonome de L’étendard sanglant est levé, avec un prologue qui expose une intrigue résolue en fin de tome, et un maximum d’informations apportées en début de roman pour pallier à une éventuelle non connaissance de Bleus, Blancs, Rouges. L’étendard sanglant est levé peut donc se lire indépendamment.

Dans un petit mot que tu nous as glissé, tu écris que ce deuxième tome est « plus noir, plus politique aussi ». A quoi doit-on ce crescendo, le destin de tes personnages ? les événements de l’époque ou ta volonté de poursuivre un rythme infernal ?

Oui, c’est lié aux trajectoires des personnages, qui prennent une forme que j’ai l’habitude d’utiliser et qui est celle d’une descente aux enfers. Bleus, Blancs, Rouges était plus léger parce qu’il exposait les personnages et qu’il prenait le temps de permettre au lecteur de les découvrir avec toutes leurs qualités et leurs défauts. L’étendard sanglant est levé est plus sombre parce qu’ils arrivent à un moment du récit où ils commencent à en prendre plein la gueule. Le troisième tome sera plus noir encore parce que j’aime quand ça termine en feu d’artifice. Mais avec quand même, bien sûr, énormément de second degré et de dialogues potaches comme dans Bleus, Blancs, Rouges. Ca permet de faire passer la pilule plus facilement !

Dans « L’étendard sanglant est levé », tu écris un très beau chapitre quasi contemplatif sur le Finistère, la Bretagne. Les racines ont-elles une importance particulière pour toi ? Te sens-tu breton ?

Oui, je suis né à Lannion et j’adore ma région. L’époque que je décris dans la trilogie est notamment celle des événements de Plogoff, ça me paraissait donc nécessaire de placer une scène là-bas. J’en ai profité pour écrire une autre scène dans le Kreiz Breizh, quelque part au sud de Guingamp, où le personnage en question, après être passé à Plogoff, retourne voir ses parents et évoque avec eux la fin de l’agriculture paysanne et l’exode de la jeunesse qui transforme les campagnes bretonnes en déserts. Ces sujets liés aux territoires me tiennent particulièrement à cœur, parce que quand on y regarde de plus près, on voit que la République, à une époque, a tout fait pour étouffer les cultures locales et perpétuer les logiques de colonisation au sein même de l’Hexagone. Je parle aussi de tous ces sujets via le FLNC et les nombreuses scènes en Corse, qui deviennent le coeur du récit à la fin du roman.

Plogoff 1980 / Archives Ouest France.

J’ai entendu dire que les droits de « Bleus, Blancs, rouges » avaient été vendus, un projet télévisuel est-il lancé ?

Oui, on va rentrer dans la phase d’écriture là. Il va y avoir pas mal de boulot sur l’adaptation, dans l’idée d’en faire une série de 6 ou 8 épisodes. Il y a une très belle équipe dans la boucle, notamment côté mise en scène, mais je vais garder ces noms secrets pour l’instant !

Le troisième volume de ta trilogie sortira début 2026, as-tu déjà la date de parution, un titre à nous révéler ? Jusqu’où comptes-tu nous immerger dans cette France des années 80 ?

Le troisième tome s’appellera 14 Juillet et couvrira la période qui va de juillet 1982 à juillet 1984. On assistera entre autres à l’attentat de la rue des Rosiers, à la création de la cellule antiterroriste de l’Elysée, au débarquement du commissaire Broussard en Corse, aux événements du Liban, à l’arrivée du sida et aux batailles internes des socialistes à propos de la crise économique, qui aboutiront au choix d’inscrire pleinement la France dans la mondialisation, ce qui mènera de facto à l’abandon des classes populaires et au score historique du Front National en juin 1984. Le roman est prévu pour début janvier.

Entretien réalisé en septembre 2025 par échange de mails.

Allez EAG !

Clete.

ENTRETIEN John Darnielle pour LA MAISON DU DIABLE / Le Gospel.

Bien connu comme tête pensante du projet musical The Mountain Goats formé en 1991 et avec lequel il officie en solo ou entouré de musiciens, incontournable groupe de la scène indie folk qui s’est d’abord fait connaître par nombre d’enregistrements très lo-fi avant de prendre le chemin des studios, l’américain John Darnielle a largement plus d’une corde à son arc et il n’a pas fini de nous surprendre. C’est en 2008 qu’il publie son premier livre Black Sabbath: Master of Reality, pour revenir ensuite en 2014 avec Le loup dans le camion blanc (en 2015, en France, chez Calmann-Levy) et en 2017 avec Universal harvester. Il publie en 2022 La Maison du diable, qui arrivera chez nous en 2024 grâce à la maison d’édition Le Gospel, un ambitieux et fascinant roman qui a tout pour devenir culte. C’est à cette occasion que John Darnielle a accepté de répondre à mes questions, pour un résultat passionnant, à l’image de son dernier livre.

J’ai lu que l’idée du roman a émergé quand vous avez entendu parler de la « la doctrine du château ». Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu’est la « la doctrine du château » et en quoi elle a influencé votre livre ?

Oui – la « doctrine du château » est une loi très ancienne, comme le dit Gage dans le livre ; la plupart des pays n’en ont plus l’utilité. Elle trouve son origine dans l’idée que toute personne s’introduisant dans un château peut s’attendre à être tuée par le roi ou par les gardes du roi – et nous savons que c’est vrai pour les rois, n’est-ce pas, c’est leur château, ils font ce qu’ils veulent. La « doctrine du château » stipule que dans votre propre maison, vous êtes le roi – votre maison est votre château, et dès que quelqu’un met le pied dans ses murs, vous pouvez agir pour défendre le château comme vous l’entendez. Comme je l’ai dit, il s’agit d’une ancienne et obscure loi. Mais aux États-Unis, elle a été utilisée récemment par le dangereux et insensé lobby des armes à feu : les personnes qui veulent tirer sur quiconque entre sur leur pelouse ont invoqué la doctrine du château pour se défendre. Soyons clairs : il s’agit d’un monstrueux abus d’une loi obsolète. Chaque fois que vous en entendez parler, c’est parce qu’une terrible personne a tiré sur quelqu’un qui frappait à sa porte pour demander de l’aide. Mais j’ai également pensé aux personnes qui squattent une propriété abandonnée – ne pourraient-elles pas également invoquer la doctrine du château s’ils attaquaient, par exemple, la police ou toute personne essayant d’usurper leur domaine ? C’est ainsi que j’ai pensé aux personnages de Monster XXX comme à des chevaliers gardant leur château. 

Comment est venue l’idée du magasin porno ? Cette maison aurait pu être tout et n’importe quoi d’autre qu’un magasin porno.

C’est la réponse la plus élémentaire, mais le magasin a été inspiré par deux bâtiments situés à Durham, en Caroline du Nord, où j’habite. Le premier était un magasin de pornographie qui n’a fonctionné que pendant une très courte période, sur une petite parcelle de terrain près d’une ancienne usine de bonneterie (voir photo ci-dessous). Le bureau où j’ai commencé à écrire le livre se trouvait dans l’ancienne usine ; lorsque j’y suis arrivé, le magasin de pornographie avait disparu depuis longtemps, tout comme le bâtiment qui l’avait abrité – tout l’ensemble de bâtiments a été rasé, il n’y a plus que de l’herbe aujourd’hui. J’ai pensé à la quasi-invisibilité de cet endroit – quelqu’un l’a ouvert une fois, quelqu’un y a travaillé, et ainsi de suite – une vie invisible. Puis, juste en bas de ma rue, il y a un bâtiment qui est resté vide depuis que j’habite ici, c’est-à-dire depuis 27 ans. Il s’appelait autrefois « Durham News and Video » – c’était un kiosque à journaux, puis il a vendu de la pornographie, mais tout cela, c’était avant que je n’arrive ici. C’est un beau bâtiment ancien dont l’entrée est surplombée d’une enseigne aujourd’hui vide. Lui aussi a eu une certaine vie, mais cette vie n’est pas enregistrée. Ces bâtiments de ma ville m’ont donc fait réfléchir à la vie intérieure des lieux, des bâtiments. 


Le livre est vendu comme un livre d’horreur alors qu’il n’en est pas un, ou alors pas du tout au sens premier du terme. J’ai pu lire que ça a perturbé quelques lecteurs. Est-ce une volonté de prendre le lecteur par surprise ? Si oui, pourquoi ?

Je ne suis pas d’accord sur ce point : quel est le sens originel du mot ? Le Dracula de Stoker ? Le Frankenstein de Wollstonecraft-Shelley ? Il ne s’agit pas non plus d’horreur au sens où nous l’entendons aujourd’hui – il s’agit simplement de fiction, mais avec des éléments horrifiques. La Maison du diable a été nominé pour un Edgar, qui récompense les romans policiers ici, et j’ai aimé cela, parce que je pense que c’est le genre avec lequel il partage plus d’espace que l’horreur. Mais je n’ai pas non plus conçu le marketing moi-même, ce n’est pas vraiment mon côté des choses – je dis « oui » ou « non » à la couverture dans la plupart des cas. 

Avec ses différentes parties (le livre a un découpage particulier en sept parties), ses différents narrateurs et points de vue, le livre est dense. Comment l’avez-vous construit ? Aviez-vous un plan clair dès le début ?

Le seul plan que j’avais dès le départ était que je voulais qu’il y ait sept parties, de manière à ce que ce soit un miroir construit par personne – de sorte que les parties I et VII soient à la première personne, les parties II et VI à la deuxième personne, les parties III et V à la troisième personne, et que la partie centrale soit quelque chose d’en quelque sorte à part. Cette structure précédait même l’intrigue ou l’idée – l’architecture du livre était son motif initial. Après cela, j’ai commencé à écrire ; c’est comme improviser en musique ; je tape juste un peu, dans la peau du personnage ici puisque j’ai commencé à la première personne, et je vois où cela mène, et au fur et à mesure que j’écris dans la peau du personnage, des idées émergent. J’ai eu l’idée d’un auteur de true crime dont l’argument de vente était qu’il s’installait dans les propriétés où les crimes avaient eu lieu, puis j’ai réfléchi à la manière dont fonctionne le true crime, à ce que c’est… et j’ai alors écrit beaucoup, beaucoup de choses. Plusieurs intrigues ont été effacées et repensées, sur quelques centaines de pages – à un moment donné, il y avait une intrigue policière dans la partie V, toute une enquête sur les crimes. Mais comme j’avais l’architecture du livre, c’était un plaisir de continuer à reconstruire jusqu’à ce que j’obtienne la forme qui me plaisait. 

Dans votre livre, il y a cette improbable connexion avec la légende arthurienne. Comment est-ce arrivé là ?

À cause de la doctrine des châteaux, j’ai commencé à m’interroger sur les châteaux, sur leur origine (la réponse est « France » ; les gens avaient l’habitude de se disputer à ce sujet, mais les archives historiques sont assez claires sur le fait que le château anglais est une importation normande) et sur l’idée que nous nous en faisons – et sur Le Roman du roi Arthur et de ses chevaliers de la Table ronde de Thomas Malory, sur le fait que le monde qu’il décrit n’est pas du tout historiquement possible – c’est un mythe. Mais quand nous pensons au roi Arthur dans son château, nous voyons quelque chose que nous imaginons comme analogue à quelque chose de réel ; mais s’il y a eu quelqu’un sur qui Arthur a été modelé, il n’a pas pu avoir de château, parce que, encore une fois, il n’y a pas eu de châteaux en Angleterre jusqu’à l’invasion normande. J’ai donc réfléchi au fait que le château est une idée et que les personnes qui s’y trouvent sont également des idées – des visions, des rêves. 

Gage Chandler, personnage principal du livre, est un écrivain de « true crime ». Pourquoi le choix du « true crime » ? En lisant votre livre, on peut croire que vous avez plus d’arguments contre que pour ce genre littéraire. Mais peut-être est-ce juste une fausse impression.

Je pense qu’il s’agit d’un genre intrinsèquement racoleur, je ne crois pas qu’il y ait de moyen de contourner cela. Un écrivain trouve une histoire dans laquelle des gens ont souffert et la raconte pour écrire un livre – il est extrêmement rare qu’un livre de true crime fasse plus que divertir, mais ce divertissement naît d’une terrible souffrance humaine. Pour moi, le true crime était la meilleure chose à faire pour cette histoire parce que le livre traite, en fin de compte, du fossé entre les mythes et les histoires et les expériences humaines sur lesquelles ces mythes et ces histoires sont fondés. Il aurait également pu être historien, ce qui aurait également fonctionné – mais les auteurs de true crime sont si explicitement des conteurs d’histoires que c’est ce qui semble le mieux convenir à cette histoire.  

En lisant La Maison du diable, j’ai immédiatement pensé à l’affaire des West Memphis Tree qui fut très médiatisée. Est-ce que l’affaire des West Memphis Tree fut une inspiration ?

Je ne pense pas avoir beaucoup pensé à cette affaire, mais je la connais – j’ai vu le documentaire il y a des années, bien sûr.   

Dans le livre, on comprend bien que la période de l’adolescence est centrale et cruciale dans la vie d’un être humain. Elle peut nous construire, nous abimer ou purement et simplement nous détruire. Puisque l’adolescence à le pouvoir de déterminer ce que l’on devient, d’une certaine façon, on demeure tous, à des degrés divers, piégés dans cette période de notre vie. Est-ce que l’on peut dire que l’adolescence est l’encre avec laquelle nous écrivons notre vie d’adulte ?

Je trouve cette question très intéressante – en général et dans ma propre vie – bien qu’il faille se rappeler que les « adolescents » de La Maison du diable ne sont pas vraiment des adolescents ; il s’agit là aussi d’un mythe. J’ai aujourd’hui 57 ans et si je pense que je discute pas mal avec mon moi adolescent, je pense aussi que mon moi adolescent était une sorte d’idiot. Mais les expériences que nous vivons lorsque nous sommes jeunes nous marquent, et nous fondons nos décisions futures sur les leçons que nous avons tirées des expériences que nous avons vécues au cours de ces années. Nos “nous” jeunes sont toujours sur la banquette arrière, essayant de nous donner des indications. Je ne pense pas que ces indications soient toujours bonnes, devrais-je dire. Mais nous les entendons quand même. 

Je ne sais pas si vous êtes un amateur de Stephen King, mais la première référence à laquelle j’ai pensé en lisant votre roman, c’est Stephen King. Pas nécessairement dans l’écriture ou dans l’histoire, plus dans cette atmosphère, très pré-internet. Ce truc d’une époque que l’on apprécie instantanément retrouver, dans un livre ou dans un film de Stephen King, qu’il soit d’ailleurs bon ou mauvais. Est-ce que l’on peut effectivement voir ici un lien avec Stephen King ?

Et bien, comment un écrivain pourrait-il dire « non » à une telle comparaison – c’est un maître – je ne peux pas prétendre être à son niveau, mais je pense que lui et moi essayons de situer nos livres dans un monde reconnaissable. Mes personnages ont un travail, ils paient un loyer, etc. Ils ont des préoccupations humaines normales, comme les siens. Même lorsqu’il s’agit de quelque chose de très surnaturel comme Salem, la ville semble réelle, les gens se parlent avec des voix reconnaissables. C’est une sorte d’éthique commune entre King et moi, je pense. Je pense qu’il est sous-estimé par la critique parce qu’il est populaire, mais c’est un très bon romancier. 

Il y a beaucoup de strates de lecture possibles dans ce livre. On peut y comprendre beaucoup de choses, à tort ou à raison. Quelle est la principale chose que vous avez voulu exprimer avec ce livre ?

Comme je l’ai déjà dit, je n’écris pas avec un programme en tête – j’écris pour savoir ce que je pense. Toutefois, à la fin du livre, je pense que ce que j’avais surtout à dire, c’est qu’un artiste doit être conscient de l’humanité – cela peut paraître très gonflé et arrogant de dire cela, je n’aime pas me considérer comme essayant de dire ce que les gens doivent ou ne doivent pas faire. Mais si le livre a un message, c’est que lorsque nous racontons des histoires sur des personnes, nous devons nous rappeler que nous parlons de personnes qui ont une vie, qui travaillent et souffrent comme nous. Les gens ne sont pas des « personnages », ce sont des personnes. 

Il est question ici du devoir moral de l’écrivain, que ce soit vis-à-vis de ses protagonistes ou de son lectorat, notamment dans le « true crime ». Face à ce devoir, où vous situez-vous en tant qu’écrivain ?

Je considère que mon premier devoir est de divertir – je pense que c’est une vocation, je pense que les livres doivent être un plaisir à lire. Mais mon propre devoir moral en tant qu’écrivain est, comme je l’ai dit, de raconter des histoires dans lesquelles les gens sont vus tels qu’ils sont, c’est-à-dire comme des personnes qui souvent ne comprennent pas leurs propres motivations, comme des personnes qui commettent de grosses erreurs ayant un coût humain réel, comme des personnes qui finissent par comprendre le poids de leurs choix. Si cela a un poids moral, alors peut-être qu’un lecteur pourra trouver une perspective sur ses propres choix – mais ma première mission est toujours de divertir, de créer un monde reconnaissable dans lequel le lecteur aimera passer son temps. 

C’est une lecture qui se mérite. Le livre n’est pas des plus évidents à lire. Il demande au lecteur d’être pleinement investi dans sa lecture. Est-ce une volonté de votre part, quitte à en perdre quelques-uns en chemin, plutôt que d’en faire simplement un spectateur passif ?
Oui – quand je dis que je veux divertir, j’ai en quelque sorte un public qui s’auto limite – parce que j’aime travailler quand je lis. Connaissez-vous Zone de Mathias Énard ? C’est un livre raconté en une seule phrase (à l’exception d’un chapitre, qui est tiré d’un livre que le narrateur est en train de lire), et qui traverse toute l’histoire de l’humanité – c’est une lecture très difficile ; et un plaisir immense, une fois que vous y êtes entré, c’est singulier. Je retire davantage d’un livre si je dois m’y investir davantage, et j’écris des livres en gardant ce genre de dynamique à l’esprit.

Ce livre est tellement singulier et personnel que je ne peux m’empêcher de poser cette question qu’il m’arrive de poser à d’autres, quelle est la part de John Darnielle dans ce livre ?

Question difficile – « en partie », je suppose ? – c’est à Jana et à Diana Crane que je m’identifie le plus fortement. Lorsque Jana met Gage en accusation dans la dernière partie de la sixième partie, je ressens sa douleur et je m’y identifie. Mais c’est peut-être simplement parce que nous sommes tous les deux parents. Bien sûr, la dernière partie est racontée par John Darnielle, qui prétend rendre visite à son vieil ami Gage. Je pense que ce qui est le plus personnel dans ce livre, c’est le sens du lieu – j’ai situé le livre dans des endroits où j’ai vécu quand j’étais enfant. Je trouve que lorsque j’écris sur ces lieux, un sentiment personnel se dégage de l’histoire. 

Tout le monde dans ce livre se raconte des histoires. Entre les adolescents à l’imagination débordante qui créent leurs propres histoires, les gens qui se créent leur propre histoire basée sur des ouï-dire, l’écrivain qui écrit sa propre version d’une histoire, le besoin et l’appétit pour les histoires semble sans fin, qu’elles soient vraies ou fausses. Si en tant qu’écrivain on se met vraiment à réfléchir à cela, notamment au fait que la vérité importe au final peu tant que l’histoire est bonne et bien racontée, et qu’en plus la fiction a le pouvoir de façonner la réalité, comment écrire et rester sain d’esprit ?

Une autre excellente question. Je pense que lorsque nous écrivons, nous comprenons que nous projetons une narration sur chaque aspect de notre réalité – la célèbre phrase de Joan Didion, bien sûr, « nous nous racontons des histoires pour vivre » – il existe de nombreuses écoles de philosophie et de pratiques spirituelles qui cherchent à remettre en question ce besoin, à trouver un maintenant qui se situe en dehors, au-dessus ou au-delà de notre désir d’un début, d’un milieu et d’une fin. En fait, le début et la fin sont tous deux une fiction, une construction, n’est-ce pas ? Il y a toujours quelque chose d’autre avant et quelque chose d’autre après, le « début » et la « fin » sont soit arbitraires, soit au moins provisoires. Mais l’écriture fait le contraire de nous rendre fous – elle nous permet de continuer à poser ces repères que sont le début, le milieu et la fin, et d’attribuer un sens aux choses qui s’y trouvent. En ce sens, je pense que l’écriture est plus ou moins une reproduction du processus visant à devenir une personne à part entière, c’est une façon de naviguer dans une compréhension de soi. 

Quel est pour vous le secret d’une bonne histoire ?

Je pense qu’une bonne histoire a besoin d’un lieu où elle se déroule – d’une certaine manière, je pense que les détails du lieu sont à l’origine des personnages et des événements. Mais ce n’est que ma préférence – l’un des miracles de la narration est qu’il y a tellement de façons de le faire que dès que je dis « une histoire a besoin d’un lieu », je me demande s’il y a des livres où aucun sens du lieu n’est prioritaire – mais en même temps, je pense que le lieu est primordial, c’est vrai. Les gens résident quelque part, ils partent et reviennent ou partent et ne reviennent pas, ils gravitent autour des lieux, ils s’en approchent ou les évitent. En tout cas, pour moi, une fois que j’ai vu « la pièce où cela s’est passé », pour reprendre l’expression d’Hamilton, l’histoire émerge de là. 

Si vous étiez un auteur de « true crime », est-ce qu’il y aurait quand même un crime qui vous obsède peut-être assez pour vouloir écrire dessus ?

En général, je ne supporte pas de lire les détails des types de crimes qui inspirent les livres de true crime – lorsque j’étais un jeune gothique, je dévorais tous ces détails, bien sûr, et à un moment donné, j’ai changé en tant que personne. La plupart des crimes authentiques concernent le meurtre, n’est-ce pas ? Pas la fraude, qui m’intéresse vraiment, le mal causé par des personnes prédatrices qui escroquent d’autres personnes (comme dans les systèmes pyramidaux). Cela dit, lorsque j’étais enfant, j’étais très curieux au sujet de Jack l’Éventreur, parce qu’il n’a jamais été arrêté et parce qu’il existe de nombreuses théories à son sujet. Je pense que dans le monde des « histoires de criminels », il y a un moment que j’explorerais longuement si j’y pensais, et c’est le suicide de Slobodan Praljak à La Haye – c’était un criminel de guerre, il a bu du cyanure sur le banc des accusés lorsque sa sentence a été confirmée. Il me semble monstrueux d’écrire la biographie d’un criminel de guerre plutôt que celle de ses victimes, mais ce moment – un vieil homme qui boit du cyanure lorsqu’on lui demande de rendre compte de ses crimes, des crimes d’un poids historique immense – il y a quelque chose de profond là-dedans. 

Est-ce qu’il y a un livre de true crime qui vous a marqué ? Pour ma part, le dernier en date qui m’a marqué, c’est American Predator de Maureen Callahan. C’est fascinant de savoir ainsi écrire sur quelque chose de bien réel mais à la manière d’un roman complètement captivant.

Oui, Monkey on a Stick de Lindsey Gruson et John Hubner, qui raconte comment les Hare Krishna ont traversé une période d’activités criminelles après la mort de leur fondateur, Prahbhupada. J’ai toujours été fasciné par les cultes – et j’ai d’ailleurs traversé une période de ma vie où j’étais membre d’ISKCON (Association internationale pour la conscience de Krishna), l’organisation de Prabhupada – je psalmodiais avec des perles, j’offrais ma cuisine aux divinités avant de la manger. Mais j’ai lu Monkey avant tout cela, et je pense que c’est en partie grâce à cela que j’ai compris le fossé qui existe entre une histoire sur quelque chose et sa réalité plus vaste dans le monde. 

Est-ce que votre travail au sein de The Mountain Goats a influencé d’une manière ou d’une autre votre travail en tant qu’écrivain ?

Je ne sais pas vraiment – l’écriture de chansons est très différente de l’écriture de romans. Je pense cependant qu’il est bon de savoir comment fonctionne la musique pour écrire des romans – les notions de rythme, de crescendo et de structure, de ton, de forme et d’accent. L’écriture est intrinsèquement musicale, et je pense que la gamme d’effets dont je dispose en tant qu’écrivain doit quelque chose au fait que j’écris aussi de la musique. 

En tant que musicien, vous avez pu jouer avec Jandek. Quand on parle de la création d’un mythe, de légendes urbaines, dans la musique, il est difficile de ne pas penser à Jandek qui a une sacrée aura et qui fut longtemps un grand mystère. Comment vous êtes-vous retrouvé à jouer avec Jandek et comment était-ce ? 

J’avais écrit quelque chose sur lui – ou je l’avais mentionné sur scène – et la personne qui organisait le concert m’a contacté pour me demander si j’étais intéressé. Le jour du concert, nous avons eu une sorte de balance qui a duré environ une heure, au cours de laquelle il a sorti les paroles des morceaux que nous allions jouer et a décrit le type d’effet qu’il souhaitait obtenir. Mais c’était entièrement improvisé – il avait amené un batteur qui commençait à jouer quelque chose, Jandek jouait, et Anne Gomez et moi-même improvisions nos parties. Je jouais sur un Nord, qui n’est pas un clavier que j’aime vraiment, et d’un moment à l’autre, cela pouvait sembler incroyable ou inutile – j’aime la musique improvisée mais je ne peux pas vraiment être considéré comme un improvisateur, donc c’était un terrain inexploré pour moi. Il y a eu des moments de réelle transcendance, et je pense que c’est ce qu’il recherche – c’était un effort commun pour créer quelque chose de nouveau – c’est ça la magie. 

Avez-vous un nouveau livre en cours ?

Oui, je travaille toujours sur quelque chose. Mais je ne parle pas de la substance de ce que j’écris pendant que je l’écris. L’écriture requiert de l’intimité, lorsque les gens bloguent en direct leurs romans, cela me semble tellement… agressif, l’écriture a besoin d’être seule pour trouver sa voix.  

Est-ce qu’il y a des écrivains français que vous appréciez ?

Oh oui – pas mal – Énard que j’ai mentionné plus tôt ; j’ai lu presque tout ce qui est disponible en anglais de Volodine et de ses divers hétéronymes (Manula Draeger, Lutz Bassman), je pense qu’il est complètement incroyable, je suis censé écrire un long article sur lui – c’est une honte qu’il ne soit pas plus connu dans le monde anglophone, j’estime vraiment son œuvre comme faisant partie de ce qui existe de mieux; Je viens de lire deux livres de Marie Ndiaye après en avoir lu un l’année dernière, elle est remarquable ; j’ai deux livres de Pierre Michon sur ma liste « à lire en 2025 », on m’a dit qu’il était génial ; j’ai lu un livre de Nathalie Leger l’année dernière et j’espère en lire d’autres. La littérature traduite est ma plus grande passion en tant que lecteur, au moins la moitié de ce que je lis est traduit – du français, du turc (Sevgi Soysal – je parraine une traduction de son œuvre pour Archipelago), de l’arabe, de partout dans le monde. 

Au vu des résultats des dernières présidentielles, comment percevez-vous ce qui vous attend dans les années à venir aux Etats-Unis ?

C’est terrible. Il s’agit d’une marée montante de fascisme, ne vous y trompez pas. Nous n’avons pas de gauche organisée ni de sens collectif de l’histoire. Je suis d’avis que les États-Unis devraient être isolés par la communauté internationale, mais c’est bien sûr une attente irréaliste. Je n’ai pas de solutions. Mon pays se comporte mal, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et son peuple ne s’y est pas opposé. C’est une honte. 

Avez-vous lu ou écouté quoi que ce soit récemment que vous jugez légitime de nous recommander ? 

Je suis vorace, je lis et j’écoute tout le temps – les écrivains français susmentionnés, Volodine Ndiaye et Énard, semblent être les personnes à lire – en ce moment, je lis Strange and Perfect Account from the Permafrost de Donald Niedekker, c’est traduit du néerlandais et c’est vraiment merveilleux – j’ai ce conflit, en ce sens que je pense que les Américains qui romancent l’Europe sont fatigants, mais en même temps, la littérature européenne se fixe des objectifs tellement plus élevés que la littérature américaine à l’heure actuelle. Un livre européen peut transcender les genres, brouiller les frontières entre la fiction et la non-fiction, être à la fois ludique et sérieux… Les livres américains semblent commencer par un plan marketing, comme si la personnalité publique de l’auteur était plus importante que le texte. Je suis très attaché au texte, vous savez ? Je pense que c’est la raison pour laquelle Volodine est mon personnage numéro un en ce moment : il n’y a pas d’Antoine Volodine ! C’est juste un personnage dans la fiction plus large d’« Antoine Volodine » – c’est merveilleux ! 

Entretien réalisé par mail, entre décembre 2024 et février 2025. Merci à Adrien Durand, pour son travail avec les éditions Le Gospel et pour avoir permis à cet entretien d’avoir lieu.

Brother Jo.

ENTRETIEN avec Benjamin Dierstein / BLEUS,BLANCS, ROUGES.

Photo ©Jean-Philippe Baltel/Flammarion

Juste une petite envie d’en savoir un peu plus sur l’auteur du magnifique Bleus, blancs, rouges et sur sa manière d’écrire. Merci à Benjamin Dierstein.

Vous êtes l’auteur de quatre romans : une trilogie sur la France de 2011 à 2013 La Sirène qui fume, La Défaite des idoles et La Cour des mirages contant la fin du sarkozysme et d’ Un dernier ballon pour la route, gros bazar breton un peu « à l’ouest ». Vous apparaissez aussi dans le recueil du collectif Calibre 35 RENNES NO(IR) FUTUR avec la nouvelle Germaine Petrograd. Pas un inconnu donc mais mais vu votre discrétion sur le net, supportez que le grand public ignore beaucoup de vous (pour l’instant ) et veuille savoir autant que possible qui est Benjamin Dierstein, d’où il vient et à quoi il passe sa vie à part écrire des trilogies sur la France politique au 21e siècle et maintenant au  20 ?

Je suis né à Lannion, dans les Côtes d’Armor, et je vis aux alentours de Rennes depuis plusieurs années. Il y a peu j’étais encore intermittent du spectacle, mais désormais j’écris des trilogies sur la France politique à plein temps, ou presque. Je garde un peu de temps pour gérer mon label de musiques électroniques Tripalium Corp, qui ressemble à ce que j’écris : les morceaux et albums que j’y sors sont généralement violents, bariolés, mais s’écoutent plutôt facilement même si on ne sait pas trop vers où ça va aller.

Quels ont été les prémices d’écriture ? Y a t-il eu un élément déclencheur qui a provoqué un passage à l’acte ? Une envie d’adulte ou un vieux rêve d’enfant ?

Quand j’étais gamin, j’étais déjà très productif. Je faisais des BD ou des sortes de magazines, que je revendais dans les bistrots où traînait mon père, pour m’acheter des bonbecs. A l’époque je lisais essentiellement des BD, et j’achetais Onze mondial et Spirou magazine. Les romans ça m’emmerdait, ce qui était proposé en littérature jeunesse était terriblement fade comparé à ce qu’on pouvait trouver dans Onze ou Spirou : des gens en compétition, des rêves brisés, de la violence (à cette époque dans Spirou, il y avait les séries Soda et Charly de la collection Repérages, et la collection Spirou et Fantasio était pilotée par Tome & Janry, qui ont fait les épisodes les plus adultes de la série). Je crois que gamin, c’est ces premières histoires qui m’ont marqué et m’ont fait comprendre qu’une fiction était beaucoup plus intéressante quand les personnages en prenaient plein la gueule.

Je passais aussi énormément de temps à regarder des films, avec une préférence pour ceux qui avaient un haut potentiel lacrymal (j’ai vu une bonne vingtaine de fois Abyss et Le Grand bleu), ou ceux qui me procuraient un shoot d’adrénaline (ma k7 de Piège de cristal est morte à force de passer dans le magnéto).

Et puis, en arrivant au collège, mes goûts ont évolué vers des récits plus complexes. J’ai pris des tartes monumentales avec Pulp Fiction, La Horde sauvage et Voyage au bout de l’enfer. Mon oncle m’a donné un bouquin d’Ellroy. Ca m’a mis une double baffe, je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir des trucs aussi hardcore dans les livres, pour moi les livres c’était de la merde ! On est con quand a treize ans. Bref, les vrais éléments déclencheurs pour moi sont là : tous ces ressentis archi forts face à la puissance de la fiction, que j’ai pu ressentir quand j’étais en primaire ou au collège. Le reste est venu naturellement : quand on adore ressentir quelque chose d’une manière aussi forte, on a envie d’écrire le truc qu’on rêve de lire. A seize ans, j’ai écrit un roman de cent-vingt pages que je ne ferai jamais lire à personne parce que beaucoup trop inspiré par mes lectures de l’époque (notamment Encore un jour au Paradis). Entre mes seize et mes vingt ans, j’ai écrit des dizaines de nouvelles et de scénarios de courts-métrages, jusqu’à ce que je bute sur une première tentative de scénario de long métrage qui parlait de deux flics obsédés par une fille qui avait disparue et les rendait tous les deux cinglés. Je n’arrivais pas à le développer comme je voulais, je me suis retrouvé avec un brouillon qui faisait deux-cent-cinquante pages… loin des cent–vingt qu’on demande habituellement ! A ce moment-là j’ai compris que je n’aurais aucune chance d’en faire quelque chose, et de toute façon je ne connaissais personne dans le cinéma. J’ai tout rangé dans des cartons et j’ai abandonné. Il y avait mieux à faire à l’époque : les squats, les free-parties, les bars ! J’ai ressorti mon carton quand j’avais trente-deux ans. Je venais de faire la fête pendant douze ans et j’avais envie de retourner à l’écriture. J’ai décidé de transformer mon scénario sur les flics en roman, et ça a donné La Sirène qui fume.

Quand on feuillette pour la première fois Bleus, Blancs, Rouges, on comprend tout de suite la très grande envergure de l’œuvre : une couverture superbe, une bibliographie impressionnante (bouquins, documentaires, archives diverses, podcasts, presse), des documents pour aider à la compréhension fine de l’époque (carte géopolitique de l’Afrique en 1978, organigramme de l’administration policière), un index de 10 pages des personnages secondaires, tous les sigles et le vocabulaire policier expliqués et une intrigue urgente de plus de 750 pages. On sent votre désir de donner toutes les clés au lecteur, celles qui ont été les vôtres. Quel a donc été l’ampleur du travail en amont, le défrichage ?

Quand j’ai décidé quelle période je voulais traiter, je me suis constitué une biblio et j’ai mis une bonne année et demie à lire les ouvrages que j’avais recensés. Il y a en avait plus de 160. En même temps, je faisais mon plan et j’affinais mes personnages au fur et à mesure que je recevais des informations. Au début, je pensais faire un seul roman avec tout ça. Quand j’ai compris que ça allait faire quasi 2000 pages, j’ai changé toute la structure pour faire un diptyque. Et puis quand j’ai compris que ça allait plutôt avoisiner les 2600 pages, j’ai dû refaire la structure pour en faire 3 tomes. Ca rallonge le temps de lecture pour le lecteur, donc ce genre d’annexes en fin d’ouvrage, notamment l’index des personnages, me paraît essentiel. Avec Flammarion, on a ajouté les numéros de pages auxquelles apparaissent les différents personnages, ce qui permet au lecteur de retrouver rapidement où il a croisé tel personnage pour la première fois. Moi qui ai une mémoire défaillante, c’est l’outil dont j’ai longtemps rêvé pour ce genre de roman à la Ellroy, où t’as tellement de personnages que parfois, quand tu tombes sur un nom, tu ne sais plus vraiment qui c’est et tu passes dix minutes à chercher en arrière, en vain.

Sans tarder parce que la question me tenaille depuis le départ, pourquoi commencer cette intrigue fleuve en 1978, une époque que vous n’avez pas connue et dont beaucoup de lecteurs, eux, se souviennent très bien ?

1978 c’est Aldo Moro, l’évasion de Mesrine, l’appel de Cochin. C’est les premiers attentats du mouvement autonome, du FLNC, les prémices d’Action directe, le début des années de plomb made in France. C’est le début du déclin de la voyoucratie à l’ancienne, Zampa et les frères Zemour. C’est le moment où les Français commencent à perdre confiance en Giscard avec la crise économique, les plans de rigueur et les fermetures d’usines. C’est les débuts du Palace, le disco, l’arrivée massive de la coke. Pour faire le récit d’une France qui bout comme une cocotte-minute, c’est franchement une période idéale. Et puis j’avais envie de raconter la jeunesse de certains personnages de ma trilogie précédente. Jacquie Lienard, Michel Morroni, Philippe Nantier, Domino Battesti, Toussaint Mattei, Didier Cheron et Jean-Claude Verhaeghen sont des personnages importants de La Sirène qui fume, La Défaite des idoles et La Cour des mirages, et dans cette nouvelle trilogie ils prennent une importance de premier plan.

La France de 1978 et 1979 racontée par votre plume est une délicieuse madeleine de Proust pour tous ceux qui ont vécu l’époque. En vous immergeant dans l’époque pour la faire vraiment vivre à tous les lecteurs, avez-vous été surpris par la vision du pays que vous avez acquise ? Avez-vous modifié votre opinion sur certains acteurs de la vie politique de l’époque ? C’était mieux avant ?

Je n’ai pas été vraiment surpris puisqu’en m’attaquant à cette époque, l’idée était justement de peindre des chacals prêts à tout pour prendre le pouvoir. En apprendre plus sur les affaires de la période n’a fait que confirmer cette idée. C’était pas mieux avant, ni moins bien d’ailleurs. De tous temps, dès qu’on s’approche du pouvoir c’est la même chose. Le principe même de la politique est d’être clientéliste. Une personnalité politique qui dit vraiment ce qu’elle pense, ça n’existe pas.

 Bleus, blancs, rouges suit l’enfer (pavé de bonnes intentions…) de quatre personnages (trois flics et un voyou de la République) particulièrement bien dessinés. Avez-vous un personnage préféré que vous aimez plus particulièrement retrouver, un homme ou une femme que vous auriez du mal à effacer de l’histoire rapidement ? Benjamin Dierstein s’attache-t-il à ses personnages ?

Je n’ai pas de personnage préféré, je les aime tous les quatre. J’ai fait plus que m’attacher à eux, je viens de passer quatre ans H24 en leur compagnie donc ils sont devenus comme des frères et des sœurs. Et pourtant ils sont bourrés de défauts, et ils sont surtout radicalement différents de moi, de ma manière de penser. Mais ils en prennent tellement plein la gueule dans cette trilogie, que veux-tu faire ? Je sais que certains lecteurs auront du mal à s’identifier à eux parce que tous ces personnages sont des enfoirés, mais moi dès que des gens souffrent, j’y peux rien, je m’attache.

Cette première partie de la trilogie ne nous offre qu’une vue très parcellaire de la suite de l’histoire même si on imagine très bien où tout cela peut et devrait nous mener. Sans vouloir trahir de secret, jusqu’où dans les années 80 va nous emmener votre plume ?

La trilogie s’arrête à l’été 1984, quand Le Pen fait un score énorme aux présidentielles, que les affaires qui secouent l’Elysée deviennent explosives et que Mitterrand nomme Fabius au gouvernement après avoir clairement pris le parti de la mondialisation. L’ensemble de la trilogie raconte comment on en est arrivé là. Comment la gauche a abandonné les travailleurs, comment l’extrême droite est revenue en force en se tournant vers les victimes des fermetures d’usine. C’est là que se situent les prémices de tout ce qu’on vit aujourd’hui : l’abandon par la gauche, les médias et les élites en général de l’électorat populaire blanc, ce qui a eu pour conséquence de faire du RN le premier parti de France. Ça, c’est pour le fond purement politique. A côté de ça, les tomes 2 et 3 racontent le retour de Carlos et tous les attentats qui s’en sont suivi, les Irlandais de Vincennes, les écoutes de l’Elysée, la mort du SAC, la mort de Guy Orsoni, la naissance de la Brise de Mer, le Liban, le Tchad… et bien sûr la campagne présidentielle de 1981.

Un de vos personnages se nomme Gourvennec. Est-ce parce qu’il est originaire des Côtes d’Armor ou peut-on y voir aussi une sorte d’hommage à Jocelyn Gourvennec, l’entraîneur d’En Avant qui avait réussi à ramener la coupe de France à Guingamp en 2014 ? A moins qu’il faille y voir une célébration d’Alexis Gourvennec, syndicaliste agricole et entrepreneur breton des années 60 à 80 ?

Oui, c’est un hommage à Jocelyn Gourvennec. Il est malheureusement descendu de son piédestal après ses mauvaises expériences à Bordeaux, Lille ou Nantes, mais pour nous les Guingampais, il restera toujours un héros, comme Noël Le Graët ou Francis Smerecki. Il n’a pas seulement ramené une deuxième Coupe de France, il a aussi fait sortir l’EAG de National et ramené le club dans l’élite en trois ans. Et puis il nous a fait passer les poules en Coupe d’Europe, ramenés en demi-finale de Coupe de France en 2015… Depuis qu’il est parti, l’EAG n’est plus le même club. Là, enfin, cette année, après dix ans, on commence à revoir la lumière avec un bon parcours en Coupe de France et un espoir de remonter en Ligue 1.

Dans vos remerciements, vous rendez hommage à James Ellroy mais avez-vous d’autres pistes littéraires à nous proposer, des romans qui ne quittent pas votre table de chevet ?

Bleus, Blancs, Rouges a été clairement inspiré d’Ellroy, et notamment d’American Tabloïd. On apprend d’ailleurs qu’un des personnages, le mercenaire Vauthier, a convoyé de l’héroïne dans les années soixante grâce à la filière établie par Pete Bondurant au Viet Nam. C’était une façon de rendre hommage au Dog. Mais concernant la structure, ma vraie influence est La griffe du chien de Don Winslow. Ellroy alterne systématiquement les chapitres focalisés sur ses personnages, là où Winslow ne met en avant qu’un ou deux personnages dans chaque acte. C’est moins systématique, ça permet de quitter complètement un personnage pendant 200 pages et d’être à ses côtés ensuite pendant les 200 autres. C’est plus complexe, plus tortueux, et ça permet de faire des ellipses (ce qui est un des gros défauts de la trilogie Underworld USA : l’alternance systématique des focalisations l’oblige à écrire des chapitres pendant lesquels il ne se passe rien et où il ne fait que répéter de l’information, sans parler des temporalités qui s’étirent et créent des sortes de trous chronologiques… ça donne l’impression de patiner alors que La Griffe du chien ça ne décélère jamais, t’es en cinquième tout du long !).

J’espère que vous comprenez l’impatience des lecteurs de ce premier opus quitté sur un joli suspense. La suite est-elle déjà lancée ? Y a-t-il un calendrier ? Un titre ?

L’Étendard sanglant est levé sortira vers l’été, en juin ou septembre. 14 juillet sortira en janvier 2026.

Entretien réalisé en février 2025 par échange de mails. Merci à Benjamin pour sa disponibilité.

Clete.

ENTRETIEN AVEC SEBASTIEN DULUDE / AMIANTE / La Peuplade.

Sorti chez La Peuplade, Amiante, le premier roman du Québécois Sébastien Dulude, est d’une puissante beauté. Contacté suite à la publication de son livre qui rencontre un succès amplement mérité, nous avons échangé par mails. Nous avons bien entendu conversé au sujet d’Amiante, en évoquant son décor, ses personnages, son écriture et même Winnie l’ourson. Si vous n’avez pas encore lu son roman, nul doute qu’il saura vous donner envie de vous y plonger.

Vous avez aujourd’hui un assez long passif avec l’écriture et la littérature en général, que ce soit sur un plan personnel ou professionnel. Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture et qui trouvez-vous ou cherchez-vous ?

Je crois qu’à la base, il y a ce réflexe qui m’habite de continuellement jouer avec les mots, presque un tic nerveux, un genre d’anxiété créative. Depuis l’enfance, j’ai toujours été un bon lecteur, mais c’est la découverte de la poésie, vers mes 17 ans, qui m’a fait voir comment le langage pouvait être examiné, retourné, détourné. Je suis depuis fasciné par la capacité du langage de porter plusieurs directions de sens à la fois, de pouvoir accueillir de multiples dimensions, qui permettent d’écrire en proposant au lecteur diverses avenues possibles et simultanées. Comme les reflets d’une pierre taillée, ou des harmoniques musicales. Ce qui, ultimement, me repose du langage utilitaire, instrumentalisant, autoritaire. Je vois dans l’écriture et la littérature une occasion de riposte contre l’autorité du monde, et d’investir le ressenti, le rêve, le contemplatif, l’improductif.

Vous êtes poète, auteur de plusieurs recueils. Amiante est votre premier roman. Ecrivez-vous un roman de la même façon que vous écrivez de la poésie ?

Sensiblement, oui. J’approche les deux genres par la forme, en particulier la structure, qui repose généralement sur une tension première, une opposition, un contraste. Les notions d’équilibre et de rythme sont présentes dans les deux écritures. Je pense aussi avoir trouvé une correspondance formelle entre le blanc du poème, son surgissement sur la page suivi de sa disparition pour le suivant, avec les possibilités d’ellipses temporelles du roman. Dans les deux genres, le territoire « entre » m’intéresse : les sauts, le choc des rapprochements et le silence de leur éloignement. Et il y a enfin mon parti pris pour une langue riche, ambivalente ou polysémique, et pour une écriture qui ne se laisse jamais oublier du lecteur, qui unit les deux pratiques. Dans tous les cas, il faut que l’écriture soit partie prenante de l’expérience du texte proposée au lecteur.

Cela dit, le roman permet au moins deux choses que la poésie telle que je la pratique ne m’autorise pas : le développement, de même que la présence d’une altérité concrète. J’ai par moments trouvé le poème solitaire, convoquant une altérité absente, sans instance énonciative pour la faire agir. Tout dépend de l’intention d’écriture. Ma vision du poème en est une de fulgurance, de contraste entre densité et extrême légèreté, de tranchant, en somme; le roman, quant à lui, permet d’exploiter davantage l’emphase, la touffeur, l’égarement, l’étouffement. Tant que les deux transportent.


Comment est né Amiante ? Est-ce un projet de longue date ?

Amiante est né de l’envie d’explorer un contraste de départ : celui de la douceur et de l’innocence d’une amitié d’enfance contre un territoire rude, violent. Tout le roman se structure autour d’oppositions ou de dualités : deux paires d’ami·es, enfance et adolescence, abondance et perte, présence et absence, vie et mort ; tout en étant campé dans un lieu que j’ai moi-même bien connu, le quartier Mitchell à Thetford Mines, où j’ai vécu de mes 6 à 16 ans. C’est une époque marquante de ma vie, et j’ai toujours eu l’impression que cette expérience s’insérerait dans un projet littéraire, une fiction.

J’en ai eu les premières intuitions dès 2018, puis un schéma plus précis s’est développé en novembre 2020, moment à partir duquel j’allais travailler de plus en plus régulièrement, puis intensément jusqu’en janvier 2024. Le véritable déclencheur à l’écriture a été lorsque m’est apparu que le thème même de l’amiante pouvait s’examiner selon une perspective positive (l’amiante comme isolant et pare-feu) et négative (toxique), un système métaphorique qui soutient la question ultime de la possibilité de libérer un feu intérieur dans une ville ininflammable.

Il y a clairement une part de vous dans Amiante. Vous avez vécu à Thetford Mines. Mais à quel point Amiante est Sébastien Dulude ?

Ce territoire que j’ai bien connu est ancré de manière indélébile dans ma mémoire ; il me hante, j’y rêve encore très régulièrement. Sur ce territoire, j’ai campé une fiction, qui émerge d’un fantasme qui a été réel dans mon enfance, mais demeuré inassouvi : avoir un meilleur ami, un inséparable, un double parfait. L’amitié adolescente, avec Cindy, est aussi une invention.

Steve Dubois me ressemble, et je le revendique. Il serait un condensé d’aspects plus sombres de ma personnalité. Mais si Amiante me ressemble, c’est surtout dans le regard qu’il pose sur le monde, toujours duel, en oscillation perpétuelle entre des émotions contraires : les grandes joies sont aussi de grandes paniques, les élans les plus impulsifs sont doublés de regrets et de craintes, les expansions sont suivies de replis, l’amour et la colère se contaminent, l’appétit pour la vie et la pulsion de disparaître se manifestent en alternance continuelle.

On perçoit dans votre livre une certaine nostalgie. On ressent même cette nostalgie. Mais la nostalgie est quelque chose de très personnel. Comment définiriez-vous cette nostalgie ? Est-ce une nostalgie d’une époque ? Ou bien de l’enfance ?

Je ne me considère pas nostalgique. Je n’ai pas le réflexe de me tourner vers certains éléments du passé pour me sécuriser ou ressentir du plaisir. Je suis même assez cynique à l’endroit du passé, si une telle chose est possible. Je serais nettement plus mélancolique, en ce que je peux identifier que le passé, assez globalement, puisse être une source de mal-être. Or, je vous le concède, Amiante explore notamment les détails culturels de l’époque ; je pense entre autres à la musique, qui me semble indissociable de la construction identitaire adolescente. Je me souviens avoir eu la réflexion constante de ne pas trop appuyer sur ces références, qui m’apparaissent pouvoir créer un court-circuit trop facile vers l’émotion, en convoquant, justement, la nostalgie des lecteurs.

Ce que je regarde, en revanche, avec beaucoup de tendresse, sans pour autant souhaiter y revenir, c’est l’innocence de l’enfance. J’ai voulu explorer ça avec le plus de délicatesse possible, comme pour ne pas l’influencer. Je trouve précieuse cette période de la vie, et je ressens une certaine tristesse de la savoir inévitablement se terminer, plus ou moins brutalement.

A quel point étiez vous conscient à l’époque des dangers de ces paysages liés à l’exploitation de l’amiante tout autour de vous ?

Somme toute, enfant, j’étais plutôt conscient des enjeux de santé liés à l’amiante. Le hic est que le discours ambiant autour de la situation des mines se limitaient à la question des emplois qui seraient perdus. Mais bien sûr, si la production diminuait, c’est parce que la demande avait chuté, et celle-ci était conséquente au refus de plusieurs pays de continuer à s’approvisionner en amiante, pour des motifs liés à la santé des gens exposés à l’amiante. Je me souviens que le discours officiel qualifiait de « psychose » le volte-face anti-amiante aux États-Unis et en Europe. Chez nous, et chez mes ami·es, nos parents nous disaient de ne pas trop toucher aux roches d’amiante que nous trouvions. Le mot « cancer » était prononcé, du bout des lèvres. Comme si on n’y croyait pas trop. De fait, j’ai été exposé à la fibre d’amiante, j’en ai très certainement respiré, et jusqu’ici tout va bien. (Ce n’est là aucune preuve de quoi que ce soit.) Cela dit, on nous interdisait formellement d’aller escalader les terrils, dont la concentration de résidu d’amiante était plus forte qu’au sol immédiat — interdiction que nous défiions continuellement. Santé ou pas, ces dompes étaient magnétisantes pour les jeunes du quartier.

Entre cette constante présence de l’amiante, un contexte économique défavorable à la mine et ceux qui y travaillent, un père qui n’est clairement pas tendre avec son enfant, ou encore la collection d’articles de presse sur des drames à travers le monde réalisée par nos jeunes protagonistes, les dangers et difficultés de la vie sont biens palpables. Cette amitié insouciante est-elle, en quelque sorte, le dernier rempart face à la, parfois, dure réalité de la vie et du monde ?

Tout à fait. Ce rempart est le premier aspect métaphorique à propos de l’amiante qui m’est apparu. L’amiante est d’abord un isolant, un matériau qui protège, et notamment du feu. J’ai rapidement lu « ami » dans « amiante ». En explorant cette amitié comme un refuge contre la violence du monde qui entoure Steve — d’abord la violence du père, puis celle de la ville minière (violence économique, environnementale et sur la santé de la population) et enfin celle, globale, du monde (d’où les grandes catastrophes) —, j’expose aussi sa précarité, puisque ce refuge est avant tout symbolique, affectif.

La psychologie de vos personnages est, je trouve, assez finement élaborée. Vous leur avez donné beaucoup de substance. Comment les avez-vous construits ?

C’est à partir de Steve que j’ai bâti le réseau de personnages. Je cherchais à créer un personnage envahi d’émotions contradictoires, hyper sensible et anxieux ; à la fois très curieux et peu courageux; brillant mais plombé de doutes. Un enfant assez troublé, sombre, mais toujours au seuil de la lumière — ce pourquoi je voulais lui offrir un ami qui serait son complément parfait, le petit Poulin. Léger, voire volatile, créatif, aventureux (trop, même), le petit Poulin donne les ailes manquantes à Steve, lui donne aussi quelqu’un à admirer, à aimer, et qui l’aime en retour. Leurs contrastes respectifs permettent leur fusion parfaite, et leur impression d’éternité.

Cette dialectique a ensuite influencé tous les autres groupes de personnages : les paires de parents, eux aussi fortement contrastés ; les bons amis et les mauvais amis, et bien sûr Cindy, la nouvelle amie de l’adolescence, qui jouera un rôle différent du petit Poulin mais qui comptera presque autant pour Steve. Elle lui donne un autre genre d’ailes, celles de la révolte, de la colère. Partant de ces constructions psychologiques qui structurent en partie le texte, j’ai laissé monter les détails qui leur donnent de la chair, leurs traits, leurs manières.

Il y a une forte musicalité dans votre manière d’écrire. Vous l’évoquez précédemment, il y a aussi la musique en soi qui a sa place dans l’histoire d’Amiante. J’ai aussi pu constater, notamment par vos t-shirts de metal, que la musique semble occuper une place importante dans votre vie. A quel point la musique influe sur votre écriture ?

Je suis obsédé par le rythme, en général. Dans la musique que j’écoute, je suis généralement tourné vers les motifs rythmiques, et j’ai tendance à tout regrouper par ensemble de chiffres, à classer, organiser. En poésie, mes vers doivent générer des phrases rythmiques, pas trop rigides, mais marquées par une pulsation, des motifs distribués pour créer des récurrences ou des points de repère. Je n’ai pas fait différemment pour Amiante. Je relis toutes mes phrases à voix haute, pour vérifier leur petite musique. La rythmique du texte offre des possibilités à la fois formelles et esthétiques incroyables : accélérer ou ralentir, densifier ou diluer, marquer des répétitions ou créer des ruptures, distribuer les sonorités, créer des effets d’agencements, de la symétrie ou de l’asymétrie, etc. Pour moi la rythmique travaille au niveau de l’architecture du texte, tandis que la mélodie, plus singulière, s’apparenterait au style, à la voix du texte. Entre ces notions, un travail d’harmonie (ou de disharmonie) relie tout cela. Et bien sûr, j’écris en écoutant de la musique, toujours. Ou alors en silence, ce qui est aussi une musique.

Quelles furent vos influences, si vous en avez eu, pour Amiante ? Je lui trouve une dimension très cinématographique. J’ai cru lire que Winnie l’ourson fut une source d’inspiration pour votre livre. Dans quelle mesure exactement ?

Tintin et Tchang pour l’amitié pure, Stephen King pour les enfances qui se mesurent à la violence du monde, Ada ou l’Ardeur de Nabokov pour l’opulence du style, Vendredi ou les limbes du Pacifique pour le système formel, la poésie japonaise pour le tranchant, et quelques milliers d’autres.

Pour ce qui est de Winnie l’ourson, je suis tombé par hasard sur des articles de psychologie dans lequel les personnages de la Forêt des cent âcres sont présentés selon leurs symptômes psychopathologiques, et ça m’avait fasciné. Jean-Christophe, qui en quelque sorte écrit les histoires de ses peluches, aurait des tendances schizoïdes, dissociatives, de même qu’une ambiguïté identitaire liée à l’absence de supervision parentale. Winnie, distrait mais toujours prompt à laisser tomber ce qui l’occupe parce qu’il a flairé du miel, aurait un TDA. Tigrou, je ne me souviens plus ! Porcinet est maladivement anxieux. Ça m’a fait réaliser que les personnages peuvent être abordés par les symptômes de leur psyché, ce qui leur donne par la suite des rôles, des fonctions dans le récit. Steve raconte l’histoire, Charlélie la provoque, etc. La littérature jeunesse a cela de fascinant qu’elle crée des systèmes simples, qui sont en réalité extrêmement riches et efficaces.

Vous dédicacez ce livre à votre fils. A travers ce roman, que lui dites vous ?

À travers le roman, je sais qu’il pourra lire entre certaines lignes. Mais ma dédicace se voulait plus large : « Fais ce que tu aimes. » Il sait le prix que j’ai payé pour m’obstiner à écrire.

Vous êtes directeur littéraire aux éditions La mèche. Quel est votre projet à travers cette maison d’édition ?

C’est une petite maison d’édition qui fait partie du Groupe d’édition La Courte Echelle, basé à Montréal. Nous publions entre 6 et 8 livres par année, dont j’assure toutes les directions littéraires. Quelques-uns de nos titres ont été publiés en France, chez des éditeurs comme Le nouvel Attila, JC Lattès, La ville brûle ou Arthaud.

Je m’intéresse au contemporain, à l’émotion, à l’intelligence, à l’intensité. Je publie des fictions et de la non-fiction. Je choisis les projets qui seront publiés par affinités avec les miennes, puisque je serai appelé à y collaborer, créativement. J’apprécie aussi énormément les liens de confiance qui se créent entre les auteur·rices et moi, des canaux de communication très particuliers, confidentiels, tous précieux. Je sens que je m’y accomplis tant comme artiste que comme humain.

Travaillez-vous déjà à un deuxième roman ?

Oui ! Et ça me rassure de constater que mon réflexe, à travers les derniers mois qui ont été marqués par l’effervescence autour d’Amiante, est de me trouver un territoire pour créer. Mon plan de travail est assez avancé ; comme pour Amiante, j’envisage le roman par sa forme : deux vies parallèles, cette fois, que je veux faire converger. L’histoire d’un homme empoisonné par un secret indicible et d’une femme dont la quête serait de se dématérialiser. J’ignore encore pourquoi ce projet m’attire, et j’ai hâte de la découvrir. J’espère pouvoir l’entamer sérieusement dès cet hiver.

Avez-vous quelques recommandations littéraires, lues dernièrement, à nous partager ?

Je suggère vivement le premier roman de Virginia Tangvald, Les enfants du large, une entreprise de reconstruction du lien familial avec son père, l’explorateur Peter Tangvald, mort en mer, ainsi que deux de ses enfants et deux de ses épouses. Plus grand que nature, sensible, sombre et touchant.

Brother Jo.

Novembre 2024.

ENTRETIEN AVEC DAVID JOY / « Les deux visages du monde ».

C’est à l’occasion de sa venue à la Librairie 47°Nord, à Mulhouse, lors d’une longue tournée pour promouvoir son dernier roman Les deux visages du monde publié aux éditions Sonatine, que j’ai eu l’opportunité de rencontrer David Joy pour m’entretenir avec lui. C’est un David Joy très affable et passionnant, bien que fatigué par sa tournée conséquente et évidemment affecté par la catastrophe en cours en Caroline du Nord (le passage de l’ouragan Helene), qui a répondu avec simplicité, générosité et professionnalisme à mes questions. Ce fut l’occasion d’évoquer quantité de sujets relatifs à son dernier livre et pour moi de découvrir que j’ai presque tout d’un Appalachien. 

***

Vous êtes un observateur de la société qui vous entoure. C’est dans vos livres. Vous avez abordé des thèmes tels que la drogue, la violence, la famille, la misère sociale et maintenant le racisme. A travers ces années d’observations, avez-vous constaté des évolutions positives ou négatives dans cette société qui vous entoure ?

En ce qui concerne les questions abordées dans ce dernier roman, oui, bien sûr. C’est-à-dire qu’aussi horrible que soit l’Amérique, en ce qui concerne la suprématie blanche, je pense que ce n’est pas une vérité ignorable que nous sommes dans une meilleure situation aujourd’hui qu’il y a seize ans. Je pense à un moment comme 2020, qui a vraiment été un point de rupture pour l’Amérique sur le plan racial, parce qu’Ahmaud Arbery a été tué, abattu dans la rue comme un chien en Géorgie, puis, un mois plus tard, George Floyd a été tué par Derek Chauvin alors que ce policier s’agenouillait sur sa gorge pendant neuf minutes. Puis, un mois plus tard, c’est Breonna Taylor qui est tuée par la police dans sa chambre à coucher. Soudain, le pays s’est retrouvé à un point de fracture qu’il n’avait pas connu depuis très longtemps. Mais quand je repense à ce moment et à toutes les manifestations qui ont suivi, je me dis que c’est la première fois qu’il y a eu une très forte réaction des Blancs. C’était l’une des premières fois que l’on voyait un grand nombre d’Américains blancs se tenir aux côtés des manifestants noirs. Et je pense que c’est important. Si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu dans le monde entier, vous verrez que c’est aussi le cas. C’est-à-dire que les jeunes générations semblent s’orienter vers la justice sociale d’une manière qui n’a pas été le cas des générations plus anciennes. Pour moi, je pense que la progression générationnelle est le progressisme. Je pense qu’il s’agit d’un mouvement vers la gauche. Et pour moi, c’est un signe d’espoir. En ce qui concerne les drogues et les choses de ce genre, à l’origine d’un phénomène comme la crise des opioïdes, l’institution en cause est le capitalisme. Une société comme Purdue Pharma a systématiquement ciblé une région marginalisée et sans voix et y a déversé des médicaments afin de gagner beaucoup d’argent. Je ne suis pas optimiste quant à la situation du capitalisme en Amérique et dans le monde. Si vous regardez les écarts de richesse, nous sommes à un moment qui reflète celui qui a conduit à la Révolution française. Je veux dire par là qu’il y a ce type de disparités. Je suis donc moins optimiste en ce qui concerne ce genre de choses. 

Si l’on en croit vos histoires, le monde est plutôt dur, laid et violent. Dans la vie, où trouvez-vous la beauté et la lumière ?

Je pense qu’il y a deux endroits. En ce qui me concerne, j’ai toujours été beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans les villes et au milieu des gens. Je passe donc la majeure partie de mon temps dans les bois. Quand je pense à ce voyage en France, il était très stratégique qu’ils m’accordent un jour de congé en plein milieu d’une période de deux semaines. Un libraire m’a emmené dans les montagnes, dans les Pyrénées, et je suis allé jusqu’au Pont d’Espagne. C’est parce que je ne peux pas rester plus de deux semaines sans être dans les bois ou sur une montagne. C’est l’un des endroits où je suis allé. L’autre chose, c’est que, là encore, ce sont les jeunes générations. C’est quand je suis entouré d’enfants. Ils continuent de m’étonner. Je pense à un événement auquel j’ai participé il y a quelques semaines à Lyon, où l’on a fait venir, je ne sais pas, probablement 150 lycéens, et nous avons passé une heure à parler des institutions du capitalisme, de la suprématie de la race blanche, du patriarcat. Nous nous demandons comment combattre ces choses qui oppriment systématiquement les gens. Et ces jeunes se lèvent pour applaudir. Ce n’est pas la réaction que j’obtiens d’un public adulte. Ce qui revient à dire que je pense que la progression générationnelle, l’évolution d’une génération à l’autre, pousse naturellement de plus en plus à gauche. Elle est plus inclusive. Ce sont des gens qui ont un esprit très social. Et ils sont intelligents. Alors, quand je suis entouré d’enfants, je pense que je ressens aussi de l’espoir.

Toutes vos histoires sont ancrées dans les paysages que vous connaissez. Pourriez-vous imaginer, un jour, écrire un livre se déroulant ailleurs ? Par exemple dans une grande ville comme New-York ou pourquoi pas Paris 

Oui, non, jamais (rires). Je pourrais peut-être écrire une histoire sur quelqu’un comme moi qui vient à Paris. Parce que c’est comme un extraterrestre sur une autre planète (rires). Mais non, je ne peux pas envisager d’ancrer une histoire dans un autre paysage. Je reviens sans cesse à ce qu’a dit Ron Rash : « Le paysage est le destin ». Et je pense que c’est vrai. Je pense que les paysages influencent énormément la façon dont nous percevons le monde. Ils développent en quelque sorte notre vision du monde d’une manière que d’autres choses ne font pas. L’autre chose qu’il disait toujours, c’est qu’il devait faire gaffe aux détails s’il voulait que ses lecteurs gobent son histoire. Vous savez, la fiction est un mensonge. J’essaie de vous convaincre que quelque chose est réel alors que ce n’est pas le cas. C’est un tour de magie. Et la façon d’obtenir ces détails est de les ancrer dans un lieu que vous connaissez intimement. Vous connaissez la nourriture, la culture, le son. J’ai donc toujours choisi d’ancrer toutes mes histoires très précisément dans un lieu où je vis. Et je ne vois pas cela comme une limite. Je reviens à ce qu’a dit Eudora Welty, elle a dit « un endroit compris nous aide à mieux comprendre tous les endroits ». Elle disait la même chose que James Joyce. On a demandé à Joyce pourquoi il ne voulait écrire que sur Dublin. Il a répondu : « Si je peux atteindre le cœur de Dublin, je peux atteindre le cœur de toutes les villes du monde ». Il a dit que « le particulier contient l’universel ». Si vous racontez une histoire dans un lieu que vous connaissez, par exemple si vous êtes né à Mulhouse et que vous connaissez cet endroit, que vous en connaissez le son, la nourriture, les bâtiments, si vous racontez une histoire humaine, je ne connais peut-être pas Mulhouse, mais c’est par cette illumination de la condition humaine que vous allez m’atteindre. C’est ce qui témoigne de l’universalité de l’expérience humaine. C’est pourquoi il a toujours été important pour moi de rester enraciné dans l’endroit que je connais.

La nature a toujours une place dans vos livres. Je sais que l’on vous a déjà posé la question mais, quel est votre lien à la nature ? Est-ce que ce lien a changé au fil des années ?

L’un d’entre eux est que, là où je vis, le paysage est une présence indéniable. C’est comme si vous alliez dans les Pyrénées ou dans les Alpes et que, lorsque vous sortez de chez vous, vous ne pouvez pas vous empêcher d’être enveloppé par ce paysage. Je pense donc qu’il est important de reconnaître qu’il s’agit d’une présence indéniable de votre vie quotidienne. Je viens d’un peuple qui… Je suis un Nord-Carolinien de la douzième génération et mon premier ancêtre est arrivé en Caroline du Nord à la fin des années 1600. Au milieu des années 1700, ils vivaient tous le long d’une rivière et je suis né le long de cette rivière. Je suis issu d’un « peuple de la rivière ». Je viens d’un endroit où, lorsque je me promenais avec ma grand-mère, chaque lieu avait une histoire à raconter. Elle avait travaillé le tabac dans ce champ, elle avait cultivé le coton dans ce champ, son père avait construit cette maison ou son frère avait construit cette maison. Nous étions donc très profondément enracinés dans la terre où je suis né. Et je pense qu’il en a toujours été ainsi. Pour moi, il s’agit d’une relation très profonde avec le paysage. Mais pour ce qui est d’être dans les bois, c’est une église. Certaines personnes vont dans une cathédrale pour faire l’expérience de Dieu, d’autres vont dans une église luthérienne pour entendre un sermon, moi je vais dans les bois. Et dans ces moments-là, dans ces moments calmes, je suis aussi proche que possible de faire l’expérience de Dieu. C’est difficile à expliquer, mais c’est là que je suis le plus en paix. Les gens sont étonnés que je dise que je suis plus à l’aise avec les ours que je ne le suis entouré de voitures et de tramways à Paris. Mais c’est ce que je pense, tu sais. Je suis beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans la cacophonie, le bruit d’une ville. 

Avec votre dernier roman, vous semblez prendre plus de temps dans le développement de votre histoire et vos personnages. On pourrait dire que celui-ci est un peu plus atmosphérique, moins brut, que vos autres livres. Si ma perception est juste, quelle était ainsi votre intention ?

Ce roman, à bien des égards, me semble être l’histoire que j’étais destiné à écrire sur cette planète. En d’autres termes, j’ai écrit un roman sur la suprématie blanche dont l’intention était de forcer les personnages blancs – et par extension les lecteurs blancs – à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir. Je pense que, à la différence de beaucoup de gens, j’ai pu avoir un bon aperçu de ces conversations et de cette mentalité. C’est-à-dire que je me suis assis à ces tables. J’ai commencé à écrire ce roman vers 2011/2012. La vérité, c’est que j’ai écrit tous les autres romans pendant que j’écrivais celui-ci. J’ai écrit Là où les lumières se perdent, j’ai écrit Le Poids du monde, j’ai écrit Ce lien entre nous, j’ai écrit Nos vies en flammes, tout cela pendant que ce roman se développait en arrière-plan. C’est parce qu’il m’a fallu tout ce temps pour comprendre les personnages assez intimement, pour les coucher sur le papier. Il s’agit des personnages de Toya et de Vess, et je pense que c’est parce qu’il y a un fossé énorme. Je n’écris pas seulement en fonction du sexe, mais aussi en fonction de la race. Et une erreur ne serait pas sans conséquence. Si je me trompais dans cette histoire, cela pourrait potentiellement faire beaucoup de tort. Il faut donc l’aborder avec une extrême prudence et prier pour obtenir la grâce. Il m’a donc fallu beaucoup de temps pour comprendre qui sont ces gens et pouvoir les coucher sur le papier. Je suis donc ravi que vous puissiez vous en rendre compte car c’est vraiment un roman qui a pris plus de temps. Et l’avantage, c’est qu’ils sont devenus des personnages incroyablement bien étoffés. 

Quel a été l’élément déclencheur de ce roman ?

Je pense que grandir en tant que fils du Sud des Etats-Unis, c’est grandir avec une identité très conflictuelle. Il y a quelques instants, j’ai dit très fièrement que j’étais un Nord-Carolinien de la douzième génération, mais on ne peut pas être un Blanc de la douzième génération en Amérique sans que cela signifie également que l’on est le descendant direct d’esclavagistes. Et dans mon cas, c’est très certainement la vérité, je suis le descendant d’esclavagistes. Vous avez donc cette sorte de fierté écrasante de savoir de qui et d’où vous venez. Et en même temps, vous vivez avec le dégoût de ce que cette histoire implique. Cela m’a semblé être un espace vraiment incroyable pour un roman. Parce que le roman en tant que forme ou la fiction en tant que forme est quelque chose qui prospère et qui est conflictuel, c’est quelque chose qui a absolument besoin de tension. Et cette identité, c’est quelque chose qui est déjà étiré jusqu’au point de rupture. C’est de là qu’est né ce roman, je voulais examiner cela, je voulais examiner tous les mensonges avec lesquels nous continuons à vivre dans le Sud des Etats-Unis. L’un des plus gros mensonges est l’amalgame entre les États confédérés d’Amérique et l’identité sudiste. Ainsi, 140 ans plus tard, des gens arborent ce drapeau parce qu’ils le considèrent comme l’expression de la fierté qu’ils éprouvent à l’égard de leurs origines et de l’endroit d’où ils viennent. Et non parce qu’ils pensent qu’il représente l’esclavage des Noirs. Je voulais me pencher sur cette question. La naïveté des Blancs n’est pas une excuse. Je pense à un personnage de ce roman, Silas Crane, et c’est un peu ce que vit Silas, qui a été élevé au milieu de ces mensonges, mais qui reconnaît que ce n’est pas une excuse pour passer le reste de sa vie à y croire. Pour moi, ce roman était donc une tentative de forcer ces personnages blancs à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir et à exposer le mensonge.

Les deux visages du monde se veut il l’écho de mouvements tels que Black Lives Matter ?

Absolument. Mais la vérité est que cela fait écho à une histoire bien plus profonde que cela. Comme je l’ai dit, j’ai commencé à écrire ce roman en 2011 et l’une des toutes premières scènes que j’avais était celle de Toya Gardner devant cette statue dans le centre-ville de Sylva. J’avais écrit toutes ces scènes, j’avais tout écrit, et puis 2020 est arrivé. Et comme je l’ai dit, il y a eu mort, après mort, après mort, et il y a eu cette période inimaginable de morts noires et de traumatismes noirs alors que l’Amérique était soudainement à ce point de fracture, et tout d’un coup les choses que j’avais écrites ont commencé à se dérouler dans la vie réelle. C’est-à-dire qu’il y a eu des manifestations autour de cette statue dans le centre-ville de Sylva. Des manifestations Black Lives Matter. C’est ce qui est ressorti de tous ces événements de 2020. Tout d’un coup, le monde fictif que j’avais créé s’est retrouvé dans la vraie ville, devant ma porte. Et c’est devenu un espace vraiment difficile où naviguer. C’était débilitant en tant qu’écrivain, comme si je ne pouvais pas travailler parce que je ne pouvais pas naviguer dans l’espace entre le monde que j’avais créé et le monde extérieur. Mais j’ai regardé en arrière et je me suis rendu compte que je n’étais pas un diseur de bonne aventure, que je n’étais pas un voyant et qu’il semblait juste que cela allait se produire. L’horrible vérité, c’est que ces choses se reproduisent encore, et encore, et encore, et encore. C’est la nature cyclique des décès et des traumatismes des Noirs. C’est la nature cyclique de la façon dont la suprématie blanche fonctionne en tant qu’institution de pouvoir. Non seulement en Amérique, mais aussi à l’étranger. De mon temps, je peux penser à un moment comme celui de Rodney King au début des années 90, qui était très similaire à celui de 2020. Si l’on remonte plus loin, on peut penser à Birmingham pendant le mouvement des droits civiques. On peut remonter plus loin et penser à une histoire comme celle d’Emmett Till. Alors, oui, ce roman fait écho à un mouvement comme Black Lives Matter, mais Black Lives Matter fait écho aux mouvements qui ont été absolument nécessaires, encore, et encore, et encore. Et ce, parce que nous semblons incapables et/ou réticents à briser le cycle du traumatisme et de la mort des Noirs dans ce pays. 

Dans votre livre, il est aussi question du Ku Klux Klan. Est-ce que le Ku Klux Klan, ou d’autres mouvements ou sociétés du genre, sont toujours d’actualité où vous vivez ?

Absolument. Le KKK est toujours très actif, tout comme certains de ces groupes suprémacistes blancs d’extrême droite. Il y a quelques mois, en août je crois, des néo-nazis défilaient à Nashville, dans le Tennessee, tous les week-ends. Si vous regardez Charlottesville et ces gens qui marchent dans les rues en portant des torches, vous verrez que c’est très actif et très visuel. Je pense que si vous regardez la politique d’un côté de l’Amérique, elle fait écho à toutes ces philosophies. La droite, en ce moment, est très ancrée dans ces philosophies. Et pour être honnête, je pense que c’est parce qu’ils peuvent reconnaître que les institutions de la suprématie blanche et du patriarcat sont des institutions instables qui sont vouées à l’échec. Et je pense qu’ils se battent bec et ongles pour s’y accrocher de toutes les manières possibles, et donc la façon dont cela se projette est à travers cette altérisation très visuelle et vocale. C’est à eux qu’il faut s’en prendre pour les vœux de la classe ouvrière blanche. Alors qu’ils ne pointent jamais du doigt les personnes qui sèment la division ou celles qui en tirent profit. Alors oui, c’est incroyablement actif. Mais en même temps, je pense que la conversation la plus importante pour moi avec ce roman était de juxtaposer cette réalité très visuelle avec les façons dont la suprématie blanche fonctionne beaucoup plus subtilement. Ainsi, avec ces choses très discrètes, l’oppression des électeurs, le découpage des circonscriptions, l’inégalité salariale, le fait que si un homme blanc ou un homme noir s’arrête l’un à côté de l’autre à un feu rouge et qu’ils avancent, l’un d’entre eux a beaucoup plus de chances d’être arrêté par la police que l’autre… Et lors de ce contrôle, l’homme noir a beaucoup plus de chances de voir son véhicule fouillé que l’homme blanc. Il y a donc toutes ces façons dont cette institution fonctionne et ce sont ces choses-là qu’il est très difficile pour beaucoup de gens de reconnaître qu’ils en héritent en tant que bénéficiaires. Tu sais ce que je pense de l’institution de la suprématie blanche, mais cela ne veut pas dire que je ne continue pas à en récolter les fruits. Car c’est le cas. Pour moi, l’une des choses intéressantes a été d’essayer de reconnaître la juxtaposition entre le type de suprématie blanche très bruyante que nous associons à quelque chose comme le Ku Klux Klan, et la façon très discrète dont elle opère dans notre vie de tous les jours. 

La musique ne semble jamais très loin avec vous. Dans votre dernier livre, par exemple, Nina Simone est évoquée. Est-ce que la musique nourrit votre écriture d’une façon ou d’une autre ?
C’est certain. Et avec Nina Simone, l’une des raisons – il y a beaucoup de raisons pour lesquelles elle était importante – l’une des raisons est qu’elle est Appalachienne. Elle est née à Tryon, en Caroline du Nord, je crois que c’est le comté de Rutherford. Elle est née dans un comté montagneux de Caroline du Nord. Elle est Appalachienne. Et pourtant, lorsque nous pensons à ce à quoi ressemblent les Appalaches en tant que région, c’est à moi qu’elles ressemblent. Elle ressemble à un homme blanc avec une barbe… elle te ressemble ! (Rires) Si tu laisses tomber l’accent français (rires) et que tu mets une salopette, les gens se diront que oui, c’est un Appalachien. (Rires) Mais Nina Simone ne l’est pas. Elle ne peut pas être Appalachienne parce qu’elle est noire. L’identité noire est quelque chose que l’on continue à réduire à une expérience urbaine. Alors qu’en réalité, une grande partie de l’expérience noire en Amérique est une expérience rurale. Je pense à des écrivains comme Ernest Gaines, Randall Kenan ou Crystal Wilkinson qui écrivaient les réalités de ce lieu. Il était donc important pour moi d’essayer de reconnaître cette réalité. Si je devais écrire sur cet endroit, je devais le capturer avec toute la diversité qu’il implique. Mais avec une chanson comme Ain’t got no, cette chanson commence comme une sorte de lamentation et de profond chagrin. Et la façon dont l’expérience noire est réduite à un traumatisme, à la souffrance, à la mort et à la violence. Et encore et encore, c’est la seule chose que l’on nous montre. Mais il y a un moment dans cette chanson où Nina se lâche. Et c’est une célébration de toutes les choses qu’ils ne peuvent pas lui prendre. Ils ne peuvent pas lui prendre sa joie. Ils ne peuvent pas lui prendre son rire. Ils ne peuvent rien lui prendre. Cela reflète la mentalité de Vess. Il y a une phrase dans ce livre où Vess dit « ma joie était mon acte de résistance ». Et d’autres mots comme « le fait que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me rendre malheureuse et que je ne vous aie pas permis de prendre ma joie, c’est mon acte de résistance ». C’est ce que cette chanson incarne.

La violence est dans tous vos livres. Pourriez vous imaginer, un jour, écrire un livre sans violence ?

Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. Le capitalisme en tant que système de pouvoir est intrinsèquement violent. Les écarts de richesse dont nous parlions sont violents. Le fait que 99 % des richesses soient contrôlées par 1 % de la population et qu’il y ait des gens qui possèdent des centaines de milliards de dollars alors que d’autres meurent de faim… Alors qu’en ce moment même, dans les montagnes de Caroline du Nord, des gens ont perdu leur maison à cause d’un ouragan et n’ont pas d’eau, pas de nourriture et pas de route pour partir, c’est violent. Je ne peux donc pas m’imaginer écrire une telle histoire, car ce serait de la fantaisie. Vous savez, en France, on me pose souvent des questions sur les armes à feu, sur la culture des armes à feu. Et une chose que je dis souvent, c’est que je ne serais pas surpris d’ouvrir mon téléphone à la fin de notre conversation et de voir qu’il y a eu une nouvelle fusillade dans une école. C’est exactement ce qui s’est passé il y a quelques jours. J’étais en train de discuter avec quelqu’un à ce sujet dans le cadre d’une interview. À la fin de l’entretien, j’ai consulté mon téléphone et j’ai appris qu’une fusillade avait eu lieu dans une école du Tennessee. Je ne me souviens plus du nombre de victimes et de blessés mais le fait est que c’est quelque chose qui se produit jour après jour. C’est aussi américain que la tarte aux pommes. Vous vous dissociez de la réalité parce que c’est tellement banal et que cela se produit de manière répétée. Pour moi, il est donc impossible d’écrire un roman américain véridique sans violence. Et ce, même si l’on se place du point de vue de riches super privilégiés qui n’ont pas à faire face à toutes les choses dont nous parlons. N’est-ce pas ? La réalité sous-jacente de cette histoire est que la raison pour laquelle ils n’ont pas à en faire l’expérience est le privilège, et le privilège est violent. Parce que c’est nous qui avons cela et personne d’autre ne l’a. Pour moi, les institutions qui sont dépassées en ce qui concerne le pouvoir dans ce pays, et la réalité quotidienne de la vie dans ce pays, sont intrinsèquement violentes, et il serait malhonnête d’essayer de les présenter autrement que comme telles. 

En parlant de ce qui s’est passé récemment en Caroline du Nord, avec l’ouragan, quelles risquent d’en être les conséquences à long terme sur un territoire tel que celui où vous vivez ?

Il y a beaucoup de choses, parce que des villes entières ont été emportées par les eaux. Et nous continuons à parler de ces événements comme s’il s’agissait d’événements uniques. Comme si nous allions reconstruire. Mais il ne s’agit pas d’événements ponctuels. On parle aujourd’hui d’inondation centennale ou d’événement météorologique centennal, mais ces événements se produisent chaque année. Il y a donc des endroits dans ces montagnes qui ne seront jamais… Ils ne se rétabliront jamais. Mais ce que j’ai pu observer à distance, c’est que je venais d’arriver en France quand Hélène a frappé… Je suis arrivé le dimanche, la tempête a frappé le jeudi. Vendredi, j’étais au téléphone avec des amis qui avaient tout perdu. Ils n’avaient plus rien, putain. Comme je l’ai dit à La Rotonde, à Paris, j’étais au téléphone avec un ami qui, lorsqu’il a répondu au téléphone, pleurait et m’a dit qu’il avait perdu tout ce qu’il possédait. Cet homme a plus de soixante-dix ans, il en a 75. Il ne s’en remettra jamais. Il a tout perdu. Il a perdu sa maison, ses véhicules, tous ses biens. Il ne s’en remettra jamais. Le problème, c’est qu’en tant que pays, nous continuons à ne pas vouloir parler de la crise climatique comme de quelque chose de réel… Et c’est tout simplement stupéfiant. C’est parce que c’est politisé, et c’est parce que c’est politisé, parce que… Cela menace les marges de profit. C’est à cause du capitalisme que c’est politisé. C’est parce que ces gens ne veulent pas avoir à faire le travail et ne veulent pas avoir à perdre l’argent pour s’occuper des choses qui sont entre leurs mains. Mais de loin, ce que cela m’a montré, c’est que nous sommes une région dont l’économie a été réduite au tourisme. C’est la seule source d’argent. Il n’y a pas d’industrie. D’abord le bois, puis le charbon, et maintenant le tourisme. Et nous continuons à être un endroit qui refuse de reconnaître le tourisme comme une économie extractive. Cela signifie que vous amenez tous ces gens, qu’ils tombent amoureux de la région, qu’ils veulent y vivre, qu’ils achètent des logements, que les prix augmentent et que, soudain, les personnes qui occupent tous ces emplois ne peuvent plus se permettre de vivre dans la région. Ils sont donc déplacés. Et ils sont déplacés de lieux où ils étaient enracinés depuis des générations et des générations. Je pense que ce moment a mis en lumière la fragilité du tourisme en tant qu’économie. En d’autres termes, ces endroits ne se rétabliront pas assez vite pour que le tourisme soit une industrie viable. Je ne sais donc pas ce qui va se passer. Il n’y a pas de travail. Les gens n’ont pas d’emploi, ils n’ont pas de maison où rentrer s’ils avaient un emploi. Je pense que ce que nous avons vécu est quelque chose qui va vraiment altérer cette région dans son ensemble. Peut-être pour une durée indéterminée. 

Maintenant que vous êtes un écrivain confirmé, quel conseil donneriez à quelqu’un qui souhaiterait s’engager sur cette voie ?

Il y a quelques jours, j’ai rencontré un jeune écrivain à Toulouse. Il s’appelait Max et je ne me souviens plus de son nom de famille, mais il venait de publier son premier roman en France. Il était très enthousiaste à l’idée de me parler. Il avait l’air d’avoir une vingtaine, voire une trentaine d’années. Mais il m’a posé cette question. La réponse est… souvent la même, à savoir qu’il faut lire. C’est ce qu’il faut faire, lire. Consommer autant de littérature que possible. Et je pense que c’est vrai. Mais ce que l’on oublie souvent de dire, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de lire. Quand je lis un livre, je suis presque incapable de le lire uniquement pour le plaisir, parce que j’étudie ce qu’ils font. Je pense à un romancier comme Daniel Woodrell et je n’oublierai jamais la première fois que j’ai lu La fille aux cheveux rouge tomate. J’ai lu le premier chapitre et lorsque j’ai atteint la fin du premier chapitre, je me suis rendu compte que je n’avais pas respiré. J’ai tout de suite pensé : comment a-t-il fait, bordel ? Comment a-t-il fait ? C’est ainsi que pendant les mois qui ont suivi, j’ai relu ce chapitre encore et encore. Je n’ai pas avancé dans le roman. J’ai lu ce chapitre encore et encore en essayant de comprendre comment il avait fait. En d’autres termes, je pense que les jeunes écrivains doivent consommer beaucoup de livres et de littérature. Et lorsqu’ils trouvent quelque chose qui les interpelle et qu’ils se disent que c’est ce qu’ils veulent faire, que cela les passionne, il ne suffit pas de le lire. Il faut l’étudier. Vous devez comprendre comment a pu être créé ce type de mouvement. Comment on a pu créer ce jeu avec la langue. En ce qui me concerne, je me revois quand j’étais un jeune écrivain et je me vois aujourd’hui, et la différence, c’est le contrôle. C’est comme apprendre à conduire une voiture. La première fois que vous apprenez à conduire une voiture, s’il s’agit d’un levier de vitesse et que vous jouez avec l’embrayage, la pédale de frein et l’accélérateur, et que vous essayez de la faire avancer là où vous le souhaitez, elle cale et vous changez de vitesse, et vous avez des soubresauts, mais une fois que vous avez conduit une voiture pendant trente ans, c’est tout à fait fluide. On acquiert un autre type de contrôle. Et moi, maintenant, je pense que je ressens ce type de contrôle. J’ai l’impression de pouvoir inciter un lecteur à lire, même s’il n’en a pas envie. Je pense que lorsqu’ils sont allongés dans leur lit le soir et qu’ils feuillettent les pages, qu’ils deviennent fatigués et ils se disent qu’ils doivent s’arrêter là… J’ai l’impression qu’en tant qu’écrivain, je peux les faire veiller jusqu’à 4 heures du matin. J’ai l’impression que je peux le faire par les choix que je fais sur la page. J’ai l’impression que je peux faire en sorte qu’une phrase soit rythmée et que je puisse jouer avec la musicalité de la langue d’une manière presque imperceptible, mais qu’ils le ressentent lorsqu’ils la lisent. Et tout cela passe par l’étude des écrivains, des très bons écrivains, des écrivains que vous aimez. Et peu importe qui. Je pourrais citer des auteurs que j’aime, mais ce serait différent pour vous, et ce n’est pas grave. Peu importe ce qui peut vous faire plaisir. Quelle que soit la littérature que vous aimez. Essayez simplement de comprendre pourquoi. Pourquoi est-ce que je l’aime autant ? Qu’est-ce qui qui me touche autant ? Et ensuite, essayez de l’imiter. Les musiciens font la même chose. J’ai entendu un musicien dire un jour que la première chose qu’il a faite, lorsqu’il essayait d’apprendre à écrire de la musique, ce fut d’apprendre toutes les chansons de Johnny Cash. Puis il a écrit ses propres paroles sur les chansons de Johnny Cash. C’est ainsi qu’il a appris à écrire de la musique. Je pense qu’il a simplement étudié. 

C’est Miles Davis qui disait qu’il fallait maîtriser son instrument, maîtriser la musique, puis oublier toutes ces conneries et se contenter de jouer.

C’est vrai. Vous savez, les écrivains disent qu’il faut connaître toutes les règles pour pouvoir les enfreindre. C’est la même chose. Une fois que vous avez le contrôle total, il y a un niveau de jeu qui n’existe pas au début. Je reviens en arrière et je regarde mes premiers travaux, il y a un livre qui a été publié quand j’avais 25 ans, il n’a jamais été traduit, c’était un livre de non-fiction. Je reviens en arrière et je pense à ce livre, je le déteste. Je ne pense pas qu’il était bon. Mais je peux reconnaître que je commençais à bien faire certaines choses. C’est juste que je manquais de contrôle.

***

Pour les plus curieux, lors de la rencontre publique organisée par la Librairie 47°Nord à Mulhouse et animée par Johann Landwerlin, David Joy évoquera ce qui devrait être son prochain roman déjà en cours d’écriture. Il confiera avoir eu le désir de revenir à quelque chose qui soit plus amusant à écrire pour lui, ces deux précédents romans (Nos vies en flammes et Les deux visages du monde) lui ayant demandé un investissement émotionnel assez intense pour un accueil relativement modeste aux Etats-Unis. Il est donc en train d’écrire une histoire d’amour mais, il l’a bien précisé, à la sauce David Joy… Wait and see, comme on dit !

Un grand merci à Arnaud Chepfer et la Librairie 47°Nord à Mulhouse pour avoir organisé la venue de David Joy et pour leur accueil, à Marie-Laure Pascaud des Editions Sonatine qui aura permis à cette interview d’avoir lieu, Elsa Grassy et Stéphane Vanderhaeghe pour leur aide sur quelques détails de traduction, ainsi qu’à, bien évidemment, David Joy.

Octobre 2024.

Brother Jo.

LOTUS de Sébastien Raizer

Une nouvelle inédite de Sébastien RAIZER qui clôt son « cycle des équinoxes » et son triptyque lorrain. En intégralité et en téléchargement par l’adresse mail lotustexte@gmail.com

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Quatre survivants au passé plus lourd qu’un ciel d’orage se rencontrent sur les chemins noirs de la débâcle : un ex-flic surnommé Wolf, animal taciturne et inséparable de son ancienne collègue Silver, une Laotienne vive comme une morsure d’argent ; un criminel en fuite, Dimitri Gallois, qui ne semble trouver la paix qu’auprès de sa compagne, la solaire Luna Yamada.

Dans les décombres d’un monde irradié, leur seule issue est de réinventer la vie. C’est alors qu’un étrange personnage se joint à leur équipée.

Le narrateur de cette histoire suit leur exode à travers un continent livré au chaos.

Lotus, poème noir rédigé entre deux mondes, ouvre de nouveaux horizons aux personnages principaux des six romans européens parus à la Série noire / Gallimard, de L’Alignement des équinoxes (2015) à Terres noires (2023).

Version électronique hors commerce.

Texte et couverture (lotus sacré du temple Daitoku-ji, Kyōto) © Sébastien Raizer, 2023.

Il n’y a ni début, ni fin.

Il n’y a ni chemin, ni vérité. 

— Sūtra du Cœur.

L’homme marchait

parmi les scorpions et les lynx,

les hurlements sans visage,

attendant l’aurore.

Mirages flottants sous le soleil oblique. Longues bordées au flanc de la colline. Louvoiements dans la forêt étouffée.

L’homme marchait. Je le regardais fouler la terre poussiéreuse, accrocher des ronces noires, buter sur un éventrement de racines fossilisées, reprendre son chemin insensé entre les arbres brûlants et les ombres hurlantes.

Égaré au-delà de tous les territoires, sourd au désespoir, il ruminait ses ultimes forces. Vêtements tissés de crasse et de trous, masque de cheveux noirs, épaules affaissées et cou tassé, torse creux, mains désœuvrées – je cherchais un détail qui eût trahi un caractère authentiquement humain – même démoli, massacré, suicidé.

L’homme marchait sans distinguer le jour et la nuit, absent au monde et inconnu à lui-même, lobotomie désastreuse et fascinante. Sa démarche raide de bête malade charriait les ténèbres, la peur, la violence. L’égarement, l’aliénation, le sang. Écumes misérables de la vanité de toute chose. 

J’étais cet homme hagard, j’étais tous les hommes qui infestaient ces forêts lugubres et hallucinées, qui sillonnaient ces collines ravagées par une canicule démente. Nous étions un et même. Nous n’avions aucune direction, nulle part où exister. Nous étions l’extinction phosphorescente : c’était le témoignage de l’homme qui marchait, dépourvu de lui-même, épouvanté par son ombre et prisonnier de son égarement. Il grognait sous le soleil et la nuit, du fond de sa cellule de ténèbres, il hurlait.

J’avais échoué dans une cahute de béton d’environ trois mètres carrés, plantée à mi-pente. C’était un ancien relais de transmission dont il ne restait plus aucune trace de fonctionnalité. Deux entrées obtuses se faisaient face et donnaient sur un recoin sans fenêtre. Le temps y avait entassé feuilles et rebuts, cloportes et ossements de rongeurs. Une cheminée cylindrique faisait siffler le vent. Lorsqu’une cigale venait s’y loger, ses chants incinéraient le chaos de la débâcle, et tous les cauchemars nucléaires.

La nuit, les hommes évitaient de se déplacer, laissant les ténèbres au règne des scorpions, des rapaces et des lynx. Chacun tentait de garder à distance l’angoisse sans nom en se terrant aux creux des troncs, dans les bras noirs des racines rugueuses, sous des bâches tendues sur trois piquets.

Le jour, ils marchaient, seuls ou en petits groupes, jouant de la profusion des arbres et de la distribution des rochers pour s’éviter. Certains faisaient semblant d’attendre quelque chose, un téléphone à la main – bien qu’il n’y ait plus ni batteries ni réseaux. D’autres manigançaient rapines et razzias, concertaient quelque plan de survie extravagant conditionné par la possession d’armes et d’or.

Et au crépuscule, chacun retournait se cacher dans les replis de la nuit, le ventre maigre et les yeux ternes – gémir, prier, pleurer en silence. 

Les femmes composaient de petites intendances fantômes. Malgré la chaleur ahurissante, elles se couvraient de tous les haillons qu’elles trouvaient et faisaient bouillir des herbes, des racines, de rares légumes flétris, parlant peu. Leur occupation obstinée révélait plus cruellement notre vérité : nous n’étions plus personne. Notre stupeur ridicule était là : nous savions soudain que nous n’avions jamais été personne. Nous le savions clairement, violemment, et nous ne pouvions plus faire semblant. Dans ces collines arides, dans ces forêts tourmentées, nous n’avions plus ni visages, ni noms, ni fabulations, ni refuges d’aucune sorte. Et cela ne changeait rien, car nous n’avions jamais existé : nous étions le désordre d’une illusion, le fracas d’une impasse, la révélation d’un mensonge. Nous étions morts d’avoir cherché la vie dans le vacarme et la vérité dans le déni. Déflagration orgueilleuse, simulacre primitif. Bien sûr que nous savions tout cela ! Mais nous continuions à nous déserter. Nous n’avons rien compris, n’apprendrons jamais rien.

Et encore les nuits, terribles. Sous la lune de feu, les hurlements des bêtes sauvages se mêlaient à ceux des hommes. L’obscurité ne devait jamais finir. Aucun soleil ne devait se lever. Les couleurs et les sons ne réapparaîtraient pas. Le réel mort mangerait tout, absolument tout, les agitations, les voix, les odeurs, les formes, les rêves et les sensations, qui s’engloutissaient déjà dans leur prédestination : la poussière du chemin, l’oubli définitif, le néant parfait.

Et soudain le jour, le soleil fiévreux, la fournaise encore, en pleine forêt. Je regardais l’homme errer, dément et démuni. Des grognements lui sortaient du fond des tripes, du fond de la terre, comme si les pierres brûlaient en lui. Alors il hurlait, la gorge ouverte à la cime des arbres, multipliant démons et cauchemars.

Nous n’avions plus pour réalité que la faim, la soif, la peur et les chants assourdissants des cigales, irréductible mécanique d’hypnose, hébétude abrasive.

Parfois, des groupes plus larges dérivaient ensemble, rescapés de leur propre fin du monde. Nous avions envie de les exterminer, pour expurger notre impuissance dans le massacre.

À l’aurore, revenant vers ma cahute avec une brassée d’épis de maïs aux feuilles grises et coupantes, je me suis arrêté au bord d’un aplomb rocheux où des pins rouges se jetaient éternellement dans le vide. 

Plus loin, d’autres collines escarpées, d’autres forêts insensées, d’autres convulsions macabres.

La fin avait quelque chose de rassurant, me dis-je. Nous étions exemptés de signification et de raison. Il n’y aura plus aucune surprise, d’aucune sorte. Juste la débâcle, la sauvagerie, la mort aléatoire, dérisoire. Et cette folie qui arrachait aux poitrines irradiées des cris incontrôlables, des violences jubilatoires.

Un incendie s’empara d’une colline, entraînant une migration silencieuse vers les vents dominants.

Nous pouvions fuir les fumées et les feux, mais pas la chaleur, l’eau polluée et les radiations, qui provoquaient des fièvres, des délires, des décès. Les corps étaient cachés sous des tas de pierres, puis mangés par des corbeaux, des vautours, des chiens. Les malades avaient des comportements erratiques, agressifs ou suicidaires. Certains étaient battus à mort, à l’écart, en silence.

Un matin, en cherchant un filet d’eau grouillante dans les entrailles cuisantes de la roche, je me suis agenouillé devant un lézard mort. Quelques écailles scintillaient, infimes mirages de gasoil. Des légions de fourmis entraient et sortaient des orifices du petit cadavre. Le voilà, le règne qui vient depuis toujours : celui des insectes.

« Wolf. »

Je crois que j’avais senti sa présence. Je me suis tourné vers lui, lentement, en pensant à des grands singes affamés.

« C’est un surnom », ajouta-t-il.

J’ai laissé mon regard flotter le temps de percevoir quelques signaux. Cet homme était un guerrier. Il était parfaitement adapté à la situation. Une force noire contredisait en lui une énergie solaire. De rudes combats, de la souffrance, de l’espoir et de l’amour.

« Elle, c’est Liwayway », dit-il en esquissant un geste. 

Sur la berge opposée du ruisseau de pierres, la silhouette d’une jeune femme se profilait à contre-jour. Elle était une liane noire, intime avec les vents et les ombres, les tigres divinatoires et les poignards d’argent. Lorsqu’elle s’agenouilla pour filtrer de l’eau à l’aide d’une poche de sable, Wolf ajouta :

« Liwayway, c’est son nom laotien. Son surnom, c’est Silver. »

Je ne parvenais pas à la quitter des yeux. Son emprise immédiate faisait l’effet d’un huitième élément terrestre, symbiose du feu, de l’eau, du bois, du métal, de l’air, de la terre et de l’éther. Elle était également la symphonie des sept catastrophes : incendie, inondation, tremblement de terre, guerre, épidémie, famine, tyrannie.

« N’écoute pas cet homme », dit Wolf.

Je tournai aussitôt le regard vers la forêt. Barbe et cheveux hirsutes, yeux bandés d’un linge sale, l’homme en question haranguait des forces invisibles d’une voix de fausset, debout sur un tumulus bancal :

« Les ténèbres ont envahi toute la planète en 1945, et les nazis et les créatures de Vega ont décidé de faire croire le contraire à toutes leurs populations sujettes ! Propagation de l’illusion, masquant un règne de cauchemar. Le monde tel qu’il nous est raconté projette une image complètement fausse de l’humanité, faisant croire à une constellation chaotique de nations, alors que le globe subit égalitairement le joug des Aliens esclavagistes et de leurs complices terriens. Le monde n’est plus qu’un vaste territoire, unifié par l’obscurité. Existe-t-il un petit halo de lumière dans cet univers voué au Mal, au Mensonge et à la Destruction ? Une petite enclave libre, ou un réseau secret de résistance ? »

L’homme échevelé se tut et tendit les mains vers les cieux, tremblant d’espoir.

Silver et Wolf avaient disparu.

Le soleil fusillait les arbres et progressant d’ombre en ombre, je suis à nouveau tombé sur l’homme qui marchait. Il me fixa d’un regard vide, sans cesser de marmonner, puis il me fourra un calepin entre les mains. Sur les pages gondolées par la sueur et la saleté, il y avait une querelle de lignes manuscrites.

En pleine nuit, nous sommes partis

Nous avons fui les flammes, les gaz, les mitrailles

La mort de nos parents

La mort de nos enfants

Suppliciés idiots

N’ayant eu le courage de rien

Nos souvenirs nous hantent

Et nous les portons lâchement

Dans le brouillard noir

En nous nourrissant d’insectes contaminés

Et de larmes

Je reconnus dans ces syllabes les grognements que l’homme poussait à longueur de journée, dans son errance sans fin. Il braqua sur moi un regard soudain fou puis me sauta à la gorge en hurlant. D’un coup d’épaule, je déviai son assaut. Lorsqu’il revint à la charge, la poigne d’acier de Wolf s’abattit sur sa nuque et l’envoya dinguer en bas de la pente.

Silver descendit le flanc de la colline pour nous rejoindre.

Nous partagions des pommes sauvages, des noisettes de terre et des épis de maïs, assis sur une ligne de crête qui filait vers le Nord. Des fumées sombres s’élevaient à l’Est, le crépuscule embrasait l’Ouest.

« Globalement, c’est encore l’état de choc, déclara Wolf. Mais les gens commencent à s’organiser. Ils ont fait des dizaines et des centaines de kilomètres pour fuir les enfers atomiques. Ils développent des modes de survie. Basiques, prédateurs. Ça deviendra encore plus dangereux qu’avant.

— On ne s’est pas encore fixé de destination, dit Silver d’une voix qui évoquait le métal et le jasmin.

— Au Sud et à l’Ouest, c’est la mer, poursuivit Wolf. Au Nord, beaucoup de grandes agglomérations. Autant dire des zones de guerre terminale.

— Sans compter les pluies noires et les radiations.

— Et à l’Est, un vaste continent de chaos », conclut Wolf.

Silver observait l’apparition des étoiles. Wolf prit la dernière pomme, la cala entre ses doigts et la fendit en deux parties égales.

Ils avaient été flics et cela faisait plusieurs années qu’ils avaient quitté le métier, à la suite de certains bouleversements – Wolf évoqua brièvement un gang paradoxal.

« J’ai été formé par ce monde de violence, dit-il. Ça m’a aidé à canaliser l’énergie noire qui bouillonnait en moi. »

Il me passa une moitié de la pomme et mordit dans l’autre.

« Mais la violence est fatalement toxique, quelle que soit la destination qu’on lui prête. »

Il se mura dans le silence. Silver ne prit pas le relais. Nous regardâmes la nuit dévorer les montagnes.

L’aube était encore bleue lorsque Silver revint avec une gourde pleine d’eau et des figues.

« Allons-y », déclara Wolf au moment où le disque orange du soleil finit d’émerger de l’horizon.

Nous progressions à flanc de colline. Silver marchait en tête, guettant les dangers immédiats. Wolf la suivait, attentif aux turbulences alentour. La chaleur accablante alourdissait les gestes et les consciences. Nous faisions chemin au rythme de la survie : économie de mouvements, de paroles, de pensées. Le cœur du présent, flottant et infini. Allure lente, hypnotique, dans l’intimité brutale de la nature. Odeurs de pins, de fumées, de pierres brûlantes. La plupart du temps, il n’y avait aucun signe d’activité humaine et cette fantastique disparition faisait naître un puissant sentiment d’allégresse, une euphorie irrationnelle dont notre marche métronomique, sous-alimentée et sous-hydratée, ne faisait qu’accentuer les effets. Souffle profond, étourdissement vertigineux.

Nous avancions dans les forêts violettes et fourmillantes, maigre colonie humaine parmi des civilisations d’insectes, des polyphonies de stridulations, de cymbalisations, de bourdonnements, vrombissements, crissements, grésillements, craquettements et sifflements. Dans le ciel de métal, des éperviers glapissaient. Toute cette énergie terrienne, minérale, végétale, était la vie même. L’énergie des montagnes, des ravines et des vents. L’essence solaire de la vie. Les parasites qui ont délabré le monde, c’est nous. L’extinction, c’est nous. Les poux de la folie. La gale miséreuse.

Un soir, peu avant le crépuscule, nous gravîmes un comble pour nous orienter. Les derniers rayons du soleil frappaient de feu de majestueux escarpements et des forêts de pins noirs, jusqu’à l’horizon. Çà et là, des colonnes de fumée s’étiraient aux vents.

« Là-bas », dit Silver en tendant le bras.

Deux immenses parois rocheuses se rejoignaient pour former un vaste étranglement. Dans une anse gorgée d’ombre, la surface d’un lac luisait de jade orange.

La grotte où nous avons dormi était une matrice de pierre sombre aux parois fraîches et humides. Les premières lueurs irisèrent de corail les cristaux de rosée accrochés aux toiles d’araignées.

Silver partagea une poignée d’amandes et de raisins secs, et nous nous mîmes en route vers le lac. Descendant quasiment en ligne droite, nous atteignîmes ce qui avait été la rive. Certaines baraques avaient brûlé. En séchant, les vieux pontons couverts de coquilles s’étaient effondrés. Des bouées, des amarres étaient prises dans la terre fissurée. Des barques, des bateaux étaient couchés sur le flanc, figés dans un naufrage aride. La lumière rasante dessinait à ces vestiges des ombres chimériques. 

Plus loin, des voitures, des réfrigérateurs, dont certains avaient dû servir de cercueil, à en croire les chaînes qui les scellaient. Et des armes, couvertes d’algues poudreuses. Et du verre, des canettes de fer blanc, du plastique, des pneus, des tambours de machine à laver, des téléphones, des appareils photos, des palmes…

Nous avons atteint ce qui restait du lac. Wolf et Silver posèrent leur sac en toile sur la terre craquelée, y empilèrent couteaux, pistolets et chargeurs.

Nous avons nagé jusqu’au milieu du plan d’eau. Silver désigna les profondeurs et nous invita à la suivre. Elle est descendue à plus de quinze mètres, peut-être vingt. Wolf est allé toucher le fond avec elle. Je suis resté dans le bleu, à l’endroit où la pression de l’eau annulait la flottaison de mes poumons saturés de feu.

J’ai volé des secondes éternelles dans ce grand nulle part, où il n’y avait plus ni chaud, ni froid, ni dimensions, ni conscience – uniquement un frisson d’absolu venu des lointains fantastiques. Bientôt, il n’y eut plus ni eau, ni air, ni temps, et je vis l’homme que j’étais disparaître avec ses joies et ses douleurs, je vis mes chairs et mes os mêlés aux sables et aux cendres, je vis mon esprit s’estomper dans le néant et je fus face à ma mort. Tout était parfait et inexistant.

Lorsque Silver et Wolf sont remontés vers la surface dans un faisceau de bulles d’argent, je les ai suivis.

Nous avons enlevé nos vêtements pour les essorer, avant de les étendre sur la terre cuite. Wolf est retourné nager. Silver a sorti la gourde et la poche de sable pour filtrer de l’eau.

« Il faudrait trouver du charbon », dit-elle.

Je l’ai regardée, nue et sauvage dans l’aube dorée. Ses traits laotiens, ses muscles fins, son corps agile et ses gestes précis : tout en elle était harmonieux et mesuré, ce qui la rendait captivante à l’excès – et la cicatrice qui marquait sa joue droite accentuait son envoûtement.

Je jetai un œil aux armes posées sur son sac à dos, qui ravivèrent mes questions sur leur passé. Comment était-elle arrivée du Laos, comment avait-elle rencontré Wolf, pourquoi avait-elle troqué le prénom Liwayway pour le surnom Silver, que leur était-il arrivé ? Sa nudité obscurcissait ces mystères.

Après avoir refermé la gourde, elle regarda un moment le ciel, qui allait du blanc aveugle au bleu éclatant.

« J’ai la sensation de faire partie d’un flux de vie. Quelque chose que je ne comprends pas, qui me dépasse, me guide, m’échappe, préside mes choix, mes pensées, et m’unit à l’infini. Je suis nue et libre. »

Dangereuse et féroce, ajoutai-je en moi-même. 

« Je suis la pluie, le vent, le fleuve, le courant, l’océan. Tout est fluide, même dans le chaos le plus noir. Les reliefs du temps, la condensation ou la dilatation des évènements, les langages invisibles, les pulsations du monde, ce qui est et ce qui n’est pas… tout cela forme une seule et même harmonie. Mais si j’essaie de la comprendre et de la nommer, tout m’échappe. Tu vois ce que je veux dire ? »

Mon regard fut attiré par ses doigts qui dessinaient des formes complexes sur la terre chaude, entre ses chevilles. Des yantras, des formules sacrées mêlant énergie, air, eau, terre, feu et pureté.

Elle s’allongea sur le dos, les bras étendus dans l’alignement de son corps bronze fauve, baignée dans le soleil de l’aube, sublime et légère.

« Trois territoires – c’était la voix de Wolf : je l’écoutai sans me retourner. Physique, psychique, spirituel. Trois territoires dont la symbiose en crée un autre : celui de l’être pleinement vivant dans la vie pleinement vivante. Conjonction positive des énergies, des puissances profondes, des désirs inconnus. Complémentarité des contradictions. Libération infinie des potentiels, au-delà des tabous, des terreurs primaires, des entraves conditionnées, des camisoles technologiques, de la pléthore de réductions cognitives et d’anéantissements culturels. L’être pleinement vivant dans la vie pleinement vivante. L’alignement des équinoxes. L’équilibre dynamique entre la nuit et le jour, entre nos ténèbres et le soleil. »

Un matin, ce fut l’attaque.

En suivant des empreintes de gibier – des sangliers, selon Wolf –, nous avions trouvé un point d’eau. Quelques dizaines de mètres plus loin, la forêt s’ouvrait sur une clairière, bordée de trois tourelles : des postes de tir pour chasseurs. L’une avait brûlé, une autre était en métal. Nous avions dormi dans la troisième, en bois, située à l’Ouest de la clairière. Ce furent des hurlements et des détonations qui nous tirèrent du sommeil.

Dès le premier coup de feu, Wolf et Silver ont sorti leurs armes et se sont mis à scruter la clairière, baignée d’une lumière bleu cendre. La forêt était encore plongée dans l’obscurité. Il y eut deux, trois tirs isolés, plein Est. Et un homme est apparu vers le Sud de la clairière, en proie à une grande agitation. Il marchait d’un pas vif en regardant autour de lui, comme s’il voyait des démons, courait et revenait, entrait dans la futaie et ressortait pour longer l’orée.

« Luna ! », hurlait-il.

Plusieurs hommes émergèrent de la forêt. Ils furent dix, vingt, trente à envahir la clairière : des fuyards et des poursuivants, dans une tourmente de coups de bâtons, de haches et de coutelas, de cris de démence et de douleur. 

Accoudée sur le rebord de la tourelle, Silver visa calmement un homme armé d’un pistolet, qui tirait indistinctement sur tous ceux qui se trouvaient à sa portée. Une seconde plus tard, elle pressait la détente. Une brume rouge scintilla devant le front du forcené, qui s’écroula sans un cri.

Un fuyard escalada la tourelle métallique. Deux autres le rattrapèrent pour le jeter dans le vide. Et le champ de bataille continuait de grossir dans l’aube impassible. 

« Luna ! », appelait l’homme dans une vibration de souffrance. Il était à quelques pas de notre tourelle et prenait à peine garde à la lutte insensée qui se déchaînait autour de lui. Wolf rengaina son arme et sauta de la plateforme. Quatre mètres plus bas, il roula dans l’herbe sèche, se rétablit et tira l’inconnu à l’abri, entre les piliers. L’autre résista puis, changeant subitement d’avis, grimpa à la volée les degrés de l’échelle qui donnait sur la plateforme. En arrivant en haut, il tomba nez à nez avec Silver, puis il me dévisagea. Il lui fallut trois secondes pour comprendre que nous n’étions pas ennemis. Alors il se détourna pour observer la clairière.

« On s’est fait surprendre par l’attaque, déclara-t-il dans un souffle rauque. Elle est là, quelque part. 

— Donne-nous un indice, dit Silver en s’approchant de lui.

— Tee-shirt blanc, répliqua-t-il en sondant le champ de bataille. Cheveux verts. »

Des assaillants continuaient d’arriver par vagues éparses, pour prendre part à une lutte féroce où tout le monde était l’ennemi de chacun.

« Bien, déclara Silver. On va sur le terrain. Toi, tu restes ici. On maintient un contact visuel. Tu nous fais signe dès que tu la repères. »

À son tour, elle sauta de la tourelle. Wolf s’enfonça dans la mêlée en suivant la diagonale Nord, Silver vers le Sud. 

Je me suis approché de l’homme pour l’aider à chercher.

« Dimitri Gallois, dit-il d’une voix précipitée tout en inspectant la clairière comme si sa vie en dépendait. On marchait de colline en colline, en évitant les villes. Hier soir, un groupe nous a offert un repas et de l’eau. On a dormi dans leur campement. Et à l’instant, trente ou cinquante putain de sauvages ont déferlé en hurlant. Ils avaient des haches, des machettes, des pelles. Les hommes ont résisté, ils brisaient des os à coups de bâtons, ils fendaient des crânes à coups de pierres. Beaucoup ont été blessés, estropiés, tués. Un enfant a été jeté dans une ravine. Puis d’autres types sont arrivés, on aurait dit une horde. Je lui tenais le bras et… »

Il s’interrompit et se pencha en avant, les mains crispées sur la rambarde. 

« Bordel bordel bordel ! », jura-t-il. 

Je me concentrais pour repérer une jeune femme vêtue d’un tee-shirt blanc. Il était difficile de ne pas se laisser emporter par la folie hypnotique de ce spectacle primitif et furieux.

Soudain, Dimitri se raidit. Il tendit les deux bras devant lui :

« Tout droit ! hurla-t-il. Tout droit ! »

Wolf et Silver ne pouvaient pas l’entendre. Lui n’avait pas le temps d’attendre le prochain contact visuel. Il dévala l’échelle et se rua dans la clairière, plein Est.

Au bout de quelques instants, je ne distinguais plus personne – uniquement une mêlée vociférante et violente, une meute de souffrance dionysiaque retournée contre elle-même. Armes, coups, blessures, corps déchaînés, ensanglantés, dépouillés, inanimés. Une foule de perdants qui se croyaient ennemis.

Ce fut une perpétuité de démence où apparurent des cuirasses d’ivoire et des lions, des charges d’éléphants carapacés d’or, des lances de bronze et des catapultes, des explosions d’huile bouillante et des guerrières à peau de panthère décochant des flèches mortelles dans un sabbat lépreux.

Et soudain, le cours des évènements a repris : Silver se frayait un chemin à travers la horde, en direction de la tourelle, tout en maniant un long bâton avec des gestes experts : lisant les mouvements des assaillants avec un temps d’avance, elle glissait entre les volées de coups, esquivait, balayait, bloquait et brisait dans une chorégraphie martiale.

« Viens avec moi ! »

Je descendis aussitôt l’échelle pour la rejoindre. Du bout du pied, elle propulsa dans les airs un gourdin que j’attrapai au vol. Et je la suivis vers le Sud de la clairière. Puis elle bifurqua dans la forêt. Nous marchâmes deux, trois cents mètres. Nous fûmes seuls. Un sifflement attira notre attention. C’était Wolf.

Nous sortîmes de la forêt sans plus croiser âme qui vive. Une plaine vallonnée s’élargissait devant nous.

« Il s’appelle Dimitri Gallois, annonça Wolf sans cesser de marcher. Elle, c’est Luna Yamada. On est allés vers cet abreuvoir. Ensuite, on a aperçu la ferme, dans le renfoncement. Ils sont à l’abri. »

La ferme avait été pillée. Dans la cuisine, il restait des ustensiles, des outils, quelques conserves.

Silver trouva une trousse de premiers secours et entreprit de recoudre les chairs entaillées de Dimitri, au-dessus de son omoplate gauche.

« Luna vient de Berlin, expliqua-t-il. Moi, de Lorraine. Est-ce que le mot avant a un sens pour vous ? Pour moi, il n’en a aucun. Parce que même avant la guerre totale, c’était déjà la guerre totale. Des nuits rouges, une mécanique de mort. La pleine vie vivante, voilà ce qu’on cherchait. Il y a eu des morts. J’ai tué des gens. Des mafieux serbes, des paramilitaires américains. Avant… On devait quitter le continent à bord d’un cargo…

— Et il y a eu une fusillade sur le quai… »

Tout le monde se retourna. Luna venait d’entrer dans la pièce. Ses cheveux étaient encore humides et elle avait trouvé un tee-shirt propre. Ses bras étaient couverts de tatouages.

« Luna Yamada, dit-elle en s’approchant de la table. Merci. Merci à vous trois. »

Le chant d’un coq nous réveilla. Wolf et Dimitri sortirent avec un épi de maïs pour le nourrir puis, inexplicablement, revinrent sans l’avoir trouvé. Je suis allé me laver à l’abreuvoir, dont les alentours avaient été creusés par les sabots des vaches.

Le bras en acier de la pompe grinça, une gerbe d’eau chaude coula sur ma nuque. Je remarquai une ombre. C’était Luna.

Elle mit ses mains en coupe pour s’asperger le visage. Puis elle tendit les bras sous les saccades d’eau chaude et je regardai sa peau couverte d’une luxure de pétales et de plumes.

« J’ai vécu en Allemagne, dit-elle. Mais ma mère est Japonaise. »

Je lui répondis par un sourire et elle hocha la tête. Je songeai aux propos qu’elle et Dimitri avaient échangés avec Silver et Wolf, la veille au soir. Un couple d’anciens flics, un couple de criminels. Quelque chose d’immédiat les liait. Je hochai la tête à mon tour, et Luna eut un sourire à embraser les étoiles.

En moins d’une demi-heure, le ciel déborda d’immenses nuages d’encre. La forêt disparut. Le déluge était assourdissant, le bruit transperçait la pierre et le bois de la vieille bâtisse. Nous fouillâmes les différentes pièces du rez-de-chaussée et de l’étage. Des malles, des placards, des débarras. Dans la cuisine, Wolf trouva une trappe sous laquelle étaient stockés des sacs de céréales.

L’orage éclata pendant le déjeuner. De puissants éclairs déchirèrent la nuit de midi, illuminant nos assiettées de riz et nos visages d’émail. Le formidable fracas des cieux empêcha toute discussion.

Depuis le plafond, de l’eau fuitait sur la carte que Dimitri avait trouvée dans une valise et qui, une fois dépliée, occupait toute la largeur de la table de la cuisine. En conjuguant leurs trajectoires respectives et le relief environnant, ils déterminèrent notre position. Puis ils marquèrent de mémoire les emplacements des centrales nucléaires. Elles étaient l’épicentre des zones les plus dangereuses, soit qu’elles eussent été utilisées comme armes par destination, soit que le manque d’entretien ne les transformât en vortex radioactifs.

L’orage commença à se calmer vers le milieu de l’après-midi et nous étions en train de préparer notre départ quand des coups firent trembler la porte.

« Ouvrez ! Ci-devant Spoelberch de Lovenjoul, vicomte de notre état ! Ouvrez, disons-nous ! »

Nous nous dévisageâmes.

« Faites entrer, foutre diable ! si vous ne voulez pas que nous vous administrions une giroflée qui vous cuira encore dans votre tombe ! »

Étant le plus près de la porte, je suis allé ouvrir.

« Ah ! Très cher ami ! Cela fait si longtemps ! », s’exclama l’homme.

Il était vêtu d’un antique pardessus sombre, lourd de pluie, qu’il portait sur un costume à revers mauves, avec cravate assortie. Mais ce qui frappait surtout, c’est qu’il ne mesurait pas plus d’un mètre trente ou trente-cinq, tout en pesant le poids d’un adulte de taille normale.

« Charles de Spoelberch de Lovenjoul ! annonça-t-il en entrant dans la cuisine. Ferions-nous un peu de feu dans ce magnifique poêle en faïence, afin de nous sécher ? »

Il se frotta les mains en souriant à la ronde.

« Qui que tu sois, tu enlèves ton manteau sans gestes brusques et tu mets les mains en l’air, lui intima Wolf.

— Fichtre ! s’exclama le nain en déboutonnant son pardessus détrempé. Charles de Spoelberch, venons-nous de vous informer, vicomte de Lovenjoul. Notre mère Hortense était vicomtesse de Putte, mais notre mère biologique était une simple majorette des trottoirs. Toutefois, notre nom est cité dans l’œuvre de Proust Marcel. Tenez, très cher ami », dit-il à Dimitri en lui tendant son manteau. Puis il s’approcha de Wolf et leva les bras.

« Pour notre part, continua Spoelberch de Lovenjoul, nous avons renoncé aux vicomtés. Nous sommes simplement le seigneur du Verbe, et exerçons par distraction les activités d’érudit et d’anarchiste. Tenez : avez-vous conscience que tout système constitue une gouvernance par le bas ? Tout système est l’établissement par la force d’un ordre inversé : le pouvoir est toujours l’apanage de la racaille, perpétué par la fripouille, pour le profit des truands. Cela va sans dire, nous ne sommes pas seulement anarchiste : nous sommes également laid à vomir. Veuillez trouver les ressources nécessaires pour passer outre ce désagrément, bien que nous-même n’y parvenions guère. Alors, ce feu ? Oh, laissez-nous nous amuser ! Nous allons de nos propres mains gentillettes démarrer une belle flambée ! Jeune femme, dit-il à Silver, auriez-vous quelques bûches, papier journal et allumettes par devers vous ? Savez-vous que le hêtre, le chêne et le frêne possèdent les meilleurs pouvoirs calorigènes ? Enfant, nous les appelions les bois circonflexes. Les bois légers comme le sapin et le peuplier sont de ce point de vue très faibles, mais ils s’embrasent vite et amorcent idéalement la consomption des bois lourds. Bien ! Attelons-nous à la tâche ! Ensuite, nous préparerons un bon chocolat chaud et nous deviserons joyeusement après que vous vous serez présentés. Remarquez, nous pouvons aussi nous péter la carafe à la gnôle de paysan, si cela correspond davantage à vos mœurs & coutumes. »

« C’est riche en fer et en magnésium », dit Luna à Spoelberch qui grimaçait, attablé devant son infusion de feuilles d’orties.

Son pardessus, son costume, sa cravate et sa chemise séchaient près du poêle, dans lequel Silver n’avait mis qu’un ou deux quarts de bûches, vu la moiteur tropicale qui succédait à l’orage. Avec ses sous-vêtements blancs et ses jambes qui se balançaient dans le vide, Lovenjoul ressemblait à une marionnette velue et ventrue.

« À notre grande surprise, c’est fort délicieux ! s’exclama-t-il en reposant son bol. Quoiqu’un peu rance. Pourrions-nous agrémenter ce jus de foin d’une pointe de réglisse ?

— Recommence ton histoire, exigea Wolf.

— Mais cela fait déjà une heure que nous nous expliquons, voyons ! », regimba-t-il. Puis, avec un éclat de ravissement dans le regard : « Très bien ! Nos ancêtres étaient Autrichiens, baron pour lui, roturière pour elle. Nous avons donc du sang bleu. Chassés de leur domaine, ils filèrent vivre leur amour pur et impie en Bohème, dans les royaumes de Saxe, de Bavière et de Wurtemberg, avant d’épuiser leurs forces dans les mines de charbon de Rhénanie. C’est d’ailleurs pour leur rendre hommage, ainsi qu’au roi des Belges – car la Belgique est ridicule et immensément fière, mes amis, et c’est là son inégalable splendeur –, que nous avons récemment pris le nom de Charles de Spoelberch de Lovenjoul. Mais avant cela, oh ! punaises et teignes ! que notre vie fut misérable !

— Suffit, coupa Dimitri. Ne recommence pas avec tes embrouilles interminables.

— Le camion, insista Wolf.

— Tss-tss ! Ne tentez point de nous en conter, très chers amis. Écoutez plutôt ceci : L’heure nouvelle est au moins très sévère. Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent – des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes…

— Bon sang, Lovenjoul… Le camion !

— Oui, il faut être absolument moderne… », dit le nain avec un sourire en coin, plus amusé que moqueur, car il savait qu’il avait suscité l’intérêt général.

« Pourrions-nous ravoir une louche de cette succulente décoction de purin ? », demanda-t-il en tendant son bol à Luna.

Il se régala de son infusion d’orties à grands bruits de bouche et soupirs d’aise.

« Ah, le camion… Ainsi que nous venons d’en faire état, nous l’avons défendu au péril de notre vie…

— La colonne a été attaquée, et puis ? demanda Wolf.

— Les types se sont barrés comme les puces d’un chien véreux qu’on embroche ! Les soldats étaient des gamins ! Ils se sont enfuis avec les bottes débordant de chiasse, et en abandonnant tout derrière eux ! Il restait un camion intact. Le problème, voyez-vous, c’est qu’il y a eu cet orage, oh ! cet orage ! Des éclairs à fendre rochers et montagnes !

— Le problème, c’est surtout que tu ne peux pas le conduire, ce camion, affirma Silver.

— Nous avons toujours eu un chauffeur à demeure, rétorqua Spoelberch de Lovenjoul. Sauf durant la courte période où nous possédions une petite Jaguar Type E, avec notre nom joliment peint sur le capot, voiturette que nous adorions conduire sur les routes du crépuscule, de village en hameau, à la recherche de quelque servante de ferme lourde de fesse et légère de vertu. »

Le lendemain, à l’aube, nous nous mîmes en route.

Tous les cinq, nous portions des charges de mules, outils, eau, céréales, vêtements, sauf Spoelberch, que son nanisme exemptait de fardeau. 

Nous avions traversé la plaine avant d’entrer dans un chemin forestier, lorsque Lovenjoul déclama :

« J’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme – je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d’un mur rongé par le soleil. Ah ! nous lisions des livres… Et aucun mot n’a jamais empêché la féroce idiotie de notre race !

« Pour notre part, cependant, il en alla autrement : les mots ont précédé dans notre chair toute forme de réalité physique, si bien que rien ne nous étonnait ni ne nous troublait en profondeur, car en fin de compte, il n’y avait rien de sensé, nulle part. Et pourtant, que nos émotions et nos sensations étaient cuisantes ! Elles ne se différenciaient ni du feu, ni de la glace. Nous devons être un sublime spécimen débile.

« Alors, voyez-vous, nous nous sommes surtout intéressé à des choses non-orthodoxes. L’humanité, la violence, l’amour, la société d’ultra-contrôle, la dissidence, l’anarchie, le suicide, la psychologie de masse du fascisme, les rapports symbiotiques entre idéologies, religions, totalitarisme, terrorisme et nihilisme, la matière sombre et le temps négatif, les philosophies taoïstes, confucianistes, bouddhistes. Ce genre de sujets très amusants. »

Silver éclata de rire.

« Nous sommes sérieux, reprit Spoelberch sans se troubler. Il ne vous a pas échappé que nous vivions dans un monde exécrablement inculte. Une société formidablement vaniteuse et crétine, et heureuse de l’être. Une société de la cacophonie et de l’hystérie, qui anéantissait l’individu, qui le dépouillait de sa propre richesse. Au fond, nous sommes dans le même état de délabrement que la planète. Il n’y a aucune différence. Nos organismes sont remplis de microplastiques et de métaux lourds, de pesticides et de substances toxiques. Nous logeons des dizaines de cancers dans nos entrailles, tout en étant le cancer de la biosphère. Ce n’est qu’une question d’échelle, mais c’est irréfutable : chacun de nous est exactement dans le même état de délabrement que la planète.

— Pourquoi tu nous racontes ça ? demanda Luna d’un ton rude.

— Parce qu’il nous semble que cela constitue une réalité à prendre sérieusement en compte lors de l’inévitable discussion que nous aurons au sujet de notre avenir, répliqua-t-il.

— Chaque chose en son temps, tempéra Wolf. Trouve d’abord le camion. »

Spoelberch maugréa et ajusta le col de son pardessus. Aucun de nous ne lui avait demandé pourquoi il portait ces frusques antédiluviennes, alors que la chaleur était accablante. Nous ne l’avions pas non plus interrogé sur la raison de sa présence dans les environs – sans doute parce que nous ne parvenions pas à le considérer comme une menace. Et parce que son verbe était un torrent imprévisible.

« Nous ne sommes pas train de chercher notre camion, corrigea-t-il. Nous sommes en train de vous emmener jusqu’à notre camion. Nous espérons que vous saisissez la différence avec la meilleure acuité, bien que cela ne se perçoive pas encore dans les manifestations de déférence que ce geste hautement altruiste devrait vous inspirer. »

Personne ne voulut lui répondre, et moins d’une dizaine de minutes plus tard, le chemin vicinal déboucha sur une départementale.

« Bon sang ! », s’exclama Dimitri.

Le premier véhicule, un 4×4, était carbonisé, portières dégondées et capot éventré. Le troisième était simplement abandonné. Et au milieu, un camion flanqué des lettres UN, apparemment intact. 

« Le convoi venait de nous dépasser, expliqua Spoelberch de Lovenjoul. Nous étions quelque deux cents mètres derrière, caché dans le fossé, quand un hélicoptère noir s’est mis à tourner autour à grands bruits d’enfer et de métal. Puis il a lâché des grenades sur la première voiture, qui a fait un formidable bond dans les airs. Alors, tous les soldats ont déguerpi en glapissant comme des lapins de six semaines. Des bleus bites, à l’évidence. Un vrai soldat, c’est fait pour se battre et pour mourir, pas vrai ? Ceux-ci, ils ont juste chié dans leur froc. Ah là là ! Misère, misère, misère… ! Comment en sommes-nous arrivés là, très chers amis ? », demanda-t-il en calant ses poings sur les hanches.

Nous le regardâmes, et il murmura d’un air songeur : « Imaginez un monde où les United Scabs of AmeriKKKa n’auraient jamais existés… Un monde où le continent sauvage qu’ils ont massacré, avant de ravager le reste de la planète, serait resté le paradis terrestre qu’il était avant l’arrivée de cette gale exterminatrice issue de la lie de l’Europe… »

Dimitri et Wolf inspectèrent le camion. Silver suggéra de siphonner le réservoir de la troisième voiture. Spoelberch ajouta qu’il avait repéré des fûts de deux cents litres de carburant dans la ferme. Wolf allait tourner la clé de contact quand Luna déclara, d’une voix sans appel :

« Pas question qu’on monte dans cet engin.

— Et pourquoi donc ?! », s’étouffa Spoelberch.

Pour toute réponse, elle désigna la mitrailleuse lourde placée juste derrière le toit de la cabine.

« Foi de vicomte, nous ne nous en servirons pas ! jura-t-il.

— Une arme est expressément fabriquée pour tuer.

— Ah ! s’exclama Spoelberch. Et les gouvernements sont expressément faits pour légitimer le vol et l’exploitation par la force et le mensonge ! Nous en sommes-nous débarrassés pour autant ? Jamais ! »

Wolf alluma le moteur, fit jouer l’accélérateur, coupa le contact et descendit du camion. 

« Six roues motrices, et tout paraît en ordre. Il faut juste masquer le sigle de l’ONU, qui fait de l’engin une cible entre les cibles. »

Il y eut un moment de silence. Les regards convergèrent vers Luna.

« Le monde dans lequel nous voulons vivre est le cinquième point cardinal. Il commence ici et maintenant. Voulons-nous que ce soit à nouveau un monde d’absurdité, de nihilisme et de mort ? »

« Elle a raison », déclara Wolf.

Avec des gestes précis, il neutralisa son pistolet dont il dispersa les pièces alentour. Silver acquiesça avec un soupir de résignation et démonta également son arme.

« On peut considérer ça comme un ustensile de cuisine ? demanda-t-elle en exhibant son poignard.

— Pas la peine ! s’écria Spoelberch. Nous nous sommes permis d’emprunter l’inoxerie – car il ne serait point séant de parler d’argenterie – qui encombrait les tiroirs de la ferme ! »

Il secoua son pardessus et ses poches débordèrent de tintements métalliques.

« Couteau à beurre, petite cuillère, cuillère à soupe, fourchettes, nous avons parmi nous un service complet ! »

Après avoir démonté et saboté la mitrailleuse, chargé les fûts de carburant et siphonné le réservoir du tracteur qui avait servi à les transporter, nous prîmes place dans la cabine du camion : Wolf au volant, Silver et Spoelberch à côté de lui ; Luna, Dimitri et moi sur la banquette arrière.

L’engin paraissait capable de traverser rivières, montagnes et champs de mines. Wolf quitta la départementale, franchit le fossé et conduisit à travers champs, droit vers le point de l’horizon où le soleil s’était levé.

« Deux cent trente-huit kilomètres, déclara Silver en coupant le moteur.

— Quarante de plus qu’hier, dit Dimitri.

— Et une bonne centaine de plus que le premier jour », ajouta Wolf.

Tous trois se relayaient derrière le volant et pour l’instant, la direction était simple : plein Est en restant dans des terrains praticables par le 6×6, ce qui donnait une bonne amplitude à nos trajectoires de terre, d’asphalte, d’eau et de rocaille.

La cabine du camion était pourvue de toutes sortes de cartes topographiques qui couvraient le continent avec une précision de 5 mètres, de Gibraltar à Skarsvåg et de Brest au Tchoukotka, dans l’Extrême-Orient russe. 

Sur le plan au 1:25000e, Silver nous indiqua où il était probable de trouver une source, les endroits à forte déclivité et quantité de détails dont nous comprenions jour après jour la portée pratique. 

Wolf et Dimitri partirent à la recherche d’eau. Luna et moi sortîmes les plaques d’ardoise du camion et les disposâmes autour de l’endroit que Silver avait désigné pour allumer le feu. Ces pierres plates servaient à cuire légumes, galettes de blé et de maïs, à faire bouillir l’eau. Les racines de bardane et les fruits sauvages complétaient notre régime.

La principale activité de Spoelberch de Lovenjoul consistait à balayer les fréquences radio. Il prétendait comprendre les langues étrangères par une forme de pénétration psychique. Jusqu’alors, il avait principalement capté des grésillements, des codes Morse et de la musique classique, superbement lugubre en pareille situation.

La nuit était tombée et les flammes disputaient la pénombre aux étoiles.

« Nous sommes ici, à la pointe Est de la Slavonie, expliqua Silver en dépliant la carte devant le feu. Mieux vaut traverser les Carpates aux environs du Danube. Il y a un parc national qui s’étend ici et ici, indiqua-t-elle. Mais ensuite, il faudra faire un choix. »

C’était évident au premier coup d’œil : fallait-il contourner la mer Noire et la mer Caspienne par le nord ou par le sud ?

« La guerre est partout, dit Dimitri. Où y a-t-il le moins de centrales nucléaires, le moins de frappes de missiles atomiques tactiques, le moins de bombes au phosphore et d’armes à sous-munitions ?

— Attention, très chers amis, intervint Spoelberch. C’est le moment… Permettez… »

Il ferma les yeux et inspira à fond.

« Nous faisions semblant d’écouter les grésillements en ondes courtes, mais en fait, nous roupillions sans vergogne. Nous rêvions que nous étions un tamanoir et que les grésillements étaient des fourmis. Oh ! Quel régal ! Quelle opulence ! »

Spoelberch sourit comme s’il venait de jouer un bon tour à notre gravité – ce qui était effectivement le cas. 

« Le monde dans lequel nous voulons vivre est le cinquième point cardinal. Il commence ici et maintenant. Nous avouons que tu nous as fait forte impression, Luna Yamada. Oh ! vous de même, dit-il en tendant la main vers Silver et Wolf. L’alignement des équinoxes. Territoires physique, psychique, spirituel. Et votre quête de la pleine vie vivante, dit-il à Luna et Dimitri. Tout cela se complète admirablement, très chers amis. Toutefois, nous ne pouvons pas faire l’économie de comprendre d’où nous venons. Le capitalisme totalitaire ultralibéral à hautes performances nihilistiques a enfin atteint sa destination : l’autodestruction mondialisée. Pute borgne, que ce fut long et pénible ! Mais nous voici enfin libérés d’un monde exclusivement matérialiste, mécaniste, standardiste, calculateur, planificateur, compresseur, toxique, un monde qui tendait exclusivement à l’esclavage et à la mort. Voilà de quoi nous sommes les survivants ! Mais où allons-nous ?… »

Spoelberch fit une courte pause pour reprendre haleine.

« Par cinquième point cardinal, nous entendons bien sûr anarchie. Pas le chaos, non, mais l’absence de tout gouvernement, car tout gouvernement est inéluctablement fasciste. Absence de gouvernement parce qu’inutilité de gouvernement. Inutilité de gouvernement parce pleine réalisation de l’humanité en tant qu’organisme vivant, conscient et autonome. La pleine vie vivante, physique, psychique et spirituelle. Nous parlons bien évidemment de culture, et la culture est toujours une spiritualité de la terre. Nous parlons bien évidemment du verbe, qui est le souffle et le sang de la culture, mais nous y reviendrons en temps voulu, car pour l’heure nous sommes épuisé et désirons surtout rêvasser sous les étoiles », conclut Spoelberch avant d’aller s’allonger à l’écart du feu.

« Résumons, déclara Wolf. Route sud : Turquie, Syrie, Irak, Iran, Afghanistan, Pakistan. Route nord : Moldavie, Ukraine, Russie, Kazakhstan.

— Les infrastructures à haut risque sont partout, la lutte pour la survie est partout, tempéra Dimitri.

— Réel lacunaire et tangentiel du mensonge : voilà d’où nous venons, grogna Spoelberch en poursuivant tout seul sa conversation. Et voyez le bon côté des choses : nous sommes débarrassés des calamités telles que l’industrie du divertissement et de l’ingénierie sociale, l’industrie agro-alimentaire, l’industrie pharmaceutique, l’industrie de la finance, qui étaient respectivement des industries de l’ultra-contrôle et du suicide, de la faim, de la maladie et de la pauvreté. Et les complexes militaro-industriels ! Avez-vous déjà réfléchi une seconde à l’aberration que contient cette dénomination ? Ne vous êtes-vous jamais dit que dans une société industrielle, les hommes étaient forcément réduits à des pièces de machinerie ? 

— Néanmoins, intervint Luna, je penche pour la route nord. Et vous ?

We-are-the-robots, chanta Spoelberch en imitant une voix traitée au vocodeur. We’re-charging-our-battery… tut-tututu-tutut… We’re-functioning-automatic… tut-tututu-tutut… We-are-the-robots…

— Route nord, confirma Silver. Et prendre un itinéraire sud-est après la mer Caspienne, pour atteindre le Népal en passant au nord de l’Afghanistan.

— Népal ou Mongolie ? », demanda Dimitri.

— Et la géographie ? s’écria Spoelberch. Et l’hydrologie ? Et l’histoire ? La faune, la flore, les espèces endémiques, le climat, les traditions artisanales et les chansons folkloriques ? Les contes, les légendes, les mythologies, les cosmogonies sublimes ? Nous allons choisir sans discuter de tous ces sujets passionnants ? Alors qu’ils influent directement sur les conditions de notre survie ? Laissez-nous vous faire un sémillant exposé socio-historico-toponomastique ! La civilisation indienne a 5000 ans ! La civilisation chinoise, 4000 ! déclara-t-il en se levant brusquement. Car tout est lié, mes amis ! Les mouvements de la terre destinent ceux des âmes ! »

Une semaine plus tard, la question de la Mongolie ou du Népal n’était toujours pas tranchée, et chaque kilomètre nous rapprochait du moment de prendre une décision. Il avait été question d’une île dans le golfe du Bengale ou dans le golfe de Thaïlande, de Haïnan, de Taïwan, d’Okinawa. Chacune de ces hypothèses dessinait lentement l’itinéraire à venir.

Seuls Dimitri et Silver connaissaient l’Asie. Lui avait passé trois années sur une île proche de Hong Kong – et lorsqu’on l’interrogeait à ce sujet, il réfléchissait un moment avant de livrer une réponse qui tenait en quelques mots, mais où il était toujours question d’une relation fusionnelle avec la nature.

Silver, qui avait grandi au Laos, parlait des divinités tigres blancs, des cavernes perdues dans la jungle, des célébrations du feu et de l’eau, des reptiles qui étaient ses compagnons de jeu et de sommeil. 

« Nous sommes la nature, dit Wolf. Nous n’en sommes pas séparés. La nature, c’est nous. C’est la vie dont nous faisons partie. »

Leur entente était évidente. En observant des colonnes de fumée monter dans le ciel du nord, je pensais souvent à la cause première de tout ce qui s’était passé : la peur irrationnelle qui nous pousse à tout détruire. Peur de la mort, peur de la vie. Trouver refuge dans des prisons qui rendent fou.

Le camion progressait vers l’Asie centrale. 

Luna, Silver, Dimitri et Wolf se relayaient au volant, discutaient le fil du chemin. Spoelberch essayait de déterminer la langue des brefs messages qu’il captait à la radio. Je laissais mes pensées dériver.

Bien sûr, il devait se passer beaucoup de choses. Mais la suite des évènements m’échappa car quelque temps plus tard, Spoelberch et moi quittâmes cette équipée survivante.

Avant cela, nous serions traqués par un gang de mercenaires, dont certains étaient des déserteurs que l’armée avait recrutés dans un asile psychiatrique. Wolf organiserait notre esquive, mais nous resterions sous la menace permanente d’une embuscade. Le troisième matin, à l’aube, il prendrait les devants, irait voler un fusil à nos poursuivants, logerait une balle dans la tête du chef de meute et de chacun de ses lieutenants. Dans la même poignée de secondes, Silver en abattrait quatre autres. Les deux jours suivants, nous soignerions la blessure de l’un de ces mercenaires, un gamin de seize ans qui nous raconterait son périple. Sa famille serait originaire de l’Altaï et son père aurait été tué dans le massacre de Jañaözen. À quinze ans, il se serait engagé dans une milice privée, aurait échoué en prison avant d’être incorporé de force, avec des détenus de l’aile psychiatrique, dans un nouveau régiment du désespoir qui aurait rapidement déserté pour survivre de vols et de massacres. Deux ou trois jours plus tôt, un coup de coutelas lui aurait sectionné la moitié du mollet. Des types du gang auraient versé de l’alcool sur la plaie avant de lui agrafer les chairs. Un cinglé aurait suggéré de le faire cuire et de le manger. La gangrène et la fièvre le tueraient, bien qu’il se persuaderait que l’emplâtre de plantes antibactériennes et antiseptiques de Silver le sauverait. Et il serait reparti en claudiquant, avec une réserve de thym et de plantain pour renouveler son pansement.

Nous adopterions un tout jeune renard, au pelage roux et aux pattes noires, que Luna appellerait Inari.

Nous échangerions un litre d’eau contre vingt d’essence.

Nous trouverions des campements abandonnés, sans plus distinguer ceux qui auraient abrité des civils de ceux qui auraient été des postes tenus par des militaires – armes, gamelles, tranchées, brosses à dents, caisses de munitions vides, vêtements, photos, fétiches…

Dans des villages, des gens nous parleraient d’épidémies de choléra et de pénurie de médicaments – qui s’ajouterait à la pénurie de tout. Wolf nous expliquerait que le choléra faisait partie des toxi-infections dont il était difficile de déterminer l’origine quand elle était propagée par des armes biologiques, tout comme la maladie du charbon, diverses mycotoxines et quantité de virus. Silver nous parlerait de la « pluie jaune » que l’armée américaine a déversé sur les populations du Cambodge et du Laos entre 1975 et 1983 – « la toxine T2 était présente dans les rapports d’étude de la CIA depuis les années 60 », soulignerait Wolf, qui enchaînerait avec le Projet Coast sud-africain, une arme chimique secret-défense utilisée des années 70 aux années 90 contre la population noire, pour la tuer – un projet parallèle visait à stériliser les femmes. « Plusieurs enquêtes affirment que les États-Unis ont racheté les stocks de ce poison », confirmerait Silver, qui étayerait ses propos avec le Projet SHAD, Shipboard Hazard and Defense, du Département de la Défense des États-Unis, qui a développé quantité d’armes chimiques et biologiques, y compris une nouvelle version de la malaria, puis avec le programme Biopreparat russe lancé dès les années 70 – mais Luna changerait de sujet. 

Un soir, Spoelberch de Lovenjoul nous raconterait l’histoire fascinante de la dynastie chinoise des Song, qui connut dix-huit empereurs entre l’an 960 et l’an 1276, dynastie qui vit l’invention de la boussole, du papier, de l’imprimerie et de la poudre à canon, qui développa de manière prodigieuse la mesure des distances, la cartographie, la navigation, l’astronomie, les mathématiques et le génie civil. Surtout, Spoelberch nous parlerait de Zhou Xi qui, avec l’académie de la Grotte du cerf blanc, avait cristallisé pour les siècles à venir la gemme de la pensée chinoise en établissant le canon des classiques confucéens.

« Ren, humanité ; yi, droiture ; li, correction ; zhi, sagesse ; xin, fidélité ; cheng, sincérité : en voilà les principes fondateurs, réciterait-il, qui se déploient dans une métaphysique associant la société humaine et la Voie du Ciel. »

Nous passerions deux hivers dans un village du Bangladesh, que la pauvreté mettrait paradoxalement à l’abri du chaos. Luna, dont les cheveux auraient depuis longtemps retrouvé leur noir d’obsidienne, y donnerait naissance à une fille qu’elle et Dimitri prénommeraient Miu, « magnifique pluie », à cause de la douceur de l’averse qui accompagnerait sa venue au monde.

Et puis, il y aurait le dernier discours de Spoelberch de Lovenjoul, qui serait un évènement notable.

Ce serait un soir de fin d’été, près d’un lac. Des dizaines de libellules rouges flotteraient autour de notre campement, se poseraient un moment sur l’extrémité du doigt que nous tendrions en l’air, repartiraient dans leurs interminables explorations, entre la surface étale du lac et les squelettes de broussailles qui se dresseraient derrière nous.

Spoelberch se lèverait et ferait un pas vers les braises sur lesquelles nous aurions cuit notre repas. Il sourirait à chacun de nous, lentement.

« Ah, très chers amis… Vous êtes déjà morts, peut-être même plusieurs fois. Et vous n’en éprouvez ni injustice, ni regret, car dans les flammes de l’enfer, vous avez découvert le substrat de votre être… »

Il frapperait alors dans ses mains.

« Nous ne sommes qu’un souffle, mes amis ! Notre vie est un souffle, tout comme la vie immense autour de nous est un gigantesque souffle… »

Il ouvrirait les bras pour inspirer l’air du crépuscule à pleins poumons et son visage exprimerait une soudaine béatitude.

« La question est : dans quoi inscrivez-vous tout cela ? Le souffle, le sang, l’énergie, le vertige, la terreur… La pleine vie vivante, l’alignement des équinoxes… Dans quoi inscrivez-vous tout cela ? La chaleur ne se propage pas dans le vide, et la lumière ne rayonne que dans les ténèbres. L’existence de la plus petite chose est un paradoxe époustouflant. Avez-vous déjà essayé de vous représenter ce que peut être le néant absolu ? Je ne parle pas du vide, je parle du néant si parfait qu’il n’existe même pas par opposition à ce qui est, car il inclut tout ce qui est, tout en n’étant pas – puisqu’il est le néant absolu et parfait. Il ne peut donc exister, pas même en imagination. Eh bien, mes amis, toutes les choses que nous tenons pour existantes ne diffèrent en rien du néant parfait. »

Wolf, Dimitri, Luna et Silver observeraient les braises, le ciel crépusculaire, les libellules dont la carapace se teinterait de reflets dorés. Ils écouteraient Spoelberch, et ne feraient que cela, calmes et sereins.

« Voici le trou noir total et le soleil total, mes amis : l’absolu se réalise pleinement là où il se nie absolument. Et c’est là son incomparable beauté. Vous êtes l’absolu, très chers amis, et nous n’êtes rien.

« Et n’oubliez jamais Natsume… Le bon, l’intelligent et pénétrant Natsume. »

Spoelberch mettrait sa main droite sur le cœur et hocherait gravement la tête :

« On peut être tout-puissant sans que le monde tourne comme on le veut. Maîtriser le monde, ou maîtriser son esprit ? »

Il braquerait son regard vers les derniers rougeoiements des braises.

« Et Mizoguchi… Tu n’as compris ta folie qu’en rencontrant le malheurMaîtriser le monde… dominer, diriger, contrôler, ordonner, accaparer, posséder, déposséder, vaincre, humilier. Pour vaincre, il faut un ennemi. Les religions ont le diable, et leur siamoises, les idéologies, sont tout aussi néfastes : elles ont pour ennemi l’ensemble de l’humanité. Vouloir ordonner le monde ou prétendre connaître la parole de Dieu, c’est un symptôme de folie dure et l’assurance de la guerre permanente. Et c’est la funeste alliance de ces deux pestes noires qui a eu raison de l’Occident. Oh ! Il aura fallu une débauche de dégueulasseries pour l’occire, cet Occident : imperium américain, agonie capitaliste, pouvoir toxique, dérégulations généralisées, écroulement des États, guerre, chaos, autoritarisme, déshumanisation, nationalisme, fanatisme, esclavagisme, extrémisme religieux, meurtres de masse, profit exterminateur, nihilisme identitaire, destruction du réel, pulvérisation de l’individu, extinction de la biosphère, marchandisation de la vie, catastrophes climatiques, mensonges individuels et manipulations de masse : les œuvres du siècle. Et nous voici dans les ténèbres du cœur humain, au soleil de l’équinoxe. Sol Invictus. »

Spoelberch de Lovenjoul nous regarderait avec un sourire grave.

« Il n’y avait plus un seul souffle d’air en Occident, très chers amis. C’était bel et bien l’heure de l’autodestruction nucléaire. »

On entendrait un grondement dans sa poitrine. Alors il prendrait un bâton pour tisonner les braises, en enfoncerait l’extrémité au cœur d’une bûche calcinée qui se fendrait en deux, dispersant une cascade d’escarbilles étincelantes.

« Il n’y a ni début, ni fin, il n’y a ni chemin, ni vérité, nous dit le zen. Il n’y a rien de tout cela, mais il existe une voie : la voie du cœur. La culture est infiniment supérieure à n’importe quelle gouvernance imbécile. La culture, spiritualité de la terre, est le seul air respirable pour la société humaine. Et le verbe, c’est le sang de la culture. Oh… Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient… »

Au soleil levant

les îles surgissent de la nuit

dans une langue de feu et de diamant.

— Takahama, Fukui, 11e mois de l’an 5 de Reiwa.

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

Terres noires, Série noire, 2023.

Mécanique mort, Série noire, 2022.

Les Nuits rouges, Série noire, 2020.

Petit éloge du zen, Folio/2€, 2017.

Minuit à contre-jour (La trilogie des Équinoxes III), Série noire, 2017.

Sagittarius (La trilogie des Équinoxes II), Série noire, 2016.

L’Alignement des Équinoxes (La trilogie des Équinoxes I), Série noire, 2015, Folio Policier n° 791.

Chez d’autres éditeurs

La Caverne aux chauves-souris sous la montagne noire, immersion dans un temple zen, récit, Éditions du Relié, 2021.

Confession japonaise, roman, Mercure de France, 2019.

3 minutes, 7 secondes, novella, La Manufacture de Livres, 2018.

ENTRETIEN AVEC DEGE LEGG à propos de CABDRIVER.

Dege Legg, plus connu par chez nous sous Brother Dege, est notamment musicien. Son titre, Too old to die young, s’est un jour retrouvé dans la bande-son du film Django Unchained de Quentin Tarantino et fut nommé aux Grammy Awards pour cela. Pour autant, il demeure un artiste de l’ombre, terré dans son bayou. Mais il n’est pas que musicien. Grace aux Editions du Sonneur, nous pouvons enfin découvrir en France une autre de ses facettes, celle d’écrivain. Avant d’en arriver là où il en est aujourd’hui, Dege Legg a eu bien des métiers, donc celui de chauffeur de taxi. De cette expérience, il en a tiré un livre assez fort intitulé Cabdriver

Est-ce que le projet d’écrire un livre sur ton expérience en tant que chauffeur de taxi était quelque chose que tu avais en tête dès le début de ton boulot ?

En fait, j’avais juste besoin d’un putain de travail. J’étais fauché, triste et un peu perdu, mais après quelques jours passés à observer les personnages dans et autour du boulot de chauffeur de taxi – à voir les gens faire des choses bizarres et drôles – j’ai définitivement été inspiré pour documenter cette expérience. J’essaie de tout transformer en art quand la vie craint. Les citrons en limonade. C’est la seule façon de tolérer la quantité massive de conneries auxquelles l’humain moyen est confronté.

Ecrivais-tu tous les jours tel un journal ou t’es tu mis à écrire ce livre après coup, en te basant sur tes souvenirs ?

Je prenais des notes de ce qui se passait dans le taxi, puis je transcrivais et étoffais les notes le lendemain de mon service, avant d’aller travailler le jour suivant. C’était donc un processus constant d’écriture quotidienne. Au moment où j’ai quitté mon emploi, j’avais un fichier Word de 800 pages. Et puis je l’ai finalement révisé, révisé et révisé jusqu’à obtenir une taille raisonnable.

Si tu as écris ce livre au moment où tu étais chauffeur de taxi, pourquoi a-t-il mis autant de temps à être publié ?

Après avoir quitté mon emploi, j’avais besoin d’une longue pause. Je ne voulais plus penser aux gens et aux expériences. C’était comme si j’avais besoin de me désintoxiquer. Mais ensuite, je suis revenu au texte et j’ai commencé à le réviser encore et encore. Et puis j’en avais à nouveau marre. Et puis je reprenais là où je m’étais arrêté. C’est pourquoi cela a pris si longtemps.

Certaines parties de Cabdriver, dans lesquelles tu livres certaines de tes pensées, sont écrites comme des poèmes. Pour ma part, ces textes m’ont rappelé Charles Bukowski. Est-ce l’une de tes influences ? Avais-tu des influences spécifiques pour ce livre ?

J’adore Bukowski et il a définitivement été une influence, tout comme Kerouac, Henry Miller et même Gabriel Garcia Marquez. Les chapitres en prose du livre semblaient mieux fonctionner pour les sections méditatives où je réfléchis à l’expérience au lieu de simplement raconter une autre histoire.

Les textes qui composent ce livre sont souvent courts et bruts. On peut imaginer que, si tu l’avais voulu, tu aurais pu mettre un peu plus de détails. Mais tu ne l’as pas fait. Qu’est-ce qui a motivé ce choix d’être aussi factuel ?

Car je prenais des notes dans les marges de mon journal de bord (où j’écrivais l’adresse et les destinations), le manque d’espace m’a obligé à écrire des phrases et des notes plus courtes. Lorsque je transcrivais les notes, j’aimais l’apparence des phrases courtes et du verbiage sur la page. Cela a influencé la sensation « d’écriture rapide » de la prose du livre et son formatage, car je n’avais pas beaucoup de temps pour prendre des notes tout en faisant le travail, donc le rythme rapide du travail a influencé la vitesse à laquelle le texte s’écoule.

Il y avait cet écrivain français appelé Joseph Ponthus, qui n’a publié qu’un seul livre en 2019, intitulé A la ligne, avant de décéder en 2021 à l’age de 42 ans. Un très beau livre où il écrit sur son expérience de travailleur à la chaine en usine. Mais compte tenu du rythme, de la fatigue et du peu de temps qu’il avait pour écrire, tous ses textes sont écrits de la façon dont il devait travailler. Des textes courts, sans ponctuation, épurés et puissants. Est-ce que tu te retrouves dans cette démarche ?

Oh, complètement. Comme mentionné ci-dessus, le rythme accéléré du travail a influencé la nature de l’écriture. Parfois, les répartiteurs me criaient « Dépêchez-vous ! » Ce genre de stress ne laisse pas beaucoup de temps pour de longs passages fleuris. De plus, les quarts de travail de 12 heures et l’intensité des expériences étaient vraiment fatiguants, donc en quelque sorte ça élimine toutes les conneries de l’écriture de quelqu’un. Pas le temps pour faire joli. 

Peut-être ai-je tort, mais j’imagine que tu n’as pas mis tout ce que tu aurais pu mettre dans ce livre, en tant que souvenirs j’entends. Est-ce qu’il y a des choses que tu as hésité à mettre mais n’as finalement pas mis ? Si oui, pourquoi ?

En bref, oui. Il y avait beaucoup de redondance : différentes personnes ivres faisaient toujours la même chose. Ou différents toxicomanes ou personnes dysfonctionnelles, faisant des choses similaires. Cela devient ennuyeux. Quand les mêmes choses se produisent si fréquemment, cela m’ennuie d’écrire à leur sujet. De plus, il y avait des histoires que je n’arrivais pas à comprendre, alors je les ai laissées de côté. Des trucs qui n’avaient aucune résolution ni signification. Il y en a déjà une partie dans le livre, ainsi que certaines expériences que je n’ai pas pu rendre saisissantes. Il y a eu aussi quelques incidents classés X, mais ils n’étaient en réalité pas très intéressants.

Quand j’ai lu ton livre, j’ai eu l’impression de voir une photo de l’humanité, à un endroit et à un instant donné, qui nous donne un bon aperçu sans filtre de la réalité et de la société dans laquelle on vit. Je suppose que depuis, tu es repassé dans certaines des rues que tu as parcourues en taxi. Est-ce que ce que tu vois aujourd’hui est différent ? Constates-tu une quelconque évolution ?

Cela n’a fait qu’empirer, je pense. Il y a une horrible et triste beauté aux ghettos américains. Je ne sais pas comment y remédier. Ce n’est pas mon travail. Mon travail consistait à le parcourir, à écrire sur les choses que je pouvais comprendre et à continuer d’avancer.

On comprend que tu-as beaucoup été amené à parler avec tes clients. Quelle est la pire ou la plus belle chose que tu aies entendu à ce moment là ?

Oh, c’est difficile. De toutes les personnes, je pense que ce sont les femmes qui disent les choses les plus lourdes. Entendre une femme au cœur brisé dire à propos de son mari : « Il ne veut plus de moi. » Elle pleurait hystériquement.

Tu dis clairement que, pour un chauffeur de taxi, conduire de jour ou de nuit sont des choses très différentes. Que c’est même presque deux mondes différents. Comment expliques-tu cela ?

Les monstres sortent la nuit. Le jour est réservé aux personnes responsables. La nuit, c’est quand ils se transforment tous en vampires, toxicomanes et alcooliques. C’est sauvage. C’est la façon la plus simple que je puisse le dire.

Ton livre m’a beaucoup rappelé Night on Earth, le film de Jim Jarmusch. As-tu déjà vu ce film ?

Je l’ai vu il y a longtemps, mais je ne m’en souviens pas beaucoup. Mais j’aime ses films. Down By Law et Stranger Than Paradise.

Tu as composé une bande-son pour ce livre. Peux-tu m’en dire plus à ce propos ? Comment as-tu procédé ?

Oui, c’est maintenant un album de 36 chansons intitulé Only the Dust. Lorsque j’ai enregistré le livre audio, j’en ai eu marre d’entendre simplement le son de ma propre voix. C’était tout simplement trop sec et plat. Étant musicien et habitué à entendre plusieurs pistes audio sur les compositions de chansons, j’ai commencé à mettre des morceaux de musique d’ambiance originale en arrière-plan pour transmettre davantage de sens et de ton. Et ça a marché. Ça a élevé chaque chapitre du sol jusque dans les airs. Je suis un grand fan de musique d’ambiance, mais ma musique d’ambiance est moins « élévatrice » et méditative, et plus sombre et pensive, ce qui, je pense, fonctionne bien avec le livre.

Est-ce qu’il y a une chanson en particulier qui te rappelle cette période de ta vie en tant que chauffeur de taxi ?

Stone Dead Forever by Motorhead ou In The Wee Small Hours Of The Morning by Frank Sinatra.

Quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui voudrait devenir chauffeur de taxi ?

Même conseil que les chauffeurs de taxi chevronnés m’ont donné : « Faites confiance à votre instinct ».

As-tu recroisé le manchot (un client récurrent et haut en couleur)?

Non. Cependant, j’ai entendu des gens dire qu’il était devenu sobre et qu’il menait désormais une belle vie.

Est-ce qu’aujourd’hui tu vis de ta musique ou est-ce que tu continues d’enchainer les boulots ?

Heureusement, je suis maintenant musicien, écrivain et artiste à plein temps.

As-tu d’autres expériences sur lesquelles tu as ainsi écrit et qui, peut-être, pourraient un jour faire l’objet d’un livre ?

Oui, je travaille déjà sur mon prochain livre, qui s’appellera Roadlog. C’est une collection de toutes mes histoires de tournée au cours de mes 20 années passées dans différents groupes. Ça devrait être bon. Écrit dans le même style et format que Cabdriver. J’ai beaucoup de bonnes histoires sur toutes les choses folles que font les musiciens, semblables aux gens du taxi à bien des égards.

As-tu des projets musicaux à venir ?

Nouvel album à venir en mars 2024.

As-tu lu un ou des livres dernièrement que tu recommanderais ?

J’aime les livres de non-fiction sur la survie.

Endurance : L’incroyable voyage de Shackleton d’Alfred Lansing

Skeletons on the Zahara de Dean King

Aussi loin que mes pas me portent de Josef M. Bauer

Depuis que ta chanson Too old to die young a figuré dans la bande son de Django Unchained de Tarantino, à chaque fois que l’on te présente, on te lie à ce film et à Tarantino. As-tu encore des nouvelles de lui ?

Tarantino est le meilleur. Il a des couilles, de l’intellect et une vision. On ne peut pas en demander beaucoup plus.

Brother Jo.

Entretien réalisé en novembre 2023 par mail.

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Is the project of writing a book on your experience as a cabdriver something that you had in mind since the beginning of your job?

Actually, I just needed a damn job. I was broke, sad, and kind of lost, but after a few days of observing the characters in and around the cab job – seeing people do weird and funny stuff – I definitely became inspired to document the experience. I try to turn everything into art when life sucks. Lemons to lemonade. It’s the only way to tolerate the massive amount of bullshit that the average human is confronted with.

Did you really write it every day as a diary or did you start later on based on your memories?

I took notes of things were happening in the cab and then I would transcribe and flesh out the notes the day after my shift, before I went to work the following day. So it was a constant process of writing daily. By the time I quit the job, I had a 800-page Word file. And then I eventually revised and revised and revised it down to a manageable size.

If you wrote that book at the time when you were a cabdriver (2003-2008), why did it take so many years to be published?

After I quit the job, I needed a long break. I didn’t want to think about the people and the experiences anymore. It was like I needed to detox. But then, I came back to the text and began the process of revising it over and over. And then I would get sick of it again. And then I would pick up where I left off. That’s why it took so long.

Some parts of Cabdriver, in which you open up about some of your thoughts, are written as poems. Those texts reminded me of Charles Bukowski. Is he one of your influences? Did you have any specific influences for that book?

I love Bukowski and he was definitely an influence as well as Kerouac, Henry Miller, and even Gabriel Garcia Marquez. The prose chapters in the book seemed to work better for the meditative sections where I’m reflecting on the experience instead of just telling another story.

Your texts in that book are often short and raw. We can imagine that, if you wanted to, you could have put some more details. But you didn’t do it. What has motivated that choice to be that factual?

Because I took notes in the margins of my log book (where I’d write address and destinations), the space limitations made me write shorter sentences and notes. When I would transcribe the notes, I liked the way the shorter phrases and verbiage looked on the page. That influenced the “speed writing” prose feel of the book and formatting, because I didn’t have a lot of time to take notes while actually doing the job, so the quick pace of the work influenced the speed at which the text flows.

There was this French writer named Joseph Ponthus who published only one book in 2019 called A la ligne before passing in 2021 at the age of 42. A beautiful book on his experience as a worker on production lines. But because of the pace, the tiredness and the little time he had to write, all of his texts are written the way he had to work. They are short, raw, with no punctuation but very powerful and true. Do you recognize yourself in that approach?

Oh, completely. As mentioned above, the accelerated pace of the job influenced the nature of the writing. Sometimes I was getting yelled at by the dispatchers to “Hurry up!” That kind of stress doesn’t give one a lot of time for long, flowery passages. Also, the 12-hour shifts and the intensity of the experiences were really tiring, so that kind of squeezes all the bullshit out of one’s writing. There’s less energy for putting lipstick on a pig.

Maybe I am wrong, but I imagine that you didn’t put everything you could have put in that book, in terms of memories I mean. Are there things that you have hesitated to put in that book but finally didn’t? If yes, why? 

In short, yes. There was a lot of redundancy: different drunk people doing the same thing over and over. Or different drug addicts or dysfunctional people, doing similar things. That gets boring. When the same things happen with such great frequency, I become bored writing about them. Also, there were stories that I couldn’t make sense of, so I left them out. Stuff that didn’t have any resolution or meaning. There’s some of that already in the book, but some experiences I couldn’t make jump off the page. There were also a couple X-rated incidents, but they were actually not that interesting.

When I read your book, I had that feeling of seeing a picture of humanity taken at a given place and time, which gives us a good insight without a filter of the reality and the society in which we live. I suppose that since you have come back in some of the streets where you have wandered in with your cab. Do you see any difference today? Do you observe any evolution, good or bad?

It’s only gotten worse, I think. There’s a horribly, sad beauty to American ghettos. I don’t know how to fix it. That’s not my job. My job was to drive through it, write about the stuff I could make sense of, and keep moving.

We understand that you are often required to speak with your clients. What is the worst or the most beautiful thing you’ve heard at that time?

Oh, that’s hard. Out of all the people, I think women say the heaviest things. Hearing a heartbroken woman say about her husband, “He doesn’t want me anymore.” She was crying, hysterically.

You clearly say that for a cabdriver, driving during the day or the night are very different things. That it is almost two different worlds. How do you explain that?

The freaks come out at night. Daytime is for the responsible people. Nighttime is when they all turn into vampires and drug addicts and alcoholics. It’s wild. That’s the simplest way I can put it.

Your book reminded me a lot of Night on Earth, that Jim Jarmusch movie. Have you seen it?

I saw it a long time ago, but I don’t remember much about it. I like his movies, though. Down By Law and Stranger Than Paradise.

You have composed a soundtrack for that book. Can you tell me more about it? How did you proceed? 

Yes, it’s now a 36-song album called Only the Dust. When I recorded the audiobook, I became bored with just hearing the sound of my own voice. It was just too dry and flat. Being a musician, and used to hearing multiple tracks of audio on song compositions, I started putting bits and pieces of original, ambient music in the background to further convey meaning and tone. And it worked. It lifted each chapter off of the ground into the air. I’m a big fan of ambient music, but my ambient music came out sounding less “uplifting” and meditative, and more dark and pensive, which I think works well with the book.

Is there a song in particular which reminds you of your time as a cabdriver?

Stone Dead Forever by Motorhead or In The Wee Small Hours Of The Morning by Frank Sinatra.

What advice would you give to someone who would like to become a cabdriver?

Same advice the veteran cabdrivers gave me, “Trust your gut.”

Have you met again the one-armed client?

I have not. However, I have heard reports through people that he got sober and is living a good life now.

Today do you live of your music or do you still have to do all kinds of jobs?

Thankfully, I am a full-time musician, writer, and artist now.

Do you have other experiences on which you have written and might maybe one day become a book?

Yes, I am already working on my next book, which is going to be called Roadlog. It’s a collection of all my tour stories over the course of 20-years of being in different bands. Should be good. Written in the same style and formatting as Cablog. I’ve got a lot of good stories about all the crazy things musicians do, similar to the cab people in a lot of ways.

Do you have new music projects to come?

New album coming in March 2024. 

Have you read one or some books recently that you would recommend?

I like nonfiction books about survival.

Endurance: Shackleton’s Incredible Voyage by Alfred Lansing

Skeletons on the Zahara by Dean King

As Far as My Feet Will Carry Me by Josef M. Bauer

Since your song Too old to die young ended up in the soundtrack of Django Unchained, every time you are introduced somewhere you are bound to that movie and to Quentin Tarantino. Do you still have news from the man? 

Tarantino is the best. He’s got balls, intellect, and vision. Can’t ask for much more.

Brother Jo / Nyctalopes.com

DOA / RÉTIAIRE(S) / ENTRETIEN

Quand DOA parle, c’est toujours clair, sans filtre et documenté. Et cette sixième rencontre chez Nyctalopes le confirme amplement:

Rétiaire(s), le trafic de came en France, les flics, les nouveaux dangers de l’écriture, le trafic d’armes, Samuel Paty, les privations de liberté en temps de pandémie, le COVID, le jackpot des labos pharmaceutiques et la suite de Rétiaire(s). Aucun sujet n’est évité, c’est très fort une fois de plus.

© Francesca Mantovani / Gallimard

C’est toujours un plaisir de vous rencontrer, c’est en l’occurrence la sixième fois que vous nous faites l’honneur d’écrire chez nous. Cet entretien n’aura pour but que de tenter de convaincre les indécis. Celles et ceux qui ont acheté « Rétiaire(s) » auront lu votre postface particulièrement intéressante où vous expliquez votre démarche, les origines du projet. Pour vos lecteurs, il y aura certainement peut-être parfois une impression de redite que je tenterai de limiter au maximum.

1 – La première interrogation qui est évidente pour tous ceux qui vous suivent : dites donc, ce n’est pas le roman que l’on attendait. Il y a beaucoup de sinistres personnages  dans votre roman mais il n’y a pas l’ombre d’un nazi ? 

Alors, tout d’abord, merci de m’accueillir une nouvelle fois dans vos colonnes, c’est toujours  un plaisir. Par ailleurs, la fidélité, c’est précieux. 

Il y a dans « Rétiaire(s) » un clin d’œil, et même plusieurs, à ce qui doit advenir mais a, pour  le moment, été contrarié par la crise traversée en 2020 et 2021. Ou plutôt par la panique  provoquée par cette crise et par les mesures délirantes que cette peur – jamais une bonne  conseillère la peur, parlez-en à des psys – a justifiées. Fermeture des archives, fermetures des  frontières, passeports vaccinaux, aller fouiller dans les fonds historiques s’est révélé, pendant  un temps, assez difficile, voire impossible, et m’a fait prendre du retard. D’où ma décision de  changer de projet temporairement et de m’attaquer à un texte plus « simple » dont la phase de  documentation serait moins empêchée. Ainsi, bizarrement, hanter les couloirs du centre  pénitentiaire de Paris-La Santé ou trouver, au-delà du périphérique, des pros du gros bizness s’est révélé moins ardu que se rendre au siège de la Bundesarchiv à Berlin. 

2 – Quand vous avez été obligé de changer votre fusil d’épaule, si j’ose dire, n’avez-vous  pas été tenté de franchir la porte que vous aviez laissée entrouverte à la fin de  « Pukhtu » ? 

Non. Avant de franchir cette porte particulière, il aurait fallu me livrer à une profonde  méditation. Et ça ne cadrait pas avec les circonstances de ma décision. Quand je l’ai prise, j’ai  hésité entre deux propositions : la non-fiction littéraire, avec une enquête sur l’affaire de  pédocriminalité qui a secoué le groupe scolaire Paul Dubois, à Paris, début 2019  (), scandaleusement ignorée par presque tout le monde à l’exception de  Mediapart, et la fiction, avec ce qui est devenu aujourd’hui « Rétiaire(s) « . 

3 – Le projet « Rétiaire(s) » date de 2006, vous l’avez actualisé pour nous amener à la  situation en 2021. Avez-vous constaté des évolutions notables dans l’histoire du trafic de  drogue en France ? 

Tout dépend ce que l’on entend par notables. Le trafic irrigue tout à présent et tend à supplanter  les autres grandes entreprises criminelles, parce qu’il est bien plus rentable et reste, toutes  proportions gardées, moins risqué. Il s’est structuré, professionnalisé et est dominé par des  groupes français d’origine étrangère, binationaux ou non, ou des groupes étrangers,  principalement originaires du Maghreb et, dans une moindre mesure, de l’Afrique  subsaharienne et des Balkans, qui ont remplacé les Corses et les voyous d’origine italienne d’antan. Il grossit d’année en année et je pense ne pas fantasmer en déclarant qu’il corrompt de  plus en plus tous les secteurs d’activité dont il a besoin pour exister (le transport maritime et routier, par exemple, c’est-à-dire la logistique, mais aussi la comptabilité, le droit, certains  types de commerce de détail et de services), et quelques administrations / institutions, au moins  à l’échelon local ou régional, mais sans doute aussi plus haut. Le Canard Enchaîné a, par  exemple, sorti il y a quelques temps une affaire impliquant deux hauts fonctionnaires et un  trafiquant, pacsé avec l’un et amant de l’autre. Précisons que l’un des deux fonctionnaires en  question émargeait au ministère de l’Intérieur à l’époque, en qualité de secrétaire général de la  DGSI, après un passage par la Défense et la DGSE.  

Nous avons affaire à l’accélération d’un double phénomène de société : ultra-valorisation du  Dieu-fric d’un côté, et affaiblissement de la morale individuelle et républicaine de l’autre.  Arrive forcément un moment où ces évolutions se rencontrent et se combinent. Pour le  romancier que je suis, c’est pain bénit.

4 – Quelles sont les difficultés rencontrées par le passage d’un scénario à un roman ? 

Il n’y en a pas vraiment eu, sauf une peut-être, qui a été de devoir travailler sans Michaël  Souhaité, mon coauteur sur le projet de 2006/7. Au départ, nous envisagions une collaboration  calquée sur celle, très fructueuse et intéressante, que j’avais eue avec Dominique Manotti pour  écrire « L’honorable société ». Ça n’a pas pu se faire pour des questions d’emploi du temps et  de calendrier. 

Fondamentalement, le cœur du problème est identique dans les deux cas : trouver une bonne  histoire à raconter, par le biais de personnages forts. Difficile quel que soit le support de  destination. Ensuite, il faut construire, et on le fait en fonction du medium, on ne raconte pas  les choses de la même façon en mots ou en images. Ici, j’avais une matière de base, mais  ancienne et parfois bancale, quelques figures. Il fallait en éliminer une partie, en garder une  autre, et apporter en plus des éléments nouveaux cohérents avec ce qui allait rester. Cet  arbitrage sur un travail qui était en partie le mien, le vital inventaire destiné à purger tout ce qui n’allait pas (et dieu sait que c’était nécessaire), fut l’étape la plus compliquée, ne serait-ce que  pour respecter l’héritage de Michaël. Et puis on prend ses propres limites en pleine poire, le  doux souvenir d’une création que l’on fantasmait encore exceptionnelle se dissipe d’un coup.  Le projet initial n’a pas vu le jour pour de nombreuses raisons, parmi lesquelles figurent sans  doute quelques-uns ses défauts. Donc le véritable écueil à franchir était de piger ceux-ci, puis  de les admettre, puis de les corriger si possible. Pas de changer de support. 

5 – Je suppose que vous aimez tous vos personnages. Dans tous les cas, vous les avez  brossés soigneusement avec leur part d’ombre, mais lesquels vous ont le plus entraîné ?  Quels sont ceux qui pourraient aller plus loin, qui sont pour vous les moteurs du roman ? 

Difficile à dire, mais s’il faut choisir, je dirais Amélie Vasseur, qui est une des anciennes – en  ce sens qu’elle était déjà présente dans notre projet de série, mais plus en retrait – parce qu’elle  constitue une sorte de fanal, un point de repère, elle figure la ligne bien / mal, et Lola Cerda,  absente dans la proposition de départ, parce qu’elle est l’avenir, une enfant du monde qui vient. 

6 – J’ai trouvé que « Rétiaire(s) » était un bel hommage aux forces de police et de  gendarmerie qui œuvrent dans l’ombre pour endiguer le trafic de la drogue jusqu’à ce que je lise dans la postface “ les flics et les voyous de maintenant sont moins grands et moins  beaux”. Qu’est-ce qui a changé pour vous chez les flics ? 

Je ne suis pas certain que « Rétiaire(s) » sera ainsi perçu par les membres des forces de l’ordre qui éventuellement le liront. Ce qu’il donne à voir, et qui est encore très en-dessous de la réalité,  des rapports entre fonctionnaires et militaires, d’une part, et de ceux-ci avec leur hiérarchie,  d’autre part, et enfin de la praxis de l’investigation, ne peut être qualifié d’hommage. Ou alors  avec beaucoup d’ironie. Il est vrai cependant que les enquêteurs de base triment comme des  bêtes, même dans ce qui pourrait être considéré comme le fer de lance de la lutte antidrogue  nationale, corsetés par des procédures lourdes et complexes, une absence assez effarante de  formation initiale ou de formation continue ou de moyens humains, techniques, logistiques.  Face à un adversaire riche, réactif et de plus en plus malin, obsédé par une seule chose, se faire  toujours plus de thunes, de toutes les façons possibles. Si l’on regarde les dégâts que cause le  trafic de stupéfiants en termes de criminalité, de fragilisation du tissu social, de violence  quotidienne, d’évasion fiscale et de gangrène financière ou, pour le dire autrement, d’instabilité républicaine, de menace à la cohésion nationale, c’est un problème beaucoup plus aigu que le  terrorisme. Pour autant, l’arsenal déployé pour lutter contre les mafias de la came est dérisoire comparé avec celui de l’antiterrorisme, par exemple. 

7 – Dans vos remerciements, vous citez plusieurs flics que vous avez rencontrés. Quel est  leur état d’esprit, qu’est-ce qui les fait encore avancer dans cette guerre de la drogue  qu’ils savent perdue depuis longtemps ? 

Je ne remercie pas que des policiers et des gendarmes, d’autres hommes de l’art m’ont aidé, il  ne faut pas les oublier. Et pour répondre à votre question je dirais : à l’heure actuelle, plus  grand-chose ; mon impression personnelle est qu’on ne se bouscule pas aux portes de l’OFAST, on cherche plutôt à le quitter. 

8 – Une scène effarante à la Courneuve, il y a plusieurs épisodes glaçants dans  « Rétiaire(s) » qui contribuent à donner un tableau assez sombre de la France. Sans être  du niveau de l’arrestation du fils d’El Chapo il y a quelques jours au Mexique : 10  militaires et 19 sicarios tués, des scènes de guerre, y a-t-il aussi une escalade de la violence,  un déni de la république en France ? 

L’escalade de la violence est principalement permise par la disponibilité des moyens de cette  violence. À ce titre, la France est encore protégée par la relative difficulté de se procurer des  armes, notamment des armes de guerre. Cela pourrait changer, en raison notamment du conflit  en cours aux portes de l’Europe – comme cela fut le cas durant et après la crise des Balkans – puisque de nombreux moyens offensifs plus ou moins légers sont envoyés en Ukraine et qu’il  semblerait que, pour une large part, ils ne parviennent pas jusqu’au front. Il y a eu, à ce sujet, un premier reportage de CBS, en avril dernier, faisant état de seulement 30 à 40 % d’armes  arrivant à destination (voir l’article connexe ici : https://cbsn.ws/3W2bpPP). Le reportage a été  censuré, parce que soi-disant pas assez sourcé ou à jour ; ce qui est comique quand on voit à  quel point cette problématique de la solidité des sources est à géométrie variable dans la presse.  Peu de temps après, Le Monde a fait état des inquiétudes des services secrets français à ce sujet.  En août 2022, les Américains ont été obligés de dépêcher sur place un général dont l’unique  tâche est de contrôler l’acheminement à bon port des fournitures militaires occidentales. Et  enfin, dès octobre dernier, New Voice of Ukraine, un site que l’on ne peut guère soupçonner d’amitiés pro-Poutine, mentionnait l’apparition, dans les milieux criminels tant finlandais que  suédois, d’armes à l’origine destinées au conflit contre la Russie (). Le  sujet est hypersensible, donc on évite de trop en parler afin de se prémunir des questions qui  fâchent, mais il y a fort à parier qu’une partie non négligeable de ces fusils d’assauts, grenades,  lance-roquettes et autres instruments de mort finira un jour ici entre de mauvaises mains. Si  l’on combine cette évolution probable avec l’escalade bien réelle du sentiment d’impunité et le  recul général des surmois, on a tous les ingrédients nécessaires à l’avènement d’une situation à la mexicaine, dans les dix, quinze ans à venir. God bless America. Vers une nouvelle pandémie, de Plombémie cette fois ? Disposerons-nous alors de vaccins  ARNm pare-balles ? Il paraît que c’est une technologie miraculeuse (sourire).

9 – Salman Rushdie, Charlie et même Samuel Paty sont des exemples assez clairs qu’on  ne peut plus vraiment écrire aussi librement qu’il y a quelques années. L’auteur DOA a t-il un instant d’appréhension quand il écrit sur les milieux islamistes ou apparentés ou  quand il conte avec beaucoup d’humour, le destin de petite frappe d’Adama de la Banane  dans le 20ème ? 

Je ne percevais pas de danger autre qu’idéologique et intellectuel quand j’ai écrit « Citoyens  clandestins », du fait des courants qui traversaient alors le milieu du noir / polar en France.  Pour une fois, on allait parler des barbouzes, sujet ô combien sensible dans ce milieu, sans les  ridiculiser, odieux crime politique. Ma réflexion avait déjà évolué au moment de « Pukhtu ».  Aujourd’hui, je crois que plus personne n’est à l’abri de rien, quel que soit le sujet, et ce pour  deux raisons : d’une part, les motifs de rage ne se limitent plus au seul islam ou islamisme, ou  à l’islamophobie, des tas de thématiques enflamment nos concitoyens, et d’autre part tout le  monde s’exprime plus ou moins dans l’espace public, via les réseaux sociaux, y compris et  surtout les jeunes générations, beaucoup moins inhibées. Tout le monde peut donc se retrouver,  du jour au lendemain, pour un propos mal compris ou détourné ou même volontairement  agressif, subversif, mais qui n’est qu’un propos – dans l’essentiel des cas ne tombant pas sous  le coup de la loi – victime d’une attaque en règle, d’un harcèlement, d’un dénigrement, bref  d’une violence virtuelle et / ou médiatique aux proportions démesurées contre laquelle il est  quasi-impossible de se défendre et avec des conséquences très concrètes, professionnelles par  exemple, qui vont potentiellement au-delà du seul individu visé et accable tout son cercle  proche. 

Ou victime d’une agression physique, peut-être mortelle, après un doxing en règle. 

Est-ce que cela va m’empêcher d’écrire ce que je veux, comme je le veux ? J’ose croire que  non. J’espère, si le cas se présente, avoir l’audace de continuer sur ma lancée, sans faire de  concession autres que celles nécessaires à l’intrigue du roman en cours. Il y a cependant  différents facteurs à considérer désormais. Le premier d’entre eux est que si la création sans  compromis est une chose, la publication de cette création en est une autre, de même que sa  diffusion. D’énormes pressions viennent de plus en plus souvent s’exercer sur les éditeurs et je  ne suis pas certain que les générations montantes à l’intérieur des différentes maisons aient ne  serait-ce que l’envie d’y résister. Un second facteur est la fin de mon anonymat. Mon  pseudonyme a dissimulé mon identité réelle pendant quinze ans, mais les forces combinées de  Wikipédia et de Libération ont mis un terme à cette protection ; sans mon accord, il va de soi.  Il faut croire que brandir mon nom à tout bout de champ était de nature à infléchir la marche  du monde. En ce qui me concerne, je ne l’ai pas encore constaté (sourire). Plus prosaïquement, si désormais, pour une raison ou pour une autre, je finis en tant qu’artiste par braquer quelqu’un,  je pourrais en faire les frais dans ma vie de tous les jours beaucoup plus facilement. 

Mes proches aussi et ça, c’est très ennuyeux. 

J’avais anticipé tout cela lorsque j’ai décidé d’écrire sous pseudo. Dès le début, cela m’a valu  des procès en paranoïa ou en complotisme ou en secrète malhonnêteté, délétère forcément (« le  mystérieux DOA, barbouze, hou hou ! »). Et puis, comme l’avez rappelé, il y a eu Charlie et  ensuite Samuel Paty. Un anonyme, un simple prof, qui faisait son boulot, a priori très bien,  dans une école républicaine et laïque. Pour avoir montré une ou des caricatures, de simples  dessins donc, on l’a DÉ-CA-PI-TÉ. Il faut prendre conscience de la réalité que recouvre ce  mot, décapité : Samuel Paty a, pour des croquis tout à fait légaux, précisons-le, eu la tête  tranchée, en pleine rue, en plein jour, en France, au XXIème siècle. Avec un couteau. Pas facile  de faire ça au couteau. J’imagine que cela a pris deux, peut-être trois minutes. D’interminables  minutes, au cours desquelles M. Paty a eu le temps de souffrir le martyre, de hurler, de se  désespérer de l’absence de secours, de renforts, d’un salut extérieur, en d’autres termes de se  savoir plus abandonné encore qu’il ne l’avait déjà été par l’État – retenez-le pour la suite de  cette interview –, par sa hiérarchie au préalable et ensuite par les forces de l’ordre sensées le  protéger au nom du pacte social et républicain. Il a eu le temps, aussi, de percevoir toute la rage  de son assassin dans la brutalité de ses gestes, sans doute de ses grognements, d’effort, de  colère, le temps de sentir la lame qui fouillait dans son cou, attaquait ses vertèbres cervicales,  la chaleur de son propre sang, bref, le temps de se voir mourir. J’espère pour Samuel Paty que  le choc de cette agression mortelle lui a rapidement fait perdre la conscience de ce qui se  passait. 

Il est loin d’être le seul à avoir été atteint dans sa chair. Grands ou petits, la cohorte des agressés  pour très peu – dans le grand ordre des choses – commence à être fort peuplée, même si dans  la plupart des cas, on n’en fait pas publicité. Dès lors, plus aucune des accusations ci-dessus ne  tient, je cesse d’être un artiste un poil hurluberlu, limite zinzin. Et la question de ma liberté de  création se pose de façon plus nette encore aujourd’hui, comme vous le faites si bien. 

Moi, ce que je me demande, c’est si les gens de Wikipédia, qui furent les premiers à lâcher  dans la nature le lien entre mon pseudonyme et mon vrai nom, bien cachés derrière des pseudos,  et donc à me refuser un droit à l’anonymat qu’ils préservent pour eux-mêmes – au nom de quoi  d’ailleurs, que pensent-ils défendre par cette révélation contre ma volonté ? – et, derrière eux, les journalistes qui leur ont emboîté le pas, ont conscience de la responsabilité qui est, à la  seconde où ils l’ont fait, devenue la leur.

10 – Un point de détail du roman qui à force d’être présent n’en est peut-être plus un. Par  des petites phrases parlant de la gêne occasionnée par les masques FFP2, de la COVID la  nouvelle peste noire, de l’impossibilité de boire l’apéro le soir en France, les acteurs de  « Rétiaire(s) » montrent particulièrement leur mécontentement, un écho de votre propre  colère face aux directives gouvernementales dans la gestion de la crise ? 

Avant de répondre à cette question, dire tout d’abord que « Rétiaire(s) » n’est pas un livre sur  la COVID et que celle-ci y apparaît seulement parce que l’action se déroule durant la pandémie.  Alors certes, il y a agacement de ma part, et il se ressent, visiblement, mais cela reste  particulièrement léger et coulé dans l’intrigue et ses personnages en ce qu’elle les contraint,  comme elle nous a tous contraints, mais n’est pas le sujet.

Ensuite, peut-être faut-il expliquer d’où je parle. Pour cela, je vous invite à lire ou relire,  écouter, regarder, l’une ou l’autre, ou toutes, les références suivantes : 

– La journaliste et essayiste Naomi Klein et son livre « La stratégie du choc »  (). 

– La philosophe et universitaire Barbara Stiegler, auteure de « De la démocratie en  pandémie : santé, recherche, éducation » () et de nombreuses  conférences, interventions et entretiens, comme celui-ci : . 

– Et enfin le Dr Alice Desbiolles, médecin (ainsi se présente-t-elle sur Twitter, au  masculin) en santé publique et épidémiologiste, qui a été entendue par le Sénat à ce sujet en février 2022 : .  

Quand la situation sanitaire chinoise est devenue ou, plus précisément, a commencé à nous être  présentée comme un problème mondial, une pandémie, je travaillais sur mon nazi et terminais la lecture d’une magnifique biographie d’Hitler en deux tomes () qui  évoque notamment sa prise de pouvoir et le contexte de celle-ci : instabilité politique, détresse  économique, sentiment de déclassement, insécurité, (re-)montée des nationalismes et angoisse  générale de la population. Sur ce terreau fertile on a d’abord transformé l’angoisse en peur,  ensuite on a nommé le responsable de cette peur, le juif, le communiste, le banquier  cosmopolite, qu’on a déshumanisé, sous-humanisé, diabolisé, puis on a attisé la haine pour  mobiliser, entraîner, galvaniser, et enfin, par l’imposition d’un dogme, avec des croyances et  des règles qui ne souffraient aucune discussion, on a justifié l’arbitraire et la violence. 

Un exemple de déshumanisation : « Bonne année à tous, sauf aux antivax, qui sont vraiment  soit des cons, soit des monstres. » (NDLR, c’est moi qui souligne, un monstre est tout sauf un  être humain, original ici : https://bit.ly/3QITf4s). 

Un exemple de violence justifiée : « On peut demander à ceux qui ont les noms des non  vaccinés de donner ces fichiers à des brigades, à des agents, à des équipes, qui vont aller frapper  à leur porte. » (original ici : ). 

Et ils vont faire quoi ensuite, ces agents ? Vacciner les gens de force en les attrapant et en les  immobilisant à plusieurs, comme en Inde ? Les mettre dans des camps, comme en Australie ?  Parce que les exemples ci-dessus ne sont malheureusement pas des cas isolés. Et moi, quand  je commence à voir, dans les journaux, sur les chaînes nationales ou d’information continue, à  des heures de grande écoute, ou sur les réseaux sociaux, la mise en place d’une véritable  religion de LA Science, incontestable sous peine d’excommunication, et la stigmatisation non stop d’une partie de la population devenue bouc-émissaire, moins que citoyenne, puis la  tentative de rendre acceptable la mise en place de listes de dénonciation – délation ? –, de  brigades spéciales, la privation de droits fondamentaux, je me dis qu’on a un sérieux problème,  qui n’est plus du tout d’ordre sanitaire. 

Comparaison n’est pas raison, je le sais, toutes les circonstances ne sont pas identiques, mais  les convergences restent nombreuses, qui ont justifié de constants changements de pied de la  part de l’État – plus prompt à nous emmerder, nous enfermer, nous contraindre, qu’à nous  protéger réellement, voir plus haut – et des commentateurs qui s’en sont fait les relais, sans le  moindre recul : pas de masque, masque, même quand on est seul sur une plage ou dans la forêt,  auto-autorisation de sortie (ausweis ?), pas de fermeture des frontières mais confinement individuel, c’est-à-dire repli à l’intérieur de ses frontières personnelles ou familiales, puis finalement si, fermeture des frontières, distanciation sociale, gestes barrières ridicules, pas de  couvre-feu, couvre-feu, café assis, pas debout, les virus volant à hauteur d’homme, pas de  passe, passe, debout, assis, couchés, debout, assis, couchés, le tout pour appuyer des solutions  dont on peut quand même dire sans risque de se tromper beaucoup que leur efficacité a laissé  à désirer. Sauf pour dissimuler cette autre grande faillite administrative qu’est l’hôpital public,  dont l’incapacité à faire face risquait de nous sauter à la gueule, révélant par voie de  conséquence la faiblesse et l’impuissance dudit État. Inacceptable. 

On ne peut que s’étonner – c’est ironique – de l’absence de volonté politique et médiatique de  dresser un bilan chiffré de toutes les mesures qui nous été imposées, le bon et le moins bon,  d’un point de vue sanitaire (pas seulement sur la COVID, sur les autres pathologies aussi),  démographique, psychosocial, éducatif, économique, alors que nous avons été noyés pendant  deux ans sous des chiffres, souvent contradictoires, toujours arrangés, pour valider, dans la  précipitation et l’urgence, un terrible n’importe quoi. Ce qu’on ne regarde pas, on ne le voit  pas, donc ça n’existe pas, passons vite à la crise suivante. 

Au risque de vous lasser, pour conclure, je vais vous en donner quelques-uns, des chiffres, mais  solides et qui montrent qu’un truc au moins aura été super efficace, pendant cette pandémie : 

– L’Union européenne (UE) a passé contrat pour la fourniture de 4,6 milliards de doses  de vaccins anti-COVID jusqu’en 2023 inclus, soit environ 10 doses par habitant de  l’UE, pour un montant de 71 milliards d’euros (source : Cour des comptes européenne,  rapport spécial n°19 de 2022 : ). Pour quel résultat effectif ? À quel montant s’élèvera le gaspillage pour les vaccins qui ne sont plus recommandés et  les boosters non employés ? Qui payera tout cela en fin de compte ? Et, puisque c’est à  la mode, quel est le bilan carbone de toutes ces opérations de construction d’usines  (surtout en Asie), de fabrication, de transport (maritime, très gourmand en énergies  fossiles et polluant), de réfrigération / conservation ? Sur ces 71 milliards d’euros, la  moitié est allée à Pfizer, dans le cadre d’un accord négocié en direct par la présidente  de l’UE, qui a court-circuité les instances ad hoc (contrairement à ce qui s’est passé  pour les autres labos, qui ont suivi la procédure normale. Cf. points 48 à 50 du rapport  n°19 ci-dessus). La susmentionnée présidente, déjà poursuivie en justice dans le cadre  d’une affaire de conflit d’intérêts en Allemagne, vient d’être convoquée devant le  Parlement européen pour s’expliquer à propos justement des zones d’ombres de sa  négociation hors des clous avec Pfizer. Par ailleurs, le Procureur de l’UE a lui-même  initié une procédure au sujet de cette négociation (https://politi.co/3k81n2k). – En 2021, la société Pfizer a vu son chiffre d’affaires augmenter de 95% – donc presque  doubler – et atteindre 81,3 milliards de dollars. Son bénéfice a lui aussi été multiplié  par deux et s’élevait à 22 milliards de dollars (). En 2022, Pfizer  anticipait un chiffre d’affaires de 100 milliards de dollars, dont environ 34 milliards  seraient le fruit des ventes de son vaccin anti-COVID et 22 milliards celui des ventes  de sa pilule anti-COVID, le Paxlovid (). Y a bon COVID !

11 – Je sais très bien que vous n’en direz rien mais je pose néanmoins la question. Pour  moi simple lecteur, il me semble que l’histoire est loin d’être close et que notamment un personnage fort a passé son temps à morfler pendant plus de 400 pages et qu’on aimerait  bien voir son retour. Y aura-t-il une suite à « Rétiaire(s) » ? 

L’histoire pourrait s’arrêter là. Elle pourrait aussi continuer. Je crois cependant que, puisque  mon nazi s’impatiente, il faut d’abord s’occuper de lui. 

12 – Une B.O pour Rétiaire(s) ? 

Au lieu d’un morceau de rap contemporain, par exemple « TP » de Soso Maness  () ou « Mannschaft » de SCH (), évoqué dans le  roman, je préfère revenir en arrière et suggérer « Cocaine » de JJ Cale  (.

Merci à DOA.

Clete.

Entretien réalisé par échange de mails mi-janvier 2023.

ANTOINE CHAINAS / BOIS-AUX-RENARDS / Entretien

Nous avions déjà rencontré Antoine Chainas pour Empire des chimères et il avait répondu clairement à de nombreuses questions sur son écriture, son inspiration, sa façon de travailler. Ces réponses, pour un roman qui semble une suite logique d’Empire , paraissent toujours valides et cet entretien permettra de juste un peu mieux connaître Antoine Chainas, notre guide dans l’infernal « Bois-aux-Renards ».

1- Tout d’abord Antoine, où avez-vous situé ce coin des Appalaches de “Bois-aux-Renards” ? Y a t-il un lieu précis qui vous a inspiré et que je m’efforcerai d’éviter ?

Bois-aux-Renards est lointainement inspiré d’une région que je connais bien, dans les écarts de la vallée de la Roya. Vous en avez peut-être entendu parler puisqu’elle a été en partie dévastée par une tempête meurtrière en 2020. Si vous vous enfoncez dans les montagnes, vous découvrez beaucoup de hameaux, de villages abandonnés. Mais ce n’est pas une région qu’il faut éviter, au contraire, il faut s’y rendre. C’est un endroit où la nature se déploie dans ce qu’elle a de plus simple, de plus beau et de plus mystérieux. J’ai par ailleurs connu, dans ma jeunesse, une communauté itinérante, presque clandestine, qui se déplaçait de hameau en hameau, et profitait des infrastructures en place. Cette rencontre a servi de base très générale à la communauté de chasseurs fictive du roman.

2- Empire des chimères était situé en 1983 et on y voyait l’émergence d’une nouvelle société française s’ouvrant à la vague d’un monde de loisirs industriels et stéréotypés. Celui-ci est situé en 1986 mais comme il s’agit surtout d’un huis clos sylvestre, on y voit beaucoup moins la société en marche. Pourquoi 1986 ?

1986, c’est le début des codes barres et du traitement automatisé du passage en caisse. C’est également l’essor des hypermarchés, symboles de la consommation de masse et de la surabondance ; une sorte d’ubris qui ne dirait pas son nom. Les tueurs occupent des postes subalternes dans une de ces “usines à vendre”. La violence qu’ils vivent (violence morale au sens où l’homo economicus est poussé précisément à faire des choses contre son gré, à adopter un comportement en désaccord avec sa nature profonde), ils la retournent non plus contre eux-mêmes, mais contre autrui, ce qui est au fond la même chose. Bois-aux-Renards sera pour eux un lieu de révélation… et de chute.

3- Des contes, des légendes, des mythes parcourent le roman, le guident, l’enveloppent, le floutent. D’où sortent toutes ces histoires, certaines semblant des adaptations de contes populaires comme Le petit bonhomme de pain d’épice, tandis que d’autres n’évoquent rien d’emblée. Bien sûr le mystère doit perdurer mais ces symboles forts tels que le puits et la tour…sont-ils des signaux évidents que le lecteur ne voit pas forcément ou sont-ils amenés juste pour troubler encore plus le lecteur ?

Bois-aux-Renards se rapproche du conte, un conte pour adultes, et même un conte composé d’autres contes. Les références et les emprunts vont des présocratiques à Propp, en passant par les lais médiévaux et les religions du Livre. Il ne s’agissait pas d’être exhaustif mais, pour reprendre la terminologie de Jung, de s’appuyer sur « des archétypes renfermant un thème universel structurant ». J’ai souhaité, en privilégiant cette forme toujours identique dans le changement, placer la question du pouvoir des mots au centre de l’histoire. Quelle est l’étoffe du mythe ? Comment le conte dit le vrai ? Que signifie la tradition ? Qu’est-ce que raconter une histoire, la transmettre, susciter l’adhésion ou la réprobation ? Que signifie croire ? Quant aux éléments concrets, ce sont effectivement des signaux, puisqu’ils servent précisément à révéler ce qui est caché à partir de l’existant. Ce sont des repères universels qui accompagnent le lecteur au cœur de l’allégorie. Car Bois-aux-Renards peut se lire comme un roman traditionnel, une œuvre de divertissement, ou comme une allégorie.

4- En 2018, sur le ton de la boutade, vous m’aviez dit qu’ Empire des chimères” était, je cite, “ du rural noir quantique vintage peut-être”. Avez-vous une définition plus précise pour Bois-aux-Renards ou persistez-vous à vouloir nous faire croire que vous ne savez pas trop ce que vous écrivez malgré la grande maîtrise que vous montrez ?

J’y reviens toujours : tout est fiction, tout est identification (aux personnages, aux situations, aux schémas de pensée préexistants). Bois-aux-Renards comporte selon moi de multiples angles d’approche : histoire d’amour, d’action, d’horreur ; critique sociale ; conte philosophique ; parabole morale et spirituelle ; réflexion méta sur le pouvoir du récit ; roman noir teinté de fantastique… ou rien de tout cela. Il ressemble, je crois, à un prisme. Mes efforts ont consisté à en orienter les différentes facettes pour que chacun puisse, s’il le souhaite, s’approprier ou y déposer une partie de ce qu’il est déjà. Est-ce que ça répond à votre question ? Rien n’est moins sûr.

5- Peut-on dire, comme je l’ai écrit peut-être aventureusement, que Bois-aux-Renards est une suite logique, une évolution normale du propos d’ Empire qui introduisait déjà des pages taquinant le fantastique, frôlant l’ésotérique ? Peut-on imaginer que vous quittiez le Noir qui vous va si bien pour conquérir des territoires plus”fantastiques”?

Oui, Bois-aux-Renards peut être lu comme un prolongement d’Empire des Chimères. Mais je n’ai pas l’impression, ni l’intention de quitter les terres du Noir. Simplement, je demeure là où je suis, c’est-à-dire à la place qui est la mienne dans la littérature de genre : celle de la tension, de l’énergie, du vide qui n’est pas le néant. À la fois dans le genre – parce que je l’aime foncièrement – et hors du genre car ma personnalité obéit à d’autre forces, d’autres puissances que je laisse aller à leur destination naturelle. L’être est, le non-être n’est pas, disait Parménide.

6- On sait très bien le monde qu’il peut y avoir entre un projet et sa réalisation, mais quelle est la genèse du roman ? Un lieu ? Un choix d’écriture ? Une histoire ?

Encore une fois, dans mon esprit, il n’y a pas de choix. Tout vient à son pas, selon ce qui est nécessaire. Je laisse faire, je reste disponible à tout, et j’obéis de bon gré. Au bout d’un moment, il y a un livre. Finalement je suis assez satisfait de Bois-aux-Renards parce qu’il me semble proche de l’intention initiale : rester très libre dans le processus de création. Alors oui, si le roman résulte d’un choix d’écriture, celui-ci s’exprime par une absence de choix : une élimination optimale des contraintes, une réduction maximale de tous les frottements pour conserver l’énergie de départ.

7- Quand on s’est rencontrés brièvement en décembre à Paris chez Gallimard, vous m’aviez déclaré que Bois-aux-Renards avait connu plusieurs refontes, plusieurs cures d’amaigrissement avant sa version finale. Après lecture, on se sent donc un peu frustrés de savoir qu’on aurait pu partir bien plus loin en votre compagnie. Qu’est-ce qui a disparu ? Des contes, des histoires pour nous embrouiller, un peu plus ? Comment un auteur vit-il ce type d’amputations ?

L’existence même d’un livre est preuve de nécessité ; sans nécessité ontologique, il n’existe pas. Combien d’histoires avortées, de récits oubliés, jamais formulés ? C’est juste qu’ils n’étaient pas nécessaires. Bois-aux-Renards correspond à un tiers d’une histoire plus vaste, rédigée en détail pour la maison d’édition. Les deux tiers manquants sont restés au stade du traitement, c’est donc qu’ils n’étaient pas nécessaires sous une forme romanesque. Les lecteurs qui me suivent ne partiront pas plus loin que le texte publié dans son état actuel… mais ils partiront ailleurs une autre fois, avec d’autres livres, peut-être avec d’autres auteurs, et c’est tout aussi bien.

8- Devra-t-on patienter encore cinq ans avant de vous lire ?

Seuls les dieux, les muses et le daimon en moi en décideront. Je serai à l’écoute.

9- Et comme d’habitude la B.O. idéale pour “Bois-aux-Renards ?

Eliane Radigue. Kyema. Je ne vois pas d’autre œuvre que le premier tome de sa Trilogie de la Mort pour illustrer Bois-aux-Renards. Certains éléments spirituels du roman sont, comme Kyema, inspirés de l’univers du Bardo Thödöl, le Livre des morts tibétain. Je conseillerais d’écouter la totalité du disque au long de la lecture.

Entretien réalisé par échange de mails, janvier 2023. Un grand merci à Antoine Chainas.

Clete.



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