Franchement impressionné par son premier roman, la superbe fresque américaine Les fantômes du vieux pays paru en 2017, il était évident que roman noir ou pas, rien à faire, on ne pouvait que plonger aveuglément dans le second imposant roman de Nathan Hill, Bien être.
« À l’aube des années 1990 à Chicago, en pleine bohème artistique, un homme et une femme vivent l’un en face de l’autre et s’épient en cachette. Rien ne semble les relier — elle est étudiante en psychologie, lui photographe rebelle. Mais lorsqu’ils se rencontrent enfin, le charme opère et l’histoire d’amour démarre aussitôt entre Elizabeth et Jack. Ils ont la vie devant eux et, même si leurs rêves et leurs milieux divergent, ils sont convaincus que leur amour résistera à l’épreuve du temps. Mais qu’en est-il vingt ans plus tard ? »
Jack est universitaire dans le domaine de la photographie, dans l’extrême limite de l’art mais le job permet de vivre. Elisabeth est maintenant psy et gère sa clinique spécialisée nommée « Bien être » qui aide à « supporter » la vie aux gens qui ont de la thune et du temps à perdre pour se lamenter. Ils sont les heureux parents d’un joyeux bambin qu’Elisabeth verrait bien hpi mais qui se dévoile uniquement pénible. Tout semble, à peu de choses près, bien aller et leur destin de couple blanc américain plutôt nanti n’est pas le plus dur à porter dans ce pays. Mais le couple romantique qui s’est créé dans des petits appartements d’étudiants il y a plus de vingt ans n’a plus grand-chose à voir avec ce couple bobo d’aujourd’hui. Par de petits détails de leur vie, Jack va commencer à avoir des doutes sur leur devenir… Après le glam, le drame !
Et là vous vous dites, avec raison, que ce genre d’histoires de couples qui se déchirent, la crise de la quarantaine etc, vous en avez déjà lu beaucoup… Mais, parce qu’il y a bien sûr un énorme mais, un grand roman comme Bien être, pas certain que vous en lisiez un tous les ans…
Nathan Hill, étonnant conteur, ne s’attache pas réellement au futur du couple, préférant raconter Jack et Elisabeth maintenant et il y a vingt ans quand ils se sont liés pour remonter ensuite jusqu’à leur tendre enfance, leurs multiples environnements, leurs premières angoisses, interroger le désir de leurs parents, effectuant de divers brillants allers retours dans le temps. Précis parfois jusqu’à la manie, Nathan Hill, avec brio, tente de dévoiler les multiples facettes de la personnalité kaléidoscopique de ses deux héros. Il ne néglige aucun aspect, montre l’évolution de la passion amoureuse, du désir… n’omet aucune variable. Dans de multiples et brillantes digressions, Hill creuse dans des différents domaines scientifiques jusqu’au détail, va à la racine, cherchant le petit truc physique ou affectif qui aurait pu plomber l’avenir, tentant de répondre à la réflexion d’Elisabeth « Etaient-ils faits l’un pour l’autre ? Etaient-ils même compatibles ? »
Le roman, par sa volonté d’universalité sur l’histoire d’un couple, se mérite, c’est certain. Quelques digressions, moins évidentes, peuvent paraître interminables mais le propos, empathique, s’avère toujours étonnamment charmant, joliment enrobé d’un humour très fin et enrubanné de clins d’œil au lecteur très réussis. Prenez garde à la puissance des évocations et aux sentiments que peut faire éclore Nathan Hill. L’intrigue, aussi fine soit-elle, se couvre de gravité dans son final basculant parfois dans le drame, la douleur, les remords.
Si Bien être est une histoire racontée avec une intelligence et un talent hors du commun, méfiez-vous néanmoins du miroir dévastateur que Nathan Hill vous tend.
Est-ce encore nécessaire de présenter Werner Herzog ? Réalisateur allemand aux milles vies, aujourd’hui âgé de 82 ans, on lui doit nombre de films cultes, incontournables même pour les plus méconnus d’entre eux. Il y a bien évidemment Aguirre, la colère de Dieu et Fitzcarraldo, deux films incroyables et mythiques pour leurs tournages complètement fous. Le genre de films que l’on ne pourrait plus tourner aujourd’hui, tout du moins pas dans les conditions de l’époque. Et la liste est longue, très longue. Des fictions et beaucoup de documentaires. Mais il est aussi écrivain (Sur le chemin des glaces, Le Crépuscule du monde…) ou metteur en scène d’opéras (Lohengrin, Tannhäuser…). Il est un artiste entier et un travailleur acharné.
Si, comme moi, vous êtes un inconditionnel de Werner Herzog, vous avez probablement déjà lu ou écouté quantité d’interviews de lui. Dans ce cas là, et dans ce cas là seulement, ses mémoires intitulés Mémoires – Chacun pour soi et Dieu contre tous, publiées chez Séguier, seront un rappel de pas mal de choses que vous pourriez déjà connaître. Mais la somme de tout cela, toutes ces histoires, ces anecdotes et ces réflexions mises bout à bout, vous réjouiront comme si vous n’en aviez jamais eu connaissance.
La vie de Werner Herzog est un roman en soi. Si on se régale de ses récits de tournage, et de certaines parties de sa vie, on s’émerveille peut-être plus encore de sa manière bien à lui de nous raconter les autres. Au gré de multiples voyages et projets, il nous narre pléthore de rencontres fascinantes. Des personnalités souvent aussi singulières que lui et sur lesquelles on lirait volontiers des pages et des pages.
Si Werner Herzog a tant vécu, et donc, tant à raconter, c’est avant tout car il a une vision artistique qu’il défend avec pugnacité, ou peut-être plus exactement une vision intellectuelle, qui lui est propre et qu’il n’a cessé, au cours de sa vie, de mettre à l’épreuve. C’est ce qui transparaît au fil des pages. Il est en constante réflexion qui s’accompagne ici de nombreuses références, notamment littéraires. Un puits de connaissances qui semble sans fond.
Fidèle à lui-même, Herzog n’a, une fois encore, pas fait les choses comme les autres. Son livre s’achève en plein milieu d’une phrase. Nul doute qu’il a encore de nombreuses pages de sa vie à écrire, même si âgé de 82 ans aujourd’hui.
Ces mémoires, foisonnantes de réflexions et d’anecdotes, sont d’une rare sagacité. Une lecture passionnante, de bout en bout, et peut-être même la lecture la plus exaltante de cette année 2024. Frustrante tant on en veut plus ! Purement et simplement brillant. Que vous connaissiez Werner Herzog ou non, foncez !
C’est à l’occasion de sa venue à la Librairie 47°Nord, à Mulhouse, lors d’une longue tournée pour promouvoir son dernier roman Les deux visages du monde publié aux éditions Sonatine, que j’ai eu l’opportunité de rencontrer David Joy pour m’entretenir avec lui. C’est un David Joy très affable et passionnant, bien que fatigué par sa tournée conséquente et évidemment affecté par la catastrophe en cours en Caroline du Nord (le passage de l’ouragan Helene), qui a répondu avec simplicité, générosité et professionnalisme à mes questions. Ce fut l’occasion d’évoquer quantité de sujets relatifs à son dernier livre et pour moi de découvrir que j’ai presque tout d’un Appalachien.
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Vous êtes un observateur de la société qui vous entoure. C’est dans vos livres. Vous avez abordé des thèmes tels que la drogue, la violence, la famille, la misère sociale et maintenant le racisme. A travers ces années d’observations, avez-vous constaté des évolutions positives ou négatives dans cette société qui vous entoure ?
En ce qui concerne les questions abordées dans ce dernier roman, oui, bien sûr. C’est-à-dire qu’aussi horrible que soit l’Amérique, en ce qui concerne la suprématie blanche, je pense que ce n’est pas une vérité ignorable que nous sommes dans une meilleure situation aujourd’hui qu’il y a seize ans. Je pense à un moment comme 2020, qui a vraiment été un point de rupture pour l’Amérique sur le plan racial, parce qu’Ahmaud Arbery a été tué, abattu dans la rue comme un chien en Géorgie, puis, un mois plus tard, George Floyd a été tué par Derek Chauvin alors que ce policier s’agenouillait sur sa gorge pendant neuf minutes. Puis, un mois plus tard, c’est Breonna Taylor qui est tuée par la police dans sa chambre à coucher. Soudain, le pays s’est retrouvé à un point de fracture qu’il n’avait pas connu depuis très longtemps. Mais quand je repense à ce moment et à toutes les manifestations qui ont suivi, je me dis que c’est la première fois qu’il y a eu une très forte réaction des Blancs. C’était l’une des premières fois que l’on voyait un grand nombre d’Américains blancs se tenir aux côtés des manifestants noirs. Et je pense que c’est important. Si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu dans le monde entier, vous verrez que c’est aussi le cas. C’est-à-dire que les jeunes générations semblent s’orienter vers la justice sociale d’une manière qui n’a pas été le cas des générations plus anciennes. Pour moi, je pense que la progression générationnelle est le progressisme. Je pense qu’il s’agit d’un mouvement vers la gauche. Et pour moi, c’est un signe d’espoir. En ce qui concerne les drogues et les choses de ce genre, à l’origine d’un phénomène comme la crise des opioïdes, l’institution en cause est le capitalisme. Une société comme Purdue Pharma a systématiquement ciblé une région marginalisée et sans voix et y a déversé des médicaments afin de gagner beaucoup d’argent. Je ne suis pas optimiste quant à la situation du capitalisme en Amérique et dans le monde. Si vous regardez les écarts de richesse, nous sommes à un moment qui reflète celui qui a conduit à la Révolution française. Je veux dire par là qu’il y a ce type de disparités. Je suis donc moins optimiste en ce qui concerne ce genre de choses.
Si l’on en croit vos histoires, le monde est plutôt dur, laid et violent. Dans la vie, où trouvez-vous la beauté et la lumière ?
Je pense qu’il y a deux endroits. En ce qui me concerne, j’ai toujours été beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans les villes et au milieu des gens. Je passe donc la majeure partie de mon temps dans les bois. Quand je pense à ce voyage en France, il était très stratégique qu’ils m’accordent un jour de congé en plein milieu d’une période de deux semaines. Un libraire m’a emmené dans les montagnes, dans les Pyrénées, et je suis allé jusqu’au Pont d’Espagne. C’est parce que je ne peux pas rester plus de deux semaines sans être dans les bois ou sur une montagne. C’est l’un des endroits où je suis allé. L’autre chose, c’est que, là encore, ce sont les jeunes générations. C’est quand je suis entouré d’enfants. Ils continuent de m’étonner. Je pense à un événement auquel j’ai participé il y a quelques semaines à Lyon, où l’on a fait venir, je ne sais pas, probablement 150 lycéens, et nous avons passé une heure à parler des institutions du capitalisme, de la suprématie de la race blanche, du patriarcat. Nous nous demandons comment combattre ces choses qui oppriment systématiquement les gens. Et ces jeunes se lèvent pour applaudir. Ce n’est pas la réaction que j’obtiens d’un public adulte. Ce qui revient à dire que je pense que la progression générationnelle, l’évolution d’une génération à l’autre, pousse naturellement de plus en plus à gauche. Elle est plus inclusive. Ce sont des gens qui ont un esprit très social. Et ils sont intelligents. Alors, quand je suis entouré d’enfants, je pense que je ressens aussi de l’espoir.
Toutes vos histoires sont ancrées dans les paysages que vous connaissez. Pourriez-vous imaginer, un jour, écrire un livre se déroulant ailleurs ? Par exemple dans une grande ville comme New-York ou pourquoi pas Paris
Oui, non, jamais (rires). Je pourrais peut-être écrire une histoire sur quelqu’un comme moi qui vient à Paris. Parce que c’est comme un extraterrestre sur une autre planète (rires). Mais non, je ne peux pas envisager d’ancrer une histoire dans un autre paysage. Je reviens sans cesse à ce qu’a dit Ron Rash : « Le paysage est le destin ». Et je pense que c’est vrai. Je pense que les paysages influencent énormément la façon dont nous percevons le monde. Ils développent en quelque sorte notre vision du monde d’une manière que d’autres choses ne font pas. L’autre chose qu’il disait toujours, c’est qu’il devait faire gaffe aux détails s’il voulait que ses lecteurs gobent son histoire. Vous savez, la fiction est un mensonge. J’essaie de vous convaincre que quelque chose est réel alors que ce n’est pas le cas. C’est un tour de magie. Et la façon d’obtenir ces détails est de les ancrer dans un lieu que vous connaissez intimement. Vous connaissez la nourriture, la culture, le son. J’ai donc toujours choisi d’ancrer toutes mes histoires très précisément dans un lieu où je vis. Et je ne vois pas cela comme une limite. Je reviens à ce qu’a dit Eudora Welty, elle a dit « un endroit compris nous aide à mieux comprendre tous les endroits ». Elle disait la même chose que James Joyce. On a demandé à Joyce pourquoi il ne voulait écrire que sur Dublin. Il a répondu : « Si je peux atteindre le cœur de Dublin, je peux atteindre le cœur de toutes les villes du monde ». Il a dit que « le particulier contient l’universel ». Si vous racontez une histoire dans un lieu que vous connaissez, par exemple si vous êtes né à Mulhouse et que vous connaissez cet endroit, que vous en connaissez le son, la nourriture, les bâtiments, si vous racontez une histoire humaine, je ne connais peut-être pas Mulhouse, mais c’est par cette illumination de la condition humaine que vous allez m’atteindre. C’est ce qui témoigne de l’universalité de l’expérience humaine. C’est pourquoi il a toujours été important pour moi de rester enraciné dans l’endroit que je connais.
La nature a toujours une place dans vos livres. Je sais que l’on vous a déjà posé la question mais, quel est votre lien à la nature ? Est-ce que ce lien a changé au fil des années ?
L’un d’entre eux est que, là où je vis, le paysage est une présence indéniable. C’est comme si vous alliez dans les Pyrénées ou dans les Alpes et que, lorsque vous sortez de chez vous, vous ne pouvez pas vous empêcher d’être enveloppé par ce paysage. Je pense donc qu’il est important de reconnaître qu’il s’agit d’une présence indéniable de votre vie quotidienne. Je viens d’un peuple qui… Je suis un Nord-Carolinien de la douzième génération et mon premier ancêtre est arrivé en Caroline du Nord à la fin des années 1600. Au milieu des années 1700, ils vivaient tous le long d’une rivière et je suis né le long de cette rivière. Je suis issu d’un « peuple de la rivière ». Je viens d’un endroit où, lorsque je me promenais avec ma grand-mère, chaque lieu avait une histoire à raconter. Elle avait travaillé le tabac dans ce champ, elle avait cultivé le coton dans ce champ, son père avait construit cette maison ou son frère avait construit cette maison. Nous étions donc très profondément enracinés dans la terre où je suis né. Et je pense qu’il en a toujours été ainsi. Pour moi, il s’agit d’une relation très profonde avec le paysage. Mais pour ce qui est d’être dans les bois, c’est une église. Certaines personnes vont dans une cathédrale pour faire l’expérience de Dieu, d’autres vont dans une église luthérienne pour entendre un sermon, moi je vais dans les bois. Et dans ces moments-là, dans ces moments calmes, je suis aussi proche que possible de faire l’expérience de Dieu. C’est difficile à expliquer, mais c’est là que je suis le plus en paix. Les gens sont étonnés que je dise que je suis plus à l’aise avec les ours que je ne le suis entouré de voitures et de tramways à Paris. Mais c’est ce que je pense, tu sais. Je suis beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans la cacophonie, le bruit d’une ville.
Avec votre dernier roman, vous semblez prendre plus de temps dans le développement de votre histoire et vos personnages. On pourrait dire que celui-ci est un peu plus atmosphérique, moins brut, que vos autres livres. Si ma perception est juste, quelle était ainsi votre intention ?
Ce roman, à bien des égards, me semble être l’histoire que j’étais destiné à écrire sur cette planète. En d’autres termes, j’ai écrit un roman sur la suprématie blanche dont l’intention était de forcer les personnages blancs – et par extension les lecteurs blancs – à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir. Je pense que, à la différence de beaucoup de gens, j’ai pu avoir un bon aperçu de ces conversations et de cette mentalité. C’est-à-dire que je me suis assis à ces tables. J’ai commencé à écrire ce roman vers 2011/2012. La vérité, c’est que j’ai écrit tous les autres romans pendant que j’écrivais celui-ci. J’ai écrit Là où les lumières se perdent, j’ai écrit Le Poids du monde, j’ai écrit Ce lien entre nous, j’ai écrit Nos vies en flammes, tout cela pendant que ce roman se développait en arrière-plan. C’est parce qu’il m’a fallu tout ce temps pour comprendre les personnages assez intimement, pour les coucher sur le papier. Il s’agit des personnages de Toya et de Vess, et je pense que c’est parce qu’il y a un fossé énorme. Je n’écris pas seulement en fonction du sexe, mais aussi en fonction de la race. Et une erreur ne serait pas sans conséquence. Si je me trompais dans cette histoire, cela pourrait potentiellement faire beaucoup de tort. Il faut donc l’aborder avec une extrême prudence et prier pour obtenir la grâce. Il m’a donc fallu beaucoup de temps pour comprendre qui sont ces gens et pouvoir les coucher sur le papier. Je suis donc ravi que vous puissiez vous en rendre compte car c’est vraiment un roman qui a pris plus de temps. Et l’avantage, c’est qu’ils sont devenus des personnages incroyablement bien étoffés.
Quel a été l’élément déclencheur de ce roman ?
Je pense que grandir en tant que fils du Sud des Etats-Unis, c’est grandir avec une identité très conflictuelle. Il y a quelques instants, j’ai dit très fièrement que j’étais un Nord-Carolinien de la douzième génération, mais on ne peut pas être un Blanc de la douzième génération en Amérique sans que cela signifie également que l’on est le descendant direct d’esclavagistes. Et dans mon cas, c’est très certainement la vérité, je suis le descendant d’esclavagistes. Vous avez donc cette sorte de fierté écrasante de savoir de qui et d’où vous venez. Et en même temps, vous vivez avec le dégoût de ce que cette histoire implique. Cela m’a semblé être un espace vraiment incroyable pour un roman. Parce que le roman en tant que forme ou la fiction en tant que forme est quelque chose qui prospère et qui est conflictuel, c’est quelque chose qui a absolument besoin de tension. Et cette identité, c’est quelque chose qui est déjà étiré jusqu’au point de rupture. C’est de là qu’est né ce roman, je voulais examiner cela, je voulais examiner tous les mensonges avec lesquels nous continuons à vivre dans le Sud des Etats-Unis. L’un des plus gros mensonges est l’amalgame entre les États confédérés d’Amérique et l’identité sudiste. Ainsi, 140 ans plus tard, des gens arborent ce drapeau parce qu’ils le considèrent comme l’expression de la fierté qu’ils éprouvent à l’égard de leurs origines et de l’endroit d’où ils viennent. Et non parce qu’ils pensent qu’il représente l’esclavage des Noirs. Je voulais me pencher sur cette question. La naïveté des Blancs n’est pas une excuse. Je pense à un personnage de ce roman, Silas Crane, et c’est un peu ce que vit Silas, qui a été élevé au milieu de ces mensonges, mais qui reconnaît que ce n’est pas une excuse pour passer le reste de sa vie à y croire. Pour moi, ce roman était donc une tentative de forcer ces personnages blancs à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir et à exposer le mensonge.
Les deux visages du monde se veut il l’écho de mouvements tels que Black Lives Matter ?
Absolument. Mais la vérité est que cela fait écho à une histoire bien plus profonde que cela. Comme je l’ai dit, j’ai commencé à écrire ce roman en 2011 et l’une des toutes premières scènes que j’avais était celle de Toya Gardner devant cette statue dans le centre-ville de Sylva. J’avais écrit toutes ces scènes, j’avais tout écrit, et puis 2020 est arrivé. Et comme je l’ai dit, il y a eu mort, après mort, après mort, et il y a eu cette période inimaginable de morts noires et de traumatismes noirs alors que l’Amérique était soudainement à ce point de fracture, et tout d’un coup les choses que j’avais écrites ont commencé à se dérouler dans la vie réelle. C’est-à-dire qu’il y a eu des manifestations autour de cette statue dans le centre-ville de Sylva. Des manifestations Black Lives Matter. C’est ce qui est ressorti de tous ces événements de 2020. Tout d’un coup, le monde fictif que j’avais créé s’est retrouvé dans la vraie ville, devant ma porte. Et c’est devenu un espace vraiment difficile où naviguer. C’était débilitant en tant qu’écrivain, comme si je ne pouvais pas travailler parce que je ne pouvais pas naviguer dans l’espace entre le monde que j’avais créé et le monde extérieur. Mais j’ai regardé en arrière et je me suis rendu compte que je n’étais pas un diseur de bonne aventure, que je n’étais pas un voyant et qu’il semblait juste que cela allait se produire. L’horrible vérité, c’est que ces choses se reproduisent encore, et encore, et encore, et encore. C’est la nature cyclique des décès et des traumatismes des Noirs. C’est la nature cyclique de la façon dont la suprématie blanche fonctionne en tant qu’institution de pouvoir. Non seulement en Amérique, mais aussi à l’étranger. De mon temps, je peux penser à un moment comme celui de Rodney King au début des années 90, qui était très similaire à celui de 2020. Si l’on remonte plus loin, on peut penser à Birmingham pendant le mouvement des droits civiques. On peut remonter plus loin et penser à une histoire comme celle d’Emmett Till. Alors, oui, ce roman fait écho à un mouvement comme Black Lives Matter, mais Black Lives Matter fait écho aux mouvements qui ont été absolument nécessaires, encore, et encore, et encore. Et ce, parce que nous semblons incapables et/ou réticents à briser le cycle du traumatisme et de la mort des Noirs dans ce pays.
Dans votre livre, il est aussi question du Ku Klux Klan. Est-ce que le Ku Klux Klan, ou d’autres mouvements ou sociétés du genre, sont toujours d’actualité où vous vivez ?
Absolument. Le KKK est toujours très actif, tout comme certains de ces groupes suprémacistes blancs d’extrême droite. Il y a quelques mois, en août je crois, des néo-nazis défilaient à Nashville, dans le Tennessee, tous les week-ends. Si vous regardez Charlottesville et ces gens qui marchent dans les rues en portant des torches, vous verrez que c’est très actif et très visuel. Je pense que si vous regardez la politique d’un côté de l’Amérique, elle fait écho à toutes ces philosophies. La droite, en ce moment, est très ancrée dans ces philosophies. Et pour être honnête, je pense que c’est parce qu’ils peuvent reconnaître que les institutions de la suprématie blanche et du patriarcat sont des institutions instables qui sont vouées à l’échec. Et je pense qu’ils se battent bec et ongles pour s’y accrocher de toutes les manières possibles, et donc la façon dont cela se projette est à travers cette altérisation très visuelle et vocale. C’est à eux qu’il faut s’en prendre pour les vœux de la classe ouvrière blanche. Alors qu’ils ne pointent jamais du doigt les personnes qui sèment la division ou celles qui en tirent profit. Alors oui, c’est incroyablement actif. Mais en même temps, je pense que la conversation la plus importante pour moi avec ce roman était de juxtaposer cette réalité très visuelle avec les façons dont la suprématie blanche fonctionne beaucoup plus subtilement. Ainsi, avec ces choses très discrètes, l’oppression des électeurs, le découpage des circonscriptions, l’inégalité salariale, le fait que si un homme blanc ou un homme noir s’arrête l’un à côté de l’autre à un feu rouge et qu’ils avancent, l’un d’entre eux a beaucoup plus de chances d’être arrêté par la police que l’autre… Et lors de ce contrôle, l’homme noir a beaucoup plus de chances de voir son véhicule fouillé que l’homme blanc. Il y a donc toutes ces façons dont cette institution fonctionne et ce sont ces choses-là qu’il est très difficile pour beaucoup de gens de reconnaître qu’ils en héritent en tant que bénéficiaires. Tu sais ce que je pense de l’institution de la suprématie blanche, mais cela ne veut pas dire que je ne continue pas à en récolter les fruits. Car c’est le cas. Pour moi, l’une des choses intéressantes a été d’essayer de reconnaître la juxtaposition entre le type de suprématie blanche très bruyante que nous associons à quelque chose comme le Ku Klux Klan, et la façon très discrète dont elle opère dans notre vie de tous les jours.
La musique ne semble jamais très loin avec vous. Dans votre dernier livre, par exemple, Nina Simone est évoquée. Est-ce que la musique nourrit votre écriture d’une façon ou d’une autre ? C’est certain. Et avec Nina Simone, l’une des raisons – il y a beaucoup de raisons pour lesquelles elle était importante – l’une des raisons est qu’elle est Appalachienne. Elle est née à Tryon, en Caroline du Nord, je crois que c’est le comté de Rutherford. Elle est née dans un comté montagneux de Caroline du Nord. Elle est Appalachienne. Et pourtant, lorsque nous pensons à ce à quoi ressemblent les Appalaches en tant que région, c’est à moi qu’elles ressemblent. Elle ressemble à un homme blanc avec une barbe… elle te ressemble ! (Rires) Si tu laisses tomber l’accent français (rires) et que tu mets une salopette, les gens se diront que oui, c’est un Appalachien. (Rires) Mais Nina Simone ne l’est pas. Elle ne peut pas être Appalachienne parce qu’elle est noire. L’identité noire est quelque chose que l’on continue à réduire à une expérience urbaine. Alors qu’en réalité, une grande partie de l’expérience noire en Amérique est une expérience rurale. Je pense à des écrivains comme Ernest Gaines, Randall Kenan ou Crystal Wilkinson qui écrivaient les réalités de ce lieu. Il était donc important pour moi d’essayer de reconnaître cette réalité. Si je devais écrire sur cet endroit, je devais le capturer avec toute la diversité qu’il implique. Mais avec une chanson comme Ain’t got no, cette chanson commence comme une sorte de lamentation et de profond chagrin. Et la façon dont l’expérience noire est réduite à un traumatisme, à la souffrance, à la mort et à la violence. Et encore et encore, c’est la seule chose que l’on nous montre. Mais il y a un moment dans cette chanson où Nina se lâche. Et c’est une célébration de toutes les choses qu’ils ne peuvent pas lui prendre. Ils ne peuvent pas lui prendre sa joie. Ils ne peuvent pas lui prendre son rire. Ils ne peuvent rien lui prendre. Cela reflète la mentalité de Vess. Il y a une phrase dans ce livre où Vess dit « ma joie était mon acte de résistance ». Et d’autres mots comme « le fait que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me rendre malheureuse et que je ne vous aie pas permis de prendre ma joie, c’est mon acte de résistance ». C’est ce que cette chanson incarne.
La violence est dans tous vos livres. Pourriez vous imaginer, un jour, écrire un livre sans violence ?
Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. Le capitalisme en tant que système de pouvoir est intrinsèquement violent. Les écarts de richesse dont nous parlions sont violents. Le fait que 99 % des richesses soient contrôlées par 1 % de la population et qu’il y ait des gens qui possèdent des centaines de milliards de dollars alors que d’autres meurent de faim… Alors qu’en ce moment même, dans les montagnes de Caroline du Nord, des gens ont perdu leur maison à cause d’un ouragan et n’ont pas d’eau, pas de nourriture et pas de route pour partir, c’est violent. Je ne peux donc pas m’imaginer écrire une telle histoire, car ce serait de la fantaisie. Vous savez, en France, on me pose souvent des questions sur les armes à feu, sur la culture des armes à feu. Et une chose que je dis souvent, c’est que je ne serais pas surpris d’ouvrir mon téléphone à la fin de notre conversation et de voir qu’il y a eu une nouvelle fusillade dans une école. C’est exactement ce qui s’est passé il y a quelques jours. J’étais en train de discuter avec quelqu’un à ce sujet dans le cadre d’une interview. À la fin de l’entretien, j’ai consulté mon téléphone et j’ai appris qu’une fusillade avait eu lieu dans une école du Tennessee. Je ne me souviens plus du nombre de victimes et de blessés mais le fait est que c’est quelque chose qui se produit jour après jour. C’est aussi américain que la tarte aux pommes. Vous vous dissociez de la réalité parce que c’est tellement banal et que cela se produit de manière répétée. Pour moi, il est donc impossible d’écrire un roman américain véridique sans violence. Et ce, même si l’on se place du point de vue de riches super privilégiés qui n’ont pas à faire face à toutes les choses dont nous parlons. N’est-ce pas ? La réalité sous-jacente de cette histoire est que la raison pour laquelle ils n’ont pas à en faire l’expérience est le privilège, et le privilège est violent. Parce que c’est nous qui avons cela et personne d’autre ne l’a. Pour moi, les institutions qui sont dépassées en ce qui concerne le pouvoir dans ce pays, et la réalité quotidienne de la vie dans ce pays, sont intrinsèquement violentes, et il serait malhonnête d’essayer de les présenter autrement que comme telles.
En parlant de ce qui s’est passé récemment en Caroline du Nord, avec l’ouragan, quelles risquent d’en être les conséquences à long terme sur un territoire tel que celui où vous vivez ?
Il y a beaucoup de choses, parce que des villes entières ont été emportées par les eaux. Et nous continuons à parler de ces événements comme s’il s’agissait d’événements uniques. Comme si nous allions reconstruire. Mais il ne s’agit pas d’événements ponctuels. On parle aujourd’hui d’inondation centennale ou d’événement météorologique centennal, mais ces événements se produisent chaque année. Il y a donc des endroits dans ces montagnes qui ne seront jamais… Ils ne se rétabliront jamais. Mais ce que j’ai pu observer à distance, c’est que je venais d’arriver en France quand Hélène a frappé… Je suis arrivé le dimanche, la tempête a frappé le jeudi. Vendredi, j’étais au téléphone avec des amis qui avaient tout perdu. Ils n’avaient plus rien, putain. Comme je l’ai dit à La Rotonde, à Paris, j’étais au téléphone avec un ami qui, lorsqu’il a répondu au téléphone, pleurait et m’a dit qu’il avait perdu tout ce qu’il possédait. Cet homme a plus de soixante-dix ans, il en a 75. Il ne s’en remettra jamais. Il a tout perdu. Il a perdu sa maison, ses véhicules, tous ses biens. Il ne s’en remettra jamais. Le problème, c’est qu’en tant que pays, nous continuons à ne pas vouloir parler de la crise climatique comme de quelque chose de réel… Et c’est tout simplement stupéfiant. C’est parce que c’est politisé, et c’est parce que c’est politisé, parce que… Cela menace les marges de profit. C’est à cause du capitalisme que c’est politisé. C’est parce que ces gens ne veulent pas avoir à faire le travail et ne veulent pas avoir à perdre l’argent pour s’occuper des choses qui sont entre leurs mains. Mais de loin, ce que cela m’a montré, c’est que nous sommes une région dont l’économie a été réduite au tourisme. C’est la seule source d’argent. Il n’y a pas d’industrie. D’abord le bois, puis le charbon, et maintenant le tourisme. Et nous continuons à être un endroit qui refuse de reconnaître le tourisme comme une économie extractive. Cela signifie que vous amenez tous ces gens, qu’ils tombent amoureux de la région, qu’ils veulent y vivre, qu’ils achètent des logements, que les prix augmentent et que, soudain, les personnes qui occupent tous ces emplois ne peuvent plus se permettre de vivre dans la région. Ils sont donc déplacés. Et ils sont déplacés de lieux où ils étaient enracinés depuis des générations et des générations. Je pense que ce moment a mis en lumière la fragilité du tourisme en tant qu’économie. En d’autres termes, ces endroits ne se rétabliront pas assez vite pour que le tourisme soit une industrie viable. Je ne sais donc pas ce qui va se passer. Il n’y a pas de travail. Les gens n’ont pas d’emploi, ils n’ont pas de maison où rentrer s’ils avaient un emploi. Je pense que ce que nous avons vécu est quelque chose qui va vraiment altérer cette région dans son ensemble. Peut-être pour une durée indéterminée.
Maintenant que vous êtes un écrivain confirmé, quel conseil donneriez à quelqu’un qui souhaiterait s’engager sur cette voie ?
Il y a quelques jours, j’ai rencontré un jeune écrivain à Toulouse. Il s’appelait Max et je ne me souviens plus de son nom de famille, mais il venait de publier son premier roman en France. Il était très enthousiaste à l’idée de me parler. Il avait l’air d’avoir une vingtaine, voire une trentaine d’années. Mais il m’a posé cette question. La réponse est… souvent la même, à savoir qu’il faut lire. C’est ce qu’il faut faire, lire. Consommer autant de littérature que possible. Et je pense que c’est vrai. Mais ce que l’on oublie souvent de dire, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de lire. Quand je lis un livre, je suis presque incapable de le lire uniquement pour le plaisir, parce que j’étudie ce qu’ils font. Je pense à un romancier comme Daniel Woodrell et je n’oublierai jamais la première fois que j’ai lu La fille aux cheveux rouge tomate. J’ai lu le premier chapitre et lorsque j’ai atteint la fin du premier chapitre, je me suis rendu compte que je n’avais pas respiré. J’ai tout de suite pensé : comment a-t-il fait, bordel ? Comment a-t-il fait ? C’est ainsi que pendant les mois qui ont suivi, j’ai relu ce chapitre encore et encore. Je n’ai pas avancé dans le roman. J’ai lu ce chapitre encore et encore en essayant de comprendre comment il avait fait. En d’autres termes, je pense que les jeunes écrivains doivent consommer beaucoup de livres et de littérature. Et lorsqu’ils trouvent quelque chose qui les interpelle et qu’ils se disent que c’est ce qu’ils veulent faire, que cela les passionne, il ne suffit pas de le lire. Il faut l’étudier. Vous devez comprendre comment a pu être créé ce type de mouvement. Comment on a pu créer ce jeu avec la langue. En ce qui me concerne, je me revois quand j’étais un jeune écrivain et je me vois aujourd’hui, et la différence, c’est le contrôle. C’est comme apprendre à conduire une voiture. La première fois que vous apprenez à conduire une voiture, s’il s’agit d’un levier de vitesse et que vous jouez avec l’embrayage, la pédale de frein et l’accélérateur, et que vous essayez de la faire avancer là où vous le souhaitez, elle cale et vous changez de vitesse, et vous avez des soubresauts, mais une fois que vous avez conduit une voiture pendant trente ans, c’est tout à fait fluide. On acquiert un autre type de contrôle. Et moi, maintenant, je pense que je ressens ce type de contrôle. J’ai l’impression de pouvoir inciter un lecteur à lire, même s’il n’en a pas envie. Je pense que lorsqu’ils sont allongés dans leur lit le soir et qu’ils feuillettent les pages, qu’ils deviennent fatigués et ils se disent qu’ils doivent s’arrêter là… J’ai l’impression qu’en tant qu’écrivain, je peux les faire veiller jusqu’à 4 heures du matin. J’ai l’impression que je peux le faire par les choix que je fais sur la page. J’ai l’impression que je peux faire en sorte qu’une phrase soit rythmée et que je puisse jouer avec la musicalité de la langue d’une manière presque imperceptible, mais qu’ils le ressentent lorsqu’ils la lisent. Et tout cela passe par l’étude des écrivains, des très bons écrivains, des écrivains que vous aimez. Et peu importe qui. Je pourrais citer des auteurs que j’aime, mais ce serait différent pour vous, et ce n’est pas grave. Peu importe ce qui peut vous faire plaisir. Quelle que soit la littérature que vous aimez. Essayez simplement de comprendre pourquoi. Pourquoi est-ce que je l’aime autant ? Qu’est-ce qui qui me touche autant ? Et ensuite, essayez de l’imiter. Les musiciens font la même chose. J’ai entendu un musicien dire un jour que la première chose qu’il a faite, lorsqu’il essayait d’apprendre à écrire de la musique, ce fut d’apprendre toutes les chansons de Johnny Cash. Puis il a écrit ses propres paroles sur les chansons de Johnny Cash. C’est ainsi qu’il a appris à écrire de la musique. Je pense qu’il a simplement étudié.
C’est Miles Davis qui disait qu’il fallait maîtriser son instrument, maîtriser la musique, puis oublier toutes ces conneries et se contenter de jouer.
C’est vrai. Vous savez, les écrivains disent qu’il faut connaître toutes les règles pour pouvoir les enfreindre. C’est la même chose. Une fois que vous avez le contrôle total, il y a un niveau de jeu qui n’existe pas au début. Je reviens en arrière et je regarde mes premiers travaux, il y a un livre qui a été publié quand j’avais 25 ans, il n’a jamais été traduit, c’était un livre de non-fiction. Je reviens en arrière et je pense à ce livre, je le déteste. Je ne pense pas qu’il était bon. Mais je peux reconnaître que je commençais à bien faire certaines choses. C’est juste que je manquais de contrôle.
***
Pour les plus curieux, lors de la rencontre publique organisée par la Librairie 47°Nord à Mulhouse et animée par Johann Landwerlin, David Joy évoquera ce qui devrait être son prochain roman déjà en cours d’écriture. Il confiera avoir eu le désir de revenir à quelque chose qui soit plus amusant à écrire pour lui, ces deux précédents romans (Nos vies en flammes et Les deux visages du monde) lui ayant demandé un investissement émotionnel assez intense pour un accueil relativement modeste aux Etats-Unis. Il est donc en train d’écrire une histoire d’amour mais, il l’a bien précisé, à la sauce David Joy… Wait and see, comme on dit !
Un grand merci à Arnaud Chepfer et la Librairie 47°Nord à Mulhouse pour avoir organisé la venue de David Joy et pour leur accueil, à Marie-Laure Pascaud des Editions Sonatine qui aura permis à cette interview d’avoir lieu, Elsa Grassy et Stéphane Vanderhaeghe pour leur aide sur quelques détails de traduction, ainsi qu’à, bien évidemment, David Joy.
Saturation totale est le dernier volet de la « trilogie du Dark Web » du Polonais Jakub Szamalek. Entamée par Tu sais qui en 2022 et surtout brillamment poursuivie, semble-t-il vu les échos, par Datas sanglantes en 2023, la série livre ici son verdict et tous ses secrets jusque-là incomplets. Il est évident que commencer une série par la fin n’est sûrement pas un conseil à donner mais on s’en sort néanmoins dans les grandes largeurs, restant juste un peu de côté quand sont évoqués certains épisodes précédents.
« Julita est une journaliste indépendante reconnue, mais elle est toujours obsédée par le créateur du site qui a essayé de l’assassiner, elle est toujours aussi intriguée par ses sentiments à l’égard de Jan, son partenaire qui lui a appris à éviter les embûches du dark net.
Le roman suit les trajectoires de différents acteurs du web. Un mathématicien soviétique viré de l’université pour avoir travaillé sur la création d’un monstre informatique inutile : l’Intelligence artificielle.
Un mystérieux homme d’affaires qui signe des contrats avec toutes les bibliothèques pour numériser leurs fonds. Un jeune père dépassé, devenu spécialiste des fraudes informatiques, perplexe devant le virus étrange qu’il vient d’isoler. Tout ça sur fond d’éboulement du barrage d’une mine de cuivre qui n’est peut-être pas un hasard non plus. »… et qui s’avèrera être un Tchernobyl polonais.
Il est bien sûr impossible d’évoquer la valeur, l’intérêt soutenu ou pas de cette série et on se contentera de donner quelques impressions sur ce dernier volume. Deux personnages sont déjà connus il s’agit de la journaliste Julita et son compagnon d’aventures, son sherpa du Dark Web, Jan. Seront adjoints trois, quatre autres personnages importants et autant de parcours de vie que nous suivrons et où nous seront montrés les doutes, les interrogations, les combats, les douleurs et peines. C’est la première belle surprise du roman, les personnages sont canons, bien brossés, développant d’emblée un intérêt voire une empathie. Finalement les seuls « boiteux » du roman sont l’équipe Julita/Jan dont les relations amoureuses tumultueuses sont pénibles voire franchement insupportables et ralentissent parfois, sans aucun intérêt, une intrigue menée tambour battant dans les labyrinthes du Web.
Jakub Szamalek montre de vraies belles qualités de conteur et l’histoire se dévoile passionnante, rôdant dans les entrailles du web mais aussi dans des terrains beaucoup plus politiques et économiques et le nom du Polonais est à cocher pour l’avenir. L’auteur nous apprend beaucoup sur les données informatiques qui errent sur le net, notre présence jamais effacée, nos failles face à une nouvelle criminalité techno. On est souvent stupéfait par ce qu’on y apprend. Et même si parfois, on a l’impression de se trouver un peu dans un épisode de Mission Impossible, reconnaissons la belle maîtrise du récit de Szamalek parvenant à nous informer sans nous perdre ou nous lasser. S’il va bien vous informer sur les maux que nous aurons tous à subir à plus ou moins longue échéance, Saturation totale, de révélation en révélation, de surprise en surprise, risque aussi de vous saisir… Quoi mon grille-pain me flique ? Quoi, ma machine à laver serait une balance ?
On vous a déjà parlé de l’auteur anglais Benjamin Myers pour deux polars Degradation et Noir comme le jour, sortis au Seuil en 2018 et en 2020. Deux intrigues policières particulièrement troubles, parfois dérangeantes dans une ambiance gothique très prononcée.
« Au nord de l’Angleterre, dans la région des lacs, une jeune fille s’enfuit avec un bébé. Ignorante de tout, elle plonge dans une nature sublime et dangereuse ; elle lutte contre la faim, les éléments, les hommes qu’elle croise – l’agriculteur, l’ermite, le chasseur ; elle rêve de traverser les eaux pour gagner une île miraculeuse où elle élèverait l’enfant dans la joie. Mais le prêtre local est chargé de les retrouver. Il engage le braconnier pour l’aider à les traquer. »
Ecrit avant les deux polars précédemment cités, Le prêtre et le braconnier, au titre lorgnant de manière très manifeste vers la parabole biblique, a toutes les couleurs blafardes d’un vrai sale « South Gothic » à la seule différence très significative que l’on n’arpente pas ici le Texas ou la Louisiane mais le nord de l’Angleterre, une région de lacs, de tarns comme on dit là-bas où pointent fells, des collines couvertes de lande, ainsi que des crags, des éperons rocheux escarpés.
Sur cette lande, désespérée mais totalement déterminée, fuit une gamine, une ado mal finie qui porte serrée contre elle un nourrisson qui ne serait pas le sien. Au début, on est dans un vrai brouillard typiquement anglais. Qui est cette fille ? Pourquoi fuit-elle. ? A qui est ce bébé ? Qu’a donc vécu cette gamine au point de quitter son existence de domestique pour affronter de son plein gré le froid, la faim, la soif, la peur, la douleur, la violence et la terreur ? Petit à petit, de petites lucarnes s’ouvrent partiellement vers la vérité, nous informent, nous laissent imaginer… sans aucune certitude. On est vraisemblablement au début du XXième siècle quand démarre ce périple où à la fureur des éléments se joindra l’inhumanité des humains rencontrés, faux amis et vrais salauds : paysan, chasseur, ermite… Mais c’est le prêtre qu’elle redoute le plus, qu’elle fuit de tout son corps et de son âme.
A sa poursuite, principal acteur de l’hallali, un prêtre, pervers, comme on s’en aperçoit très rapidement mais dont on ignore jusqu’à quelles extrémités peuvent le mener sa vilainie, ses perversions et ses visions de la foi déformées par sa folie et une addiction à la cocaïne très vite incontrôlée. Il est évident que la rencontre qui aura lieu sera éprouvante pour la petite fille qui ne sera jamais nommée ainsi que pour le lecteur très vite attrapé par la toxicité extrême du roman.
On est souvent déçus par ce genre de romans qui ont tendance à tomber rapidement dans les bains de sang dégueulasses et autres boucheries gratuites salopant, plombant parfois des cadres joliment baroques pour les transformer en navrants théâtres de grand guignol. La qualité des deux écrits déjà lus de Benjamin Myers nous préservait d’un tel marasme a priori et son roman, effectivement, s’avère hautement recommandable. La narration de la tentative de survie de la gamine et du nourrisson d’un côté et les errements « bibliques » du salopard ensoutané de l’autre rendent la lecture inquiétante, très rapidement. Tout au long de cette traque, Myers réussit à nous épouvanter. D’ailleurs beaucoup plus avec ce qu’il pourrait advenir que par ce qu’il se produit en fait, un des marques des grands auteurs.
Conte effrayant, méchamment toxique, Le prêtre et le braconnier, certainement la bonne surprise de l’automne.
Elie Robert-Nicoud qui nous a quittés l’an dernier à la veille de ses 60 ans, avait été entraîneur de boxe, traducteur, chroniqueur, éditeur et écrivain. Il avait aussi publié des romans chez Rivages Noir sous le nom de Louis Sanders, des polars situés dans une Dordogne qu’il adorait, souvent peuplée d’Anglais un peu perdus. On vous a déjà présenté son sympathique précédent roman, l’histoire étonnante d’un braquage très gonflé perpétré pendant un combat de boxe historique de Mohamed Ali,Deux cents noirs nus dans la cave.Changement de lieu et d’ambiance pour ce dernier rendez-vous avec Elie Robert-Nicoud.
À la mort soudaine de son ami et voisin Michel, Gilbert apprend que celui-ci était en fait richissime. Face à la pauvreté qui grève son quotidien, il cède à la tentation de s’accaparer sa fortune. Or, dans cette région isolée, ses agissements maladroits éveillent les soupçons et les convoitises de son entourage. Prêt à tout pour cacher son forfait, Gilbert s’enfonce dans une spirale irréversible de mensonges…
Au fin fond du Périgord noir et perdu, Gilbert, honorable vieillard entre en délinquance, aidé en cela par un employé de banque… original mais peu professionnel, semblant sorti de l’univers fantasque d’un Franz Bartelt. Gilbert n’est pas trop fier de lui mais ses mensonges, le cadavre caché dans un congélateur, ses petites facilités nouvelles dans la vie, tout ça, ça tient à peu près jusqu’au jour où apparait le neveu du défunt, tout juste sorti de taule et en quête d’un peu d’oseille facile récupérée dans le giron familial. Pas facile le gaillard, suspicieux devant l’absence prolongée de son oncle, prompt à balancer des beignes à sa compagne et décidant d’attendre sur place le retour de son tonton adoré… Gilbert ne fait plus le malin. Peut-il compter sur l’aide de son voisin anglais, pas au mieux en ce moment ? Plus de boulot, femme partie, plus d’argent et donc plus d’alcool à engloutir pour oublier sa misère…
Joli conte noir, L’argent de mes amis séduira tous ceux qui désirent un cadre romanesque chaleureux aux notes humoristiques très prononcées. La tension monte petit à petit, la peur de Gilbert croît et le vieil homme en panne de solutions doit se résoudre à prendre comme allié un Anglais alcoolo. Le roman déborde de tendresse, se lit avec un sourire constant et on n’a pas envie que cela se termine mal… mais va savoir les auteurs sont parfois fourbes.
La règle du crime est le deuxième volet d’une trilogie romanesque sur Harlem à Manhattan à différentes périodes de son histoire, initiée par Colson Whitehead, une des plumes les plus brillantes et fascinantes de l’époque. Commencée l’an dernier avec Harlem Shuffle qui racontait trois histoires criminelles situées dans les années 60, cette trilogie prend encore plus d’ampleur avec ce second volume nous contant trois histoires situées dans les années 70 en centrant à nouveau son propos sur Ray Carney, commerçant ayant pignon sur rue avec son magasin de meubles dont une partie du stock est alimenté par des marchandises et accessoires tombés de camions. Il est rare d’éprouver un tel plaisir à retrouver un personnage dès sa deuxième apparition et pourtant Carney est très attachant avec sa préoccupation à se décrire comme un honnête commerçant œuvrant pour l’unique grand bien de son épouse et de leurs deux enfants. Comme dans « Harlem Shuffle », Carney manifeste un certain talent à nous prendre vraiment pour des quiches, nous expliquant que s’il retourne du côté obscur de Harlem, c’est contraint et forcé. Pour mener à bien ces magouilles et affaires douteuses, il s’adjoint l’aide précieuse de Pepper, un vieil ami de son père et un gaillard qu’il vaut mieux avoir dans son camp, qui n’hésite pas à faire parler la poudre ou ses poings.
Colson Whitehead nous avait habitués à changer d’univers à chaque roman comme nous le montrait notamment ses deux prix Pulitzer reçus consécutivement pour Underground Railroad et Nickel Boys. Aussi certains fans de l’auteur pourront peut-être se montrer un peu déçus qu’il persiste dans cette histoire racontant Ray Carney mais aussi et surtout Harlem. Mais Colson Whitehead est un New-Yorkais amoureux de sa ville et avait certainement besoin de plus d’un roman pour conter et honorer le bastion de résistance noire de Manhattan. Journaliste au NY Times et au Village Voice, Whitehead avait suggéré sans la nommer la grosse pomme dans L’Intuitionniste comme il avait écrit de belles pages sur des errances urbaines dans Le Colosse de New York : Une ville en treize parties mais jamais de manière manifeste ou romanesque. Il fallait bien qu’il y vienne un jour, c’est en cours et c’est tout bon. «Si je suis ici, c’est parce que je suis né ici, à jamais perdu pour le reste du monde.»
New York, 1971. Les ordures s’amoncellent, la criminalité atteint un niveau record, la ville court à la faillite et un conflit éclate entre la police et la Black Liberation Army. Dans cette ambiance de siège, Ray Carney, le vendeur de meubles un peu voyou rencontré dans Harlem Shuffle, fait profil bas pour le bien de sa petite entreprise. Jusqu’à ce concert des Jackson Five, qu’il rêve d’offrir à sa fille. Il reprend alors contact avec Munson, un inspecteur blanc corrompu jusqu’à la moelle, qui lui promet de lui trouver des places à en échange d’un petit coup de pouce…
Ainsi commence le début des galères d’un Ray Carney qui se poursuivront avec la recherche d’une actrice disparue en 73 avant de se terminer par l’horreur de la corruption devant la recrudescence des incendies criminels en 76. Comme dans tous les romans de Colson Whitehead, la question des droits civiques, de l’égalité entre les blancs et les minorités exploitées est au centre des intrigues, forme un arrière-plan toujours très politisé : Black Panthers, Black Liberation Army, blaxploitation, magouilles immobilières, corruption, incendies, festivités du bicentenaire des USA s’intègrent parfaitement aux intrigues souvent violentes malgré un ton résolument et brillamment humoristique, un tantinet moqueur, gentiment railleur, doucement hilarant, un bonheur et tout cela au son de la Motown…
On peut très bien comprendre que certains soient peu enthousiastes de ce virage (provisoire ?) résolument polar emprunté par Whitehead, ces histoires très « hard boiled » où on flingue et bute avec un certain entrain, une certaine détermination due parfois à l’absence d’autre alternative que de tenter de sauver sa peau. Colson Whitehead a choisi d’emboîter le pas de ses aînés, deux très grandes voix du polar new yorkais aujourd’hui disparues : Chester Himes, l’auteur de La reine des pommes qui a tant décrit Harlem dans ses polars et Donald Westlake qui a créé deux cambrioleurs devenus cultes chez les aficionados. Il a ainsi emprunté le caractère sombre, très hard boiled des histoires mettant en scène Parker et d’autre part, l’humour très fin qui illumine les aventures de John Dortmunder, le cambrioleur malchanceux. Il est néanmoins recommandé de commencer par lire Harlem Shuffle sorti en poche récemment pour bien voir l’évolution des personnages comme celle du quartier en quelques années.
Et sinon ? Si vous avez aimé le premier volume, celui-ci va peut-être encore plus vous réjouir. Les personnages sont beaucoup plus ancrés et donc leurs agissements beaucoup mieux compris. Pareillement les environnements politique, social, économique, humain et culturel sont plus partie intégrante de l’intrigue que dans le premier tome, indiquant parfois un caractère obligatoire à certains choix effectués par Carney et Pepper. Colson Whitehead est un grand conteur et si les digressions sont nombreuses, elles contribuent à finir d’envoûter le lecteur, si ce n’est pas fait dès la première page engloutie. Un enchantement !
C’est l’histoire d’un jour de solstice d’été au milieu de nulle part.
C’est l’histoire de deux jeunes types qui zonent sur le parking d’un supermarché dans une vieille Clio, à se chambrer et à enchaîner les bières et les joints.
C’est l’histoire d’un médecin, dont la vie rangée et la famille modèle, construites dans une obsession de réussite, volent en éclats, un homme éméché qui ressasse, impuissant, ses échecs et s’enferme peu à peu dans un monologue paranoïaque et délirant.
C’est l’histoire d’une soirée qui n’en finit pas, d’un snack sur le bord de la route, d’un trip dans la nature et d’une petite cabane au bord de l’eau, de Max et de Théo, de Rombouts et du tenancier de Chez Moustache, d’un médecin à la dérive, de traînards, de la haine et de l’ennui, de ce qu’on ne regrette que parce que cela nous échappe, du besoin de possession et du constat amer que rien ne se contrôle, de l’ivresse et de la violence.
C’est la rentrée littéraire des poètes au premier roman. Il y a le sublime Amiante de Sébastien Dulude, mais il y a aussi Mythologie du .12 du belge Célestin de Meeûs. C’est publié par les éditions du Sous-Sol avec, en couverture, L’Ange du foyer, peinture du surréaliste Max Ernst, alors même que l’on célèbre le centenaire du Manifeste fondateur du surréalisme.
Ce n’est pas l’histoire que l’on retiendra ici. Tout est parfaitement prévisible. Pas franchement original. Des trajectoires assez quelconques qui finissent pour se rencontrer en un climax. On peut, potentiellement, facilement s’en désintéresser. Et j’ose imaginer qu’il y a de quoi en décevoir certain(e)s. On notera, peut-être, quand même, les curieuses références à la mythologie grecque par le prisme du personnage de Théo. Néanmoins, cela ne fait pas une histoire. Oui, je sais, dit ainsi, ce n’est pas très vendeur. Mais c’est la faiblesse du livre. Une faiblesse qui pourrait d’ailleurs être une conséquence de sa meilleure qualité. Ou pas. Là, c’est une simple supposition. Tout ça pour dire que, peut-être, aurait-il fallu élaborer l’intrigue à l’image de la forme.
La qualité du livre, ou plus exactement ce qui fait sa force, mais qui peut là aussi en rebuter certain(e)s, c’est le style d’écriture de Célestin de Meeûs. Ce sont de longues phrases, parfois de plusieurs pages, qui composent ce livre. Alors pas des longues phrases lourdes et ampoulées. Mais des phrases avec du souffle, ponctuées de nombreuses virgules, qui n’épuisent pas. Cela fait l’effet d’un flot de mots qui nous aspire. Déjà court, le roman ne se parcourt ainsi écrit que plus vite. Pour le lecteur, ça passe ou ça casse. Mais, à mon sens, il n’est ici pas difficile de se laisser porter par la plume.
Mythologie du .12 est un exercice de style plutôt réussi mais qui manque un peu de substance pour pleinement convaincre. Un premier roman engageant, au net potentiel, qui semble passer un peu à côté de ce qu’il aurait vraiment pu être. Pour autant, rien que pour l’écriture, tentez-le, vous pourriez être surpris.
Voilà donc le 24e titre publié dans une de nos collections préférées qui continue d’avancer malgré la disparation de son grand manitou, Bertrand Tavernier. Si la lecture du 23e et précédent western m’avait fait craindre des difficultés à dénicher ou revisiter de bons textes, ce sentiment est balayé à cette étape. T. T. Flynn n’avait jamais été traduit jusque-là en français et ce prolifique auteur pourrait bien offrir à l’avenir d’autres duels de ce calibre.
Will Lockhart est en quête de vengeance après la mort de son frère, tué par des Apaches armés de fusils fournis illégalement par des marchands d’armes blancs. Lorsque Lockhart arrive à Coronado, le puissant rancher Alec Waggoman et ses fils, Dave et Vic, règnent sur la région avec une poigne de fer. Son enquête dérange vite un pouvoir assis sur la corruption et la violence…
Pour beaucoup, L’homme de la plaine est donc un western d’Anthony Mann (son plus beau disent certains) avec James Stewart en vedette. Et sans doute que l’adaptation cinématographique et son épure scénaristique ont donné une aura nouvelle à une histoire plus ramifiée sur le papier. Mais Theodore Thomas Flynn (1902-1979) est un écrivain de pulps, de romans d’aventures, de westerns, un pro, méticuleux dans son approche documentaire, rôdé aux canons de l’écriture de genre.
Pour décrire les montagnes du Nouveau-Mexique, il a lui-même parcouru le terrain. Lumières, reliefs, variété minérale ou végétale… éclatent d’authenticité. Les chevaux et leur maniement sont particulièrement mis en valeur. Cela révèle la passion de l’auteur qui, plus tard dans sa vie, abandonnera la plume pour tout leur consacrer. Mais il y a une enquête au cœur de ce western, qui l’apparente à un bon petit polar d’époque : qui a détourné et vendu les armes de l’US Cavalry aux Apaches qui ont tué le frère de Will Lockart ? En congé officieux de ses propres fonctions militaires, Will apparaît dans une communauté du Sud-Ouest aux fragiles équilibres. Un baron local, déclinant, y tient le haut du pavé, position obtenue par une brutalité ouverte. Mais elle est peut-être à l’image d’un rude pays. Ce système craque parce que Will l’ébranle par sa perspicacité, son opiniâtreté et sa volonté d’en découdre. La communauté se divise, les vilaines figures se dévoilent, les armes sortent des holsters et les secrets sortent du placard. Avec un suspens spécifique aux suites feuilletonesques, T. T. Flyn nous fait vivre les rebondissements de l’enquête de Lockart, sur le fil du rasoir.
C’est aussi un western sur le pouvoir et son tribut, sur la richesse économique, acceptable même si elle s’affirme par le rapport de force, dévoyée quand les escrocs et profiteurs la détournent sans scrupules.
Un style parfois un brin désuet (pour reflet, les ourlets de James Stewart au-dessus des bottes sur cette belle couverture) pour un texte valeureux, généreux en action. A découvrir donc.
Stillicide, titre original de ce texte de Cynan Jones, désigne une eau qui s’écoule goutte à goutte. On est ici propulsé dans un monde dystopique où un convoi protégé par un commando de militaires achemine l’eau jusqu’à la ville : l’eau est une ressource rare, tellement qu’il faut des tickets de rationnement pour en obtenir et que les icebergs, avec leur provision d’eau douce, sont commercialisés et charriés à travers le monde. Ainsi se dévoile lentement une intrication d’êtres qui, en douze chapitres, dépeint une société terriblement plausible, happée par le problème de l’eau et de sa redistribution.
Iceberg est mon premier roman de l’écrivain gallois Cynan Jones, dont on m’a à nouveau dit le plus grand bien, mais il n’est peut être pas le livre le plus évident pour entrer dans son œuvre. Néanmoins, il était assez singulier pour qu’il soit légitime d’en parler.
Les amatrices et amateurs de dystopies ont probablement déjà eu plus que leur lot de lectures ayant pour thème le réchauffement climatique. Celle-ci, en revanche, se démarque peut-être plus par sa forme, que sur le fond. Estampillé roman, Iceberg n’en est pas vraiment un. C’est avant tout un recueil de courtes de nouvelles, que l’on perçoit ici comme des fragments, et dont certaines histoires s’entrecroisent. Ces textes furent initialement pensés pour être lus à la radio, sur la BBC, sous forme d’épisodes de 15 minutes. On apprend ça dans les notes de l’auteur, en fin de livre, mais il eut été pertinent de faire figurer cette information en début de livre, cela afin que le lecteur ne se trouve pas trop dérouté par la forme dès les premières pages.
Ces textes courts, très épurés, pour ne pas dire parfois minimalistes, sont écrits avec une certaine urgence dans la plume. Tout va très vite. Les textes sont parfaitement cadencés et confectionnés avec précision. Néanmoins, ce rythme rapide, cette immédiateté, demande une attention de tous les instants au risque de vite être perdu. Il est facile de trouver l’ensemble confus, que tout est délié, tant le rythme est particulier. Si c’est ce qui peut faire sa faiblesse, c’est aussi ce qui fait sa force, l’expérience étant ainsi relativement unique.
Iceberg est un livre à part dans la bibliographie de Cynan Jones, et un livre à part tout court. Il ne plaira pas à tous, c’est certain, mais la singularité de la forme et la pertinence du fond ont de quoi séduire les plus curieux. Aussi bref que percutant.
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