Nyctalopes

Chroniques noires et partisanes

HENUA de Marin Ledun / Série noire / Gallimard.

« Nuku Hiva, Marquises nord, 12 octobre 2023

Le colosse évolue à flanc de montagne, un fusil et un sac en bandoulière. Son torse massif est trempé de sueur. Il porte un tee-shirt Shell rouge vif qui lui colle à la peau, un treillis militaire et des baskets usées jusqu’à la corde. D’épais tatouages aux motifs complexes  courent sur ses mains et ses avant-bras, réapparaissent dans le cou et lui mangent le visage en de larges plaques noires rectangulaires qui disparaissent sous une casquette Hinano délavée, n’épargnant que le blanc de ses yeux et la grimace de sa bouche, tordue par l’effort.»

C’est lui, Teïki, qui découvre le corps sans vie d’une jeune femme, Paiotoka O’Connor.
On est dans l’archipel des Îles Marquises.
L’enquête policière est confiée à Tepano Morel (Un Demi dont la mère était Marquisienne et le père, français). Elle se dédouble vite et oscille entre la volonté de résoudre le crime odieux et le désir (la crainte ?) d’apprendre l’histoire de sa mère, Simone Hauata, près d’un demi-siècle plus tôt.

Le cadre de l’énigme est grandiose (sans jamais donner dans la carte postale). Les fougères arborescentes se dressent entre les pics basaltiques, c’est une explosion de bananiers, de manguiers de palétuviers…Les cascades. L’océan.

Et, comme en contraste, les indices sont infimes : graines, colliers, tatouages…Et le silence de la population. La méfiance…

«Tout ce qui est simple ailleurs se complique, sur une petite île comme Nuku Hiva. Les frontières bien délimitées entre le bien et le mal deviennent poreuses… parce qu’une île, c’est aussi une sorte de petite cage où les règles ne sont pas tout à fait les mêmes que sur le continent
D’autant que la lutte contre drogue, prostitution, pauvreté, braconnage semble en marge des préoccupations de l’ancienne puissance colonisatrice….

Ce n’est pas la première fois que Marin Ledun est apprécié par Nyctalopes. Aucune bête , 2019, La Vie en Rose, 2019, Leur âme au diable, 2020.

Son écriture est concise. J’ai envie d’ajouter nette, cadrée, toute en capture de mouvements, de couleurs, comme si on décrivait là, un album de photos ou un tableau de peinture (Gauguin, par exemple ?)

Les couleurs ?

Turquoise, bleu profond, vert-gris, ocre et rouge, et… NOIR !

Soaz

SEUL L’OCEAN POUR ME SAUVER de Samantha Hunt / Le Gospel.

THE SEAS

Traduction: Alex Ratcharge

Cette petite ville de pêcheurs, ravagée par l’alcoolisme, est si loin au nord que toutes les routes vont vers le sud. Face à l’océan, une jeune femme esseulée s’imagine sirène. Elle espère le retour de son père disparu ; rêve d’ailleurs, et de l’objet de son désir dévorant – Jude, un vétéran de la guerre en Irak, fracassé et trop âgé pour elle, raisons pour lesquelles il refuse d’être plus que son ami. Cette relation, fusionnelle à défaut d’être charnelle, est autant un refuge qu’une source de frustration. Comment se réinventer au sein d’une famille au deuil impossible, désemparée et excentrique ? Comment partir de ce trou quand on a rien ?

Écrivaine américaine, Samantha Hunt s’est d’ores et déjà fait remarquer aux Etats-Unis. Dès son premier roman, Seul l’océan pour me sauver, publié en 2004 outre-atlantique, elle s’est fait un nom. Un premier roman qui aura même terminé dans les finalistes du prestigieux Women’s Prize for Fiction, anciennement Orange Prize for Fiction, récompense décernée au Royaume-Uni. Il aura fallu un certain temps, mais le roman en question arrive enfin chez nous, et ce grâce aux éditions Le Gospel.

Le résumé donne le ton, il y a quelque chose de pas bien joyeux dans cette ville du nord des Etats-Unis où évoluent les protagonistes du roman. Une poignées de personnages qui vivent au bord de l’océan, avec quelques traumas qui pèsent sur leur vie, et dessinent pour certains les contours de leur quotidien. Chacun, à sa façon, essaye de vivre avec le poids du passé. Le tout est d’arriver à ne pas se laisser submerger par les émotions et les sentiments, à garder le cap quand bien même les vagues se lèvent, parfois jusqu’aux impitoyables scélérates. Mais pour une jeune femme de 19 ans, sans horizon clair, cela peut être aussi intense que difficile. 

D’une plume légère et poétique, Samantha Hunt nous immerge avec beaucoup de délicatesse dans une famille haute en couleurs. Le souffle de son écriture est tel que l’atmosphère brumeuse du livre nous enveloppe instantanément. Si notre protagoniste principale a du mal à trouver les mots pour exprimer les maux, ce n’est pas le cas de Samantha Hunt dont le langage est riche. Par une sorte de réalisme magique, ce sont les thèmes du deuil, de l’amour impossible et de la sexualité féminine qu’elle développe dans ce conte intemporel. 

Seul l’océan pour me sauver est un roman tragique d’un bleu mélancolique. Il est aussi vaste et profond que l’océan lui-même. On est porté au gré des vents parfois tempétueux et on guette l’embellie ou le phare qui illuminera l’obscurité. Ce n’est pas de l’embrun que vous sentirez sur votre peau, mais bien des larmes.

Brother Jo.

LA FORME ET LA COULEUR DES SONS de Ben Shattuck / Terres d’Amérique/ Albin Michel

The History of Sound

Traduction : Héloïse Esquié

Il est des occasions (encore une fois) où des auteurs américains prouvent qu’ils prennent très au sérieux la forme courte, notamment par la qualité ou l’intensité données à des nouvelles. Né en 1984 dans le Massachusetts, Ben Shattuck – l’auteur qui nous intéresse aujourd’hui – est diplômé de l’Iowa Writers’ Workshop. Ses nouvelles lui ont valu d’être le lauréat du PEN/Robert J. Dau Short Story Prize et du Pushcart Prize.

Été 1919. Deux jeunes hommes, liés par un amour placé sous le signe de la musique, partent recueillir des chansons traditionnelles dans les campagnes du Maine, avant que l’un d’eux ne disparaisse brusquement. Des années plus tard, dans la maison où elle vient d’emménager, une femme retrouve les cylindres de cire enregistrés lors de ce fameux été… La première nouvelle de Ben Shattuck donne le ton de ce magnifique recueil qui explore le lien entre l’amour et la perte, et la manière dont celui-ci se métamorphose au gré du temps. Empruntant la forme musicale et poétique du « hook-and-chain », popularisée au XVIIIe siècle en Nouvelle-Angleterre, l’auteur relie chacune des nouvelles, tramant un récit où la mémoire d’un chaînon du passé resurgit fortuitement.

Un point d’explication avant de commencer. La forme musicale et poétique du hook-and-chain se présente selon le schéma suivant : A BB CC … A (pour clôturer). Ainsi dans le recueil, à l’exception de la première, les nouvelles se suivent comme en écho, à travers les époques. Puis la dernière « répond » à la nouvelle placée en première position, ici La forme et la couleur des sons qui donne son titre au recueil. Elle a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Oliver Hermanus : The History of Sound avec Paul Mescal et Josh O’Connor dans les rôles principaux.

L’intéressant procédé n’aboutit pas systématiquement à la constitution de couples de textes d’un équilibre parfait, à mes yeux. Par les balades qu’elles offrent dans les paysages de la Nouvelle-Angleterre, boisés ou marins, sauvages ou transformés par l’homme, en suivant aussi les méandres entre secrets et espoirs des personnages saupoudrés entre les quatre siècles qui les traversent, les nouvelles ciselées de Ben Shattuck ont de quoi séduire. C’est souvent fin et sensible et on quitte à regret ici ou là une histoire qui donne envie qu’elle soit prolongée.

Cela n’a probablement pas beaucoup d’importance mais je souhaite exprimer quelques satisfactions particulières.

La nouvelle La forme et la couleur des sons est de très haute tenue. Concept, écriture, émotions, c’est un texte qui touche au cœur, une véritable réussite. Globalement, les nouvelles de reconstitution historique comme celle-ci sont parmi les plus intéressantes. Edwin Chase de Nantucket raconte la surprenante visite de quelques heures d’un voyageur dans la ferme isolée de Nantucket où vivent une veuve et son fils à la fin du XVIIIe siècle. Serait-ce un intime du passé de la femme ? Le journal de Thomas Thurber est la chronique d’un hiver de bûcheronnage au fond des bois en 1907. Événements étranges, rivalités violentes, intempéries, l’expédition tourne au désastre et son auteur en écrit un journal à l’intention de sa femme, en attendant un hypothétique retour en ville… Un cygne dans la toundra se passe à notre époque et évoque le désarroi d’un père face aux troubles addictifs et comportementaux de son fils Ian. Employé de pépinière, il s’endette, vole et trafique des spécimens d’arbres pour réunir l’argent nécessaire aux cures qui pourraient rendre la santé à son enfant. Jusqu’au jour où Ian commet l’irréparable aux yeux de son père…

La nouvelle est un art, très américain. C’est ce que confirme Ben Shattuck.

Paotrsaout

LE CRIME DU BON NAZI de Samir Machado de Machado / Denoël, Sueurs Froides.

O crime do bom nazista

Traduction : Hélène Melo et Clara Domingues

Le train décolle, Hercule Poirot danse au pas de l’oie et Agatha Christie est un Brésilien. Pas sûr que toutes ces mutations « dégénérées », comme l’art du même tonneau, plaisent au chancelier autocrate et cinglé qui vient de prendre le pouvoir en Allemagne, suite aux élections législatives de novembre 1932. Néanmoins, ce jour d’octobre 1933, un dirigeable quitte Berlin pour rallier le Brésil, avant même la Nuit des longs couteaux et l’inauguration de ces camps de concentration destinés en premier lieu à l’incarcération des opposants politiques, des déficients mentaux et des homosexuels. Le vol LZ 127 Graf Zeppelin avale ainsi l’Atlantique de toute sa puissance luxueuse, digne d’un Orient-Express des airs. À bord, ça dégoise sec, entre deux lampées de Champagne ou un Puligny-Montrachet. Ҫa cautionne à tout-va le virage fasciste d’un empire germain en marche. L’opulence règne et s’accorde toutes les dérives verbales d’un entregent nauséabond. Après une escale à Recife, l’imposant obus aérien de la compagnie Luftschiffbau Zeppelin reprend son vol vers Rio de Janeiro. Tout de suite, un nouveau passager attire l’œil avisé du jeune Bruno Brückner, inspecteur assermenté de la Kriminalpolizei et croix gammée épinglée à la boutonnière. Un pur produit donc des nouvelles milices d’une gangrène nationaliste dont les dévoiements n’en sont qu’à leurs prémices. Un chien de garde en somme, en charge d’orchestrer le huis clos qui s’organise au sein de la nacelle. L’arrivant, monté à Recife se nomme Otto Klein, négociant en café pour le compte de l’armée allemande. L’anglais de service s’appelle William « Willy » Hay. Quant à la baronne Fridegunde van Hattem et le docteur Karl Kass Vöegler, médecin eugéniste spécialiste « des préjudices que le métissage porte aux nations », ils complètent la monochromie d’un tableau plus blanc que blanc. Pas question de laisser s’infiltrer les miasmes impurs dans l’un des fleurons de l’industrie du Reich. Même les membres de l’équipage du Commandant Hugo Eckener et autres seconds rôles se doivent d’être triés sur le volet aryen. Pourtant, l’inévitable grain de sable vient perturber le doux ronronnement des hélices. À l’aplomb de Salvador de Bahia, Otto Klein, ou plus exactement Jonas Shmuel Kurtzberg d’après un second passeport trouvé dans sa cabine, est retrouvé empoisonné au cyanure et figé dans un cri muet digne d’Edvard Munch. Seul flic du casting réduit, Bruno Brückner prend de fait l’affaire en main. Et avec ce crime en vase clos on entre évidemment de plain-pied chez Agatha Christie. Mais avec une victime juive et homosexuelle, Samir Machado de Machado ajoute une bonne dose de ces racismes éternels au décor Art Déco flottant de son roman. Le panel complet des suspects potentiels se voit interrogé, donnant ainsi à l’auteur l’occasion d’élargir le propos du livre à la censure des arts, aux intimidations totalitaires, à l’homophobie, à l’antisémitisme, à l’effet de meute sur les esprits simples, à toutes les ségrégations et autres déviances tenaces d’hier à aujourd’hui.
Après son copieux blockbuster précédent, Tupinilândia, le natif de Porto Alegre choisit cette fois les options d’une pagination réduite, d’un sprint en 140 pages vives et ramassées et d’un dénouement particulièrement inattendu, sorte d’impeccable valse des subterfuges et des identités, dont bien sûr nous ne dirons rien…

JLM

OBEISSANTES ET ASSASSINES de Sarah Bernstein / Editions du Sous- Sol.

Study for Obedience

Traduction: Catherine Leroux

Au tournant des saisons, dans une grande et sombre demeure au milieu de la forêt, une narratrice (peu fiable) nous raconte. Elle s’est installée ici, chez son frère récemment quitté par sa femme et ses enfants, afin de s’occuper de lui. Elle se consacre aux tâches ménagères, à la découpe du bois, lui lit le journal, le lave même, l’habille. Elle ne parle pas la langue de ce pays reculé du nord, où vivaient cependant leurs ancêtres persécutés. Peu à peu, d’étranges évènements se produisent autour d’elle : une hystérie bovine conduit à l’extermination du cheptel local, une brebis sur le point de mettre bas est prise dans une clôture, une chienne tombe mystérieusement enceinte, une épidémie de pomme de terre se propage… Les villageois paraissent accuser la narratrice, incapable de se défendre. Quand son frère revient de voyage, lui-même semble atteint par un mal étrange…

Écrivaine d’origine québécoise mais vivant désormais en Ecosse où elle enseigne la littérature et la création littéraire, Sarah Bernstein est l’autrice de deux romans et d’un recueil de poème. Son premier à arriver chez nous, grâce aux Editions du Sous-Sol, est son deuxième, Obéissantes et Assassines qui fut finaliste du prix Booker et lauréat du prix Giller. Une nouvelle et curieuse voix. 

C’est petit à petit que notre étrange narratrice plante le décor d’une étrange histoire. Elle nous raconte le quotidien de sa nouvelle vie, là-bas, dans le nord, chez son frère. Un quotidien qui n’a rien de très excitant mais qui, progressivement, se voit ponctué de moments bizarres et qui, rapportés par la narratrice, n’en deviennent que plus déconcertants. C’est aussi la relation entre elle et son frère que l’on découvre et que l’on voit se développer de façon très troublante.

Le texte est ramassé mais excellemment traduit par Catherine Leroux. Très descriptif et jamais très loin de l’exercice de style. Par sa plume, Sarah Bernstein installe une atmosphère, qui nous gagne autant qu’elle nous perd, ainsi qu’une inquiétude persistante. On en vient à se méfier. Mais de qui ? Ou de quoi ? Il y a une maîtrise formelle évidente. Mais rien, absolument rien, n’est clair. Le monologue de la narratrice est entêtant et perturbant, au point d’en devenir, presque, hypnotisant. On s’égare dans le fil de ses pensées. On se sent happé dans une spirale assez infernale. Mais où va l’histoire ? Où va ce texte ? Le doute est constant. Les questions soulevées sont nombreuses. Les réponses ne sont jamais vraiment apportées. 

Il est difficile d’avoir un avis clair et précis sur Obéissantes et Assassines de Sarah Bernstein. On a là un roman sans genre affirmé et avec une intrigue pas très évidente à saisir. On est dans l’attente d’un climax ou d’une conclusion explicite qui n’arrive pas. Un livre qui peut séduire par son écriture et tout ce qu’il a de mystérieux, mais qui peut tout aussi bien dérouter le lecteur et le laisser confus face à ses nombreuses interrogations. Préparez-vous à une découverte surprenante ou à un sévère mal de crane, au choix !

Brother Jo.

TOUT VA BIEN SE PASSER de Leye Adenle / Métailié Noir.

Unfinished Business

Traduction: Céline Schwaller

On avait découvert Leye Adenle, résident londonien natif du Nigéria en 2016 avec Lagos Lady. On y faisait la connaissance d’Amaka, avocate des prostituées de Lagos qui venait en aide à un apprenti-journaliste anglais très candide bien perdu dans la furie de la plus grande ville d’Afrique avec ses vingt millions d’habitants. En 2020, Feu pour feu marquait le retour d’Amaka dans une histoire purement nigériane où Adenle mettait en lumière les élections truquées, la corruption, l’intéressement personnel, les détournements de fonds et toute la voyoucratie en col blanc, maux universels mais dans une version nigériane. Aussi violent, hilarant et surprenant que le premier, ce second roman montrait l’intelligence, le savoir-faire et la malice d’Amaka qui migrait finalement en Angleterre pour ne pas pourrir dans les geôles du pays. C’est donc avec un vif plaisir que nous retrouvons aujourd’hui la lionne Amaka.

« Amaka, l’avocate qui n’a pas peur de s’attaquer au système politique mafieux qui règne sur Lagos, a promis aux filles qu’elle protège de toujours répondre à leurs appels au secours. Elle quitte donc Londres en catastrophe pour aider Funke aux prises avec un pasteur évangéliste. Pendant ce temps, une grande réunion de notables évangélistes est perturbée par l’irruption de la police, tous se dispersent à la recherche de l’argent transporté par avion et caché on ne sait où. »

« Tout va bien se passer » déclare un des personnages au début du roman et quand on connait l’auteur, on devine que c’est tout le contraire qui risque de se produire. On ne jettera pas la pierre à Métailié pour une quatrième de couverture très imparfaite, on serait bien en peine de résumer une intrigue aussi folle, tordue…

En gros, 100 millions de dollars, de l’argent sale qui devait être blanchi dans des banques du voisin ghanéen, ont disparu et la personne qui devait faire le taf a été tué. Où est donc passé ce magot que les différentes associations mafieuses qui y ont déposé leurs sales profits n’imaginaient pas aussi important ? Du coup, cela monte à la tête de beaucoup de personnes aussi nocives que dangereuses et cupides qui veulent s’emparer du trésor volatilisé mais toujours présent sur le sol nigérian : soldats de fortune ricains, flics ripoux, ancien général devenu chef de gang, congrégations religieuses mafieuses, tout le monde se met en chasse et c’est parti pour un joyeux et violent bordel de plus de 400 pages. Et au centre de l’intrigue Funke, une protégée d’Amaka, qui a été témoin de ce qu’elle n’aurait pas dû voir et qui se terre dans l’attente d’Amaka.

Furieux, Tout va bien se passer montre une fois de plus le talent de Leye Adenle à créer des personnages aussi inquiétants que cocasses dans une intrigue totalement ahurissante montrant une certaine réalité nigériane. Une intrigue particulièrement percutante n’ayant rien à envier aux meilleurs polars anglo-saxons.

Clete.

L’OURS DE CALIFORNIE de Duane Swierczynski / Rivages Noir.

California Bear

Traduction: Sophie Aslanides

Jack Queen, alias Killer, vient de sortir de prison grâce à Cato Hightower, un ex-flic du LAPD. Il a été blanchi pour un meurtre qu’il finit pourtant par avouer. Sa fille de 15 ans, Mathilda, veut à tout prix savoir si son père est coupable et mène l’enquête. Quant à « L’Ours de Californie », c’est un tueur en série qui n’a plus fait parler de lui depuis trente ans mais il est dans le collimateur de Hightower qui compte bien le confondre avec l’aide de Jack Queen. Qui a vraiment tué ? Qui ment ? Qui cherche à se venger de qui ?

Ne cachons pas le plaisir qui fut le nôtre en découvrant le retour de Duane Swierczynski auteur et scénariste de BD qui nous avait séduit autrefois avec The blonde ou Revolver et qui était resté trop longtemps muet. Du polar rugueux, malin, du page-turner efficace et parfait pour meubler un weekend pluvieux ou pour tout simplement s’évader aux USA et ici, plus précisément, en Californie.

N’ayant rien perdu de son talent pour créer des intrigues addictives, Duane Swierczynski nous entraîne très rapidement dans une histoire noire avec des personnages mystérieux dont la face cachée est suffisamment troublante pour qu’on enfile les pages. Le plaisir est immédiat pas vraiment mémorable non plus, il ne faut pas exagérer mais cela fonctionne bien…

Mais hélas, personnellement ça n’a pas fonctionné totalement pour moi. Un problème de casting qui certainement ne gênera pas la plupart des lecteurs mais qui m’a sorti totalement de cette intrigue pourtant bien menée, moins noire qu’autrefois et souvent balayée par un humour noir bien senti. Un personnage, et il ne s’agit pas de remettre en cause les choix de l’auteur, nuit dès le départ au ton général assez railleur, plombe, fait plonger le roman dans la grosse émotion dans son dernier tiers.

En lisant la postface, on comprend et respecte les raisons de la direction prise par l’auteur mais les conséquences sur une histoire devenue trop hybride, sans être totalement rédhibitoires s’avèrent quelque peu dommageables à l’aspect jubilatoire initial du roman.

Clete.

A TROIS ON SAUTE de Charlotte Bourlard / Au diable vauvert.

Marie et Rachel sont inséparables. La première prend soin de la seconde. Elles habitent sur une vedette hollandaise amarrée le long d’un canal à Liège. Leur quotidien est fait d’arnaques, de galères, de jeux et de folie.

C’est avec L’apparence du vivant, paru aux éditions Inculte en 2022, que l’on avait découvert la plume de l’autrice belge Charlotte Bourlard. Roman singulier qui remportera, à juste titre, le prix Sade. Son univers noir, étrange et pour le moins « malaisant », m’avait d’emblée séduit. Ma curiosité vivement piquée, j’en suis venu à réaliser un entretien fleuve. Ce livre plein de promesses m’a naturellement fait guetter la publication d’un deuxième. Nous y voilà. Mais changement de crèmerie. C’est désormais chez Au Diable Vauvert que ça se passe et le petit deuxième s’appelle A trois, on saute. Alors, aussi bon que le premier ?

Retour à Liège, qui servait déjà de décor à L’apparence du vivant. Cette fois-ci en compagnie d’un duo de femmes, parfois attachantes, parfois détestables, mais surtout cintrées et pernicieuses. Sur leur bateau, leur foyer, c’est depuis toujours qu’elles naviguent dans la marge. Mais c’est à pied ou en train qu’elles déambulent, allant gaiement et dangereusement de forfait en forfait, de folie en folie, de victime en victime. Une paire de paumées sans gêne, reines de la manipulation, qui rivalisent d’imagination pour commettre leurs crimes et magouilles en tout genre. Derrière cette vie, en toile de fond, un passif familial sombre. Si on ne sait jamais précisément où l’on va, dans cette histoire, on présume néanmoins que nos deux protagonistes vont bien finir par payer les conséquences de leur équipée sauvage. Mais quand ? Le rythme va crescendo et le lecteur est tenu en haleine jusqu’à la dernière et fatidique page. 

Si le ton est parfois drôle et décalé, les situations rocambolesque, la vilénie des actes et l’atmosphère glauque bien pesante ont de quoi vous faire passer l’envie de rire. C’est avec plaisir que l’on retrouve la plume simple et percutante de Charlotte Bourlard qui ne craint jamais d’être cru, frontale et perturbante. Elle ne prend pas de pincettes, c’est certain. Avec A trois, on saute, elle continue d’explorer les bas-fonds de la société sans jamais porter de jugement sur les marginaux qui peuplent son univers. Il lui arrive même de leur donner une part de lumière dans la noirceur qui est la leur. 

Le décapant nouveau roman de Charlotte Bourlard est du noir dans sa plus belle laideur. Une plongée en apnée dans la misère sociale aux côtés de personnages sur la brèche. La confirmation d’une voix atypique au charme crasse. 

Brother Jo.

LA MORT DE LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES de Zoran Ferić / Les Éditions Noir sur Blanc

Smrt Djevojčice sa žigicama

Traduction : Chloé Billon

Une fois n’est pas coutume, c’est le nez orienté vers l’Est que je rédige cette chronique. Le Missouri ? Ou Loctudy (dans la même direction mais plus simple à rallier) ? Que nenni. Dirigeons-nous vers la Croatie. Découvrir le roman de Zoran Ferić est un demi-hasard. Il n’est traduit que pour la deuxième fois en français et, à vrai dire, j’ignorais jusque-là l’existence même de cet homme. Toutefois, je garde un œil vigilant sur les productions de la maison d’édition Noir sur Blanc, installée en Suisse. Elle m’a déjà habitué à une qualité de textes, certes pas forcément noirs, mais bien bons à mon goût comme celui-ci de Zoran Ferić, un journaliste, romancier et nouvelliste né en 1961.

Quel est le point commun entre la mort d’une enfant de six ans sur une île croate et l’effondrement des empires communistes en Europe de l’Est ? Un lien existerait-il avec la gonorrhée d’un hermaphrodite ? Le roman policier se transforme en une comédie grotesque et diabolique : tous les maux de cette petite île, microcosme symbolique, proviennent de la paranoïa née de la perte de la mémoire collective, de l’histoire et de la morale.

1992. Sur Rab, une île de la galaxie insulaire croate, on enterre une petite fille morte de maladie, fille d’un ami du personnage principal, un médecin légiste de retour au bled pour des raisons pas très claires. La guerre qui va ravager totalement la Yougoslavie (au point qu’elle en deviendra l’ex-Yougoslavie), a commencé mais n’est qu’un tonnerre lointain sur les massifs montagneux, là-bas sur le continent. Sont-ils pourtant rassurés ces habitants ? Non. Cet événement est en soi déjà un véritable drame, et ce n‘importe où ailleurs. Mais est-ce l’effet de décennies d’événements politiques lourds (guerres fratricides entre factions pro ou antinazies pendant la Seconde Guerre Mondiale + régime socialiste certes titiste mais néanmoins totalitaire) ? Celui d’un microcosme îlien propice aux comportements euh bizarres ? Celui des vins de l’Adriatique ou d’autres liqueurs plus fortes qu’on consomme allégrement là-bas, pour ne pas faire différemment des voisins de la planète Balkans ? Très vite, le roman plonge dans les bizarreries de cette communauté, dans ces anecdotes qui la racontent et amènent à penser qu’ils sont décidément bien tarés. Ce qu’un peu de modestie et de relativité amènerait à nuancer. Penchez-vous sur un groupe humain à l’échelle d’un village, d’une commune, d’un canton… et vous trouverez les mêmes figures locales, droites ou tordues, les mêmes traditions ou habitudes étranges, les mêmes secrets éventés, les mêmes souvenirs moisis, les mêmes crispations ou haines. Et un humour local assez peu partagé ailleurs, probablement. La base de bonnes histoires, peut-être. La base d’histoires dérangeantes comme celle-ci sûrement. Car bien vite, on retrouve le cadavre d’un travesti roumain tandis que la dépouille de cette pauvre fillette abandonne son caveau…

Le texte de Zoran Ferić invite à une escapade géographique, historique et sociologique diablement rigolote. Oui, terminons cette suite d’adjectifs par un terme séduisant, quand même. Le gars est féroce avec ses pairs, c’est le moins qu’on puisse dire. Il résulte de ceci un roman tonique, consternant et cocasse à la fois. Une adaptation au cinéma a été réalisée en 2023. On aurait envie de la voir.

Pour finir, je ne saurais pas dire si, en langue croate, il existe un mot pour se rapprocher du weirdo américain ou du foutraque français. Il le mériterait amplement.

PS ; on aura sans doute pas l’occasion de le dire souvent. Alors un grand merci au travail de la traductrice capable de nous donner un texte qui régale, dans cette langue qui est la nôtre.

Paotrsaout

LES LONGS COUTEAUX de Irvine Welsh / Au diable vauvert

The Long Knives

Traduction: Diniz Galhos

« Raciste et corrompu, le député Ritchie Gulliver est retrouvé mort dans un entrepôt d’Édimbourg.

Les suspects sont nombreux : concurrents, opposants politiques, victimes de ses escroqueries…

Sorti de désintoxication, l’inspecteur Ray Lennox est chargé de l’enquête. »

Quand on parle de polar écossais, on a tendance, et je fais mon mea culpa, à citer William McIlvanney et son fils Liam McIlvanney, Ian Rankin, Val McDermid ou à s’émerveiller sur Alan Parks quand on n’a jamais ouvert un roman glaswégien du clan McIlvanney. Alors peut-être est-ce parce qu’il n’écrit pas que des polars ou qu’il n’est pas dans la hype mais on oublie souvent de citer celui qui nous emmène vraiment dans le pire de l’Ecosse, à Edimbourg, je veux parler d’Irvine Welsh. Sûrement trop réaliste dans ses écrits, trop effrayant pour le lecteur en quête de polars d’investigation grand public, l’auteur de Trainspotting continue pourtant à écrire des polars qui flinguent ses lecteurs courageux tout en poursuivant sans relâche une critique méchamment acerbe de notre société consumériste et des nantis qui bénéficient de l’impunité pour leurs méfaits et saloperies.

Utilisant un parler spécifique de la capitale écossaise, Welsh nous plonge non pas dans le caniveau mais au plus profond des égouts d’Edimbourg et c’est moche, c’est sale, désespéré et certainement plus proche d’auteurs ricains comme Palahniuk de Fight club ou Brett Easton Ellis d’American psycho que de ses compatriotes.

Suite de Crime (2008) sorti en 2014 Au diable Vauvert et adapté en 2021 en une série très réussie visible actuellement sur Polar+ avec un Dougray Scott très convaincant dans le rôle de Ray Lennox flic borderline poursuivant un psychopathe, Les longs couteaux ne nécessite pas d’avoir lu le précédent pour entrer dans l’enfer. Aucun problème pour suivre, si on a les couilles (vulgarité volontaire mais totalement justifiée), Ian Lennox dans son terrible chemin de croix. Lennox subit pas mal de traumatismes et addictions qu’on attribue souvent aux flics de polars mais à la différence de certains auteurs qui accumulent les poncifs, chez Welsh tout parait très crédible, très en phase avec la terrible quête de Lennox aidé par un flic londonien aussi tourmenté que lui nommé Mark Hollis (un hommage au leader disparu de Talk Talk ?).

Irvine Welsh aurait raté le Booker Prize en choquant la sensibilité de certains membres du jury et on veut bien le croire. Ce roman trash, vulgaire diront certains détracteurs ou tout simplement très réaliste comme énonceront ses partisans dont je fais assurément partie ne s’adresse pas à tous les publics et il suffira au lecteur d’aller au bout d’un prologue éprouvant pour savoir s’il est prêt psychologiquement à accompagner Ray Lennox dans cette série de meurtres par émasculation. Oui quand même, c’est mieux de prévenir. Dans cette traversée du Styx uniquement tempérée par un humour aussi sombre que le climat ambiant, Welsh nous raconte les bas-fonds d’Edimbourg, nous convie à des excursions glauques à Londres et fait naître les origines de l’abomination plus loin, sur les pistes de ski des Alpes et à Téhéran dans la barbarie iranienne des mollahs.

« Les changements constants et rapides de notre monde cantonnaient le peuple dans un état de peur et de soumission absolu. Dressés à accepter leur propre servilité par la culture de la téléréalité et des tabloïds, ils en venaient à tolérer, voire à vénérer les abus des élites. »

Le verbe est puissant, les attaques contre les élites particulièrement percutantes, la faiblesse humaine est appréhendée à chaque page. Effroyable cauchemar, Les longs couteaux d’Irvine Welsh est un très grand polar certes trash mais également admirable dans son discours… pour public très averti.

Clete

« Older posts

© 2025 Nyctalopes

Theme by Anders NorenUp ↑