Nyctalopes

Chroniques noires et partisanes

AU NOM DU PIRE de Pascal Bertin / Le Gospel.

En 2019, la mort du musicien David Berman marque profondément les esprits des fans de rock indépendant, toutes générations confondues. Dandy provocateur et intemporel, chanteur et poète ultra charismatique, il s’est fait connaître avec le groupe Silver Jews qui compta un temps en ses rangs Stephen Malkmus et Bob Nastanovich du groupe Pavement. En quelques albums clés, il a contribué à remettre de la poésie dans le rock’n roll des années 1990 et 2000, conjuguant humour noir, écriture littéraire et charisme de crooner grunge. Artiste maudit, il est considéré par de nombreux fans et journalistes comme un musicien aussi important que Bob Dylan ou Patti Smith en leur temps. 

Ecrit par Pascal Bertin – le journaliste (Libération, Tsugi, France Inter…) – à ne pas confondre avec son homonyme contreténor (mais peut-être que lui aussi donne de la voix), Au nom du pire : David Berman et Silver Jews face aux démons de l’Amérique est le deuxième livre des éditions Le Gospel, après L’Histoire de secrète de Kate Bush (et l’art étrange de la pop) de Fred Vermorel, consacré à un artiste musical. Cette fois-ci il est question de David Berman, un nom peut-être moins grand public que Kate Bush, mais dont l’oeuvre en a passionné plus d’un et en passionne aujourd’hui encore.

Avec une carrière à ce point erratique, comprenez par là quelques albums (sept au total, de 1994 à 2019), qui longtemps ne furent pas accompagnés de concerts, ni même d’interviews, ainsi qu’un unique recueil de poèmes (quand bien même l’étiquette « poète » lui fut toujours collée à la peau) et  un autre recueil de dessins qui lui aussi n’a jamais connu de suite, tout en ajoutant à cela une « pause » de bien huit ans après avoir officiellement mis fin à son groupe les Silver Jews en 2009, on peut dire qu’il aurait été facile d’imaginer que le nom de David Berman et son oeuvre finissent par complètement disparaître des radars. Néanmoins, il y a un truc qui s’appelle le talent et cela aura suffi à ce qu’il devienne l’un de ces artistes cultes dont l’influence aura perduré au fil des années. 

L’avant-propos de Pascal Bertin se veut clair dès la première phrase sur le contenu du livre : « Ceci n’est pas une biographie. » Pour ceux qui espéraient une biographie tout ce qu’il y a de plus classique, rassurez-vous, Au nom du pire reste tout de même très biographique. Pour autant, il est vrai que Pascal Bertin essaye de construire un propos autour de l’oeuvre et la vie de David Berman, plus qu’il ne s’attarde en détail sur toute la vie de l’intéressé. Tel que je l’ai perçu, Pascal Bertin nous donne une lecture personnelle de la vie d’un artiste qu’il admire. Il ne multiplie pas les interviews pour étayer son propos, il se contente essentiellement du témoignage de Bob Nastanovich de Pavement et ex-Silver Jews, qui en quelque sort sert ici de fil conducteur. Une démarche qui se veut relativement pudique et sobre. 

C’est en mettant en perspective la figure paternelle, Richard Berman, un célèbre avocat lobbyiste tout ce qu’il y a de plus détestable et ombre qui aura toujours pesé sur son fils, ainsi que les changements et les travers de l’Amérique vécus sur plusieurs décennies, que Pascal Bertin fait le choix de nous raconter David Berman. En puisant dans ses textes et en analysant ses choix de vie et artistiques, il nous dépeint David Berman en témoin profondément conscient de son environnement et en artiste en marge des canons de son époque. Le parcours d’un homme hanté, traversé ou habité, c’est selon, dont la fin tragique et brutale des suites d’une dépression qui le rongea tout au long de sa vie, a malheureusement sonné le glas d’un œuvre qui nous aurait sans doute encore réservé quelques belles surprises. 

Au nom du pire est le tout premier ouvrage publié à ce jour sur David Berman et les Silver Jews. Pascal Bertin signe ici un livre qui est à l’évidence le travail d’un passionné avant tout, mais qui a le mérite d’être assez accessible pour ne pas s’adresser qu’aux initiés. De quoi donner envie de se plonger à nouveau dans toute cette musique et tous ces textes, avec peut-être un regard différent mais une émotion toujours intacte. 

Brother Jo.

UN JEU SANS FIN de Richard Powers / Actes Sud.

Playground

Traduction: Serge Chauvin

“Tu sais pourquoi j’aime les jeux ? Pour la même raison que j’aime la littérature. Dans un jeu… un bon poème, une bonne fiction… C’est la mort qui engendre la beauté.”
Il s’interrompit et pivota pour me regarder en face. “Tu vois ce que je veux dire ?
— Pas du tout.”

Dans ce livre, « chaque organisme, terrestre ou aquatique », joue, même les grandes raies manta de récif …
Et peut-être que l’auteur lui-même joue avec le lecteur…C’est comme s’il l’installait devant le tablier quadrillé d’un jeu de go. Il va distribuer les pierres. Les noires. Les blanches. Construire des territoires  (La banlieue chic de Chicago, ses quartiers défavorisés : le South Side, le prestigieux lycée Ignatus, l’université d’Urbana, la bibliothèque municipale de Taylor Street, la minuscule île de Makatea) .Placer minutieusement ses pions. En décidant des intersections dans le temps (de 1947 à 2027), et dans l’espace…

Todd Keane est devenu ingénieur, spécialiste de l’intelligence artificielle et milliardaire. Sa mémoire s’efface peu à peu mais c’est lui qui va replonger dans les souvenirs : Son enfance, sa fascination pour la première femme océanographe Evelyne Beaulieu, ses parents riches mais « ineptes », son père acharné du jeu de dames, son amitié avec Rafi Young.
Cette amitié qui va naître autour d’un échiquier avant d’être supplantée par une passion dévorante pour le jeu de go, leur point commun étant « d’être les fils de pères déconnants et de mères erratiques incapables de maîtriser leur couple. »

Rafi Young, jeune noir, que sa mère affuble d’un blouson et d’une casquette orange vif qui peupleront à jamais ses cauchemars et qui, à « treize ans décida de vivre à jamais dans la vérité », passionné de philosophie, de poésie.

Ina Aroita vit depuis 4 ans dans l’île de Makatea, (82 habitants) où Rafi Young « a fini par la rattraper ». Elle fabrique « des choses » avec ce qu’elle ramasse sur l’estran, y compris les déchets plastiques rejetés par l’océan.

Evelyne Beaulieu, Evie, qui plonge toujours à 92 ans.(Son père s’étant pourtant servie d’elle comme cobaye, la jetant à l’eau à 12 ans attachée à un prototype…) Qui plonge dans les eaux de… Makatea… et se perd dans la contemplation et l’écoute de la cacophonie des fonds sous-marins.

Makatea…on sent déjà que c’est là que tout va se… jouer !…

Alors, on patiente encore un peu…

Les longues énumérations de Cnidaires et autres bestioles pélagiques nous séduisent et nous fatiguent pourtant.
Les fantasmes de Todd « enivré par la croissance exponentielle de la puissance de programmation du monde», même s’ ils nous défripent un peu les neurones au passage, nous ennuient quelques temps …

Et puis, tous les personnages sont si brillants, si intelligents, qu’on se trouve fatalement un peu idiot !

Mais…

«Je ne veux pas gâcher la fête, mais quelque chose est en train de se passer et il faut que tout le monde en soit informé. Un groupe d’entrepreneurs américains, des spécialistes du… capital-risque, sont en train d’explorer la possibilité de construire des communautés flottantes à partir d’éléments modulables. Ces communautés s’assembleraient d’elles-mêmes dans les eaux internationales. » va annoncer le maire de Makatea. Un référendum va donc être organisé : « On va cocher votre nom sur le registre et vous donner à chacun deux pierres : une noire et une blanche.»…

Ni noir, ni polar, avait déjà prévenu Nyctalopes à propos de Sidérations paru en 2021. C’est encore le cas pour ce nouveau roman de Richard Powers Un jeu sans fin. Sciences, technologie, poésie …il y a beaucoup d’érudition, mais l’écriture reste limpide malgré une architecture complexe. C’est un roman brillant.

L’extinction des espèces se profile évidemment, ainsi que la menace des intelligences artificielles au service du cynisme humain …mais Richard Powers nous fait miroiter que la partie n’est peut-être pas encore tout à fait jouée ?

Soaz.

LES MAÎTRES DU DOMAINE de Jo Nesbo / Série Noire Gallimard.

Kongen av os

Traduction:  Céline Romand-Monnier

Sept meurtres à leur actif, commis ensemble ou séparément. Et sont prêts à continuer si nécessaire.
Car ils ont des problèmes à régler.
Neutraliser un projet de tunnel, d’abord. Faute de quoi le tracé de la route nationale sera modifié et Os, leur bourg, restera à l’écart. Or ils ont de grands desseins pour leur domaine… Ensuite, museler le lensmann, qui rêve de faire profiter les deux épaves de voitures, en contrebas du virage des Chèvres, des progrès de la police scientifique. L’une abrite le corps de son père, qui l’a précédé dans ses fonctions. L’autre ceux des parents Opgard.
Et surtout, la solidité de leur lien fraternel est menacée par une nouvelle rivalité.
Y a-t-il de la place pour deux maîtres au royaume d’Os ?”

Les maîtres du domaine est la suite de Leur domaine paru à la SN en 2021, un très, très bon polar, sorte de huis clos au fin fond des montagnes de Norvège. Parfois, il n’est pas nécessaire d’avoir lu le premier volet pour comprendre la suite, mais là, il est impératif d’avoir toujours bien en tête le premier avant d’entamer celui-ci. Même si Jo Nesbo vous raconte avec précision les principales péripéties effroyables de Leur domaine, ce résumé ne dégage pas l’émotion, la peur, la tension, l’horreur ressenties à la lecture du premier roman aussi passionnant que troublant. Ici le démarrage est très lent parce que Nesbo, ne voulant perdre personne en route, détaille le passé des deux frères sans se soucier des lecteurs qui connaissent parfaitement la première intrigue. En fait, à force de retours lassants, l’histoire se traîne un peu avant de prendre son envol… à la moitié du roman.

On avait quitté Roy et Carl avec beaucoup de sang sur les mains. On les retrouve en pleine forme huit ans plus tard. Les affaires vont bien. Après avoir trucidé leurs parents, puis l’épouse de l’un qui était aussi la maîtresse de l’autre dans Leur domaine, on se demande à qui ces deux salopards vont bien pouvoir s’attaquer? Et logiquement, après avoir éliminé tous leurs proches, les loups vont se bouffer entre eux. Tandis que Roy se lance dans une petite application locale du capitalisme : ses méthodes, ses magouilles et exactions mais aussi ses risques, son frère Carl commence à déraper dangereusement et la situation va vite s’avérer invivable.

On retrouve ici le Nesbo talentueux qui relance si bien son intrigue, n’hésite pas à rudoyer, surprendre et même choquer le lecteur. Mais las, une histoire d’amour, centrale pour l’intrigue et à laquelle je n’ai pas cru un seul instant, va bien gâcher la fin et on a du mal à comprendre qu’un auteur brillant comme Nesbo, si grand observateur des comportements et agissements de ses contemporains puisse se fourvoyer de la sorte, tentant de créer vainement de l’émotion, de l’empathie pour une véritable ordure, victime d’une peine de coeur… Beaucoup de mal à comprendre ce romantisme à deux balles avec fugue amoureuse à Paris, pitié !

Plus bavard et moins surprenant que Leur domaine, Les maîtres du domaine est une petite déception malgré l’immense talent de son auteur et deviendrait même une punition si Jo Nesbo décidait un jour d’emprunter la porte ouverte à une suite suggérée à la fin de l’histoire.

Clete.

Du même auteur chez Nyctalopes: ECLIPSE TOTALE, DE LA JALOUSIE, LE COUTEAU, LEUR DOMAINE, MACBETH, LA SOIF, SOLEIL DE NUIT

LE PAYS DE JAMAIS de Jérémy Bouquin / Editions In8.

Et de quatre volumes pour Jérémy Bouquin dans la collection Polaroid des éditions In8, dont un Baraque à frites chroniqué ici en 2022. Et de quatre novellas donc : quatre uppercuts définitifs pour régler par KO l’addition salée d’autant de destins fracassés. Des gamins salement malmenés surtout : Maurice, Julien et les autres, qui (on le croit quelques secondes) vont enfin pouvoir profiter de la fête et des manèges. Ҫa alors ! Jérémy paie sa tournée de popcorn et nous convie à la rituelle Foire à l’Oignon d’un très plausible Loiret vicinal. Une parenthèse haute en bruits et couleurs s’annonce mais tourne vite au vinaigre lorsque la barbe à papa sanglante est en fait celle d’un forain percuté par la nacelle folle d’une « grande roue » bonsaï et rouillée. Les papiers retrouvés sur le macchabée s’avèrent plus faux qu’un Vuitton de Barbès. Seul viatique authentifiable et recevable pour un aller simple vers le ciel : l’homme détient dans ses poches une carte de visite de Katia, une carte de sa vie d’avant, une carte témoin d’années plus lumineuses, remise à Raphaël jadis avec la mention manuscrite « Tu me manques ». De fait, c’est à elle que les autorités demandent d’identifier un corps anonyme. Tatoué, râblé, le cadavre n’est pas le Raphaël de ses souvenirs. Katia respire, mais pas pour longtemps. Tel un papillon attiré par la flamme d’une bougie, elle décide de s’incruster au sein de la caravane manouche, en route vers une autre bourgade plus nordiste mais toute aussi cafardeuse. L’ex-assistante sociale, qui vivote d’une retraite famélique dans sa camionnette (un vieux Jumpy Citroën bricolé), plaque ainsi le peu qu’il lui reste pour plonger une nouvelle fois vers l’inconnu, à la recherche de son seul fantôme intime, générateur perdu d’espoirs évanouis, Raphaël. Il était éducateur, idéaliste surtout, tel un Peter Pan au service des Enfants perdus. Il bâtissait d’ailleurs son Neverland à lui (Le pays de jamais donc) lorsqu’il s’est évaporé. Aucune raison ne pouvait à cet instant valider un quelconque désir de fuite. D’où l’incompréhension de Katia et sa chute dans une précarité assumée. Entre querelles de Gitans et solidarité clanique, elle ne trouvera en route que peu de réponses à ses questions. Encore moins de certitudes. Mais comme souvent chez Jérémy Bouquin, une fée s’en mêle. Léa. Ici, tout le monde l’appelle Clochette, comme la Tinker Bell de Peter Pan, tant qu’à faire.

On y revient, aux fracassés, à Tiger Lily, au Captain Hook, à Wendy, John, Michael, Margaret et leur avenir en suspens…
En suspens, ce sprint allégorique de 90 pages le restera, soutenu par autant de mélancolie aigre et farouche que de noirceur douce et tamisée. Soit une séduisante maîtrise des contrepoints du noir, marque de fabrique du très estimable Jérémy Bouquin.

JLM

LA VIE EST UNE CHOSE ÉTRANGE de Donal Ryan / Albin Michel.

Strange Flowers

Traduction: Sabine Porte

« Quand sa fille disparut, la lumière s’éteignit dans les yeux de Paddy Gladney ; la joie déserta son cœur. Jusque-là, il coulait des jours paisibles. »

Paddy et Kit vivent dans le canton de Tipperary, près de Nenagh, (lieu de naissance de l’auteur). Leur fille Moll, disparaît un matin, sa vieille valise en cuir à la main, à bord du bus de Frankie Welsh.

Nous sommes en Irlande, dans les années 1970, une période de violences et d’agitation politique et si on ne connaît pas Donal Ryan ( !) on imagine assez vite qu’après le bus il y aura un train vers Dublin…des groupes armés…

Mais.
Non.
La vie simple et ordinaire va se poursuivre.

Chaque jour Paddy n’a « pas d’autre choix que de continuer » à accomplir sa besogne : la distribution du courrier le matin et le travail à la ferme des Jackman l’après-midi et l’ensilage et le foin, et le travail de la « tourbe molle » et à admirer à chaque instant tout ce vert autour : les arbres , les haies, les prairies, les collines…

« Même la pluie avait des reflets verts »

Et Kit à prier.

« On promit des prières et on dit une messe, ou du moins le père Coyne fit une vague allusion embarrassée à sa disparition au détour d’un sermon invoquant saint Antoine et saint Jude, patrons des objets perdus et des causes désespérées… »

Ce n’est pas trahir l’intrigue que d’annoncer, qu’au bout de cinq ans , un matin de printemps, Moll réapparaît…

A l’instant précis où il voit sa fille, Paddy perçoit simultanément la haie verdoyante, les ronces et les bourgeons, les poules en colère…Plus tard, lors d’une confrontation avec sa patronne, ou l’apparition sinistre du curé et du sergent il verra la rose blanche d’églantier « qui jaillit en silence de la haie épineuse », l’oiseau nocturne qui se pose sur l’appentis…

Dans ce monde-là, on reste, quoiqu’il advienne, en prise avec la terre.

Un peu trop pour certains qui se recroquevillent sur leurs croyances et excluent ceux qui diffèrent d’eux-mêmes. Le racisme émane aussi des tourbières.

J’avoue m’être moins attachée aux personnages de la deuxième partie du livre, peut-être parce que justement, ils ne vivent plus à Nenagh mais à Londres…

L’écriture de Donal Ryan est poétique, pudique, sensible. Ses personnages, auxquels on s’attache, sont tendres, modestes et humbles dans leur façon de comprendre leurs failles et de les exprimer.

« Bougre » conclurait Paddy.

J’ai apprécié aussi les petites touches d’humour discrètes.

Nyctalopes a reconnu le talent de Donal Ryan dès 2019 avec Une année dans la vie de Johnsey Cunliffe

Puis en 2021 dans Par une mer basse et tranquille et en 2023 Soleil oblique et autres histoires irlandaises

Soaz

LA DERNIÈRE NUIT DE MUSSOLINI de Jean-Charles Chapuzet (scenario) & Christophe Gérard (dessin) / 1000 Feuilles / Glénat

J-C. Chapuzet et C. Gérard, compères associés ont déjà produit deux albums, Le matin de Sarajevo et L’affaire Zola, tous deux des reconstitutions historiques. C’est en effet aujourd’hui un axe fort de développement (et parfois de créativité) de la BD : le documentaire.

La photographie du Duce et de sa maîtresse Clara Petacci pendus par les pieds sur la place Loreto de Milan a fait le tour du monde. Et la résonance de ce cliché a souvent occulté dans la mémoire collective la dernière cavale de Mussolini sur les bords du lac de Côme… Mussolini n’est pas mort à Milan. Fuyant la résistance italienne comme les forces alliées, Mussolini et Clara Petacci tentent de rejoindre la Suisse en compagnie de quelques fidèles du régime. Cette fuite désespérée, proche du grotesque, prendra fin une soirée d’avril 1945, sous une pluie fine, en Lombardie : Mussolini démasqué est finalement arrêté, déguisé, planqué et fusillé le lendemain matin sur les berges de ce lac d’une beauté rare. Cette dernière sortie pathético-romanesque, d’une violence inouïe, est à l’image de la trajectoire de celui qui inventa le fascisme. En quelques jours tout remonte à la surface.

Au bord du lac de Côme, dans la nuit du 27 au 28 avril 1945, Benito Mussolini partage un ultime moment de répit avec Clara Petacci, sa maîtresse. L’ancien Duce, acculé, voit sa fin approcher. Le poids des décennies et des trahisons le ronge. Adolf Hitler, qu’il croyait son allié, l’a relégué à la tête de la (minuscule) République de Salò, une marionnette au service du Reich. Tandis que les Italiens se déchirent, que les Alliés progressent depuis le Sud tandis que la Wehrmacht et les SS, descendus des Alpes, les affrontent, Mussolini cherche désespérément à sauver ce qu’il reste de l’Italie fasciste. Un dernier espoir du côté d’Hitler ? En attendant, le Duce confie son désarroi et son désenchantement à son entourage. Il décide de se replier sur Milan. Mais sur la route, des partisans vont démasquer sa piteuse tentative de dissimulation…

Il est loin, en 1945, le macho italien, flamboyant, fort en gueule et en mimiques (à la limite du grotesque), habile en louvoiements politiques, queutard aussi, qui a transformé l’Italie en régime autoritaire, d’un genre nouveau. Par flashbacks, l’album revient sur ces épisodes de l’ascension et du règne du Duce. Mais c’est la trouille au cul que Musso sillonne les routes dangereuses. Comme s’il avait subi lui-même le ricin employé pour « punir » les opposants, le pays évacue le contenu de ses tripailles : c’est sale, sanglant. Pour Mussolini, ce sera la fuite à Varenne puis un sommaire jugement comme les époux Ceaucescu… Triste, pathétique farce.

Côté dessin, Christophe Girard propose un style proche du réalisme, assez classique, mais qu’il sublime par un bel usage d’une dominante bleu-gris ou vert-gris où fleurit parfois une couleur plus vive ainsi que par l’utilisation de détails ou d’instants détourés, s’extirpant du fond blanc. A noter également une parenthèse graphique, avec des cases crayonnées, pour évoquer le triste sort de Pier Paolo Pasolini tué par un groupuscule fasciste en 1975. Le rideau n’est pas définitivement retombé sur les plus sombres heures de notre histoire…

Une reconstitution historique solidement documentée et qui se lit comme un polar, portée par une belle impression glauque (au sens littéral et au sens figuré).

Little Bic Man






TAXI DE NUIT de Jack Clark / Sonatine

Nobody’s Angel

Traduction : Samuel Sfez

Eddie Miles est taxi de nuit à Chicago. C’est un homme solitaire, qui connaît chaque recoin de la ville, depuis les quartiers les plus huppés jusqu’à ceux où il est devenu dangereux de s’aventurer. Du crépuscule à l’aube, chacune de ses courses est une nouvelle aventure, parfois heureuse, parfois périlleuse. Alors qu’un mystérieux tueur s’en prend aux chauffeurs de taxis, Eddie essaie tant bien que mal de ne pas se laisser gagner par la violence qui gangrène la ville. Jusqu’au jour où celle-ci l’atteint personnellement : il sauve de justesse une jeune prostituée passée à tabac, et un de ses meilleurs amis est victime du tueur. Eddie décide alors de prendre les choses en main… 

On lit, on lit, et on attend toujours de tomber sur une pépite, une vraie, qui pourrait peut-être bien devenir notre coup de cœur de l’année. Un de ces bouquins que l’on oublie pas. Et si Taxi de nuit, roman vendu 5 dollars de la main à main durant plusieurs années, par son auteur Jack Clark et ce dans son propre taxi, était cette fameuse pépite ? Et si Jack Clark, illustre inconnu qui écrit dans son coin depuis plusieurs décennies, était de la trempe des grands écrivains ? Et si cette citation de Quentin Tarantino apposée sur la couverture, « Mon roman préféré de l’année », signifiait vraiment quelque chose ? Ça vient de sortir chez Sonatine, et j’annonce d’emblée la couleur, on a là du très lourd.

C’est assez évident que le boulot de chauffeur de taxi, c’est du pain bénit pour un écrivain. Ces mecs là voient et vivent tellement de choses. Alors quand, comme l’Américain Jack Clark, vous avez passé plus de 30 ans à conduire un taxi, on peut dire que vous avez une conséquente expérience de terrain dans le domaine. De quoi gratter quelques pages et c’est bien là ce qu’il a fait. 

Très rapidement, en lisant Taxi de nuit, je me suis remémoré plusieurs références auxquelles me faisaient penser ces pages. La première, c’est Cabdriver, livre dans lequel le regretté Dege Legg relatait sa propre expérience en tant que chauffeur de taxi de nuit. Une autre évidence, c’est Taxi Driver de Martin Scorsese, dans l’atmosphère notamment, ou même Drive de Nicolas Winding Refn. Mais j’ai aussi un peu pensé au superbe Night on Earth de Jim Jarmusch. En allant plus avant dans le roman, l’histoire écrite par Jack Clark m’évoquait également Black Flies de Shannon Burke, pour la connaissance de terrain de l’auteur, en tant qu’ambulancier pour le coup, ainsi que l’incontournable Baltimore de David Simon, pour le ton désabusé des flics qui ont roulé leur bosse, à l’image de ces chauffeurs de taxi qui enchainent les nuits, et même des quelques flics auxquels Eddie Miles est confronté. Vous mélangez un peu tout ça, et vous avez là de quoi vous faire une première idée de ce que dégage Taxi de nuit.

Notre héros, Eddie Miles, s’est laissé aspirer par son boulot de chauffeur de taxi de nuit qu’il imaginait temporaire, le temps se refaire et de remettre sa vie en ordre. Mais les nuits se répètent et les années se suivent. A ce stade de sa vie, il n’est plus qu’une âme en peine bouffée par une mélancolie rampante, parcourant les rues de Chicago en tentant de survivre comme il peut, ville hantée par ses propres fantômes où l’on navigue entre ruines d’un autre temps et gentrification. En toile de fond, une série de crimes perpétrés par différents cinglés. Non seulement plusieurs de ses collègues se font dézinguer, mais des prostituées sont également la proie d’un taré. Plus on avance dans l’histoire, plus ces crimes génèrent un suspense galvanisant et font planer un mystère. Mais cette intrigue n’est pas le cœur du livre, comme on pourrait l’imaginer, c’est bien la vie nocturne de ces chauffeurs de taxi et cette contemplation des rues, faisant de ce livre un miroir de la société, qui en sont le véritable fil conducteur.

Taxi de nuit est un authentique roman d’atmosphère, noir comme les nuits qu’il traverse. Un récit très brut et d’un réalisme saisissant, particulièrement minutieux, donc autant dire écrit d’une main de maître. Impossible de décrocher une fois que l’on s’est plongé dedans. Un court mais grand livre qui a tout d’un classique. 

Brother Jo.

PERSONNE SUR CETTE TERRE de Víctor Del Árbol / Actes Noirs-Actes Sud.

Nadie en esta terra

Traduction: Alexandra Carrasco

Víctor del Árbol, neuf romans dans la collection est le fer de lance d’une littérature policière espagnole de grande qualité présente chez Actes Noirs. Aro Sáinz de la Maza, Mikel Santiago, Carmen Mola, Agustin Martinez… se sont glissés dans la faille créée par Del Arbol en 2011 avec le succès de La tristesse du samouraï.

Dans un village côtier de Galice, en 1975, un enfant assiste à l’incendie criminel de sa maison et au meurtre de son père. En 2005, à Barcelone, l’adulte qu’il est devenu semble avoir enfreint toutes les règles éthiques et morales qui avaient présidé à son entrée dans la police. Il a battu (presque) à mort un entrepreneur sans histoire et reste obstinément muet sur les raisons de son acte. Atteint d’une maladie incurable, il revient sur les terres où il est né. Pour déterrer le passé et venger sa triste enfance ? Ou pour affronter ses vieux démons et trouver le repos de l’âme ? Trente années défilent alors, qui voient des hommes chasser en meute pour garder leurs secrets, des serments d’amitié se briser contre l’intérêt supérieur du clan, la “blanche” mexicaine remplacer le bourbon irlandais de contrebande, des hommes puissants cachés derrière des masques de loup abuser d’enfants rêveurs, et un tueur à gages aux yeux noirs accomplir son office avec une éblouissante humanité.

Au premier abord, Julian, flic condamné par la maladie se rendant sur les terres maudites de son enfance, nous entraîne dans une histoire où résilience, rémission, rédemption seront une nouvelle fois un peu trop à la fête. Le décor est soigné “gothiquement”, la tragédie rurale avec ses gros sabots est en place. En fait non, la voix off d’un tueur à gages qui va semer la mort dans le sillage de Julian et nous entraîner vers des réalités beaucoup plus contemporaines, montre une autre voie et semble indiquer que l’intrigue sera retorse. Un ange de la mort aux yeux noirs comme une évocation des vers de Pavese en exergue de La mort aura tes yeux de James Sallis:

 » La mort viendra et elle aura tes yeux –
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
« 

La phrase complète dont est extrait le titre est “Personne sur cette terre n’est innocent, personne n’oublie, personne ne pardonne”. Elle éclaire sur la réalité d’une intrigue qui va montrer de manière remarquable que nous sommes l’addition de toutes nos histoires (nos réussites mais aussi nos échecs, nos blessures, nos douleurs) et que nos réactions parfois surprenantes ne sont que les réponses aux maux de notre existence.

Alors, faut-il encore présenter Víctor del Árbol ? Je ne le pense pas. Si vous n’avez jamais lu Víctor del Árbol, cela signifie peut-être tout simplement que vous n’êtes pas faits pour les polars et cela n’est pas très grave. Víctor del Árbol est certainement un des plus grands du polar actuellement. Il y a une certaine noblesse dans l’écriture de cet ancien flic qui avance à son rythme, économe de ses indices, jouant avec la perception erronée du lecteur, irritant dans son avarice et surprenant dans les esquisses joliment humaines de ses personnages. Les histoires de Víctor del Árbol sont sombres, violentes, mais animées d’une grande humanité. On est rapidement oppressés par le propos et si Víctor del Árbol en joue sans en abuser, il a néanmoins la belle élégance des très grands en nous cachant l’indicible, se contentant de le suggérer. La fin ne séduira sûrement pas tous les lecteurs, mais ne laissera personne indifférent.

Le beau retour d’un Grand d’Espagne !

Clete

Víctor del Árbol chez Nyctalopes: LE FILS DU PÈRE, LA VEILLE DE PRESQUE TOUT.

DREAM GIRL de Laura Lippman / Actes Noirs-Actes Sud

Dream Girl

Traduction: Thierry Arson

« Gerry rêve. Dans son lit médicalisé de location, surplombant la ville plus haut qu’il ne l’aurait jamais cru possible dans ce Baltimore à l’architecture écrasée et sans grâce, Gerry passe plus de temps endormi qu’éveillé. Il flotte, il s’éveille, il dérive, il rêve. »

Gerald Andersen – Gerry – Ecrivain, auteur du roman Dream Girl qui l’a rendu célèbre.

On ne va pas l’aimer ce sexagénaire. Il est autoritaire, cynique, égocentrique. Il rame dans son appartement à 1,75 millions de dollars pour se maintenir un beau torse, mange des carottes râpées, se préoccupe de sa densité osseuse…
Il a été un mari médiocre, 3 femmes dont il a divorcé, et un coureur de jupons effréné : 37 partenaires sexuelles (il en donne le compte exact) « des assistantes qui travaillaient pour lui »…

Et… il apprécie peu les auteurs de romans noirs…

Il se retrouve là, cloué, au vingt-cinquième étage d’un immeuble luxueux dans une Baltimore « il est assez malvenu de parler des événements de 2015 » et d’évoquer la mort de Freddy Gray (un Afro-Américain  de 25 ans, tabassé à mort par six agents de la police de Baltimore ) à la suite d’une chute violente dans son « escalier flottant »…

Une infirmière Eileen et une assistante, Victoria, se relaient pour le soigner, le nourrir, obéir à ses ordres… et filtrer et gérer  un quotidien de plus en plus inquiétant…

«Il n’y a pas de démarcation claire entre ses songes et son imagination, son demi-sommeil et son état de veille embrumé. Les engrenages de son cerveau sont grippés »

Et quand « une lettre adresse écrite en cursive à l’ancienne » qu’il est sûr d’avoir aperçue, reste introuvable, lorsqu’il reçoit des appels de Aubrey, l’héroïne de fiction de son dernier roman, qui ne laissent aucune trace sur l’écran du récepteur, quand les tweets disparaissent …c’est le chaos :

« Était-ce un rêve ? Une hallucination ? L’effet de ses médicaments ? Une combinaison des trois ? »

C’est une errance kaléidoscopique d’une bonne cinquantaine d’années. De petites bulles colorées réfléchissant sa mère (morte récemment), son père qui a décampé et refondé une deuxième famille, des amis disparus, des souvenirs d’enfance, des femmes ambigües et machiavéliques…

Le rythme imposé par Laura Lippman est assez lent…  Les évocations incessantes d’auteurs (une quarantaine !) ou de films (une trentaine !) censées ajouter de la profondeur à un personnage qui, pendant toute sa vie a oscillé entre réalité et fiction, plombent, par leur surdosage, la montée en puissance de ce huis clos macabre…
Mais Il y a une présence littéraire, saluée déjà pour La Voix du lac . L’intrigue est bien travaillée et le suspens assuré…

Soaz

BENEATH THE TREES WHERE NOBODY SEES de Patrick Horvath / Ankama éditions

Patrick Horvath est un producteur, scénariste et réalisateur américain. Parmi ses films figurent Entrance, The Pact 2 et Southbound. Il travaille aussi comme illustrateur et dessinateur depuis de nombreuses années. Beneath the trees where nobody sees est son premier roman graphique, paru à l’origine découpé en 6 chapitres, réunis dans un album unique.

Dans la paisible petite ville de Woodbrook, tout le monde se connaît. Mais connaît-on vraiment ses voisins ? Que font-ils quand ils pensent que personne ne les voit ? C’est ce que va tenter de découvrir Samantha Strong, avant que le tueur qui sévit en ville ne mette en péril sa parfaite petite vie…

Il y a un choix de déstabiliser le lecteur avec cet album. En effet, Patrick Horvath nous plonge dans un univers (élaboré) d’animaux anthropomorphiques, plus fréquemment rencontré dans les histoires pour enfants. Les habitants de Woodbrook sont ourse, chien, souris, chat, truie, lapin, taupe, furet… Hormis leur tête et leurs membres, leur vie quotidienne, leur comportement, leurs émotions, leurs pensées, leurs secrets sont aisément décryptables : en cela, ils nous ressemblent. Ils seraient d’ailleurs jolis, leur père ayant donné aux planches où ils évoluent de douces couleurs qui mettraient la larme à l’œil aux nostalgiques des productions du Père Castor.

Vous avez ignoré le signe trouble envoyé par la couverture et ce personnage vu du ciel traînant par-delà une clairière un sac… ensanglanté ? La douce mise en confiance proposée par Patrick Horvath ne dure pas. La paisible communauté de Woodbrook abrite un tueur expérimenté, bien intégré, qui a jusque-là cherché à tout prix à préserver la quiétude de son environnement. Ses méfaits, il va les commettre loin de là. Et puis un jour, tout déraille. On retrouve le cadavre mutilé d’un citoyen de la ville…

Patrick Horvath manifeste un sens du détail de-ci de-là, magnifié par ses cases, un sens du suspens aussi, qui font de la lecture de son histoire un véritable plaisir. Il faut toutefois avoir le cœur bien accroché : côté boucherie, il y a du level (même si la palette chromatique travaillée n’a pas retenu le véritable rouge hémoglobine). Que les enfants retournent vite se blottir dans les bras de Nounours, laissant les grands à leur effroi jubilatoire. N’est-il pas étrange en effet de se retrouver presque compréhensif à l’égard de l’assassin local, défié par un mystérieux adversaire ?

Un petit bijou de décalage pervers. L’année débute à peine mais cet album a toutes les chances de figurer dans un top personnel ou un autre de la communauté bédéphile.

Little Bic Man

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