Nyctalopes

Chroniques noires et partisanes

SABLE NOIR de Cristina Cassar Scalia / L’Archipel.

Sabbia nera

Traduction : Laura Brignon

L’Etna crache ses glaires sombres et acides sur Sciara, comme jadis le Vésuve sur Pompéi. Alors forcément, les corps qui déambulent dans les rues y prennent les mêmes postures silencieuses et stupéfaites, statufiées et asphyxiées par la colère et le sable noir des cieux. Néanmoins, ce n’est pas pour une concrétion anthracite et carbonisée qu’est appelée en urgence la commissaire Vanina Guarrasi mais pour le cadavre momifié d’une femme chiquement vêtue mais sans identité. Le job n’attend pas. Et c’est à regret qu’elle abandonne dans la seconde ses scacce encore tièdes, ces petits casse-croûte emblématiques de la cuisine sicilienne, genre de mini calzones farcies selon les recettes établies ou selon ce qu’il tombe sous la main de la Mamma. Ah les scacce ! Au singulier scaccia : mais impossible de n’en manger qu’une. Comme il est d’ailleurs impossible de ne pas croiser dans un polar italien quelques références à la gastronomie locale. Meurtre aux petits oignons donc : et tant pis si l’assiette refroidit, mais l’affaire doit se régler à chaud.
Les premiers constats sont moins gustatifs. Certains protagonistes présents y rendent leur quatre-heures. Mais Vanina et son passé plombé (fille d’un flic exécuté hier par la pègre insulaire) ont le cœur définitivement plus aguerri. Elle se dresse d’emblée face à l’aristocratie forcément muette du cru pour mener à bien sa mission. Elle scanne les lieux et une pléthore de personnages, chacun la guidant sur autant de pistes fausses ou crédibles, d’impasses ou de carrefours à décrypter. Avec l’aide de ses adjoints, de profils et d’obédiences différentes, elle démêlera l’écheveau, mettant à contribution les derniers neurones valides de quelques contemporains de l’embaumée. Elle rouvrira ainsi quelques portes closes et d’anciennes maisons du même nom. Elle remuera ciel noir et terre aride jusqu’à dénouer six décennies de liens mafieux, jusqu’à nous conduire en soft mood à l’épilogue et aux coupables, certes avec la douce tranquillité d’une Fiat 500 plutôt qu’avec la vélocité rugueuse d’une Lancia Flaminia version coupé Zagato. Mais les pièces d’un puzzle à la fois familial et crapuleux, notarial et sentimental, défilent avec toute l’aisance nécessaire à l’échafaudage d’un honnête divertissement.
Lorsque Cristina Cassar Scalia, ophtalmologue de profession, délaisse le scalpel pour le stylo, c’est avec la même précision qu’elle incise les enquêtes de Giovanna « Vanina » Guarrasi pour les retranscrire « à l’italienne », sans chichis et al dente, au seul rythme d’une écriture à la fois simple et fluide, un brin mainstream, empesée à l’occasion de ces clichés dont s’encombrent les thrillers trop bavards, mais suffisamment bien menée pour ne pas s’ériger en rédhibitoire repoussoir. À noter également qu’une série télévisée, tirée des romans de l’autrice et produite par les instigateurs de celle consacrée au commissaire Montalbano d’Andrea Camilleri, est d’ores et déjà diffusée sur les canaux transalpins.

JLM

TOUR MORT de Stéphane Grangier / Goater noir.

Il est l’heure de s’envoyer le troisième shot de la semaine, tiré des vieux bocaux du patron dans l’objectif d’instruire – si possible – au sujet des littératures « étrangères », à savoir textes et auteurs rattachés de quelque façon à cette protubérance terrestre nommée Armorique. Si on y connaît là-bas au moins cinquante nuances de gris triste ou enchanteur, on y poursuit l’étude de gammes plus noires. Avec un peu d’avance sur le calendrier éditorial, il est l’heure de se pencher sur la dernière production du résident rennais Stéphane Grangier, déjà tagué dans ces pages pour des participations à des projets collectifs (Rennes No(ir) futur, Sandinista ! Hommage à The Clash) et pour des œuvres en solo (Fioul). Tout cela en gardant grande fidélité à un éditeur généraliste majeur de la région, Goater, qui n’a pas négligé dès ses débuts d’ouvrir une branche Goater noir. Frédéric Paulin, Marek Corbel, Marion Chemin, Nathalie Burel… y ont fait étape, juste pour dire.

Un casse qui échoue et voici quelques malfrats qui se réfugient à la maison de la poésie de Rennes. Se faisant passer pour des apprentis poètes, pourtant traqués, ils vont tout tenter pour s’échapper, prenant en otage, poètes et bénévoles, avec comme destination Belle-île, la bien nommée. Un road trip très explosif qui suinte la vie et les galères des déclassés.

Tout d’abord un peu de sémantique. Pourtant supposé familier des quais et bon cavalier des embarcations du Finistère-Sud, j’ai dû m’informer. Un tour mort, c’est une façon basique d’enrouler son bout (on ne doit pas dire corde…) autour d’un truc stable, une bitte d’amarrage si disponible. Ce serait la première étape ou manœuvre, pour nouer quelque chose de plus solide que vous choisirez dans les dictionnaires de nœuds, en fonction de la nature de votre esquif. Pour résumer, c’est fait pour accrocher, de façon provisoire.

Provisoire, c’est un mot-clé pour définir la suite en avant des aventures des personnages de Stéphane Grangier. Des braqueurs losers, plus Extrême limite que Point Break, à Rennes, un beau matin, en échec, alors en fuite et barricadés dans un premier temps dans un établissement à vocation culturelle. Il faut forcer la porte d’un léger coup de coude (l’ouverture aux publics, on sait ce que c’est) et prendre, en douceur, des otages. Cela tombe bien, voilà dans les lieux un quatuor représentatif de la nazerie de tout un milieu, dans son époque aussi naze. Nazerie à la hauteur de celles de nos cons-cons flingueurs. La première centaine des pages de Stéphane Grangier fait tout bonnement frétiller. Tout bonnement très acides, comme on aime. Après, l’acidité ne disparaît pas. Mais nous partons vers des ailleurs moins concentrés. On enfile les canaux, puis les départementales, jusqu’au trait de côte et une traversée. Le gars Grangier se réjouit des road-trips bretons. Then, Hollywood, Plomodiern, now Rennes, Belle-île. C’est très bien, cela fait découvrir notre belle région selon des itinéraires moins balisés pour le tourisme des cons. Pour n’en rien dire de plus, ça va finir dans des eaux sales, tout ça. Sales, salées et vinaigrées. Façon Grangier.

Paotrsaout

PS: l’auteur est présent ce week-end à Rue des livres à Rennes.

VIEUX KAPITEN de Danü Danquigny / Série noire / Gallimard

Qu’on se le dise, Peter Punk est de retour. Comme esquissé dans une chronique précédente début 2022, Danü Danquigny propose aujourd’hui la suite des aventures de son héros cabossé Desmund Sasse, dont le pedigree annoncerait, sans honte du paradoxe, qu’il aurait une grande expérience comme redresseur de torts dans des situations tordues (d’avance).

En Albanie, un vieil officier de la sécurité intérieure spécialisé dans les écoutes téléphoniques se lance dans une croisade personnelle contre un de ses anciens amis, aujourd’hui à la tête d’une organisation criminelle.

En France, Desmund Sasse enquête sans discrétion sur le meurtre d’un jeune type, et va bientôt devoir fuir pour sauver sa peau. Pendant ce temps-là, son amie Élise Archambault, détective privée, est embauchée par un avocat véreux pour retrouver son fils.

Des trottoirs bitumés de Morclose aux montagnes vertes de l’Épire, trois enquêtes que rien ne semble relier explorent la haine et la vengeance. Elles vont finir par entrer en collision au pied du cimetière des martyrs de Korcë, en Albanie.

Sans surprise, nous retrouvons les atavismes de Danü Danquigny. D’abord, l’ancrage dans la capitale bretonne, habillée des miteux et charbonneux treillis d’un alias, Morclose. L’auteur est sans pitié pour la décrire, en appui sur de ses clichés, et pour la peupler d’une nouvelle génération de losers et de bad guys. Un fameux quotidien régional s’interrogeait encore il y a quelques jours : « Rennes Morclose est-elle toujours la capitale des punks à chiens ? » Danü Danquigny a son mot gouailleur et documenté pour répondre. Et la mise à jour cash nettoie le cache. Le système-monde de la came et de l’argent sale ne pouvait pas continuer à épargner les agglomérations provinciales, fussent-elles réputées pour un bon vivre, pour leurs « joyeuses » soirées estudiantines, pour leur club de foot volontaire mais inconstant (« qu’est qui est rouge et noir, qui monte et qui descend ? Le Stade Rennais »). Dans ta galette-saucisse, la forme oblongue, ce n’est plus du tout certain que ce soit du chaudin bourré de cochon haché.

Alors les voilà, les petites mains, leurs contremaîtres, les soldats et les boss de la nouvelle grande distribution bretonne. Ils redessinent les dynamiques urbaines, les sociabilités, l’ambiance. Les notables véreux à la recherche d’inspiration (nasale ou patrimoniale), les entrepreneurs-gagneuses du plus vieux métier du monde qui ne cesse de se renouveler, les pantins politiques les ont bien sûr accueillis, épaulés même. C’est de la bonne merde tout ça, elle sent aussi suave partout où elle est pondue. Même dans un bon vieux nid d’aigle balkanique à deux têtes. Du coup, de l’aéroport de Morclose-Saint-Jacques, en biplan très discret, non inscrit sur les tablettes, on dessert aussi des vallées farouches, à Shqipër-ait. Et vices-vers-ça. Vous l’aurez compris, le lien franc de Danü Danquigny avec l’Albanie (déjà exprimé dans de précédentes fictions) n’est pas non plus dissimulé dans ce roman. C’est là-bas d’ailleurs que va se dénouer lé pochon d’nou (ce serait de l’albanais – incertain – de l’entour rural de Morclose).

Pour le reste, belle galerie de personnages dégondés, amochés, en course pour se retaper, se retrouver, se venger, rebondir. Un air de Chacun cherche son chas (dans sa chienne de vie). Cela cochait toutes les cases pour monter à la Série noire. D’ailleurs, c’est à la Série noire.

Parfois, un poil forcé peut-être côté héros suppliciable mais incassable. Mais c’est une question de goût personnel.

Paotrsaout

LA BAIE DES RÉVOLTÉS de Marek Corbel / Edevcom

Il n’aura échappé à personne que le blog Nyctalopes, par son ancrage, par le tropisme revendiqué de certains de ses contributors, marque des arrêts ou des jalons, régulièrement, sur la route de l’Amérique et des littératures, en péninsule armoricaine. Comme je l’avais fait auparavant, je reviens sur la production du sieur Marek Corbel, enrichie dernièrement d’un nouveau roman noir. Je m’étais personnellement chargé d’évoquer ici deux de ses précédents textes en 2017 (Auguste l’aventurier, Goater noir) et 2021 (Une compensation aux luttes, ECE-D). Tandis que nous commentons ici et là, Marek Corbel godille sûrement, sans faire naître une écume et un clapot des plus spectaculaires, pour rallier les prochains havres de son écriture.

Dans ce roman noir, véritable thriller politique et social, Marek Corbel brosse un tableau de la Bretagne bouleversée par les choix d’une classe politique indifférente et égoïste, mais une Bretagne qui se dresse, proteste et résiste. En effet : janvier 2019, trois membres du Collectif des Gilets jaunes du Finistère prennent en otages une élue, un conseiller ministériel et un notable…

Cette journée de mobilisation devient l’occasion de découvrir, non seulement les exigences singulières des prétendus forcenés, mais surtout de tenter de comprendre leurs parcours respectifs contrastés.

Dans un rebond d’Une compensation aux luttes, Marek Corbel récupère et réimplante certains des personnages rencontrés alors. Flics et magistrates, déchu(e)s ou muté(e)s, membres de la préfectorale, écartés de l’échelle d’ascension pour leur fumet anti-républicain. Le Grand Ouest comme une nouvelle Guyane, confins de relégation. Mais n’est-ce pas la France toute entière, la république toute entière, qui se transforme, en ce début 2019, en un espace de relégation pour beaucoup de ses citoyens ? Avènement d’une oligarchie, d’une ploutocratie… Il faudrait cocher la bonne case analytique. En tout cas, en réaction, advient un formidable sursaut social, les Gilets jaunes, qui agglomère déclassés en devenir ou de fait, tout un peuple divers, uni par ses frustrations politiques, démocratiques ou moins. Alors s’adjoignent à cette suite de personnages « historiques », des figures locales, sociales, qui parlent à leur manière de ce moment, disons-le, historique. Marek Corbel, en bon auteur de roman noir, de polar, fait sien ce terreau. « Le roman noir n’est pas un genre, c’est un regard », vient de dire un autre, dans une tribune nationale.

C’est sans doute là le principal intérêt du roman, faire se rapprocher dans un cadre de tension extrême, qui pourrait – non, qui va en fait – déboucher sur le drame, tous ces personnages qui, à leur échelle microscopique, personnelle, régionale, politique aussi (parce que Marek Corbel ne renonce jamais à toucher cet aspect), évoquent un moment de notre histoire commune, déjà enfuie. C’était il y a à peine cinq ans.

Pour les révoltés du Finistère et d’ailleurs.

Paotrsaout

LES DOIGTS COUPÉS de Hannelore Cayre / Métailié Noir.

“En découvrant le squelette d’une femme dans une grotte, la paléontologue n’a pas seulement mis au jour une sépulture vieille de 35 000 ans, mais également la première scène de crime de l’Histoire.

Quelle révélation est allée colporter Oli, cette femme venue du fond des âges, entraînant à sa suite l’humanité dans un chaos irrémédiable ? Qu’a-t-elle voulu nous dire en plaçant l’empreinte de sa main mutilée au centre de cette fresque de la douleur et de l’impuissance ? “Regardez donc ce qu’ils m’ont fait” ; “Regardez, ce qu’ils nous ont fait subir à nous toutes !”

Oli veut être une chasseuse car la chasse est interdite aux femmes. Comme toutes les héroïnes de l’auteur, elle est portée par le même vent de liberté et elle revendique avec une âpre autorité et un humour caustique son droit au bonheur.”

On avait beaucoup aimé, le terme est très faible, les deux derniers romans de Hannelore Cayre La daronne et Noblesse oblige, deux histoires noires qui, dans des péripéties passionnantes et hilarantes, permettait aussi à Hannelore Cayre de s’en prendre aux gens et aux catégories de personnes qui lui pourrissaient la vie au quotidien. Aucun filtre et des diatribes et railleries particulièrement bien senties et réjouissantes. On attendait donc avec impatience Les doigts coupés et ce premier crime de l’humanité qu’elle y raconte.

L’époque de la Préhistoire, le paleolithique, semblait moins propice à baffer ses contemporains, aussi  Hannelore Cayre a concentré sa verve et diriger son courroux sur les hommes, la gente masculine, pour raconter les débuts de la domination masculine et conter le premier combat féministe de l’humanité.

Le récit alterne les expériences de vie et les combats de Oli et commentaires contemporains d’une assemblée de paléontologues et, sous couvert de comédie échevelée, raconte la rencontre entre Homo Sapiens et Néandertaliens, les débuts de la dictature masculine avec menaces, baffes et agressions physiques, les avancées techniques, les débuts de la conscience reproductrice chez l’humain, évoque Roger Caillois et son précieux et poétique Pierres tout en montrant la première lutte pour l’égalité des sexes.

Mordant, addictif, drôle, éminemment intelligent, du Hannelore Cayre…

Clete.

SIX VERSIONS / LE VAMPIRE D’ERGATH de Matt Wesolowski / EquinoX Les Arènes

Beast

Traduction: Antoine Chainas

Bienvenue dans Six Versions, je suis Scott King. Cette saison, nous allons revenir sur le destin tragique de la vlogueuse Elizabeth Barton, décédée en mars 2018.

Hiver 2018. Au bord de la mer du Nord, dans  » la tour du vampire « , le corps d’une vlogueuse de 24 ans, Elizabeth Barton, est retrouvé congelé. Trois de ses anciens camarades de classe sont rapidement condamnés pour ce meurtre. Certains doutent cependant de leur culpabilité.

2020. Le journaliste Scott King, auteur du célèbre podcast Six Versions, mène l’enquête. En interrogeant les proches de la victime, il découvre l’existence d’un challenge funeste auquel s’adonnait la jeunesse d’Ergarth à l’époque du crime : le défi Mort Dans Six Jours. Lequel semble étrangement lié à un mystérieux abattoir à l’écart de la ville…

Dès lors, la sinistre légende du vampire d’Ergarth se dessine.

Après Les orphelins du Mont Scarclaw, La tuerie Macleod et Le disparu du Wentshire, voici le quatrième tome d’une série de six qui développent des “cold cases” sous forme d’un podcast où interviennent six personnes proches de la tragédie, le tout complété par les commentaires de Scott King qui réalise l’enquête.

On aurait pu penser que la série allait s’essouffler avec le nombre d’histoires racontées et il n’en n’est rien. A la lumière des histoires précédentes on s’aperçoit que l’auteur sait se réinventer, joue un peu avec son “héros” qui commence à craindre pour son anonymat avec la notoriété nouvelle de son podcast. Matt Wesolowski fait preuve de beaucoup plus de liant, les témoignages font avancer l’intrigue à un rythme optimal permettant la progression dans l’histoire mais aussi une cogitation sur les différents témoignages et les pistes proposées par l’auteur.

L’ensemble reste passionnant et peut-être mieux développé que précédemment, plus précis dans l’aspect sociologique. Au sommaire de Le vampire d’Ergath : une mort non résolue malgré la condamnation des trois coupables, un lieu maudit, une légende locale, des légendes urbaines, une cité sinistrée du nord-est de l’Angleterre, un panorama économique et social performant, une jeunesse perdue, déboussolée, des profils psychologiques, une jeunesse “plantée”, les dangers des réseaux sociaux (beaucoup d’apports passionnants et terrifiants sur leur réel contenu et leurs dérives, aussi pertinents que chez Jo Nesbo) et bien sûr le talent et la malice de Matt Wesolowski.

Si vous avez lu les précédents, il est certain que vous ne tomberez plus dans certains pièges tendus par l’auteur mais vous ne les éviterez pas tous. Par ailleurs, à la lecture de ce quatrième opus, vous pouvez entamer aisément une lecture précise sur la méthode utilisée, les invariants de chaque histoire, l’ossature générale sur laquelle il greffe des éléments de découverte, de relance ou d’émissions d’hypothèses. Enfin, au niveau de l’environnement de la tragédie, le propos est beaucoup plus précis, du niveau de True Crime Story de Joseph Knox.

On ne peut qu’envier celles et ceux qui découvriront Six versions avec Le vampire d’Ergath certainement le plus réussi d’une série totalement novatrice, bien calibrée pour une lecture en un week-end et offrant beaucoup de plaisir aux amateurs de “true crime” et autres enquêteurs en herbe.

Solide !

Clete.

SOMNAMBULE de Dan Chaon / Terres d’Amérique / Albin Michel

Sleepwalk

Traduction: Hélène Fournier

On avait été durablement marqué par Une douce lueur de malveillance en 2018. Six longues années plus tard, Dan Chaon nous revient avec un roman fascinant, le genre d’histoire folle mais totalement maîtrisée qui vous trotte dans la tête longtemps. 

Vous savez sûrement qu’à Nyctalopes, on aime l’Amérique dans tous ses excès mais aussi qu’on goûte assez peu les dystopies et les romans post-machin qui fleurissent partout depuis un certain COVID certainement très pourvoyeur d’images terribles dans l’imaginaire collectif. Somnambule est certes une dystopie mais qui ne vous transportera que dans un avenir très proche, vers 2035 peut-être, une vision du futur totalement crédible, prévisible et en conséquence beaucoup plus inquiétante et par bonheur sans aucun propos moralisateur.

Le monde de notre héros, Will Bear ou William Baird ou Bill Berh ou William Baier ou Liam Bahr… ou “la nébuleuse brumeuse” comme il aime se qualifier, est très proche du nôtre puisqu’on y roule encore en Toyota Corolla, c’est juste que la situation que nous vivons aujourd’hui s’est méchamment dégradée. Des coupures de courant géantes, des milices qui administrent leur justice expéditive, des drones omniprésents, une IA vicieuse, la reconnaissance faciale généralisée, la violence pour quotidien mais Will Bear s’en moque. C’est un mercenaire d’une cinquantaine d’années qui apprécie les microdoses de LSD mûries à la vodka et qui fume voluptueusement et abondamment sa “Death Star”. A son actif des décennies de meurtres, de sabotages et de beaucoup d’autres méfaits qu’il exécute pour une société secrète qui l’emploie. Il parcourt ainsi le pays en long et en large dans un camping-car qu’il a amoureusement aménagé, passant sous les radars, sans réseau, sans adresse, n’ayant aucune existence officielle avec comme seul compagnon Flip un pitbull un peu dérangé. La “Van Life” en fait pour Will Bear, sorte de survivaliste parfaitement entraîné et rôdé à affronter le chaos de l’époque. Et puis un jour, d’un de ses téléphones soit disant intraçables, lui arrive l’appel d’une jeune femme qui déclare être sa fille. La cata !

ll n’est plus un type invisible d’une part et d’autre part cette possible paternité le travaille profondément. Parce que c’est un mec cool Will, il est toujours désolé quand il est obligé de tuer. De savoir qu’il a peut-être une fille quelque part va bien lui prendre la tête, nous faisant profiter de ses espoirs, de ses craintes et interrogations. Dan Chaon est un virtuose sachant faire naître la peur ou la violence dans des situations anodines et évacuer l’effroi en y ajoutant de l’humour ou en se contentant d’effleurer les moments terribles. Mais attention il est capable de coloniser votre cerveau, jouant avec vos sentiments et impressions, soufflant le chaud puis le glacial, déglinguant les certitudes qu’il vient de vous instiller.

L’auteur interpelle aussi brillamment sur la notion de paternité en interrogeant sur ses limites. Alors, il n’est pas aisé d’écrire sur Chaon parce que ça fuse vraiment. C’est du très haut de gamme, très, très malin. Petit à petit, il raconte le passé de Will permettant de mieux comprendre les raisons de cette vie. Décemment, on ne peut pas l’excuser. Mais Will est parfois si confondant de tendresse, de naïveté qu’on ne peut que l’accompagner dans son “road trip” vers sa fille ou vers un piège tendu par une IA, au son de vieilles chansons country des années 60 puis de rock des années 80 et 90 avec Suicide, New Order et Psychedelic furs. On a beaucoup cité Thomas Pynchon à propos de Somnambule mais, à mon humble avis, il existe également une magnifique parenté avec Jim Dodge: un peu de Stone Junction, une larmichette de L’oiseau Canadèche et une touche de Not fade away. Du grand art !

Des œuvres majeures qui vous laissent abasourdis et comblés, franchement on n’en rencontre pas plus d’une ou deux par an. Somnambule est un très grand roman noir, violent, bourré d’humour et de tendresse qu’on ne quitte pas vraiment totalement à la dernière page. 

Remarquable.

Clete.

UNE CRÉATURE DE DOULEUR d’Ella Baxter / Le Gospel.

New Animal

Traduction: Adrien Durand

« Amelia Aurelia est une jeune maquilleuse funéraire accro aux applications de rencontres et aux rencontres d’un soir. Quand sa mère décède soudainement, la cellule familiale explose en même temps que l’entreprise de pompes funèbres qu’elle dirige et qui emploie sa fille. Incapable d’affronter son deuil, Amelia quitte la paradisiaque côte australienne pour retrouver son père, artiste raté parti s’installer dans la Tasmanie rurale, région sauvage et isolée. Sur place, déçue par ses retrouvailles avec son géniteur, Amelia se reconnecte sur une appli de rencontre et découvre par hasard une façon étonnante d’affronter son deuil : le milieu BDSM local. « 

C’est six années qu’il aura fallu à l’australienne Ella Baxter pour écrire Une créature de douleur, son premier roman, qui connaît un succès exponentiel depuis sa publication initiale. Un livre qui n’a probablement pas encore terminé de faire parler de lui. En France, c’est chez Le Gospel que celui-ci sort, l’une des maisons d’édition les plus enthousiasmantes du moment. 

Comment vivre un deuil ? Est-ce qu’il y a de bonnes ou de mauvaises façons de vivre un deuil ? Un deuil est-il une expérience solitaire ou collective ? Quel est le temps du deuil ? Toutes ces questions sont inhérentes à ce à quoi nous confronte Ella Baxter, c’est à dire la perte soudaine d’un être cher.  Une créature de douleur n’est pas une réponse à ces questions mais une exploration très contemporaine de son sujet. 

Notre héroïne, Amelia Aurelia, a un boulot assez singulier pour une jeune femme de 26 ans. Pour l’entreprise funéraire familiale, elle maquille les morts pour leur apporter un dernier souffle de vie. Un travail qu’elle exécute avec une certaine passion et beaucoup de minutie. Mais Amelia ne sait pas vraiment comment se connecter aux vivants. Pourtant pas bien loin du nid familial, elle vit dans un bungalow à côté de la maison de ses parents, elle n’en reste pas moins une personnalité en marge. Elle enchaine les relations sexuelles d’un soir. Elle consomme les corps pour se sentir exister. Mais point d’attachement. Juste le moment. Du sexe façon « love me Tinder ». Il y a aussi ce suicide assez récent qui l’atteint plus qu’elle ne veut bien le dire. Et puis la mort complètement imprévue de sa mère, une simple chute, va la faire basculer dans une intense période de doute et  de douleur. Direction la Tasmanie avec sa nature exotique, pour y retrouver son père, le génétique cette fois, plutôt que d’affronter l’enterrement de sa mère. Là-bas, une rencontre la mènera dans un milieu qu’elle ne connaît pas et qui la poussera dans certains de ses retranchements les plus obscurs.

Si la teneur du sujet annonce le couleur – noire – le roman d’Ella Baxter n’est pas sans lumière. Néanmoins, il a de quoi diviser. Entre les comportements très « génération millénial » de notre protagoniste, que certain(e)s jugeront peut-être un poil immatures, ou une vision du milieu BDSM qui, si j’en crois ce que j’ai lu, n’est pas du goût de toutes et tous, on a là un roman qui n’est peut-être pas pour tout le monde. Mais n’est-ce pas justement le crédo de notre maison d’édition ? Quoi qu’il en soit, ce que l’on pourrait reprocher à son livre n’est, en fait, que très humain. 

La comparaison avec Six Feet Under, la célèbre et tant aimée série d’Alan Ball, est une évidence. La famille, le milieu, l’atmosphère, il y a bien des connexions à faire. Je pense que cette référence peut déjà suffire à vous donner envie de lire le livre. Je me suis d’ailleurs dit qu’il ferait une excellente série et apparemment le projet est en cours. A cela s’ajoute un ton cynique, un humour noir qui fait mouche. Très facile à lire, il reste à voir si certaines images qu’il gravera dans votre esprit, ne vous rebuteront pas. 

Une créature de douleur est un premier roman prometteur. Un traitement un peu atypique d’un sujet universel. Quand bien même la mort est de toutes les pages, la vie est au bout du tunnel. Ella Baxter vient de se faire un nom dans la littérature anglo-saxonne et son deuxième livre est d’ores et déjà dans les tuyaux. Lisez celui-ci d’abord car vous le verrez bientôt sur les écrans.

Brother Jo.

UN ESPION EN CANAAN de David Park / Table ronde

Spies in Canaan

Traduction: Cécile Arnaud

“En 1973, Michael Miller, jeune diplomate timide, se retrouve en poste à Saigon alors que les États-Unis s’apprêtent à quitter le Viêt Nam. Travaillant comme gratte-papier dans une des multiples agences de renseignement présentes dans une ville sur le point de tomber aux mains du Viêt-cong, il donne l’impression d’évoluer dans une dimension parallèle, loin de la panique et de la violence ambiantes, jusqu’au moment où Ignatius Donovan le recrute officieusement pour le compte de la CIA… Quarante ans plus tard, Michael, devenu veuf peu de temps après avoir pris sa retraite, vit dans une maison trop grande pour lui au bord de l’Atlantique. S’il replonge dans ses souvenirs, c’est qu’il va devoir, au nom du passé, accomplir pour Donovan une dernière mission, quelque part sur la frontière mexicaine.”

Pour la première fois, je n’ai rien à vous dire sur ce roman. Je viens de le refermer et je ne sais pas encore si je l’ai aimé ou détesté… Je remets le bébé entre vos mains et vous appelle à l’aide.

Je suis preneur de toutes vos remarques au sujet de ce roman qui évoque l’espionnage du point de vue d’une personne recrutée par la CIA. J’ai suivi l’auteur jusqu’à Saïgon où j’ai vécu le départ des Américains dans l’urgence en 75, la fuite laissant derrière eux les Vietnamiens qui les avaient servis. J’ai voyagé avec lui dans le no man’s land de la frontière mexicaine de nos jours. J’en suis revenu. J’ai tourné la dernière page, relu la quatrième de couverture, me suis assis devant mon ordi et là rien. Incapable de dire un mot en bien ou en mal.

Qu’est-ce que David Park a bien pu vouloir dire dans cette histoire sur deux époques par ailleurs bien écrite ou plutôt qu’est ce que je n’ai absolument pas capté?

La panne !

Clete.

L’AFFAIRE SYLLA de Solange Siyandje / Série Noire / Gallimard.

Entamé pendant la période du confinement où beaucoup ont pris la plume pour tenter  d’égayer cette période d’isolement, L’affaire Sylla est le premier roman de Solange Siyandje, avocate au barreau de Paris. Contrairement à la majorité de pieux projets littéraires avortés, ce roman a vu le jour chez un éditeur et pas des moindres quand on parle polar, la Série Noire. Jolie destinée pour un premier roman en compétition pour le prix “Polar en séries” 2024 de “Quai du polar”.

“En quelques jours, cinq personnes meurent empoisonnées. La police se saisit de l’enquête et découvre qu’elles ont pour seul point commun d’avoir été en rémission de cancer après avoir consulté un guérisseur, Moussa Sylla. Immédiatement dans le viseur de la justice, Sylla fait appel à Béatrice Cooper pour le défendre. L’avocate remarque que l’une des victimes était en lien avec Merculix, l’entreprise pharmaceutique pour laquelle travaille son mari, mais elle est loin d’imaginer dans quel engrenage elle a mis le doigt…”

Parti de de l’affrontement judiciaire d’un guérisseur africain avec un élément du “Big pharma” ricain, L’affaire Sylla déroule une intrigue très originale permettant de découvrir un peu la communauté africaine de Paris. Addictif, le roman s’avère souvent passionnant malgré quelques faiblesses dans la description des personnages masculins. Prenant appui sur son expérience professionnelle, Solange Siyandje décrit avec talent les univers judiciaire et pénitentiaire, offre des personnages féminins très forts, crédibles comme l’héroïne Béatrice, certainement, à bien des égards, le clone littéraire de l’auteure.

Le roman se lit vite et avec plaisir, rebondissant entre les deux enquêtes menées par un flic d’un côté et par l’équipe de l’avocate de l’autre. Dominique Manotti, dans Racket en 2018 aux éditions les Arènes, clamait que “Les Etats-Unis n’ont jamais perdu un marché” et Elisabeth, dans un combat judiciaire qui se décalera dangereusement dans la sphère personnelle en fera la sinistre expérience.

Premier roman tout à fait recommandable par son intrigue addictive et les apports de l’expérience professionnelle de Solange Siyandje, L’affaire Sylla réjouira les amateurs de polars français explorant des pans sociétaux souvent ignorés ou mal connus.

Clete

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