Nyctalopes

Chroniques noires et partisanes

BASTION de Jacky Schwartzmann / Seuil Cadre Noir.

On suit Jacky Schwartzmann depuis longtemps. Et à chaque fois, on est séduit par ses histoires racontant des gens ordinaires dans la France périphérique. Son talent d’observation de ses contemporains lui permet de les mettre dans des situations, étranges, exceptionnelles où il peut les brocarder à l’envi… sans toutefois jamais se départir d’une certaine tendresse, d’une empathie certaine. Jacky Schwartzmann est un vrai gentil et ses romans offrent de vrais moments humoristiques, vous regonflent même parfois. Son honnêteté intellectuelle lui a sûrement dicté d’entrer dans une fiction politique, d’entrer en résistance… Un écart qui peut très vite se transformer en beau gadin s’il n’est pas maitrisé.

Lorsque Jean-Marc Balzan, vieux garçon sans enfant, prend enfin sa retraite, il est persuadé qu’il va se la couler douce. Petits restos, voyages, la liberté, quoi. Mais c’est compter sans Bernard, son plus vieil ami. Ils sont potes à la vie à la mort depuis l’école maternelle. Et ce que Jean-Marc fait de mieux dans la vie, c’est rattraper les conneries de Bernard. Ce dernier est sympa, il peut faire preuve d’intelligence, mais il est aussi capable d’être très con. Aussi, lorsqu’il s’engage dans l’équipe de campagne d’Éric Zemmour pour la présidentielle de 2027, Jean-Marc craint le pire. Soucieux de protéger Bernard, Jean-Marc s’enfonce insidieusement dans la mouvance d’ultradroite lyonnaise.

« Ce roman est dédié à tous les électeurs du parti socialiste. Qu’ils reposent en paix…

La dédicace montre le ton du roman, de l’humour désenchanté pour réveiller des consciences endormies, assoupies. La génération Mitterrand a la gueule de bois. Forcément donc, dès l’entame, le roman peut s’avérer clivant. Pas forcément de la manière la plus dure, l’auteur nous conte la rencontre de ces deux amis avec un groupe d’extrême droite. Forcément, on rit moins qu’autrefois mais l’histoire reste plaisante, teintée d’humour et une certaine scène à Besançon aurait séduit Westlake. Schwartzmann, petit à petit va nous montrer l’envers du décor et on rira nettement moins ou alors un peu jaune. Le ton s’assombrit et on saisit bien que la Bête est implantée partout, dans l’attente. La tragédie est en approche.

Alors, bien sûr, tout le monde n’adhèrera pas forcément. Nul doute que certains passages font un peu discussions du café du commerce (toujours la France périphérique). On s’étonnera qu’on veuille nous expliquer que les groupuscules fachos sont composés de jeunes nazillons plus cons que méchants souvent mais qu’il faut se méfier des vieux friqués dangereux qui les commandent. Lourd certainement aussi d’enfoncer d’autres portes ouvertes en nous rappelant longuement que les chaînes d’info (et pas qu’elles d’ailleurs) balancent de la merde et que ça éclabousse. Mais l’intention est louable.

« On peut rire de tout mais pas avec tout le monde » dit une citation attribuée à Pierre Desproges… Chacun trouvera ou pas son bonheur dans Bastion. Et puis, Jacky, nous aussi on a mal à notre gauche.

Clete.

Du même auteur chez Nyctalopes : KASSO, PENSION COMPLÈTE, DEMAIN C’ EST LOIN .

PERCER LA NUIT de Carole Agari / Rouergue Noir.

« Beaucoup des femmes enfermées avec elle avaient été victimes avant d’être criminelles, même les plus teigneuses. Et il était fréquent d’entendre des cris nocturnes déchirer la solitude des cellules et ouvrir une brèche éphémère sur un monde de terreur infantile. À l’aube, les cloisons étaient colmatées et les petites filles s’étaient tues.»

Johanne vient de purger 6 ans pour un homicide. Elle ne se souvient pas des circonstances de l’accident sinon d’une soirée très arrosée entre copines et avec sa sœur Lili. Johanne était alors monitrice d’auto-école. Double pédalier. Leçon de conduite. Mais qui conduisait et à quelle place ?

Ida, sa tante, devenue sa belle-mère est venue la voir deux ou trois fois.
Son père, jamais.

Elle sort de prison mais en liberté conditionnelle pour encore quelques mois. Sous l’œil plus ou moins indulgent (ou impliqué ?) de ceux qui surveillent son parcours de réinsertion, ce sera à elle seule de « recomposer l’armature de ses jours ».
Avec peu de choix : supporter l’aliénation d’un boulot mal payé, trouver un logement dégradé, lutter contre le manque d’argent, la défiance mutuelle, son propre regard sur elle-même, le vieux démon de l’alcool …
Au point d’envisager parfois « au creux de la vague nocturne » de « céder et de retourner à l’abri des quatre murs de sa geôle »

Le rythme de la lecture est alors assez lent, la spirale de la chute semble inéluctable.
Le vocabulaire lui-même semble préfigurer les barreaux et les grilles de la prison imprimés à jamais dans la mémoire de la jeune femme. Dans le décor portuaire dans lequel elle se réfugie tout est carcasse rouillée rejetée par la Garonne, grands bras métalliques de grues, grillages de chantiers, rideau métallique de l’échoppe de son père…Plus loin, même l’océan emprunte « sa couleur d’acier au ciel »…

Jusqu’à ce qu’un jour, une phrase : Boire c’est se soumettre, formulée sans relent moral par la femme de SOS médecin, percute Johanne comme une évidence : « Son parcours de réinsertion allait à rebours de sa vraie libération et la conduisait à l’échec.»

On s’attend alors à ce que l’énigme monte en puissance, mais la rébellion tant espérée sombre vite dans un quotidien décevant.

« Percer la nuit » est le premier roman de Carole Agari. Il est plein d’humanité et d’une écriture agréable mais laissera-t-il un souvenir inoxydable ? Pas sûre…mais « à suivre ».

La citation de Pierre Soulages mise en exergue: « Outrenoir : noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. » Pierre Soulages, Les éclats du noir, écrits et propos résume assez bien, la lente émergence de l’héroïne.

Soaz.

GASPING RIVER d’Alex Taylor / Gallmeister.

Traduction: Fabienne Gondrand


Glen est peintre, ancien boxeur, mais il est surtout « nettoyeur » au service de Charlie Olinde, un petit truand du Kentucky. Un matin, alors qu’il s’apprête à faire disparaitre un corps dans la rivière, Glen est repéré par la jeune Emmalene. Il décide de l’enlever. Contre toute attente, une forme de communication s’instaure entre eux. Et au cours d’une discussion, Glen apprend qu’Emmalene est à la recherche de son grand-père disparu. Il se demande s’il ne s’agit pas du corps dont il vient de s’occuper, mais les questions attendront. Emmalene s’échappe, et Charlie lance ses assassins sur les traces de Glen.

C’est par une recommandation de Donald Ray Pollock, que j’avais lu je ne sais plus où, que s’est faite ma découverte de l’écrivain américain Alex Taylor et son d’ores et déjà impressionnant premier roman Le verger de marbre. Lu il y a quelques années, j’en garde un excellent souvenir. Pour autant, je n’ai toujours pas lu son deuxième, Le sang ne suffit pas, qui parait-il est exceptionnel. C’est donc avec une vraie curiosité que je me suis attaqué à son troisième et nouveau roman, Gasping river, qui sort en France chez Gallmeister sans même avoir été publié aux Etats-Unis. 

Il y a l’histoire qu’annonce le résumé, une histoire de prime abord assez classique mais potentiellement efficace, et il y a l’histoire dans l’histoire que l’on découvre à la lecture des pages de Gasping river. Là est la surprise. Par le biais de Glen et son goût pour la peinture, qui se fait repérer par une gamine en train de se délester d’un corps et qui ensuite se fait tomber dessus par les exécutants du crime en question, on découvre la légende du Handsome Molly. Le Handsome Molly est un bateau d’un autre temps dont le capitaine s’est épris d’une chanteuse embauchée à bord et qui, lorsqu’un homme le menace de lui le retirer son bateau, décide de s’engager dans une folle équipée avec ses passagers à bord. L’homme en question, déterminé à se venger, se lancera à la poursuite du capitaine et de la femme dont il s’est épris. Se peut-il alors que la gamine, Emmalene, qui se retrouve alors en bien mauvaise posture entre son ravisseur et les assaillants de son ravisseur, soit une descendante des principaux protagonistes de cette légende ?

Je retrouve ici ce qui faisait la force du Alex Taylor que j’ai découvert avec son premier roman, son écriture ciselée aux formules parfois très percutantes, ainsi qu’une fine connaissance de son territoire, le Kentucky, qui ne rend l’expérience de lecture que plus immersive et prenante. Si vous ajoutez à cela cette légende, qui donne un peu une dimension historique au récit, lui conférant ainsi un cachet particulier, vous pouvez vous faire une bonne idée des points forts du livre qui ne manqueront pas de faire mouche. Néanmoins, ces deux histoires, entre la légende et la contemporaine, sont un peu inégales dans leur traitement et la manière de les imbriquer manque un peu de subtilité pour pleinement convaincre.

Bien qu’un peu bancal, Gasping river est un roman noir, de country noir pour être précis, aux qualités évidentes et au parti pris original. Ce livre est clairement l’œuvre d’un écrivain désormais bel et bien confirmé, une voix reconnaissable et affirmée qui rejoint les rangs des incontournables du genre. Si je lui ai préféré son premier, je n’ai désormais que plus envie de lire son second. On attend bien évidemment la suite. 

Brother Jo.

LOTUS JUMEAUX de Zhang Xiaoyu (scenario & dessin) / Mosquito

Avec cette chronique BD / roman graphique, le blog Nyctalopes affirme désormais son intention d’ouvrir ses colonnes à des productions éditoriales propres au 9e art mais liées aux univers qui lui sont particulièrement chers : le noir, avant tout, le criminel, bien sûr, mais aussi, à touches plus discrètes et néanmoins régulières, l’Americana, la SF au sens large, le rock… Pourquoi ? D’abord parce qu’il s’y passe des choses diablement intéressantes et ce, depuis un bon moment. Pourquoi l’ignorer ? Ensuite parce qu’il nous plaît d’élargir notre regard, peut-être le vôtre ou celui de nouveaux visiteurs à l’avenir. Alors bienvenue dans cette première chronique signée Little Bic Man, qui n’est pas un pied-tendre ici (NDLR : je suis aussi Paotrsaout et je dispose encore d’une réserve d’encre noire et visqueuse).

Zhang Xiaoyu est né en 1975 à Anshun, dans la province du Guizhou, en Chine. Il vit actuellement à Chengdu, dans le Sichuan. En 1995, il sort diplômé de l’École supérieure des Beaux-Arts du Guizhou mais a commencé sa première BD pendant ses études. De 1997 à 2005, il fut rédacteur en chef ou responsable de plusieurs magazines spécialisés. À partir de 2007, il devient dessinateur indépendant. De 1999 à 2008, il a été lauréat de divers prix BD chinois. Il a aujourd’hui à son actif plus de 20 albums (Le clown, Au fond du rêve, Sombre futur… pour ses adaptations françaises), certaines par la maison d’édition iséroise Mosquito.

Chine, 1937. L’empire du Japon attaque son voisin continental et envahit la partie orientale de son territoire. Les Japonais bombardent militaires et civils. Dans le pays, très affaibli, c’est le chaos. L’ingénieur Fan et sa femme Mingfeng, une actrice d’opéra traditionnel, très populaire, traversent le fleuve Yangtsé, lorsqu’un obus japonais envoie leur bateau par le fond. Fan survit au naufrage. Effondré par la perte de son épouse, il décide d’utiliser toutes ses connaissances techniques pour la ramener à la vie sous la forme d’un automate. Il intègre une troupe d’opéra itinérante et anime le double de Mingfeng depuis les coulisses. Dans la ville où la troupe se produit, sévissent des bandes de gamins livrés à eux-mêmes, qui trafiquent avec les aviateurs américains postés non loin de là. Un des enfants va se rapprocher de Fan qui lui confie son secret tandis que le potentat local intrigue pour passer une nuit avec la belle actrice qu’il ne sait pas factice…

Il faut se féliciter d’avoir un auteur ancré dans son sujet, qui a donc contextualisé son histoire. Elle nous en apprend. La guerre est en Chine, en 1937. Le front est loin dans cette histoire mais fluide selon la conception raciste des guerriers japonais, engagés dans une action totale. Les civils sont une cible, n’importe où. Ce n’est pas évoqué ici mais 1937 c’est aussi l’année des massacres dans la ville de Nankin… La Chine est malade depuis des décennies. Les puissances occidentales n’en ont-elles pas profité aussi les décennies auparavant ? Dans les satrapies émiettées d’une pourtant république règne le désordre, nourri par la pauvreté. Ces bandes de délinquants orphelins en sont la preuve. Morveux, ils chapardent et trafiquent. Plus âgés, ils assassinent et trafiquent… L’auteur nous en donne un échantillon pittoresque, prêt à tout pour bouffer, bellement incarné également par leur effronterie et la verdeur exotique de leur langage. Plus familière, au moins dans le fantasme, est la Chine des adultes, entre débrouille, corruption et persistances millénaires. On y apprend également la présence de pilotes de guerre américains, appréciés de la population pour leur participation à la défense de leur pays, mettant à mal l’idée d’une Amérique isolationniste en ces années 1930 et 1940 (jusqu’à ce que Pearl Harbor bouleverse vraiment tout). Sur le terrain, certains Américains en profitent pour mener des activités banalement humaines et lucratives dans un tel contexte : le marché noir. Au final, l’histoire propose une variété de personnages et se trouve à la croisée de plusieurs genres : reconstitution historique très vivante, aventure, fantastique de veine classique…

Puisqu’il sera fréquent d’aborder cet aspect, le découpage scénaristique est très « cinématographique », multipliant les plans rapprochés, moyens, d’ensemble pour un résultat hautement dynamique, favorable à la mise en valeur de l’action. Et pour parfaire l’ensemble – ce qui n’est pas la moindre qualité de cet album de grande taille, bien fourni en pages (plus d’1kg de BD tout de même…) – le graphisme NB est tout simplement somp-tu-eux. Pour cette chronique « noire et partisane » nouvelle génération, il fallait bien ça.

Little Bic Man.

REBECCA – DANS L’OMBRE D’HOLLYWOOD de Michel Moatti / Editions Hervé Chopin.

Le 3 juillet 1971, rue Beautreillis à Paris, Jim Morrison visionne le film La vallée de la peur de Raoul Walsh et meurt d’une overdose. Nul ne saura jamais si l’actrice Judith Anderson pourrait avoir un quelconque lien avec le décès du chanteur des Doors et membre imminent du club des rock-stars trépassées à 27 ans. Mais la légende de cette interprète, abonnée aux personnages de méchantes, s’incrémente d’une autre sulfureuse page. La mythique sorcière ne sortira jamais de ce costume-là.
En amont et après des premiers pas remarqués au théâtre, Judith endosse dès 1939 la stricte et macabre tenue de Mrs Danvers, la sinistre gouvernante du Rebecca d’Alfred Hitchcock (adaptation du non moins angoissant roman de Daphné Du Maurier), son exploit majeur bien sûr, couronné d’une nomination aux Oscars dans la catégorie meilleur second rôle féminin, et surligné par un tournage chaotique, chimérique, clinique, atypique, saphique, épidermique, dramatique, tout en hics. Elle échappera même de peu à la chute d’un pondéreux pan de décor entier dont Joan Fontaine ressortira elle aussi quasi indemne. Sachant que l’attribution du rôle principal de la jeune et jolie Mrs de Winter, deuxième du nom, s’est disputée lors des castings entre Joan et sa sœur ennemie Olivia de Havilland, cet effondrement d’une partie des studios de Culver City reste à ce jour un mystère non élucidé et, sans le moindre doute, l’un des mieux gardés de Sunset Boulevard. D’autant que quelques jours plus tard, une autre avalanche, de projecteur cette fois, coutera la vie à l’anonyme acteur D’Arcy Forrester, assis par inadvertance sur le siège de Joan Fontaine. Puis ce sera le suicide de la scripte Lydia Milner. Et ainsi de suite. C’est autour de ces évènements suspects, entraves à la réalisation du premier chef-d’œuvre hollywoodien et seul oscarisé du « Maître du suspense », que Michel Moatti (à qui nous devons également le récent épisode de La Fille du Poulpe intitulé Moscou & blessures, aux éditions Moby Dick) construit aujourd’hui un roman adroitement équilibré entre fiction et authentiques crépages de chignons mortifères.

Au crépuscule de ses jours, Judith Anderson narre. Et nous l’écoutons raconter les coulisses et alentours d’un tournage épuisant : en extérieur un tueur en série bien réel surnommé le Nocturne enchaîne les meurtres de starlettes, en studio les guerres de position ne sont pas en reste pour cumuler d’autres victimes collatérales. Un parallèle interlope se dessine. Entre scènes de crime et scènes de film, l’auteur joue ainsi avec l’ombre des fantômes de Manderley pour calibrer en contrechamp un monde de trahisons et de fausses connivences, de chats affamés et d’ingénues souris attirées par les sunlights. Judith enquête vaguement, extrapole un peu, observe surtout ce vase clos californien propice aux coups bas et coups de sang : « Hollywood est un rideau que l’on tire sans jamais savoir ce qu’il y a derrière ». Et ce qui pouvait n’être qu’un simple épisode biographique mute de fait en un habile roman noir. Les nobles figures d’étoiles avérées, celles dont les noms s’étalent désormais en faux marbre rose façon terrazzo sur le macadam du Walk Of Fame, s’y révèlent moches, pleutres ou calculatrices, prêtes à mordre aussi sauvagement que le serial killer concomitant, qui d’ailleurs signe chacun de ses méfaits d’un « R » comme Rebecca. Au bout du compte, images d’archives et interprétations subjectives se superposent en une intéressante relecture transversale d’un sommet de l’art noir.

JLM

LES LENDEMAINS QUI CHANTENT d’Arnaldur Indridason / Métailié Noir.

 Sæluríkið

Traduction: Eric Boury

« Le moteur de la Lada s’étouffa et cala une fois de plus, ils la poussèrent jusqu’au bout de la jetée où était amarré le chalutier russe.»

C’est le début du sixième tome de la série « Konrad » d’ Arnaldur Indridason…Mais avant de se prononcer sur cette nouvelle enquête, il faudrait faire un peu de ménage. Il faudrait se débarrasser d’un nombre important de pages qui, pour moi, affaiblissent la progression de l’intrigue, diluent les nouvelles investigations, cassent les ressorts et irritent le lecteur fidèle et non amnésique qui aurait juste besoin de petites allusions ou de simples références aux livres concernés pour se remettre dans le bain…

Il faudrait donc rejeter tout ce qui concerne la mort d’Erna, (la femme de Konrad), les infidélités de Konrad et ses regrets…Les souvenirs de camping avec les amis Léo et Dora. La tentative d’assassinat (un anesthésiste sorti de prison lui administre un produit et l’envoie en soins intensifs)… Les relations avec son fils Hugo qui s’améliorent après l’agression subie par Konrad …La sœur Beta qui a été rouée de coups et hospitalisée entre la vie et la mort… Eyglo et ses visions…L’histoire du meurtre de Seppi, le père de Konrad, devant les abattoirs…

Il faudrait aussi passer outre un certain nombre de répétitions agaçantes : J’ai lu 7 ou 8 fois quasiment le même paragraphe, expliquant le trafic de vieilles Lada volées embarquées sur des chalutiers soviétiques…

Le livre (l’opuscule ?) qui survivrait à tous ces rejets nous offre un enchevêtrement d’intrigues provenant d’affaires résolues auxquelles Konrad, toujours à la retraite, se consacre avec l’espoir de rendre justice aux victimes. Les réseaux d’espionnage russes organisent des disparitions inquiétantes dans les années 60. Léo, l’ami policier de Konrad a fait sciemment accuser un innocent. Le mystère de la mort du père de Konrad … Là, on retrouve « notre » Arnaldur Indridason, mais si on pouvait lui susurrer quelque chose dans l’oreille on lui dirait : « Laisse tomber Konrad, il tourne en boucle, il a bien mérité sa retraite !»

Indridason chez Nyctalopes: LE LAGON NOIR, DANS L’ OMBRE, PASSAGE DES OMBRES, LES ROSES DE LA NUIT, LA PIERRE DU REMORDS, LE MUR DES SILENCES, LES PARIAS,

Soaz.

LE FIL DE L’ESPOIR de Keigo Higashino / Actes Noirs / Actes sud.

Traduction: Sophie Refle.

« Quand Yayoi, propriétaire d’un paisible salon de thé, est retrouvée assassinée, les enquêteurs Kaga et Matsumiya plongent au cœur d’une affaire aussi complexe qu’émouvante. Leurs investigations les conduisent à Shiomi, un homme marqué par une tragédie indescriptible… »

Le fil de l’espoir est le quatrième volume de la série mettant en scène le flic Kaga Kyōichirō du romancier japonais Keigo Higashino, incontestable grand maître du polar d’investigation qui doit certainement à son éloignement géographique le fait que son œuvre, brillante, ne soit pas encore aussi reconnue en France que celle de l’Islandais Indridason.

Les doigts rouges, début d’une série publiée en 2009 débarque chez nous en 2019 et sera suivi par Le Nouveau et Les Sept Divinités du bonheur l’an dernier. Cet opus qui est loin d’être le dernier d’une série ce qui ravira les fans, est une nouvelle plongée dans un Japon actuel si éloigné de nos valeurs et de nos comportements. Une plongée dans le malheur aussi, dans un drame qui amènera l’émotion, énorme, à vous briser le cœur.

Kaga aura dans cette enquête un rôle secondaire se contentant de donner des conseils à Mastsumiya l’enquêteur qui en plus d’être son subalterne s’avère être son cousin. A noter que parallèlement à l’enquête, Matsumiya se verra confronté à un évènement familial particulièrement troublant. Ainsi les moments où les deux hommes confrontent leurs sources et leurs opinions seront complétés par des parenthèses beaucoup plus intimes mais aussi stupéfiantes.

Il serait vain de détailler l’intrigue magistrale, relancée intelligemment à chaque fin de chapitre et qui vous entraîne, vous oblige à poursuivre, à ne pas lâcher les victimes. Comme dans les précédents opus, on trouvera les révélations dans une histoire de famille, bien dissimulées dans le passé malchanceux de personnages particulièrement bien brossés.

Higashino fait sentir, éprouver la malchance, la douleur, la peine incommensurable, du point de vue de la victime mais aussi de son entourage familial et également de la part du coupable. L’enfer intime de certains personnages est décrit de manière poignante et la résolution achèvera de montrer que certaines personnes vivent toute leur existence un calvaire qu’ils n’ont pas cherché. Si vous connaissez le bonheur d’être père ou mère, vous serez particulièrement touchés.

Brillant, mémorable, la classe.

Clete.

Du même auteur: LE CYGNE ET LA CHAUVE-SOURIS, LES SEPT DIVINITÉS DU BONHEUR, LES MIRACLES DU BAZAR NAMIYA .

BALANEGRA de Marto Pariente / Série Noire / Gallimard.

Hierro Viejo

Traduction: Sébastien Rutès

N’entrons pas dans un verbiage inutile. Vous avez aimé le premier roman de Marto Pariente paru à la Série Noire, La sagesse de l’idiot ? Vous allez adorer sa version 2.0, Balanegra, explosif polar se déroulant en moins de 24 heures et surtout durant une nuit de toutes les horreurs. Conservant ce qui faisait l’excellence de La sagesse de l’idiot, l’auteur a su gommer ses faiblesses haut la main, hauts les cœurs, et écrire un pur moment de bonheur pour les amateurs de polars qui vous pètent à la gueule, vous horrifient autant qu’ils vous enchantent.

« À la mort de son frère, Coveiro est venu s’installer à Balanegra pour s’occuper de Marco, son neveu autiste et désormais orphelin. Mais lorsque Marco – qui passe son temps à arpenter le cimetière – est enlevé quelques heures à peine après l’inhumation d’un politicien accusé de pédophilie et décédé étrangement lors d’une reconstitution judiciaire, Coveiro n’a d’autre choix que de ressortir les armes et de réveiller le tueur qui sommeillait en lui. »

Comme dans le premier, nous sommes dans le trou du cul de l’Espagne et dans ce coin ignoré des dieux, le personnage principal est un humble, un faible, un modeste qui va se révéler quand on s’attaque à sa famille, à sa sœur dans la précédente histoire, à son neveu autiste dans celui-ci. La transformation d’un flic qui a peur du sang en tueur redoutable et tortionnaire efficace était certainement la faiblesse de La sagesse de l’idiot. Dans Balenegra, l’obscur vieux fossoyeur du village est en fait un redoutable tueur à gages retraité et s’avère bien plus crédible en vengeur déterminé. Pas besoin d’un gros armement, un vieux fusil à canon scié, un rouleau de scotch, un marteau, quelques clous dans la besace et ça roule… bienvenue dans le pandemonium espagnol !

On pourrait bien sûr parler des thèmes survolés dans le roman comme les liens du sang, la résilience et la rédemption… Ils ne sont en fait que des éléments d’un décor de polar où la violence, la mort, la douleur seront présentes à toutes les pages, accompagnées, enrobées d’un humour ravageur, de très mauvais goût souvent mais impeccable dans cette histoire horriblement épatante.

Balanegra, le petit polar parfait ? Pas loin !

Clete.

HENUA de Marin Ledun / Série noire / Gallimard.

« Nuku Hiva, Marquises nord, 12 octobre 2023

Le colosse évolue à flanc de montagne, un fusil et un sac en bandoulière. Son torse massif est trempé de sueur. Il porte un tee-shirt Shell rouge vif qui lui colle à la peau, un treillis militaire et des baskets usées jusqu’à la corde. D’épais tatouages aux motifs complexes  courent sur ses mains et ses avant-bras, réapparaissent dans le cou et lui mangent le visage en de larges plaques noires rectangulaires qui disparaissent sous une casquette Hinano délavée, n’épargnant que le blanc de ses yeux et la grimace de sa bouche, tordue par l’effort.»

C’est lui, Teïki, qui découvre le corps sans vie d’une jeune femme, Paiotoka O’Connor.
On est dans l’archipel des Îles Marquises.
L’enquête policière est confiée à Tepano Morel (Un Demi dont la mère était Marquisienne et le père, français). Elle se dédouble vite et oscille entre la volonté de résoudre le crime odieux et le désir (la crainte ?) d’apprendre l’histoire de sa mère, Simone Hauata, près d’un demi-siècle plus tôt.

Le cadre de l’énigme est grandiose (sans jamais donner dans la carte postale). Les fougères arborescentes se dressent entre les pics basaltiques, c’est une explosion de bananiers, de manguiers de palétuviers…Les cascades. L’océan.

Et, comme en contraste, les indices sont infimes : graines, colliers, tatouages…Et le silence de la population. La méfiance…

«Tout ce qui est simple ailleurs se complique, sur une petite île comme Nuku Hiva. Les frontières bien délimitées entre le bien et le mal deviennent poreuses… parce qu’une île, c’est aussi une sorte de petite cage où les règles ne sont pas tout à fait les mêmes que sur le continent
D’autant que la lutte contre drogue, prostitution, pauvreté, braconnage semble en marge des préoccupations de l’ancienne puissance colonisatrice….

Ce n’est pas la première fois que Marin Ledun est apprécié par Nyctalopes. Aucune bête , 2019, La Vie en Rose, 2019, Leur âme au diable, 2020.

Son écriture est concise. J’ai envie d’ajouter nette, cadrée, toute en capture de mouvements, de couleurs, comme si on décrivait là, un album de photos ou un tableau de peinture (Gauguin, par exemple ?)

Les couleurs ?

Turquoise, bleu profond, vert-gris, ocre et rouge, et… NOIR !

Soaz

SEUL L’OCEAN POUR ME SAUVER de Samantha Hunt / Le Gospel.

THE SEAS

Traduction: Alex Ratcharge

Cette petite ville de pêcheurs, ravagée par l’alcoolisme, est si loin au nord que toutes les routes vont vers le sud. Face à l’océan, une jeune femme esseulée s’imagine sirène. Elle espère le retour de son père disparu ; rêve d’ailleurs, et de l’objet de son désir dévorant – Jude, un vétéran de la guerre en Irak, fracassé et trop âgé pour elle, raisons pour lesquelles il refuse d’être plus que son ami. Cette relation, fusionnelle à défaut d’être charnelle, est autant un refuge qu’une source de frustration. Comment se réinventer au sein d’une famille au deuil impossible, désemparée et excentrique ? Comment partir de ce trou quand on a rien ?

Écrivaine américaine, Samantha Hunt s’est d’ores et déjà fait remarquer aux Etats-Unis. Dès son premier roman, Seul l’océan pour me sauver, publié en 2004 outre-atlantique, elle s’est fait un nom. Un premier roman qui aura même terminé dans les finalistes du prestigieux Women’s Prize for Fiction, anciennement Orange Prize for Fiction, récompense décernée au Royaume-Uni. Il aura fallu un certain temps, mais le roman en question arrive enfin chez nous, et ce grâce aux éditions Le Gospel.

Le résumé donne le ton, il y a quelque chose de pas bien joyeux dans cette ville du nord des Etats-Unis où évoluent les protagonistes du roman. Une poignées de personnages qui vivent au bord de l’océan, avec quelques traumas qui pèsent sur leur vie, et dessinent pour certains les contours de leur quotidien. Chacun, à sa façon, essaye de vivre avec le poids du passé. Le tout est d’arriver à ne pas se laisser submerger par les émotions et les sentiments, à garder le cap quand bien même les vagues se lèvent, parfois jusqu’aux impitoyables scélérates. Mais pour une jeune femme de 19 ans, sans horizon clair, cela peut être aussi intense que difficile. 

D’une plume légère et poétique, Samantha Hunt nous immerge avec beaucoup de délicatesse dans une famille haute en couleurs. Le souffle de son écriture est tel que l’atmosphère brumeuse du livre nous enveloppe instantanément. Si notre protagoniste principale a du mal à trouver les mots pour exprimer les maux, ce n’est pas le cas de Samantha Hunt dont le langage est riche. Par une sorte de réalisme magique, ce sont les thèmes du deuil, de l’amour impossible et de la sexualité féminine qu’elle développe dans ce conte intemporel. 

Seul l’océan pour me sauver est un roman tragique d’un bleu mélancolique. Il est aussi vaste et profond que l’océan lui-même. On est porté au gré des vents parfois tempétueux et on guette l’embellie ou le phare qui illuminera l’obscurité. Ce n’est pas de l’embrun que vous sentirez sur votre peau, mais bien des larmes.

Brother Jo.

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