Nyctalopes

Chroniques noires et partisanes

UN LIEU ENSOLEILLÉ POUR PERSONNES SOMBRES de Mariana Enriquez / Editions du Sous-Sol

Un lugar soleado para gente sombría

Traduction: Anne Plantagenet

Des voix magnétiques, pour la plupart féminines, nous racontent le mal qui rôde partout et les monstres qui surgissent au beau milieu de l’ordinaire. L’une semble tant bien que mal tenir à distance les esprits errant dans son quartier bordé de bidonvilles. L’autre voit son visage s’effacer inexorablement, comme celui de sa mère avant elle. Certaines, qu’on a assassinées, reviennent hanter les lieux et les personnes qui les ont torturées. D’autres, maudites, se métamorphosent en oiseaux.

Il y a comme une aura, depuis quelques temps, autour de l’oeuvre de Mariana Enriquez. Son nom devient une référence pour les amatrices et amateurs de littérature sombre et dérangeante. Elle m’intrigue depuis un certain temps maintenant. Il ne me fallait guère plus qu’un titre aussi fort que Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, ainsi qu’une couverture assez fascinante (une magnifique peinture signée Guillermo Lorca), pour me décider enfin à me plonger dans l’univers de Mariana Enriquez. Un livre publié chez les toujours assez classieuses Editions du sous-sol.

C’est un recueil de douze histoires que nous propose Mariana Enriquez. Douze histoires noires ancrées dans notre réalité post-pandémie, et plus spécifiquement en Argentine, peuplées de divers monstres et fantômes. De texte en texte, le lecteur navigue entre ruralité et urbanité, à travers différentes classes sociales, pour une exploration des zones sombres de notre société et de nos âmes. Elle réussit à injecter du social dans l’horreur et le fantastique, et inversement, faisant flirter ses personnages avec un ailleurs obscur et ce pour mieux nous parler de notre monde. Si vous êtes sujet aux rêves et cauchemars durant vos nuits, il y a ici matière à perturber et fertiliser ceux-là.

La force d’Un lieu ensoleillé pour personnes sombres ne réside pas dans la qualité de son écriture à proprement dite, mais plus exactement dans l’art de son autrice à manier la nouvelle. Plutôt que de proposer des chutes concrètes à ses textes, elle s’amuse à nous laisser sur des fins relativement ouvertes qui nous plongent dans l’incertitude et laissent ainsi libre cours à notre imagination. Elle excelle à installer des atmosphères prenantes qui nous possèdent sans aucun mal. On peut penser à pas mal de références notables telles que Lovecraft ou Junji Ito, mais Mariana Enriquez a définitivement sa propre patte qui ne laisse pas indifférent.

Avec son livre Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, Mariana Enriquez saura, à minima, vous inquiéter, mais peut-être même vous glacer le sang. L’exercice de la nouvelle, trop souvent mésestimé, est ici exécuté avec une intelligence certaine et un imaginaire captivant. Un recueil de nouvelles effroyablement appréciable.

Brother Jo.

L’ANGE DÉCHU de Marty Holland / Série Noire / Gallimard

Fallen Angel

Traduction: France-Marie Watkins révisée par Manon Malais

Cette année la Série Noire fête ses 80 bougies et la vénérable vieille dame a décidé de sortir certains vieux volumes de ses malles pour célébrer la féminité dans la collection légendaire, cathédrale du noir et du polar.

« Eric Stanton, jeune homme en quête de fortune et voyageur sans billet, se voit contraint de descendre d’un car à Walton, petite ville de la côte californienne.

À peine débarqué, il se réfugie au diner Chez Papa, où il tombe sous le charme envoûtant de Stella, la serveuse… avant de rencontrer la jeune et riche héritière Emmie Barkley. »

Alors oui, ce genre de roman, vous l’avez sûrement déjà lu, pas d’une grande originalité et vous pouvez très bien imaginer la suite. Stanton rencontre deux femmes : Stella, la barmaid éprise de liberté et Emmy, une jeune héritière. Son projet ? Séduire la jeune héritière énamourée pour la voler, puis s’enfuir avec Stella à son cou. On imagine encore la suite et le plan qui ne déroule pas du tout comme prévu dans la caboche cabossée de Stanton, idiot toxique.

Bien sûr, le classicisme de cette intrigue ne mériterait pas qu’on s’y attarde si Marty Holland avait été à court de munitions, n’y avait ajouté une certaine malice. Or l’auteure, obscure sténo dans des studios de ciné à Hollywood où elle passait ses journées à taper des scénars minables, en avait gardé méchamment sous le coude. D’abord, l’arrivée d’un personnage particulièrement inquiétant va dynamiser l’intrigue, montrant la veulerie d’un Stanton lâche, prêt à tout pour s’en sortir. Ensuite, la fin, particulièrement navrante et imprévisible, vaut le déplacement, un vrai document… Je n’imagine pas un seul éditeur de Noir valider aujourd’hui un tel final. Peut-être faut-il resituer le roman dans son époque pour comprendre le naufrage ? Paru en 1944, le roman se voulait-il l’apôtre des idées de solidarité d’une Amérique en guerre ? Etonnant, vous verrez.

Jolie friandise vintage, L’ange déchu s’avale allègrement en un one shot réconfortant. Servie par une introduction sympa signée Etienne Tadié (coauteur avec Natacha Levet de l’ouvrage Les femmes de la Série Noire à paraître le 13 novembre), sa lecture est agréable comme une soirée devant La dernière séance autrefois à la télé.

Paysages désolés, déserts ruraux, diners tristes, flics inquiétants, une Californie des pauvres, sans fard ni paillettes… en vieux noir et blanc délicieux.

Clete.

PS: Otto Preminger adapta le roman en 1945 sous le titre Fallen Angel avec Alicia Faye, Dana Andrews et Charles Bickford à l’affiche.

ULTIMA d’Ingrid Astier / Série Noire Gallimard

«Et il se concentra.
200 mètres. Ce qui exigeait le tir parfait.
Il n’avait pas droit à l’erreur.
Il n’eut plus aucune pensée.
Que la concentration absolue sur la cible.
La course lente du doigt sur la détente.
La balle de l’Ultima qui part, qui tournoie.
Cette balle qui amorce sa trajectoire et fend l’air.
Cette balle faite pour défendre et protéger.»

Paris. Et en alternance :

– Athéna, Arès, Hadès…des surnoms choisis par de vieux ados …de 30 ans… qui fuient le monde qu’ils refusent. Ils ont même construit une cabane dans la forêt pour y repenser ce monde, lutter contre « les nouvelles formes d’hégémonie de la Big Tech » et…s’entraîner au tir…

-Rémi :

«Jusqu’aux longues heures derrière sa lunette à l’antigang, pour contrer des terroristes ou des forcenés, Rémi avait la protection dans le sang.
C’était un chien d’avalanche. L’humain en détresse, il s’épuiserait à le sauver
Rémi qui parle à son arme comme à un bébé, est rappelé, un soir de Noël enneigé, par TopazeN°1: son chef, despote et vicelard « au regard torve et à l’esprit tordu » pour assurer la protection de :

-Richard Schönberg. Un requin cynique qui compte, avec son fils Tristan, futur héritier de son empire, révolutionner le Vieux monde en investissant à tout-va dans l’IA. Il vient de recevoir des menaces de mort mais organise un réveillon d’enfer au musée des arts forains…

Les lecteurs fins limiers croient avoir déjà résolu l’énigme : un des vieux ados va vouloir tuer le milliardaire des médias que Rémi va (ou non) protéger ! Et ils ont tout faux !
Un député va être abattu par un sniper, et Rémi accusé du meurtre…l’histoire commence vraiment et la fin nous laissera pantois !

C’est le 4ème roman policier d’Ingrid Astier paru chez Gallimard (Série noire) après Quai des enfers (2010. Rémi travaillait alors à la Brigade Fluviale), Angle mort (2013), Haute voltige (2017). La vague, Roman noir, paru en 2019 (Equinox/Les Arènes).

Ultima est, comme les précédents livres, le résultat d’un important travail stylistique et documentaire. Le souci du détail est impressionnant mais, pour moi, à double tranchant : on peut vite saturer en lisant tous ces sigles des différents services de police, cette prolifération de mets sophistiqués, les longs descriptifs de fusils de précision haut de gamme et les performances des voitures de luxe…

D’une part, donc, ces groupes « d’hacktivistes » qui s’emploient à déstabiliser administrations et grandes entreprises, en saturant des sites internet, en divulguant des données, en prouvant « l’inanité de l’information instantanée. » D’autre part, ceux qui contrôlent les marchés numériques, se laissent fasciner (et donc asservir) par le bluff de « l’intelligence » artificielle et s’approprient les leviers politiques…

L’opposition est habilement argumentée et convaincante.

Et, comme un trait d’union entre ces deux mondes, le brigadier Yoann Guilloux expert en informatique qui tricote lui-même ses pulls en laine ! (« au graphisme contemporain », bien sûr!)

Un polar énergique dans lequel le lecteur oscille entre le bien, le mal, le réel, l’imaginaire, la haine, l’amour … avec toujours, en point de mire, son héros : Rémi, farouche et fidèle, humble et inébranlable.

Soaz.

DATURA de Leena Krohn / Editions Zulma.

Datura tai harha jonka jokainen näkee

Traduction: Claire Saint-Germain

Quand on lui offre un datura pour son anniversaire, une jeune femme tombe très vite sous l’emprise de ce vert intense et des fleurs étincelant sous la lune comme des bijoux d’albâtre. Une herbe-aux-sorciers pour soigner son asthme ? Feuilles infusées ou graines pilées viennent ponctuer ses journées au Nouvel Anomaliste, un magazine dédié au paranormal et aux théories farfelues. Entre deux reportages sur la transparence de la matière ou les douze dimensions de l’espace, elle fait la connaissance du Maître des sons, s’entretient avec une vampire ou rédige un article sur le manuscrit de Voynich…
Bientôt la somnolence la guette, sa gorge s’assèche, ses pupilles se dilatent. Une femme en blanc se dresse au pied de son lit – le temps se distend. Peut-être faudrait-il revoir le dosage ?

Rares, trop rares, sont les livres finlandais qui arrivent jusqu’à nous. Bien qu’à l’origine d’une œuvre foisonnante entamée au début des années 1970, l’autrice Leena Krohn est encore relativement peu traduite chez nous. Datura, qui paraît chez Zulma, est seulement son troisième livre publié chez nous. Compte tenu du titre et du résumé, ainsi que de ma curiosité personnelle pour la Finlande, c’est particulièrement intrigué que j’ai entamé les 250 pages de ce roman à la couverture colorée un brin psychédélique.

Aujourd’hui, si l’on souhaite s’informer sur, par exemple, un médicament ou quoi que ce soit d’autre d’ailleurs, nous n’hésitons pas à faire instantanément des recherches sur Google, voire carrément à questionner l’une des nombreuses intelligences artificielles en vogue. Mais l’époque durant laquelle fut initialement publié Datura dans son pays d’origine, c’est-à-dire en 2001, nous n’en étions pas encore là. Ainsi, quand la narratrice un brin naïve de notre livre se voit offrir un datura pour soigner son asthme, elle n’a pas la présence d’esprit de se renseigner sur cette plante dont elle ne mesure pas le potentiel hallucinogène. Alors que, de part sa fonction au sein du magazine le Nouvel Anomaliste, son quotidien est déjà riche en rencontres excentriques et témoignages assez hallucinants face auxquels son scepticisme faillit rarement, son rapport au réel se voit de plus en plus altéré et sa propre histoire se met à devenir aussi incongrue que celles sur lesquelles elle rédige ses articles.

Ecrit dans une langue relativement épurée et avec beaucoup d’intelligence, Datura a également la particularité d’être rythmé par des chapitres courts dépassant rarement 2 à 4 pages. Les Finlandais étant un peuple de peu de mots, cultivant une certaine épure dans son art de vivre comme dans son design, on peut voir là une certaine logique. Ces chapitres, tels de petites vignettes, s’apparentent plus à des nouvelles qu’à de véritables chapitres. Il paraîtrait d’ailleurs, de ce que j’ai pu lire, que Leena Krohn soit justement très portée sur la nouvelle et cela se ressent. Plutôt qu’un pur roman comme on a l’habitude d’en lire, nous sommes ici quelque part entre l’essai, le recueil de nouvelles et le roman. Clairement pas aussi fou que Ta vie dans un trou noir de Bucky Sinister sur lequel j’ai écrit cette année et dans lequel les substances hallucinogènes occupent une place non négligeable, le livre de Leena Krohn se veut plus subtil, nous donnant matière à philosopher et ce non sans humour.

Datura de Leena Krohn est un roman délicieusement insolite, fantaisiste mais réaliste, qui se lit très facilement et avec beaucoup de plaisir. Une étrange mais plaisante respiration littéraire entre quelques lectures plus denses et moins aisées à aborder. Un portail vers un univers étonnant que Leena Krohn semble avoir peaufiné tout au long de sa vie et dont elle a une maîtrise évidente.

Brother Jo.

ONE WAY OR ANOTHER de Stéphane Signoret / Melmac Editions.

2024, du côté de Marseille : autant dire qu’on est loin de New-York et de ses seventies génésiaques. Mais Tom n’a qu’en ligne de mire cette unique terre promise, cette terre qui lui est promise depuis qu’il est gamin, cette terre limoneuse qui vit éclore Blondie, Patti Smith, Richard Hell ou les New York Dolls, en amont des prémices punk. Scotché à ce passé fantasmé, il doit néanmoins aujourd’hui ranger et achalander les étagères de son petit bouclard dédié corps et âme à la Grosse Pomme, cet aimant-amant et principale mégalopole de l’est américain. Nommé Little Apple, c’est dire, l’échoppe vivote dans l’attente d’éventuels chalands, entre les lithographies de Jean-Michel Basquiat et les fantômes de Lou Reed, entre les mugs siglés CBGB et les authentiques vinyles des Ramones. À trente-neuf ans, bientôt quadra, Tom malmène également la guitare au sein d’un combo de rock’n’roll animé des mêmes cicatrices millésimées Bottom Line 73 ou Bowery 76.

Sûr que, « d’une façon ou d’une autre » (One Way Or Another en VO empruntée à un titre de l’album Parallel Lines de Blondie), Tom doit beaucoup à Stéphane Signoret. Précisons que ce dernier est à la tête du psychotonique conglomérat Lollipop Music Store (boutique, label, concerts, sis au 2 Boulevard Théodore Thurner 13006 Marseille, pour nos lecteurs sudistes) et endosse volontiers la même panoplie de fan invétéré et d’activiste en première ligne que le héros de son court roman. Hey Ho Let’s Go… Et si Stéphane cisaille depuis toujours les riffs binaires au sein des Neurotic Swingers ou Pleasures, c’est en toute logique qu’il inocule à Tom un goût identique pour les six cordes chauffées à blanc. Stéphane fait donc de Tom son porte-voix. Et ça leur va bien, même si les New York Toys de Tom n’endossent que le costard étriqué d’un « Tribute band », condamné à ne faire que des reprises, voué à clowner ou cloner une légende dont ils sont à la fois la perdurance et le mime triste.

Et puis des coups pleuvent lors d’une parenthèse bruxelloise. Le baston violent, soudain et dystopique, brouille les neurones et le One Track Mind, ce dernier monomaniaque par définition. De fait Tom opère un retour vers le futur inespéré, soit un salto-arrière d’un demi-siècle, direction l’année 1974 et l’East Village. Téléporté là, et après s’être clochardisé du Chelsea Hôtel aux pires artères d’Alphabet City, il monte un groupe onirique en compagnie de Richard Hell (Television, Heartbreakers, Voidoids, soit l’épine dorsale de la Blank Generation) et Jerry Nolan (Suzi Quatro, Wayne County, New York Dolls, Heartbreakers, Idols, London Cowboys…). Ҫa plane pour moi, ça plane pour lui, ça plane pour nous. En un texte expéditif, ponctué de photos et autres souvenirs visuels millésimés, Stéphane Signoret bouscule le Wall Of Sound (de briques de préférence, le mur) entre simplicité punk parfaitement dans le ton et picorage de fan assumé, même si la juxtaposition de formules qui se télescopent ne s’avère pas si anodine que ça. Par exemple, à y regarder de plus près, un chapitre intitulé Home Is Where I Want To Be s’incrémente dès ses premières lignes d’un « Cette ville est un enfer », soit un double hommage aux Dogs du regretté Dominique Laboubée. Et ainsi de suite. Oublions du coup d’autres agréables clins d’œil à répétition, d’autres private jokes pointues, pour ne saluer que ces souriantes balades downtown au gré des pas de l’auteur, voire ces rencontres apocryphes avec Deborah Harry ou Johnny Thunders. Tom ne s’en remettra pas, certains de nous non plus d’ailleurs…

JLM

GABRIEL’S MOON de William Boyd/ Seuil.

Gabriel’s Moon

Traduction: Isabelle Perrin

Un Anglais sous les tropiques, Comme au neige au soleil, La croix et la bannière, Les nouvelles confessions… des grands souvenirs de lecture dans les années 80. Et c’est donc avec une grande curiosité que je retourne dans les univers de l’Ecossais William Boyd, grand conteur à l’humour précieux que j’ai délaissé pendant des décennies.

« Au début des années 1960, Gabriel Dax, auteur reconnu de récits de voyage, réalise au Congo une interview du Premier ministre Patrice Lumumba, qui avoue craindre pour sa vie. De retour à Londres, Gabriel apprend son assassinat. Contacté par Faith Green, une mystérieuse agente du MI6, il tombe bientôt sous son emprise et devient son espion, son « idiot utile », bas­culant dans un labyrinthe de duplicité et de trahisons. Les missions s’enchaînent à travers l’Europe, Cadix un jour, Varsovie un autre, ponctuées de rencontres inquiétantes.

Alors que les bandes enregistrées de l’interview de Lumumba par Gabriel attisent l’intérêt de certains, l’affrontement entre Américains et Soviétiques sur fond de crise des missiles à Cuba fait redouter une troisième guerre mondiale. »

L’espionnage pendant la guerre froide dans les années 60, voilà bien un thème qui semblait être une invitation à l’écriture pour Boyd. Et de fait, le Britannique nous offre un superbe roman qui devrait séduire le plus grand nombre. Notre « héros » est un candide, le genre de personnage que Boyd aime bien faire évoluer dans des univers inattendus. Gabriel’s moon nous met dans les pas de Gabriel, confronté à un monde nouveau, pensant faire le facteur pour le Foreign Office contre une rémunération intéressante. Servir son pays et arrondir ses fins de mois tout en se promenant dans diverses villes européennes, Cadix, Varsovie, le bonheur pour Gabriel.

Cependant, petit à petit, Gabriel, naïf mais bien loin d’être abruti, commence à voir l’envers du décor, ce qui traîne sous le tapis. On s’intéresse à lui de façon bien trop empressée, il finit par penser que les belles rencontres féminines qu’il effectue ne sont peut-être pas le seul fait de son charme. Il sait des choses qui intéressent beaucoup de monde. Le temps de l’insouciance du touriste en promenade est révolu. Gabriel s’est lancé dans une entreprise bien trop grande pour un néophyte comme lui. Il risque sa peau et un épisode nocturne sur un bateau lui ouvrira les yeux… tout en nous plongeant dans l’univers des vieux romans d’Eric Ambler.

Le lecteur devra peut-être affronter une très épisodique complexité du récit au début du roman, mais l’ensemble s’avère limpide, passionnant, charmant avec la finesse et l’intelligence qu’on reconnait à William Boyd depuis ses débuts.

Classe.

Clete.

LAPIAZ de Maryse Vuillermet / Le Rouergue Noir

Maryse Vuillermet a toujours été « hantée par la quasi-absence de représentation des « gens de peu » dans la littérature», nous précise l’éditeur (Les Editions du Rouergue). Dans son œuvre romanesque (une douzaine de romans, récits, biographies) elle donne la parole aux ouvriers transfrontaliers, aux migrants, aux paysans. Elle travaille dans la profondeur des êtres et des lieux.

Dans le roman Lapiaz, c’est un grand père, le père Satin, un paysan de soixante-dix ans en passe de céder sa ferme à son fils Bernard, qui raconte l’histoire.
Une histoire qui s’inspire d’une époque (1977) durant laquelle l’arrivée des « « ratraits » (terme local qui désigne une pièce rapportée, quelqu’un venu d’ailleurs)  a inquiété, troublé et bouleversé la vie » des habitants du Haut Jura.

Les « ratraits » sont ici Isabelle et Tony, « les hippies » qui s’installent avec enthousiasme dans une ferme d’estive, sur les Lapiaz… Le père Satin connaît tout du lieu : les cluses creusées dans la roche dans lesquelles tombent les veaux et d’où jaillissent les vipères, les crêts, les combes…

Il observe tout sous sa casquette, avec humour et bienveillance, et va vite sentir qu’Isabelle qui s’effarouche d’un rien, que Tony qui butine d’une occupation à une autre sans s’y tenir, vont subir l’érosion due au froid, à la neige, au manque d’argent, à l’indifférence, à la méfiance… 

« Ça va mal finir » pense-t-il sans cesse.

Il va aussi percevoir les changements chez Bernard, l’insatisfaction chez Arlette, la belle-fille, celle qui ramasse les vipères à plein seaux, la douleur de savoir Daniel (un autre fils) en prison qui ronge la femme.
La femme, la sienne, celle qu’il ne nomme jamais « s’étiole, se ratatine ».
… La femme… elle pourrait s’appeler Filumena, tant on est proche de l’univers du poète jurassien lui aussi : Joël Bastard. Une lumière commune, peut-être, dans leur écriture dense qui réinjecte la vie dans ce qui semble s’être figé.

« Cet été, il y a quelque chose qui tourne pas rond » dit-elle…

Le lecteur, aux aguets, ressent aussi cette menace qui plane sur la combe, mais ne va pas soupçonner sa provenance. Des hippies eux-mêmes ? De leur simple présence qui peut provoquer la résurgence de pulsions secrètes chez les habitants des lieux ?

«C’est comme l’eau. Ici, on est un pays d’eau et de calcaire. L’eau se faufile, cherche un chemin, creuse la roche, et ressort à des kilomètres. Longtemps après, elle revient à la surface.»

Ce n’est pas un roman de terroir, de ceux qui veulent nous faire découvrir une région et ses traditions. Il n’y a pas de nostalgie. Pas de « couleur locale ». On ne nous parle ni de racine ni d’authenticité…


C’est simplement le temps qui passe dans « cette faille du temps » avec les choses simples de la vie. Et la mort.


LE LOUP DE LA FAMILLE de Souhaib Ayoub / Actes Sud.

Dhi’b al-‘â’ila

Traduction: Stéphanie Dujols

Dans un immeuble délabré d’un quartier populaire de Tripoli, plusieurs histoires s’entrecroisent : celle de Hassan, d’abord, adolescent fantasque, insomniaque et mutique, loup solitaire maltraité par ses congénères et qui prétend entrer en communication avec les morts ; puis celles de son père Ziad, tombé follement amoureux dans sa jeunesse d’une prostituée transgenre ; de sa mère Saadiyé, le seul être qu’il aime au monde ; de sa grand-mère surtout, Chamsé, issue d’une tribu bédouine, dont le cadavre mutilé sera découvert dans le fleuve qui traverse la ville. D’autres personnages insolites, mais aussi des esprits et des monstres, surgissent dans ce sombre tableau qui oscille constamment entre passé et présent, rêve et réalité.

Il ne me fallait pas plus qu’un « n’est pas sans rappeler les dirty novels d’un Charles Bukowski » apposé par l’éditeur sur le livre, en l’occurrence Actes Sud, et de savoir qui plus est que l’on a affaire à un écrivain libanais, pour attiser ma curiosité et me donner envie de lire ce roman, Le Loup de la famille, du très prometteur Souhaib Ayoub.

« J’étais un cœur meurtri, qui détestait mes frères, mon père, ma grand-mère, la famille de ma mère et l’univers tout entier. J’étais ce fauve dans la blanche forêt. Un fauve errant derrière les brumes et les secrets des autres. J’étais le cœur de ma mère, qui dormait dedans, sur son canapé, au milieu des débris de nous tous, sur ce tissu défraîchi aux motifs de fleurs de jardin. »

Si vous voulez du noir, autant vous dire que vous ne ne serez pas déçu. Souhaib Ayoub nous embarque dans les quartiers pauvres de Tripoli et ses bas-fonds peuplés de marginaux en tous genres. Il y tisse un récit politique et social fragmenté où les histoires de personnages principaux et secondaires s’entrecroisent sur une temporalité allant de 1965 à 2013. Toutes ces scènes de vie, ces histoires, sont des strates qui nous donnent une perception de la ville du point de vue des oubliés. En abordant différents thèmes tels que la misère, la violence, l’amour, la mort, la sexualité, la guerre ou la perte, Souhaib Ayoub dépeint des réalités tragiques où les vies finissent souvent brutalement. Les femmes y sont particulièrement mises en avant, des femmes qui disparaissent quand elles ne sont pas assassinées. Une enquête, menée par un enquêteur à l’image des marginaux qui l’entoure, traverse d’ailleurs ces pages qui prennent alors des allures de polar qui n’en est pas un, ou qui ne peut véritablement en être un dans un système si chaotique où la justice peine à exister.

« Il n’y avait qu’elle dans cette ruelle où lui parvenait la rumeur des combattants qui se glissaient dans les rues drapées de noir. Quittant leurs lignes de front, ils s’enfonçaient dans ces petits quartiers repliés sur eux-mêmes comme des grottes, oubliés depuis le temps des mamelouks, qui les avaient conçus selon un plan militaire. Les collègues de Dolce Vita n’étaient pas venues travailler. Certaines avaient été tuées par balle – on avait aligné leurs corps dans les oliveraies de la colline Abou Samra. D’autres avaient été égorgées au couteau et jetées dans la vallée de Qadicha. Chez Salwa, on n’ouvrait plus la porte qu’aux clients de confiance depuis ce jour où des miliciens inconnus y avaient fait irruption. Ils avaient menacé les filles et enlevé les Alaouites – on ignorait ce qu’elles étaient devenues. »

Sous la plume brute empreinte de réalisme sale et poétique de Souhaib Ayoub, on sent et on goûte cette ville délabrée et hantée par des personnages sur la brèche. Il a l’art et la manière pour mettre en lumière cette ville souterraine où règne quelque chose de sombre mais tristement humain. On est instantanément gagné par cette atmosphère étouffante et bouillonnante dans laquelle s’instille la peur. Sa connaissance du terrain s’allie à merveille avec son travail d’écriture pour un résultat indéniablement singulier.

« En grandissant, je compris que nous héritons de la peur de nos parents, comme nous héritons de leur couleur de peau, de leurs yeux, de leurs traits de caractère, et aussi de leur haine. Pinçant le fil de cette haine entre nos doigts, nous l’étirons de génération en génération, jusqu’à ce qu’il finisse par s’enrouler autour de notre cou. Alors nous mourrons. La mort devient cet autre fil qui nous relie les uns aux autres dans notre nouveau voyage. »

Quelle fascinante plongée dans Tripoli qu’est Le Loup de la famille ! Un roman court et sinueux, particulièrement dense, qui imprime dans votre cerveau des images parfois dures mais puissantes. Souhaib Ayoub signe ce qui sera certainement l’une des lectures les plus frappantes de 2025.

Brother Jo.

LA MORT BRUTALE ET ADMIRABLE de BABS DIONNE de Ron Currie / Flammarion

The Savage, Noble Death of Babs Dionne

Traduction: Charles Recoursé

« Waterville, dans le Maine, nord-est des États-Unis. Une ville face à ses fantômes. Désindustrialisation. Effritement de la culture franco-canadienne. Traumatismes des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Opiacés. Un cloaque, en somme, dont l’ange gardien s’appelle Babs.

Babs, c’est la boss. Grand-mère adorée et matriarche d’une famille criminelle, elle dirige la petite ville d’une main de fer avec l’aide de ses filles.

Mais lorsqu’un baron de la drogue canadien découvre que ses affaires sont en baisse dans la région, il envoie son médiateur en chef pour régler le problème, dans le sang si nécessaire. Au même moment, la plus jeune fille de Babs disparaît. Elle sera retrouvée vingt-quatre heures plus tard, morte. »

Babs, qui a quitté le Canada à l’adolescence, est partie aux USA dans le Maine pour fuir la justice canadienne après un tragique épisode dont elle parle sans réel état d’âme quand elle est amenée à l’évoquer.

« Les Francos les plus péteux font changer leur nom. Ils tournent le dos aux autres Francos. Sacha, il volait dans le magasin de mon oncle. Je lui ai demandé d’arrêter, alors il m’a violée. Puis je l’ai tué. Fin de l’histoire ».

Forte de cette histoire et de cette première confrontation avec la violence et l’injustice, Babs a créé une petite communauté francophone à Waterville, ville du nord-est des States où Américains pauvres et Canadiens affamés se ruaient depuis le début du vingtième siècle pour trouver un emploi dans un usine à papier et bois, grand employeur régional et gros pourvoyeur de cancers précoces et divers. Little Canada, petite enclave francophone et catho qui s’oppose au monde des WASPs (white anglo-saxon protestant) est une mini société basée sur un matriarcat dirigée par Babs et ses copines sexagénaires qui administrent les affaires et rendent leur propre justice. Les hommes sont inutiles dans le meilleur des cas, dans le pire des cas source inépuisable de malheurs.

Mais depuis les années 80 beaucoup de choses ont changé. Alors qu’à l’époque on ne parlait que français dans Little Canada, il est devenu aujourd’hui très difficile d’y entendre encore vivre la langue de Voltaire. Babs, la soixantaine bien avancée, usée par quatre décennies de combats, sent que son crépuscule est proche. Les nuisibles sont à sa porte, venus pour détruire son petit empire. Babs entend mener la fin du bal et venger la mort d’une de ses deux filles. Elle est l’héritière de ces « Filles du roi », de pauvres Françaises sans avenir, envoyées au Canada pour aider à la colonisation de la Nouvelle France. Elle est le fruit de trois siècles de soumission. Enragée, elle mourra les armes à la main. Et ça va péter…

La mort brutale et admirable de Babs Dionne est un sacré bon roman, bien meilleur que le laisse supposer une couverture particulièrement hideuse et peu porteuse de son réel contenu. On peut et on doit bien sûr l’envisager comme un roman noir puissant, roboratif, un bon « page-turner » mais c’est aussi bien plus. C’est aussi un témoignage sur ces « Francos » qui ont quitté le Québec pour survivre et qui doivent affronter un monde où ils seront toujours considérés comme de la simple main d’œuvre qu’on peut exploiter. Ron Currie envisage cette communauté de Canadiens français comme une minorité opprimée en Amérique pour qui la langue, la culture, les traditions et même la religion seront toujours des étendards à brandir, des boucliers à lever.

Ron Currie a déclaré que le personnage de Babs, hyper dominante et protectrice, était un hommage à sa grand-mère maternelle (francophone), maîtresse femme, adepte elle aussi d’un matriarcat pur et dur, mais qui, elle, ne vendait pas de came, tient-il à préciser… Ce roman et on ne peut que s’en réjouir, est le premier tome d’une trilogie qui reviendra sur l’histoire de Waterville dont est originaire l’auteur.

Mariant avec bonheur l’histoire d’une communauté francophone aux USA et des péripéties où action et réflexion se rejoignent, souvent agrémentée de dialogues et d’un humour particulièrement bien léchés, La mort brutale et admirable de Babs Dionne, assurément La belle surprise de l’automne.

Clete.

L’HOMME ASSIS AU CARREFOUR DE CHABOTTES de Frédéric Andrei / La Manufacture de livres

« Lundi 9 mai 2022, 14 h 32, service de soins intensifs de chirurgie, CHU de Grenoble Nord. Interrogatoire de M. Payan Loïc, 36 ans, électricien, technicien en remontées mécaniques, domicilié au lieu-dit Les Borels à La Bâtie-Neuve, Hautes-Alpes. »

« Dès la veille, Gutman avait deviné que le commandant était un con qu’elle allait devoir supporter sans broncher. Elle alluma le néon blanchâtre qui, dans un cliquetis, illumina la chambre vintage. »

Le livre est en entier construit sur un interrogatoire. Celui de Loïc Payan, appelé le Miraculé par le service hospitalier…C’est la jeune Chloé Gutman, gendarme adjointe volontaire, au « regard comme l’esprit, vif et effronté » stagiaire impertinente qui va donner le ton aux dialogues et va tenir tête aux différents gradés qui vont se succéder au cours de l’enquête…

Mais quelle enquête ? Tout a commencé en août 2018, lorsqu’à Megève, tout près du chantier sur lequel travaillait Loïc Payan « le corps d’une femme, une touriste, avait été retrouvé sous l’Aiguille Croche, dans une combe en contrebas d’un chemin de randonnée. Elle avait été assassinée la veille de plusieurs coups de couteau. »

Et Payan, retrouvant soudain tout son enthousiasme d’alors, déclare : « Le vendredi soir, en redescendant à la maison j’étais surexcité ! J’avais un crime sous la main, chez moi. Un crime à moi! »
« c’était mon macchabée à moi. Mon affaire à moi. »

Loïc Payan créera alors, en rentrant chez lui, un forum sur « Le crime de l’Aiguille Croche » et dès la fin du weekend il aura déjà trente-cinq sleuthers abonnés.

« Le sleuther est un cyberenquêteur. Un amateur qui mène une enquête criminelle sur Internet. Un solitaire. Le sleuther se choisit une affaire et fait une fixette dessus. Le sleuther a du temps, beaucoup de temps. le sleuther passe sa vie à visionner les vidéos, à s’abîmer les yeux sur des milliers de photos » 

Il veut être celui qui identifiera et trouvera le criminel avant ses adversaires!

Il va donc établir une théorie. SA théorie.

Le 7 septembre 2021, c’est au carrefour de Chabottes que Payan, intimidé par un rocher, bien ancré dans le réel, celui-là, et qui « ressemble à un mec assis  « le fixant dans les yeux », va faire le choix lui permettant enfin d’appliquer sa théorie…

La tension monte tout au long de l’interrogatoire. L’écriture est précise, incisive, rapide mais toujours émaillée de l’humour de la GAV (gendarme adjointe volontaire !). On atteindra les sommets lors d’une fin époustouflante.

Frédéric Andrei nous livre là un polar original, pétillant et brillant. Il est aussi acteur, réalisateur. Trois romans sont parus chez Albin Michel (Riches à en mourir  en 2014, Bad Land en 2016, L’histoire de la reine des putes, en 2020)

Au-delà de l’histoire, on explore un monde d’individus « ordinaires » qui vont développer au fil des pages, au fil du jeu qu’ils créent, un ego monumental .
A la fois dépendants des autres membres de leur communauté, perdant tout sens critique, gobant tout ce qui traîne sur le net, à la merci de chatbots, (Chabottes ?), dépossédés de leur conscience, accaparés par cette volonté de gagner, ils en viennent à mépriser leur propre existence, celle des autres, les précipitant dans la barbarie puisque ces détectives du net, loin d’être de simples joueurs, sont souvent considérablement armés…

Soaz

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