J’ai découvert Frédéric Paulin avec « La peste soit des mangeurs de viande » en 2017. J’ai fait un tour du côté de quelques uns de ses romans précédents, et j’ai continué à le suivre avec la géniale trilogie Benlazar parue chez Agullo entre 2018 et 2020. J’ai lu, apprécié et chroniqué son dernier roman, « La Nuit tombée sur nos âmes », toujours chez Agullo. Je remercie Frédéric Paulin d’avoir répondu aussi généreusement.
1 – Que faites-vous à part écrire ?
À part écrire, je ne fais rien. En tout cas professionnellement. Écrire est mon activité, mon métier. Le roman et depuis quelque temps, le scénario, mais j’écris. Après, un écrivain c’est un type comme un autre, son quotidien est tout aussi ennuyeux que celui de la plupart de ses concitoyens. Ou tout aussi passionnant s’il le désire.
2 – Quelles sont vos lectures ?
Elles sont multiples : un peu de roman noir, de polar, mais aussi des classiques ou de la littérature blanche. Je ne suis pas corporatiste à ne lire que des histoires de flic et de voyous. J’adore la BD, de la ligne claire au roman graphique, manga, comics, je prends tout. Je crois que si j’en avais eu le talent, je serais devenu dessinateur de bande dessinée.
Et puis, je lis des essais, des documents pour écrire mes romans.
3 – Qu’écoutez-vous ? Que regardez-vous ?
Je ne suis pas un musicologue ou un cinéphile de choc, mais j’écoute beaucoup de musique et je regarde beaucoup de films (ou de séries). Du récent ou du vieux, du facile ou de l’austère, du pour les jeunes et du pour les anciens qui ont connu ce monde avant le numérique.
4 – Cela fait 12 ans maintenant que vous publiez, mais depuis quand écrivez-vous ? Et pourquoi écrivez vous ?
J’ai un peu écrit quand j’étais adolescent, mais j’ai vraiment écrit sérieusement après trente ans.
J’écris parce que c’est ce que je sais le mieux faire et que ça me permet de ne pas avoir de hiérarchie au-dessus de ma tête et pas d’horaire à respecter, le matin ou le soir. Mais j’écris surtout pour essayer de répondre à cette question (que se posait déjà Jean-Patrick Manchette) : « Comment en est-on arrivé là ? »
5 – Vous étiez à Gênes en 2001. Est-ce que « La Nuit tombée sur nos âmes » est pour vous une façon de fixer ces moments de peur de les oublier ?
Moi je ne les oublierai pas, ces moments. Par contre, mes contemporains et les générations qui viennent risquent de les oublier. D’où, en effet, la croyance (peut-être illusoire) que le roman pourra les transmettre. C’est peut-être aussi une manière de clore un cycle de vingt ans : après être revenu de Gênes, je ne savais pas quoi faire de ma colère, de ma peur. Vingt ans après, j’en fais un livre.
6 – « La Nuit tombée sur nos âmes » est-elle un miroir que vous nous tendez, histoire de dire regardez ce qui se passe en ce moment ici ?
Ce n’était pas forcément mon idée première même si je suis suffisamment conscientisé
politiquement pour être en colère contre ce qui se passe aujourd’hui, et particulièrement contre les violences policières et le mépris de nos dirigeants à l’encontre d’une grande partie du peuple.
Cependant, écrire sur l’histoire, et l’histoire récente dans mon cas, c’est avoir la certitude que l’histoire a des retentissements sur le présent. Les violences policières à Gênes étaient sans aucun doute un avant-propos de ce que l’on connaît aujourd’hui en matière de maintien de l’ordre. Et refuser de se souvenir de ces violences d’il y a vingt ans, c’est favoriser l’apparition des violences d’aujourd’hui.
7 – Comment, d’après vous serait perçu le livre en Italie ?
Sera-t-il perçu ? S’il l’est, il le sera comme en France, je pense : certains le soutiendront, d’autres le critiqueront, selon leur positionnement politique et social. Après, il y a le plan de l’oeuvre littéraire stricto sensu : on peut ne pas aimer mon écriture et mes partis pris.
8 – Après le Rwanda, les abattoirs, le terrorisme, voici Gênes et sa violence d’état. Êtes-vous en train d’écrire une histoire de la violence moderne ?
Là encore, ce n’est pas entièrement conscient, mais je reconnais que la violence de l’État moderne me fascine. Cette violence parle de l’état de nos démocraties et du seuil d’acceptation des citoyens.
9 – Comment naissent vos personnages ? Dans le cas de « La Nuit tombée sur nos âmes », comment est né Cazalon, celui qui sort le plus transformé de ces quelques jours ?
Gislain Cazalon est un personnage de fiction. Lui, il ne m’a pas été inspiré par un flic que j’aurai croisé – d’ailleurs je croise très peu de flics dans ma vie. Mais mes personnages sont parfois inspirés de gens que j’ai connus. Un flic ou un journaliste peut d’ailleurs m’être inspiré par un plombier ou un paysan : une attitude, une façon de percevoir le monde m’intéressera plus que le port de l’uniforme ou de l’appareil photo.
10 – Vos personnages fonctionnent souvent par paire. Pour quelle raison ?
Peut-être parce que les hommes et les femmes n’ont pas la même perception du monde et que chaque perception du monde est intéressante pour comprendre un évènement.
11 – Comme Joseph Andras ou Didier Castino, vous vous emparez d’un pan de réel, y plongez votre fiction, et nous par la même occasion. D’où vient ce nécessaire ancrage dans la réalité ?
Chacun fait ce qu’il veut, mais moi, je n’écris pas du feel good ou du thriller à 4e Reich et complot franc-maçon dans lequel le héros ne savait pas que son meilleur ami était un serial killer sadique et nécrophile…. Si j’écris du roman, c’est pour parler du monde, de notre société. Et comment ils vont mal. C’est pour questionner notre responsabilité en tant que citoyens, électeurs, consommateurs, père ou fils, dans ce malheur aussi.
12 – Une phrase m’a particulièrement marqué. Je vous cite : «Dans la soirée, des voitures de patrouille ont été prises à partie par des émeutiers devant l’école Diaz — deux ou trois canettes ont été lancées, en réalité, mais la réalité est ce qu’on décide d’en dire, songe Carli.» Ce dernier bout de phrase est un véritable concentré de réflexion, quasiment un concept. D’où vient une phrase pareille ?
Je ne sais pas réellement d’où elle vient, mais elle résume ce que je pense du discours politique et bien trop souvent du discours historique. La réalité est bien trop complexe pour qu’on prenne le temps de l’expliquer. Pour expliquer la complexité, il faut du temps et du savoir-faire, de la pédagogie. Les réseaux sociaux et de moins en moins les médias ne sont plus le lieu de ce temps long nécessaire. J’ose croire que la littérature peut servir à cette explication. Voltaire disait que l’Histoire est un malentendu sur lequel les historiens ont choisi de s’entendre. Nombre de décideurs politiques, économiques, médiatiques ont choisi de s’entendre sur un malentendu, sur un mensonge.
Espérons que quelques romanciers et romancières s’y refusent encore.
13 – « La Nuit tombée sur nos âmes » quelle est la raison de N majuscule ?
Aucune idée. Il faudrait demander à mes éditeurs. Ou à ma psychanalyste.
14 – La nouvelle présentation des livres chez Agullo tombe à point. Rarement couverture aura aussi bien représenté un texte. D’où vient cette photo, et comment l’avez vous choisi ?
Aucune idée. Il faudrait demander à mes éditeurs. Parce que ma psy n’en sait absolument rien, j’en suis certain. La couverture est chouette, c’est vrai. Mais Agullo est une maison d’édition d’un très grand professionnalisme et lorsqu’ils m’ont fait voir la couverture, elle m’a paru évidente. Ce n’est pas donné à tous les écrivains d’avoir des éditeurs comme les gens d’Agullo !
15 – Pour terminer Frédéric Paulin, quels sont vos projets ? Peut-on espérer voir vos nouvelles en recueil ? Quel sera le théâtre de votre prochain roman ?
Honnêtement, je ne suis pas le meilleur nouvelliste de mon village de 2500 habitants. J’en écris parfois, mais à la demande d’amis qui éditent des recueils. La nouvelle est un art compliqué pour moi, je suis plus à l’aise dans le roman. Chacun son job.
Je suis en train d’écrire sur le prolétariat, sur la transformation de la classe ouvrière depuis 1945. Je me documente, j’écris, je m’arrête, je copie-colle, je vais promener mon chien dans la campagne, je me dis c’est nul ou c’est bien, en d’autres termes j’avance. Mais dire si tout ça donnera un roman, je ne peux pas le certifier. « Work on progress », comme disent les jeunes gens branchés aux dents longues.
Entretien réalisé par échange de mails le 03/09/2021.
On suit Sébastien Raizer dans son parcours à la Série Noire depuis longtemps. On échange fréquemment et c’est ainsi qu’est née l’idée d’adapter notre questionnaire « Mon Amérique à moi » à son expérience de vie au Japon. Sébastien a répondu bien au delà de nos attentes et nous fait partager sa passion pour l’empire du soleil levant. Qu’il en soit mille fois remercié.
***
Cher Clete,
Je te remercie pour ton invitation.
« Mon Japon à moi » est assez proche de ce que le jésuite portugais Luís Fróis décrivait en l’an 1585 dans Européens et Japonais – Traité sur les contradictions & différences de mœurs : « Nombre de leurs coutumes sont si étrangères & lointaines des nôtres qu’il semble presque incroyable qu’il puisse y avoir tant d’oppositions chez des gens d’une aussi grande police, vivacité d’esprit & sagesse naturelle comme ils ont. »
D’abord, les réponses à tes questions, en rafale :
● Première prise de conscience d’une attirance pour le Japon :
Pas d’attirance, une évidence.
● Une image :
Les côtes japonaises depuis l’avion Séoul-Ōsaka
● Un événement marquant :
Le tremblement de terre du premier jour passé au Japon
● Un roman :
Le Grondement de la montagne, de Kawabata Yasunari
● Un auteur :
Tanizaki Jun’ichirō
● Un film :
Mishima, de Paul Schrader
● Un réalisateur :
Ozu Yasujirō
● Une série :
La série originale des films Gojira
● Un disque :
L’album imaginaire des Rallizes Dénudés
● Un musicien ou un groupe :
Nisennenmondai
● Un personnage de fiction :
Le Roi-singe de La Pérégrination vers l’Ouest
● Un personnage historique :
Saigō Takamori, « le dernier samouraï »
● Une ville, une région :
Kyōto pour la ville, Kagoshima pour la région
● Un souvenir, une anecdote :
Le trombone, le point sur le i et l’existence improbable du réel
● Le meilleur du Japon :
L’ombre
● Le pire du Japon :
L’effet « Solaris »
● Un mot :
無. Mu est impossible à définir à l’aide de mots. Habituellement, on le traduit par « néant », mais un néant total, parfait, absolu, qui est aussi le tout — et inversement. Plus insaisissable que 空 (kū), qui est le vide (par rapport au plein).
Toutes ces réponses sont en fait liées par une intuition qui serait l’essence de « Mon Japon à moi », et qui tient en un mot : le zen. Le zen serait le point aveugle du tour d’horizon que tu proposes — en ajoutant un peintre, un philosophe, et plusieurs photographes, en modifiant l’ordre des questions et, pourquoi pas, les réponses…
● Un disque
« La musique du Japon est la plus horrible que l’on puisse entendre. » Luís Fróis
Le disque fantôme des dix titres d’un groupe mythique de Kyōto : LesRallizesDénudés (du japonais hadakanorarīzu, adaptation improbable et incertaine des « valises nues », voire des « valises sans poignée »).
Ce groupe à la carrière ultra-sporadique surpasse en radicalisme tout ce que l’underground et l’avant-garde ont produit en un demi-siècle — sauf peut-être Throbbing Gristle.
Les Rallizes Dénudés sont formés en 1967 à l’université Dōshisha de Kyōto par Mizutani Takashi (chant, guitare) et Wakabayashi Moriyaki (basse). Ce dernier a vécu (vit ?) en Corée du Nord après avoir détourné un Boeing 737 de la Japan Airlines au départ de Tōkyō, le 30 mars 1970, avec un commando de l’Armée rouge japonaise. Ils ont été accueillis en héros à Pyongyang.
Viscéralement anti-américain, le groupe double son radicalisme politique d’un extrémisme musical.
Refus d’enregistrer en studio, morceaux de plus de dix minutes qualifiés de doompsych ou noiserock, murs de guitares comme des typhons métalliques, hallucinés et dissonants, et pourtant mystérieusement magnétiques. Le son est à la fois totalement pourri et sublime. On pense à des œuvres d’art brut : une rythmique ultra-schématique et des déluges de guitares saturées qui improvisent une théorie du chaos, noire et lysergique.
À quelques exceptions près, il n’existe que des enregistrements de concerts, et quelques archéologues sont parvenus à reconstruire ce qu’ont pu être leurs prestations, notamment Heavier Than A Death In The Family.
Mizutani, qui décrivait les Rallizes Dénudés comme un « groupe de musique tzigane radicale » et prônait des « performances guérilla », aurait donné un dernier concert — toujours avec les dix mêmes morceaux sans cesse distordus — en… 1996.
Bref, le parangon du groupe culte. Si on ne connaît pas, mieux vaut commencer par Night Of The Assassins :
Par ailleurs, un excellent livre vient de sortir sur la noise japonaise : MicroJapon de Michel Henritzi.
● Un musicien ou un groupe
Nisennenmondai. La musique de ce trio de Japonaises, c’est les vibrations de Tōkyō. Je fais court, mais elles sont dans quasiment tous mes livres, notamment dans la trilogie des Équinoxes, où elles font partie intégrante du psychisme de plusieurs personnages.
Basse, batterie, guitare et boucles : de l’hypnose métronomique. Leur Boiler Room est un joyau inusable :
Ajoutons un genre musical : l’enka, les chansons populaires de l’ère Shōwa — qui n’est pas seulement le titre d’un très bon roman de Murakami Ryū, traduit par Sylvain Cardonnel aux éditions Picquier.
La chanson Shōwakaresusuki (« Les herbes flétries de l’ère Shōwa ») émeut tout l’Archipel depuis 1975 et la sortie du film éponyme :
● Une série
« Les Japonais croient que sous la mer, il y a un royaume de lézards doués de raison. » Luís Fróis
Gojira. Cette série de films est fascinante, avec au départ une idée foutraque et géniale : un monstre gorille-baleine qui se nourrit de radioactivité (gorira+kujira=gojira). Une déclinaison de pop-culture cartoon avec un fond tragique, une liberté narrative assumée et une inventivité réjouissante (papillon divin, monstre à trois têtes, cyborg avec une scie circulaire sur le ventre…).
Dans le genre des kaijū eiga, les films de monstres, il y a aussi Ebirah, le crustacé géant de Duel dans les mers du sud (Fukuda Jun, 1966, compris dans la série Gojira), ou Frankensteinvs. Baragon, le dinosaure mutant (Honda Ishirō, 1965).
Le tout premier Gojira (Honda Ishirō, 1954) a été allègrement caviardé par les Américains pour sa sortie hors Japon : il était exclu que ce soient leurs bombes nucléaires qui aient réveillé la créature infernale — mais c’est pourtant ce qu’il s’est passé : les bombardements atomiques sur les populations de Hiroshima et Nagasaki ont créé un monstre mutant dans la psyché japonaise.
Il existe bien d’autres séries de kaijūeiga, et dans l’une d’elles, Gamera, ce sont des bombes nucléaires russes qui s’écrasent au pôle Nord et réveillent un monstre aux allures de tortue…
Il a fallu attendre 1997 pour la sortie en France de la version originale du tout premier Gojira, grâce au travail de Christophe Gans et HK Vidéo. De tous les films de la série, Mothravs. Godzilla est un sommet, y compris pour sa bande-annonce :
Dans un autre genre, la série des films consacrés à Miyamoto Musashi,notamment ceux de Mizoguchi Kenji, Inagaki Hiroshi (trois films) et Uchida Tomu (six films).
Détail révélateur : le tout premier film de la série, en 1943, s’appelait À deux sabres (Nitōryūkaigen), soit une référence directe à la spécificité de l’école fondée par Musashi, qui se battait avec un katana, sabre long, et un wakizashi, sabre de longueur intermédiaire. Le dernier film consacré à Musashi est sorti en 2020 et s’appelle CrazySamuraiMusashi — il est surtout une performance : un plan-séquence de 77 minutes où Musashi affronte 400 adversaires au cours de l’une de ses batailles les plus célèbres (l’autre étant son duel face à Sasaki Kojirō), qui a eu lieu à Kyōto en 1604 (dans ce film, il n’a qu’un seul sabre, et en réalité, il n’a vaincu « que » 50 ou 80 élèves de l’école de sabre Yoshioka, près du sanctuaire Ichijō-ji de Kyōto).
Voici le lien vers le film de Mizoguchi (1944, sous-titré en anglais) :
● Un réalisateur
OzuYasujirō.
Chaque plan de chaque film est une œuvre d’art.
Un film d’Ozu, c’est l’essence du regard et de la perception qui se déploient dans la culture et l’imaginaire japonais, tels qu’on peut les ressentir dans des manifestations aussi variées que les haïkus de Bashō, les peintures de l’ukiyo-e, le silence des contemplations (paysages, saisons, gens) et la simplicité de leur objet. On perçoit aussi la part lugubre de la psyché, des contradictions insolubles, des rites, des croyances, et bien sûr, la part lugubre… des paysages, des saisons, des gens.
Pour en revenir aux films d’Ozu : tout y est à la fois parfait et invisible. C’est simple et somptueux. Sur le fond comme sur la forme, du scénario à la mise en scène, il atteint l’essence de ses personnages sans les toucher. Les ombres, les silences, les objets : Ozu en produit une esthétique unique.
Par le biais des genres abordés, son œuvre est un continent, comme celle de Tanizaki en littérature. On peut passer sa vie à traverser, sillonner, découvrir ce continent. Ce qui est vertigineux, c’est qu’on a l’impression qu’il est rempli de sommets, et que l’on ne cesse de passer de l’un à l’autre. Un continent de monts Fuji — des centaines de montagnes sont appelées « Fuji » au Japon, en hommage à Fuji-san (le mont Iwate est Nanbu Fuji, le mont Yōtei est Ezo Fuji, le mont Iwaki est Tsugaru Fuji, etc.)
Et Ozu est loin d’être le seul continent. Que ce soit le cinéma, la littérature, la photo, la peinture, chaque art japonais est une galaxie impossible à cartographier, un monde flottant en soi dans lequel on ne peut pas vraiment se déplacer avec la géographie, le plan et la boussole occidentales. Chacun y invente son propre voyage, mystique et amnésique.
● Un film
Cette histoire de monde flottant, impossible à cartographier, me permet de citer plusieurs films.
Ceux de SonoSion, dont GuiltyOfRomance et Himizu (mais là aussi, le continent est vaste). Poésie explosive, à la limite du delirium macabre, et à chaque fois, le tour de force est de rester (à peu près) sur les rails…
Et dans l’immense tempête cométaire de films totalement cinglés, Electric Dragon 80 000 Voltsde IshiiSōgo. Dragon Eye Morrison et Thunderbolt Buddha qui se shootent à coup de mégavolts pour se battre en duel, c’est unique — et la bande-son est exceptionnelle :
J’avais spontanément cité Mishimade PaulSchrader. Son sous-titre est « une vie en quatre chapitres ». Ce film vaut tout spécialement parce que la biographie de Mishima y est décapée par son œuvre même — dont le seppuku fait partie. Il suffit de relire n’importe lequel de ses textes des années 60 pour s’en rendre compte. Ou même ses premiers écrits. Et parmi ses derniers essais, Défense de la culture est sans équivoque à ce sujet — mais le lire sans bien connaître Mishima peut se révéler périlleux. Tout comme s’acharner vouloir faire rentrer dans des concepts occidentaux l’homme et l’œuvre, qui ne font qu’un. Mais on s’éloigne de la question du film…
Il y a quantité d’autres Fuji-san dans le continent cinématographique japonais, que ce soit Naruse Mikio (Le Grondement de la montagne, Nuages flottants), KurosawaAkira (Les hommes qui marchèrent sur la queue du tigre, Rashōmon, LeChâteau de l’araignée,Ran— pour n’en citer que quatre).
Plus récemment, Le Samouraï du crépusculede YamadaYōji renouait avec le genre historique et intime (même s’il y a de très bons films sur la Restauration de Meiji), en racontant l’histoire d’un samouraï pauvre et frappé par le destin, qui fait face à son sort dans l’incompréhension générale.
● Un roman
« Notre encre est liquide ; la leur est en bâtonnets et on la broie pour écrire. » Luís Fróis
Je ne sais plus si le premier roman japonais que j’ai lu était Confession d’un masque ou Le Pavillon d’Or.
En tout cas, le premier livre, c’était juste avant et c’était un essai autobiographique : Le Soleil et l’Acier. J’étais adolescent et sans comprendre tout ce que je lisais, j’étais fasciné. Je l’ai lu et relu pendant des années. Le texte s’essouffle vers la fin, où Mishima aborde des sujets qu’il a mieux traités ailleurs, dans d’autres textes des années 60 et notamment dans Le Japon moderne et l’éthique samouraï. Maisle début de ce testament littéraire est sans équivalent. Toute la lucidité terrifiante de Mishima s’y exprime, ainsi que son don de styliste hors pair. La plume maniée comme un sabre : ce sont des pages inoubliables.
Un autre livre occupe une place à part : c’est Kyōto de Kawabata Yasunari, lorsque je l’ai relu à… Kyōto. L’effet de réel que l’on ne peut pas avoir en le lisant en France est sidérant. Je me délectais d’une lecture très lente et en me promenant, j’entendais le roman résonner dans les rues et les ruelles de Sanjō, je voyais les deux jumelles Naeko et Chieko se rencontrer à Gion, l’atelier, la maison traditionnelle, le père, le jeune homme occupé à la broderie de la ceinture, les cryptomères sur les flancs des montagnes qui entourent la ville, et surtout la galerie couverte de Sanjō-Teramachi et le ryokan (hôtel traditionnel, auberge) où Kawabata a écrit ce livre. Je suis même allé chercher les deux violettes qui poussent au creux du tronc d’arbre, évoquées en ouverture du roman, et qui symbolisent certes les deux jumelles, mais aussi le Japon traditionnel et le Japon de l’après-guerre. C’est ce qui amène certains critiques à faire une lecture politique de l’œuvre, ce qu’on ne peut réfuter, mais selon moi, aucune lecture transversale n’est valide. Il n’y a pas de prisme, seulement des kaléidoscopes. C’est un tout, sensuel, émotionnel, social, humain, tragique et élégiaque, tout en restant une épure, une symphonie du silence.
Du coup, j’ai relu tout Kawabata, et tout Mishima, tout Tanizaki, et tout Natsume Sōseki.
Ça m’a pris environ deux ans et dans cette double immersion, c’est un autre roman de Kawabata qui a eu une résonance incroyable : Le Grondement de la montagne. Les œufs de serpent, la nuque de la belle-fille, les torrents d’émotions troubles et les vertiges de meurtrissures, de mort et de souillures… enveloppés d’un silence et d’un calme souverains. Ce roman fragmenté et sublime est devenu un film de Naruse…
Et puis, il y a Soleilcouchantde Dazai Osamu,dans la traduction de Didier Chiche parue aux Belles Lettres, et toute l’œuvre de Dazai Osamu d’ailleurs, ainsi que Nuagesflottantsde Hayashi Fumiko, traduit par Corinne Atlan chez Picquier — un puissant roman d’amour tourmenté dans le Japon en ruines de l’après-guerre, également filmé par Naruse. Portraits saisissants d’hommes et de femmes, d’ambiances, de rêves et de désespoirs, entremêlés dans une histoire déliée comme un fleuve. Les images du Tōkyō populaire qui se reconstruit sur ses propres cendres sont inoubliables, tout comme la profondeur et la subtilité des personnages peints par Hayashi Fumiko — une écrivaine majeure malheureusement très peu traduite en français.
Et puis, il y a un genre particulier à l’ère Meiji, qui a vu la naissance de la littérature japonaise contemporaine, notamment avec NatsumeSōseki, habitée par une obsession pour la question de l’identité japonaise. Confronté à l’Occident après sept siècles de fermeture (avant le bakufu, ou shogunat, qui dura du xiie au xixe siècle, le pays n’avait eu des échanges qu’avec la Chine et la Corée), le Japon de l’ère Meiji se redéfinit lui-même, notamment par le biais de la littérature : Le Livre du thé de OkakuraKakuzō (1906), Bushidō, l’âme du Japon, de NitobeInazō (1900), ou le très célèbre Je suis un chat de NatsumeSōseki (1906), même s’ils ont le souci de présenter la culture japonaise à l’Occident, sont fondamentalement des redéfinitions du Japon par lui-même. (L’arrivée du bonze dans le récit du chat de Natsume marque un profond tournant dans la lecture, qui commence par une suite d’aventures rocambolesques à l’humour acerbe.) Le même phénomène se reproduira après-guerre avec Le Chrysanthème et le Sabre de l’anthropologue RuthBenedict, à laquelle les autorités militaires américaines ont commandé une étude pour leur expliquer la mentalité nippone : les Japonais y ont lu avec curiosité et avidité la façon dont les Occidentaux les percevaient, alors qu’ils venaient justement d’être successivement privés de leurs fondations culturelles : le sabre et le chrysanthème (l’empereur).
● Un auteur
« Nous étudions divers arts et sciences dans nos livres ; eux passent toute leur vie à connaître le cœur des caractères. » Luís Fróis
Mishima Yukio. J’aurais pu choisir Tanizaki ou Kawabata ou Natsume — tout comme pour la question du livre, j’aurais pu choisir La Pérégrination vers l’Ouest, une merveille parmi les quatre classiques de la littérature chinoise.
Mais restons avec Mishima.
J’aurais pu répondre à quasiment toutes les questions avec lui.
Un disque : la bande originale composée par Philip Glass pour le film de Paul Schrader.
Un film : Mishima de Paul Schrader.
Un réalisateur : Mishima, pour Rites d’amour et de mort.
Une ville : Mishima, au pied du mont Fuji.
Un évènement marquant : la visite de la maison de Mishima à Tōkyō, peu après mon arrivée au Japon.
Un souvenir, une anecdote : la visite du bureau du général Mashita, dans le quartier général des Forces d’autodéfense à Tōkyō, là où Mishima s’est donné la mort, le 25 novembre 1970. Je l’ai visité le 25 novembre 2020, soit cinquante ans exactement après son seppuku — et à l’heure près j’imagine, puisque c’était également en fin de matinée. D’abord, la visite du hall officiel, où une employée explique où se tenait l’empereur et comment les sculptures du plafond rendaient hommage à l’endroit où il s’asseyait ; le détail des rayures sur le parquet lorsque l’armée américaine a transformé l’endroit en tribunal de guerre ; l’exposition des tenues des soldats japonais au travers de l’histoire ; un film sur le bâtiment, sa construction, ses transformations, sa rénovation, etc. Mais pas un mot sur Mishima. Seule allusion : « Après la guerre, des incidents ont eu lieu entre ces murs ». J’ai reçu une attestation qui stipulait que j’avais effectué la visite, une carte postale avec une photo des bâtiments, deux ou trois bricoles en souvenir…
Tout au début, l’employée a précisé que le bâtiment original avait été déplacé, pierre par pierre, lors de la rénovation de l’ensemble du complexe, à la fin des années 90. En fait, seuls la façade et le premier étage ont été conservés — soit une petite partie d’un bâtiment en forme de carré avec une croix au milieu. Je me suis dit qu’ils avaient également amputé l’histoire, mais que ce n’était pas possible vu le retentissement de l’événement… Et nous sommes montés au premier étage, où il y a trois bureaux. Dont celui, au centre, du général Mashita. Et une fois là, le déluge. Les traces de coups de sabre sur les montants en bois de la porte, le déroulé de la prise d’otage, l’assaut repoussé, la fenêtre utilisée par Mishima pour passer sur le balcon et faire sa harangue aux soldats (celle de gauche, qui s’ouvrait en coulissant à l’époque)… Et puis, le silence. Rien au sujet du discours qu’il a hurlé sous le vacarme des hélicoptères et les huées des soldats, ni au sujet des deux suicides (Mishima et Morita). L’employée avait fini de raconter son histoire et ne devait plus dire un mot sur le sujet. Le terme seppuku n’a pas été prononcé. J’ai regardé le tapis, qui était d’un rouge cramoisi. Il avait été changé.
Même réponse pour la question du Personnage de fiction : Mishima Yukio. Enfant malingre et sensible de la grande bourgeoisie de Tōkyō, il s’est réinventé pour incarner les mythes dont l’a nourri sa grand-mère, qui l’a élevé de sa naissance à ses douze ans : l’esprit samouraï — elle était issue d’une famille liée au clan Fujiwara — et le théâtre japonais, principalement. Il a fait de son corps un corps de guerrier et de son œuvre, un prodigieux théâtre de « la nuit, de la mort et du sang », dont son suicide est le point d’orgue. Et dans ce théâtre, il n’a cessé de porter un masque « plus vrai que ses propres chairs », selon son expression.
Mais personnage de fiction, Mishima l’est également devenu dans la culture occidentale. Personne au Japon ne l’a jamais perçu comme une icône homosexuelle et nationaliste. En France, il est enfermé, à coup de clichés devenus caricatures, dans la prison communautariste gay, à côté de la cellule de Jean Genet. Mais ce n’est que le reflet de la culture française dans le miroir du Japon. On ne peut pas se tromper ou se leurrer davantage à son sujet : c’est prendre le théâtre d’ombres de Mishima pour la réalité, ses fantasmagories et ses fictions pour son être profond. Ici, il est un autre : un écrivain extrêmement brillant qui a sorti ses tripes à l’extrême. Un chauffeur de taxi japonais m’a confié que le principal reproche que l’on pouvait faire à Mishima, c’était d’être allé trop loin : il en a trop révélé sur le Japon.
Mishima est un personnage de fiction bien plus vaste que ce que l’on imagine et se représente : il est le Japon. Il a voulu être et incarner le Japon. Et il y est parvenu. Un passage de son essai Défense de la culture (1968)est édifiant à ce sujet. Pour en résumer les idées principales :
– La culture japonaise est forme, et cette forme recèle son âme, ses œuvres d’art, ses gestes et ses modes d’action. (« La littérature est un élément essentiel qui modèle la culture en tant que forme. »)
– La culture japonaise est une forme spirituelle et non matérielle, composée « d’œuvres purement formelles qui naissent, durent et s’effacent en un court instant », et se répètent à l’infini. Il n’y a pas de distinction entre l’original et la copie. « Cette culture qui est avant tout forme se mue en un mode d’agir dont l’essence est l’effacement. »
– La culture japonaise raconte une histoire unique : celle du Japon. « La culture japonaise suppose un sujet créateur libre dont la main est animée par la transmission des formes. » Ce sujet créateur « n’existe pas seulement dans les œuvres d’art mais aussi dans les couches profondes de la culture qui comprennent les actes et la vie ».
C’est tout cela, l’auteur Mishima Yukio.
● Un personnage de fiction
Un jour de printemps, il y a quatre ans, une jeune fille attendait à un carrefour. Sur le bas de son tee-shirt, qui tombait pile au niveau de ses fesses, il était écrit : « All you and me are fiction ».
Prenons un personnage de fiction qui ne laisse aucun doute quant à sa nature : le singe de La Pérégrination vers l’Ouest.Il est né d’un rocher frappé par la foudre, a pénétré les arcades du Tao, a foutu un bordel sans nom dans le royaume de Bouddha, qui l’a enfermé sous cinq montagnes pendant cinq cents ans, durant lesquels il a été nourri de bronze fondu et de pilules de fer. Ensuite, Kannon l’a chargé d’accompagner le moine chinois taoïste Xuán Zàng (Tripitaka de l’Empire des Tang, dans la version française) vers les terres de l’Ouest (l’Inde) à la recherche des rouleaux sacrés du bouddhisme.
Ce personnage est génial. Immortel, pétri d’avanies, colérique et sage, bagarreur et plein d’humanité. Il est doté de pouvoirs dantesques, peut terrasser des armées entières et des monstres prodigieux — on en revient aux kaijūeiga… Le moine chinois est quant à lui un gentil falot auquel le singe fait la leçon :
Comme les étoiles, les mouches ou les flammes,
Comme une illusion, une goutte de rosée ou une bulle,
Comme un rêve, un éclair ou un nuage :
Ainsi devrait-on voir tous les phénomènes.
Il s’appelle Songokū en japonais, Sun Wukong en chinois (« l’enfant qui a atteint la compréhension du néant »), et Singet en français (ou le Roi-singe, le Duc du Tonnerre, Pupilles d’Or, le disciple). Il faut souligner le travail de traduction d’André Lévy pour l’édition de la Pléiade : remarquable. (Certes, c’est LE roman de la civilisation chinoise, élaboré du vie au xvie siècle, mais cette dernière a énormément influencé la construction de la culture japonaise.)
● Un photographe
« Leurs images sont horribles et terrifiantes avec des figures de diables fulminant dans les flammes. » Luís Fróis
EikōHosoe ! Mais je me limite aux artistes de Kyōto, sans quoi je parlerais du travail singulier de Uma Kinoshita, notamment sa série en cours depuis presque dix ans sur Okuma-machi, la ville abandonnée — et interdite — où se trouve la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. C’est un travail très profond sur le langage de la nature — assez violent en l’occurrence. Dès le premier regard, le spectateur est dépouillé et projeté dans ces paysages et dans la tempête d’émotions figées qui les hantent. C’est une expérience peu commune.
À découvrir ici (Mementos of Happiness et les autres séries) :
À Kyōto, la première grande découverte, c’est YoshidaAkihito, lors de l’édition 2017 du festival Kyotographie. Le livre et l’exposition TheAbsence of Two (Une double absence, Xavier Barral, 2019) ont fait beaucoup parler d’eux en France et en Europe. J’en choisi donc trois autres, qui représentent chacun une direction cardinale du continent photographique de Kyōto.
YunaYagi a suivi une formation d’architecte à New York et à Berlin avant de revenir à Kyōto pour se consacrer à la photo. Elle parle souvent du regard et parvient à faire vibrer ce qu’elle nous donne à voir (Collapsing World, Blanc/Black). Elle parle de zen, également, et de ma — 間, un concept d’espace-temps, de mouvement immobile et d’impermanence. Mais dans ses photos mutiques, c’est une esthétique japonaise totalement rafraîchie qui happe le spectateur. Son épure est une hypnose. Dans un fracas de silence, tout devient minéral, sur le point de se dissoudre ou de s’évaporer, et une vibration essentielle sourd des visions qu’elle capte (Landscape of Kishira).
ErikoKoga a étudié la littérature française avant de s’engager dans la photo. Chacun de ses projets est nourri d’images qui s’entrechoquent, résonnent, s’assemblent pour former une histoire sans début ni fin, comme l’ensō (le cercle) du zen — Eriko vit d’ailleurs dans un temple, et a beaucoup photographié le mont Kōya (Issan). Dans TRYADHVAN, un mot sanskrit qui désigne les « trois mondes » du bouddhisme (l’indissociabilité du passé, du présent et du futur), elle a saisi les états entremêlés de vie et de mort dans la nature et, à travers son regard, les lie à l’être intime du spectateur. Dernièrement, BELL plongeait allègrement dans la narration en adaptant la légende d’Anchin et Kiyohime…
Enfin, KaiFusayoshi, légende de Kyōto, qu’il arpente et photographie sans relâche (« comme un chien qui pisse », dit l’un de ses amis) depuis plus de quarante ans. Avec un cœur de poète et un œil de faucon, il saisit comme personne la magie invisible du quotidien. Il a commencé par des expositions sauvages au bord de la rivière, et l’an dernier le festival Kyotographie lui a rendu hommage en installant trois immenses panneaux contenant des centaines de ses clichés, à l’endroit même de ses premiers faits d’armes.
À découvrir ici (Kai est très actif sur Facebook également, et dans son bar de Kiyamachi, Hachimonjiya) :
● Première prise de conscience d’une attirance pour le Japon
« Chez nous, l’invité rend grâce à son hôte ; au Japon, c’est le contraire. » Luís Fróis
Pas une attirance, une fulgurance.
La première phrase de Japon, empire de l’harmonie deCorinne Atlan est, de mémoire :
« Lorsque je suis arrivée au Japon, je me suis sentie complètement chez moi et en même temps, de l’autre côté de la lune. »
J’ai l’impression que dans ma mémoire, il y a toujours eu des rumeurs quant à l’existence de cet autre côté de la lune, à commencer par les anime. Je serais curieux de savoir combien de personnes ont le souvenir du 3 juillet 1978, par exemple. On se faisait chier au-delà du soutenable avec Lolek et Bolek et les Japonais nous balancent Goldorak… qui n’était pourtant qu’un succédané de MazingerZ et n’a guère eu de succès au Japon :
Il y avait le karaté, les mythes des samouraïs, du seppuku (que l’on appelait alors hara-kiri, incorrectement), des ninjas et des geishas. La série Shogun… Le zen, les performances technologiques et économiques sidérantes, le bullet-train, les robots, le perfectionnisme, une forme d’outrance dans l’imaginaire, etc.
Mais cela ne formait pas ce que j’appellerais une attirance. Plutôt la conscience de l’existence d’un univers à la fois unique et hors de portée, lointain et étrangement réel. Un univers tellement éloigné que l’attirance était impensable…
Et cet univers restait parfaitement idéal, tel qu’on peut l’appréhender à 10 000 kilomètres de distance. Parfaitement idéal, parce que c’était l’ailleurs parfait. Et c’était très bien comme ça. Je n’ai jamais eu l’idée ni le désir d’apprendre la langue japonaise en France, par exemple. Seule entorse : le karaté, que j’excusais en me disant que je n’avais pas un sensei japonais mais un instructeur lorrain. La condition pour que le Japon reste parfait en tant qu’ailleurs, c’était qu’il demeure lointain, idéal, intouché. C’était je crois son seul rôle : symboliser l’ailleurs.
Paradoxalement, ce sont les romans qui me donnaient une impression de proximité. J’y lisais une poésie de sang et de raffinement sublime, d’amour et de mort, ressentais un souffle d’absolu, entendais un écho intime, clair et profond.
Je me souviens avoir découvert Mishima dans une revue de karaté, justement. Le cliché de l’écrivain-samouraï est sans doute le moins faux de ceux qui encombrent sa « biographie ». Des années plus tard, j’ai appris que le bunburyo-dō (la double voie de l’art et de la guerre, de la plume et du sabre) était une tradition développée durant l’ère d’Edo et la Pax Tokugawa… (À propos de biographies : celle d’Henry Scott-Stokes, Mort et vie de Mishima, est une référence, et la plus complète est Persona de Inose Naoki, le seul à avoir eu accès à l’intégralité des archives de l’écrivain — disponible en anglais. Celle de John Nathan est une supercherie.)
En bref, comme pour énormément de monde, le Japon était un monde et une culture complètement à part et incompréhensibles.
Mais il devait bien exister une forme d’attraction magnétique, l’équivalent physique de la représentation mentale de cet ailleurs total. Comme l’un des fils de notre méta-histoire, que l’on pressent sans la comprendre.
Pendant une quinzaine d’années, j’ai voyagé d’ouest en est — et je ne m’en suis rendu compte que plus tard. Amérique du Nord et du Sud, Maghreb, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est, Corée… Je ne pensais pas au Japon alors, mais à Montréal, New York, Caracas, l’Amazonie, le Sahara, la mer Rouge, puis la mer Jaune…
Et des années plus tard, le 30 juillet 2014, en arrivant à Kyōto… Ça faisait déjà un moment que j’étais en Asie, donc je n’étais pas anesthésié par le décalage horaire. La sensation unique de ce moment est toujours aussi vive. La chaleur de l’air dans le soir d’été, du poids du sol devant la gare, les mouvements du monde flottant environnant… Et, posé au sommet de la Kyoto Tower, ce vaisseau spatial bleu et vert qui illuminait la nuit : ce n’était pas l’autre côté de la lune, c’était une autre planète.
Le lendemain, une heure après un tremblement de terre et un alignement des équinoxes, je rencontrai Sachiyo devant le Pavillon d’argent. Une évidence qui s’ajoutait à une autre : mon centre de gravité avait toujours été ici, de l’autre côté de la lune.
C’était il y a sept ans. C’était hier.
Et hier comme il y a sept ans, j’ai toujours la pleine sensation de ce basho, comme le dit le philosopheNishidaKitarō : la place existentielle, l’endroit véritable, l’espace d’épanouissement — l’eau, l’air et le feu de l’armée de dragons.
Évidemment, cette sensation ne suffit pas. Elle peut être évidence, fulgurance, mais elle n’est que condition initiale.
C’est là qu’intervient la notion de dō (voie, chemin, comme dans bushidō, voie du guerrier, chadō, voie du thé, kadō, voie de l’arrangement floral, kōdō, voie de l’encens, shodō, voie de la calligraphie, etc.) Très tôt, il y a d’abord eu le zen, puis le iaidō (voie du sabre).
C’est par le zen que je suis arrivé au plus près du Japon, et que je suis entré pleinement dans « le monde flottant », avec une boussole à trois aiguilles : zazen, sabre, écriture.
Il y a quelque temps, j’ai ressenti que je faisais partie du Japon corps et âme — je resterai à jamais un étranger, même en obtenant la nationalité japonaise. Plus précisément, j’ai eu l’intuition que les frontières entre moi et le Japon s’étaient nettement amenuisées. Avec les années, les molécules qui composent mon corps ont été produites au Japon. Le même processus est à l’œuvre avec la conscience et l’imaginaire. C’est insensible, invisible, et soudain, j’ai réalisé que je faisais partie de ce corps social et culturel, que le chez moi que j’ai ressenti dès le premier jour, le basho, était devenu, sans que je m’en aperçoive, un processus plein et entier, un mouvement perpétuel et harmonieux — l’harmonie n’existant pas sans contradictions.
Pour reprendre une formule célèbre, tout le zen n’est que zazen, la méditation assise. Et je crois que le zen est l’essence de toutes les voies — cela se confirme au niveau historique : il y a un avant et un après Sen no Rikyū, celui qui a transformé la cérémonie du thé en voie, en art de la vie. Après lui, soit à partir de la fin du xvie siècle, tous les dō se sont formalisés : le tir à l’arc, le sabre, la calligraphie, etc., sont devenus des voies. C’est Rikyū qui introduit ce qu’on appellera les notions subtiles de wabi et de sabi. C’est en un sens son approche de la voie du thé qui a cristallisé ce que l’on nommera bien plus tard l’esthétique japonaise. (Le Secret du maître de thé de Yamamoto Kenichi, paru au Mercure de France, est une très bonne biographie romancée de Sen no Rikyū.)
Et l’inspiration subatomique de ces dō est le zen, qui les imprègne en profondeur.
Récemment, Mochizuki-san, le bonze responsable du temple Kōshō-ji, où je pratique zazen chaque matin à l’aube, m’a demandé ce qu’était selon moi le zen (il me retournait la question que je me proposais de lui poser dans le cadre d’une courte vidéo). Mon niveau de japonais m’a heureusement empêché de lui faire une réponse métaphysique : si chacun des dō (y compris la vie) est un fruit, le zen en est le noyau. (Il a accepté de faire la vidéo.)
En décomposant le kanji signifiant zen (禅), on lit shimesu et hitoe : « manifester ou exprimer l’unité ».
La pratique du zen est le zazen : la méditation assise (座禅).
Le zen est une branche spécifique du bouddhisme japonais, et on ne peut comprendre l’un et l’autre (le zen et le Japon) qu’en les pratiquant.
Zazen est un outil : ni une religion, ni un dogme, ni une idéologie, ni une formule magique. Zazen, c’est s’asseoir et respirer, et c’est tout le zen.
Quand j’ai commencé à pratiquer zazen chaque matin à l’aube, j’ai eu besoin d’écrire ce qu’il se passait, comme pour mieux m’imprégner de l’expérience et mieux la comprendre.
C’est le récit La Caverne aux chauves-souris sous la montagne noire : qu’est-ce qu’il se passe quand on fait zazen tous les matins ? Qu’est-ce que cela produit comme effets sur notre corps, notre esprit, notre rapport à nous-mêmes, aux autres, sur notre relation à nos énergies profondes et aux dynamiques à l’œuvre dans le monde ? Qu’est-ce que cette expérience fait émerger ?
On connaît la réponse : une voie de l’esprit, l’esprit de la vie, la vie même. Mais on ne la comprend pas tant qu’on n’en a pas fait soi-même l’expérience. C’est exactement la même chose pour le Japon.
Chris Marker disait que la meilleure façon de connaître le Japon, c’était de l’inventer. Dans l’absolu, il n’a pas tort et sa remarque est aussi valable pour connaître la Laponie ou percer les arcanes du tarot, mais il y a une chose essentielle qu’il ne dit qu’au travers de ses films, et que l’on pourrait formuler ainsi : la seule façon d’apercevoir le Japon, c’est d’enlever ses lunettes d’Occidental, sans quoi on ne voit strictement rien — que l’on soit à Paris ou à Tōkyō.
Ce n’est pas évident — on peut passer sa vie en croyant être au Japon alors qu’en réalité, on n’est nulle part, ou dans des limbes soliptiques entre l’Occident et « un ailleurs que l’on nomme “Japon” ». En plein dans l’effet « Solaris ».
C’est là un phénomène bien réel (plus on est déstabilisé par le fait d’être ailleurs, plus on se raccroche à d’où l’on vient), et il suffit de lire le discours et le vocabulaire de la presse anglaise, américaine, française, pour s’apercevoir qu’ils sont en porte à faux avec la réalité des articulations politiques, sociales, culturelles, comme avec l’histoire — le livre Moderne sans être occidental de Pierre-François Souyri éclaire très bien cette question.
Mes lunettes occidentales, c’était de voir le Japon au travers du prisme Mishima. Ma chance, c’était que cet « ailleurs » a immédiatement été mon « chez moi », mais aussi de pouvoir aborder toute la complexité du « cas » Mishima.
Les Japonais avec qui je discute régulièrement ou au hasard de rencontres sont très curieux de savoir quel est mon Japon, et ce sont souvent les trois mêmes questions qui reviennent : pourquoi est-ce que je vis au Japon, est-ce que je suis marié à une Japonaise et qu’est-ce que je fais au Japon. Mais ce qu’ils veulent vraiment savoir, c’est le regard qu’un étranger porte sur leur pays. Je leur dis que ma femme est Japonaise, que je suis écrivain, que je pratique le iaidō et le zazen. Ça leur suffit pour savoir qui je suis. Alors, ils me parlent de leur virée à Ōsaka ou des paris qu’ils ont fait sur les courses de bateaux à Ōtsu.
● Une image
« Toutes leurs images sont dorées de haut en bas. » Luís Fróis
Les côtes japonaises depuis l’avion Séoul-Ōsaka. Des côtes bleu noir découpées sur la mer du Japon, très claire.
● Un événement marquant
« Nous coupons le melon dans sa longueur ; les Japonais le font en travers. » Luís Fróis
Ils le sont tous. Et jamais là où on pourrait les attendre.
J’ai couru le marathon de Kyōto en 2015, ça devait être mon douzième ou treizième, je m’attendais à ce que ce soit un évènement marquant : raté. C’est un parcours pour touristes, avec passage obligé devant toute une série de temples, qui ne prend pas en compte la difficulté de courir 42 kilomètres et 195 mètres.
J’étais 1ère dan lorsque j’ai participé à ma première compétition de iaidō à Kyōto, et je m’attendais à me faire sortir dès le premier tour. J’ai gagné la finale. Quand j’étais 2e dan, je suis également arrivé en finale et je me suis fait atomiser par une jeune femme. C’est encore plus marquant — et un bon souvenir, évidemment.
Un soir de février 2015, je parlais (encore) de Saigō Takamori et Sachiyo me dit tranquillement que c’était son arrière-arrière-grand-père.
● Un personnage historique
Saigō Takamori, le dernier samouraï. L’avant-dernier chapitre du superbe livre d’Ivan Morris, La noblesse de l’échec, lui est consacré.
● Une ville, une région
Kyōto pour la ville, Kagoshima pour la région (celle de Saigō Takamori, au sud de l’île de Kyūshū), Yakushima pour l’île.
● Un souvenir, une anecdote
« Nous gardons comme un trésor les pierreries et les bijoux d’or et d’argent ; les Japonais conservent de vieux chaudrons, des porcelaines anciennes et cassées, des récipients de terre cuite, etc. » Luís Fróis
L’anecdote date de ce matin. Je vais à la banque, je remplis un formulaire pour expliquer la raison de ma venue, je vérifie trois fois que tout est nickel. Deux minutes plus tard, l’employée revient avec ledit formulaire sur lequel elle a collé deux papiers de couleur. Devant mon nom écrit en katakana, le syllabaire utilisé notamment pour les noms et mots étrangers, elle a marqué OK. Mais il y a un problème avec mon nom écrit en roman. J’ai mis un point sur le I de RAIZER et au Japon, un I majuscule surmonté d’un point, ça pose problème. Elle me tend un stylo pour que je relie le point et la barre verticale. Elle vérifie scrupuleusement le résultat et le verdict tombe : Kireininarimashita! (« C’est propre ! », « Tout est en ordre ! »). J’ai pu me rendre à la borne interactive pour traiter l’affaire qui m’amenait…
Il y a quelques années, l’employé d’une agence de voyage m’a rendu un trombone que j’avais laissé lors de ma première venue, trois semaines auparavant.
Il y a trois ans, dans le Shinkansen, j’ai demandé à un passager de changer de place avec lui pour être à côté de Sachiyo. L’homme a refusé catégoriquement : son numéro de ticket (il le montrait pour prouver ses dires) correspondait à son numéro de siège et il ne pouvait pas en être autrement. Le plus marquant, c’était l’angoisse dans ses yeux à l’idée de foutre un chaos monstre dans l’horlogerie impeccable de l’univers.
Je me suis demandé si ce genre de choses n’arrivaient qu’aux étrangers, comme une démonstration de l’implacable perfectionnisme nippon. Mes amis japonais me disent que non. Hormis la panique du passager du Shinkansen (en cas de catastrophe ferroviaire, il serait mort à la place d’un gaijin ? Et je prendrais sa place dans le monde (in)visible ?), ce genre de cocasserie, sous des dehors on ne peut plus sérieux, est fondamentalement une politesse, une forme de lien et un référent commun, mais surtout un jeu et un échange de codes, comme une bonne partie des interactions sociales.
Cela me rappelle l’une des premières intuitions tectoniques que j’ai eues lorsque je ne parlais pas du tout le japonais : le réel est l’objet de soins et d’attentions d’autant plus maniaques qu’on ne croit pas en son existence.
● Le meilleur du Japon
« Les Européens se délectent de poules, de perdrix, de pâtés et de viande blanche ; les Japonais, de chacals, de grues, de singes, de chats et de goémon cru. » Luís Fróis
La nourriture japonaise (和食, washoku). La nourriture dit énormément de choses d’une culture. Et plus spécifiquement, mais c’est un goût personnel, le shōjinryōri. C’est de l’art, et bien davantage.
J’ai cité l’ombre, au début. Il suffit de dire que c’est également un art.
● Le pire du Japon
C’est ce que j’appellerais l’effet « Solaris ». Comme la planète dans le livre et le film du même nom, le Japon joue un rôle de miroir psychique. Il renvoie à la perfection tous les fantasmes qu’on y projette. La meilleure façon de s’en prémunir depuis la France : la revue ZoomJapon, en ligne et gratuite :
Un mot de Lao-Tseu, tiré du Tao-tö king. Il parle de « l’espace entre le ciel et la terre », mais cela s’applique aussi au Japon :
Plus on en parle, plus vite on aboutit à l’impasse.
Mieux vaut s’insérer en son intérieur.
Mu, c’est celui qui m’est venu à l’esprit au tout début. Plus qu’un mot, c’est une conception qui dépasse ce que les Japonais appellent le « logical mind » occidental, nom qu’ils donnent à l’impérieuse et indépassable rationalité. Pour autant, cette conception n’est pas totalement absente de la culture occidentale. Par exemple dans les Augures d’innocence de William Blake : « un monde dans un grain de sable, un ciel dans une fleur sauvage, l’infini dans la paume de la main, et l’éternité dans une heure ». Ou dans « l’univers dans une coquille de noix » de Shakespeare. Et bien d’autres. Il y a dans cette notion intuitive quelque chose d’universel auquel la culture japonaise a fait subir un double traitement : l’épure et l’extrême.
Par exemple, l’épure et l’extrême des mots de William Blake seraient ceux du philosophe NishidaKitarō : « L’absolu se réalise exactement là où il se nie absolument ».
Et Nishida amène à Matière et mémoire de Bergson, dont la pensée est, comme celle du philosophe fondateur de l’école de Kyōto, imprégnée de zen.
Concluons avec le mot indispensable : arigatō gozaimasu. C’est le premier que j’ai appris : merci.
Merci pour cet exercice, qui n’est pas aussi simple qu’il paraît — définir des choses fixes dans un monde qui ne l’est pas — discerner une série de vagues immobiles dans un monde flottant.
Terminons avec un peintre : MaruyamaŌkyo, un maître d’ukiyo-e (« images du monde flottant »). Il y a quelques années, j’ai cru aller voir une grande rétrospective de ses œuvres, à Kyōto. En réalité, je suis entré dans l’univers de ses peintures.
On aime bien les romans de Caroline de Mulder qui avait déjà entamé une belle carrière avant de nous conter comment accommoder les faons dans « Manger Bambi ». Pour BYE BYE ELVIS, en 2014 chez Actes Sud, elle s’emparait de bien belle manière d’un des plus grands mythes américains. Du coup, on lui a proposé notre vieux questionnaire déjà bien usé sur son rapport avec L’Amérique. Caroline s’y est prêté avec sérieux et célérité et on l’en remercie.
Première prise de conscience d’une attirance pour l’Amérique
Vers l’âge de treize-quatorze ans, je lisais beaucoup de westerns, je les empruntais pour ainsi dire au kilo à la bibliothèque communale. Ceux de Louis L’amour, notamment ; parmi d’autres, j’ai retenu ce nom. Pendant cette période, j’attachais même systématiquement un foulard triangulaire par-dessus ma chemise en jeans.
Une image
La première couverture (non commercialisée) de Bye bye Elvis. Un portrait qui représente Elvis jeune, mais qui, légèrement retouché par la graphiste, évoque un masque figé, cireux, presque mortuaire. Il transpire l’angoisse et exprime la fixité, l’ombre, la mort. Elvis a été rapidement prisonnier de son image, réduit à elle et dévorée par elle. Il a vécu dans son ombre et sans doute n’est-ce pas un hasard si l’une des premières choses qu’il s’est mis à détruire, était sa beauté et son apparence – son image.
Un événement marquant
Le débarquement, qui a laissé derrière lui le vaste cimetière américain de Colleville-sur-mer, très impressionnant et émouvant. Beaucoup de ces soldats n’avaient pas vingt ans. À ce sujet, la formidable série Band of Brothers de Steven Spielberg et Tom Hanks, qui permet au spectateur d’être au plus proche de ce qu’a pu être cet événement vécu de l’intérieur par ces très jeunes hommes.
Un roman
La Route de Cormac MacCarthy. Puissant, lyrique, étrangement lumineux.
Un auteur
Hubert Selby Jr. Le style, c’est l’homme.
Un film
The Night Of The Hunter de Charles Laughton.
Un réalisateur
David Fincher, notamment pour sa série Mindhunter.
Une série
GODLESS de Scott Frank. Image et cadrages magnifiques, un scénario solide. L’Amérique dans toute sa beauté et toute sa noirceur.
Un disque
Don’t be cruel/ Hound dog
Un musicien ou un groupe
Kurt Weill
Un personnage de fiction
Skyler Rampike dans My Sister My Love de Joyce Carol Oates.
Un personnage historique
Calamity Jane
Une ville, une région
Les Keys, rouler pendant des heures dans le ciel, regarder des ponts désaffectés envahis par les oiseaux.
Un souvenir, une anecdote
Ma nuit toute seule dans un abri de fortune le long de l’Appalachian trail en plein milieu d’une forêt de conifères sombres. Sous l’abri entièrement ouvert sur un côté (et qu’en étudiant la carte topographique j’avais imaginé être un gîte d’étape), un genre de mezzanine censée vous mettre hors de portée des ours. Il y avait une pancarte « Beware the bears. They ‘re out and they ‘re hungry ». Pas d’eau, pas d’électricité, personne. La nuit tombait, elle fut longue.
Le meilleur de l’Amérique
L’auto-stop. Les Etats-Unis sont le paradis des autostoppeurs qui n’ont pas froid aux yeux. Les rares fois où, levant le pouce, le premier automobiliste ne s’arrête pas, c’est forcément le deuxième, qui vous embarque dans un élan d’humanité et de panique, « I can’t believe you are hitch-hiking ». À vingt ans, j’étais émerveillée de la facilité avec laquelle je taillais la route sur le pouce. C’est la seule fois qu’un chauffeur (qui avait une fille de mon âge) a fait pour moi un détour de près d’une centaine de kilomètres, pour m’éviter de faire du stop dans une région peuplée de ce qu’il appelait des « wood people » – l’expression m’est restée.
le pire de l’Amérique
L’auto-stop, quand on n’a pas de chance.
Un mot.
Nuts ! (General McAuliff)
****
Entretien réalisé par mail, il y a fort longtemps…
Et puis pour terminer, The Doors interprétant Kurt Weill.
“Née à Gand, Caroline De Mulder est l’auteur de quatre romans. Ego tango (Prix Rossel 2010) et Nous les bêtes traquées (2012) ont paru aux éditions Champ Vallon puis en Babel; Bye bye Elvis (2014) et Calcaire (2017) aux éditions Actes Sud. Elle est aussi enseignante de lettres modernes à l’université de Namur. On lui doit par ailleurs un essai “Libido sciendi: le savant, le désir, la femme” (2012), aux éditions du Seuil.”
1-Choisissant la facilité, j’ai repris votre petite bio datant de notre premier entretien de janvier 2018, est-elle toujours valide si on excepte ce “Manger Bambi” ?
Oui. Peut-être un petit ajout à faire : en 2020, j’ai publié « Folie à deux », une non-fiction littéraire sur l’affaire Paulin-Mathurin, qui a été intégrée dans le recueil Les Désirs comme désordre aux éditions Pauvert.
2- Vous êtes flamande et vous travaillez en français, vous écrivez en français, vous lisez en français, à quelles occasions votre langue maternelle refait-elle surface?
Elle refait surface quand me manque en français un mot qui existe seulement en néerlandais. Quand je cherche une expression dont il n’existe pas d’équivalent dans la langue de Molière, pourtant si riche. Quand je m’amuse à essayer de traduire un titre ou une phrase d’une langue vers l’autre, petit jeu compulsif dont je ne me lasse jamais. Quand je m’énerve en regardant un film ou une série en néerlandais sous-titré en français, et en trouvant la traduction mauvaise voire erronée. Et enfin, elle refait surface en famille, puisque toute ma famille au sens large, flamande d’origine, parle d’abord (et pour certains uniquement) le néerlandais.
3- “Manger Bambi” sort chez Gallimard, vous n’étiez pas bien chez Actes Sud? Sans présager du succès de votre roman, concernant la couverture vous êtes déjà méchamment gagnante non? Plus sérieusement que ressent-on quand on arrive dans une grande maison comme Gallimard et qu’on est tout de suite propulsé dans une collection mythique comme La Noire?
Tous les livres ne sont pas pour tous les éditeurs. Manger Bambi n’avait pas sa place dans la ligne éditoriale d’Actes Noirs. Stéfanie Delestré, qui dirige actuellement La Noire, a accueilli le texte avec enthousiasme. Dire que je suis fière de publier ce texte dans le sillage de Cormac McCarthy, Raymond Chandler et autres fines gâchettes, est en dessous de la réalité. Quant à la couverture du roman, elle est en effet très réussie – l’œuvre de Martin Corbasson, graphiste chez Gallimard. Il a aussi créé la magnifique couverture de Lykaia (D.O.A.), dont on peut se demander si elle n’a pas inspiré ensuite le graphisme de La Noire.
4- “Manger Bambi”, le titre annonce le soufre qui va se diffuser pendant tout le roman, qui a eu cette belle inspiration pour le titre?
C’est aux alentours de Noël il y a quelques années (deux ? trois ?), alors que le roman existait sous forme d’ébauche, que l’idée de ce titre m’est venue – d’abord sur le mode de la plaisanterie, en fait. Je l’ai soumis à plusieurs personnes, dont certains l’ont trouvé obscur ou étrange, tandis que d’autres l’ont aimé. Je l’ai gardé et, pour la petite anecdote, c’est le titre qui a valu à mon « héroïne » le surnom de Bambi. En d’autres termes, le titre est antérieur au surnom.
5- Quelle est la genèse de l’histoire, un moment déclencheur ou une envie de traiter un sujet particulier?
L’idée de départ était d’explorer, d’une manière ou d’une autre, la violence féminine. Ce sujet reste largement tabou, en particulier à l’ère post-« me-too » où les femmes sont surtout et pour ainsi dire exclusivement représentées comme des victimes. J’ai exploré toutes sortes de femmes et de violences – tueuses en série, terroristes, infanticides etc. – et je me suis arrêtée sur le phénomène actuel et assez bien documenté des « gangs de filles », qui sévissent dans les grandes villes. À côté de ça, il y a le phénomène du « sugardating », auquel ont recours des populations jeunes et précarisées ; j’ai trouvé intéressant de renverser la donne en faisant de la proie une prédatrice.
6- Les univers des gangs de filles et du sugardating sont effectivement bien montrés dans votre roman. Avez-vous justement déjà été confrontée à une telle précarité pouvant inciter à la prostitution dans votre relation avec vos étudiants?
Si certains de mes étudiants ou étudiantes ont recours à la prostitution, ce n’est certainement pas auprès d’une de leurs profs qu’ils iront se confier en priorité. Cependant, cette prostitution existe, forcément, parmi une population pour partie précarisée. En 2017, « Rich meet beautiful » a mené une campagne publicitaire qui a fait scandale, autour des campus bruxellois (voir photo jointe) : « Hey les étudiantes ! Améliorez votre style de vie. Sortez avec un sugardaddy. Richmeetbeautiful.be » – surfant à mon avis insidieusement sur la vogue de Fifty Shades of grey. Pour Manger Bambi, je me suis fait des profils factices du côté « daddy » et du côté « baby », et rien qu’en y traînant un peu, je peux déjà vous dire que la réalité n’est pas très glamour. A fortiori en regardant des documentaires sur le sujet et en passant un peu de temps sur des forums où des intéressé(e)s échangent leurs expériences.
7- Vous revenez sur “Me too” que nous avions évoqué lors du premier entretien début 2018. Avec le recul, ce mouvement a-t-il eu un impact pour la cause des femmes?
Il serait absurde de prétendre que « Me too » n’a pas eu d’impact sur la cause des femmes. Reste à savoir quel sera exactement cet impact à long terme. En tout cas représenter systématiquement les femmes comme des victimes et les hommes comme des bourreaux (ce qui constitue une sorte de tendance de fond actuellement) risque de ne pas être vraiment constructif sur le plan du vivre-ensemble. Et placer les femmes dans une position de passivité systématique face à l’inévitable agressivité masculine n’est absolument pas féministe, à mon avis.
8- Pensez-vous qu’un auteur homme pourrait écrire “Manger Bambi” aujourd’hui sans être rapidement l’objet de vives critiques?
Idéalement, il faudrait qu’un auteur homme puisse écrire Manger Bambi au même titre qu’une femme. Mais force est de reconnaître qu’il ne pourrait présenter un personnage féminin aussi ambigu sans apparaître pour le moins suspect. C’est une évolution qui m’inquiète ; comme s’il fallait qu’un personnage soit inscrit dans notre chair même plutôt que d’être un enfant de notre esprit. Pourquoi est-il devenu risqué de parler de femmes lorsqu’on est un homme, de noirs lorsqu’on est blanc, d’homosexuels quand on est hétérosexuel ou de trans quand on est cis ? Ainsi, si un homme ne peut pas écrire Manger Bambi, à quel titre Dominique Manotti peut-elle écrire sur un policier homosexuel ? La fiction ne nous donne-t-elle pas le pouvoir et le droit de nous glisser dans toutes les peaux ?
9- Les gangs de filles utilisent des codes très spécifiques y compris langagiers et lexicaux que vous semblez bien maîtriser alors qu’ils paraissent assez éloignés du quotidien d’une universitaire en lettres modernes. Quel a été votre travail, comment vous êtes-vous immergée dans cette “subculture” ?
Comme je l’écrivais en réponse à la question 8, la fiction permet de se glisser dans toutes les peaux. Pour peu, bien sûr, qu’on travaille à fond son personnage et l’univers qui est le sien. Dans le cas de Manger Bambi, j’ai bien sûr regardé tous les documentaires disponibles sur le phénomène des gangs de filles et autres adolescentes rebelles, ce qui permet de voir non seulement leur manière de parler, mais aussi de bouger, de s’habiller, et de se comporter. À côté de cela, il y a toutes sortes de vidéos mises en ligne par des filles d’un profil semblable à ma Bambi, et les forums, qui permettent de s’approprier certaines tournures, voire une certaine manière de penser. Sans oublier, les ouvrages sur les codes langagiers en banlieue, mais aussi le « Dico des ados » et le « Dictionnaire de la zone ». Enfin, j’ai écrit ce roman en écoutant du rap français, beaucoup de rap, du bon et du moins bon. Du point de vue de la langue, c’est un travail qui m’a passionnée. Ensuite, pour ce qui est de la psychologie, j’ai infusé dans Bambi ma propre colère, transposée sur un tout autre plan, et elle lui a donné vie, je pense. C’est un personnage que j’aime beaucoup.
10- “Manger Bambi” est écrit au présent. Peut-on demander à une prof les avantages d’un tel choix narratif ?
Lorsque la narration se fait à la troisième personne, les temps à l’imparfait établissent une distance de plus. J’aime le présent, pour son côté direct, et parce qu’il permet d’accompagner au plus près le personnage. Le sujet, en outre, est actuel : l’écriture au présent me semble s’imposer. Je pourrais aussi vous répondre ce que je dis quelquefois aux étudiants qui suivent mon cours d’Ecritures fictionnelles : je me méfie des adjectifs, des phrases longues et … du passé simple. À mon avis, la littérature, ce n’est pas forcément ce qui « fait » le plus littéraire. Le passé simple, notamment, est sans doute le temps littéraire par excellence, mais me semble dépassé, me ramène irrémédiablement aux grands romans du XIXe siècle (que je lis avec plaisir, d’ailleurs).
11- Plus haut vous avez dit “avoir trouvé intéressant de renverser la donne en faisant de la proie une prédatrice”, cela signifie-t-il que pour vous Bambi est coupable? Prenez-vous parti ou restez-vous juste observatrice dans vos romans en général et en particulier dans Bambi où vous donnez au lecteur tous les outils d’analyse du comportement de l’ado?
Bambi est un personnage profondément ambigu. C’est une victime devenue bourreau redevenue victime d’elle-même et d’un environnement qui refuse de lui accorder ne serait que l’idée de la violence comme mode de défense. L’idée derrière ce livre, c’est que la violence nous vient à tous, et aussi aux filles, quand nous sommes victimes de violence, et que plus cette violence est sale, plus on y répond salement. Que de victime, le plus souvent, la réaction est de devenir bourreau, les femmes aussi, et que la spirale de violence dans laquelle on s’enfonce ensuite, on n’en sort pas, ou très mal, quand on n’est pas ou mal armé par la vie.
Je ne prends pas parti pour elle, non. On ne peut pas prendre parti pour elle, car indéniablement elle se conduit mal. En revanche, on peut dans une certaine mesure la comprendre, lui trouver des circonstances atténuantes, trembler de ce qui lui arrive et espérer un revirement.
12- “Manger Bambi” devait sortir en avril 2020… Comment vit-on ce retard? Peut-on se consacrer sereinement à d’autres projets d’écriture?
Je vous avoue qu’on ne le vit pas forcément bien, surtout quand le livre finit par sortir sur un marché qui reste adverse – troisième confinement en vue ? Il faut lâcher prise et essayer de se concentrer sur autre chose, sinon sereinement du moins obstinément.
13- Quelle serait la B.O. idéale pour “Manger Bambi”?
Junglepussy, « Bling bling »
14- Un vœu pour 2021?
Que les librairies ne referment pas à la mi-janvier, histoire de ne pas devoir enterrer Bambi une semaine après sa sortie.
Entretien effectué par échange de mails autour de Noël 2020.
On avait déjà fait un entretien avec lui en 2017 mais un nouveau polar de Sébastien Raizer « Les nuits rouges », c’était vraiment l’occasion de le questionner sur ce très bon roman et sur ses dernières productions « 3 minutes, 7 secondes » et « Confession japonaise ».
1-Depuis la trilogie desÉquinoxes, on vous a lu dans le ciel asiatique pour la novella3 minutes, 7 secondesparueà la Manufacture de Livres, puis au Japon pour le romanConfession japonaise, publié au Mercure de France. Comme vous résidez au Japon depuis quelques années, on pensait saluer votre retour à la SN avec un polar nippon et puis… vous débarquez dans la Lorraine d’aujourd’hui, encore hantée par le marasme de la crise sidérurgique de la fin des années 70. Pourquoi? Votre expérience à Kyōto n’ouvrait pas les portes à une intrigue noire locale?
En plus, je ne projetais pas d’écrire Les Nuits rouges sous forme de polar !
En novembre 2015, Aurélien Masson, qui dirigeait la Série Noire, était chez moi à Kyōto. On était en plein dans la trilogie des Équinoxes. Sagittariusallait sortir au mois de mai suivant et on parlait de Minuit à contre-jour, le troisième volume. Au cours d’une discussion, j’ai évoqué mon enfance, le Nord-Est de la France, la crise de la sidérurgie, l’impact terrible des multiples mensonges et trahisons politiques sur la vie de toute la région, et leurs effets qui perdurent encore, près de quatre décennies plus tard — tout comme l’incurie politique et les trahisons syndicales, d’ailleurs. Je lui racontais, en gros, que cette crise était l’archétype de tous les démantèlements suivants, industriels d’abord, structurels ensuite : services publics, infrastructures, écoles, hôpitaux, Ehpad, etc. Et que ce que l’on nomme la « crise » est fondamentalement constitutive du capitalisme, tout comme le chômage, les conflits, la destruction de la biosphère et finalement, d’une humanité dans laquelle l’individu n’a déjà plus grand chose d’humain, mais est devenu une ressource comparable aux fossiles, une simple donnée de la destruction de masse, une variable d’ajustement dans l’anéantissement par le profit. Au siècle dernier, la lobotomie était transorbitale, puis elle est devenue chimique et aujourd’hui, elle est électronique. L’une des étapes cruciales de ce processus généralisé de négation de l’humain au profit du capital, c’est le protocole établi pour le priver de son outil de travail. Aurélien m’a immédiatement affirmé que je devais écrire un roman sur le sujet. Je lui ai répondu que c’était un projet lointain. Il a insisté. J’ai terminé Les Nuits rouges exactement trois ans plus tard, après avoir écrit les autres livres que vous citez.
Finalement, Aurélien Masson avait raison. Il fallait écrire Les Nuits rouges à ce moment-là de ma vie, et sous forme de polar.
2- Écrit-on mieux à partir de son expérience personnelle ? L’éloignement géographique incite-t-il à une réflexion personnelle décentrée de son passé ?
On écrit toujours à partir de son expérience personnelle. On met ses propres tripes sur la table, pas celles d’un auteur imaginaire. Bien sûr, toute la richesse vient de la capacité à étendre le champ de son empathie le plus largement possible. Si on ne peut pas être profondément ému par la parole, le geste ou le regard d’un inconnu, on est limité à une écriture de l’ego peu enthousiasmante. Il faut des collisions sensibles avec ce qui nous entoure, ce qui nous est extérieur, le plus possible.
L’éloignement, donc. Géographique, temporel, intérieur… Ce sont clairement des conditions favorables pour atteindre le cœur de ce que je tenais à exprimer. Même si je n’avais que 9 ans, j’ai un vécu et un ressenti très vifs, très précis de cette année 1979, qu’il était difficile de mettre en mots. Je ne tenais pas spécialement à écrire que tout pouvoir, et surtout politique, ne repose fondamentalement que sur le cynisme, le mensonge et la trahison, voire la maladie mentale pure et simple — c’est une tautologie qui ne fait pas vraiment avancer les choses. Ce qui m’intéressait, c’était les chairs, les corps, les larmes et le sang, les espoirs, la formidable force de vie, la colère des gens de toute une région. La parole politique est irrévocablement vile et obscène en regard de la force de vie qui s’est exprimée dans la révolte des ouvriers. Et elle l’est toujours, dans une forme de plus en plus dégradée, et violemment condamnable. Burroughs parle des mots devenus comme un puzzle émietté jusqu’à l’absurde : c’est exactement le discours politique d’aujourd’hui. Le tournant, c’est Mitterrand, qui après être arrivé au pouvoir par la force tranquille de la manipulation, du mensonge et du cynisme, vend l’intégralité du pouvoir politique à la finance. Eltsine a fait la même chose avec l’URSS, et la liste est longue. C’est un hold-up mondial. Depuis, la parole politique s’amenuise à mesure que la finance lui dévore son pouvoir, pour arriver aux aberrations d’aujourd’hui, qui ne sont plus que des gesticulations ineptes, des doubles injonctions vides de sens. Je me demande sincèrement qui peut encore croire en cette farce tragique jouée par de la canaille en col blanc et aux mains sales, et dictée par le véritable pouvoir, qui est financier. Ou plutôt : est-ce que les médias qui répètent ces turpitudes jusqu’à l’ivresse croient vraiment qu’il y a encore quelqu’un pour les écouter ? Désormais, le mensonge n’est plus dans ce flux permanent de déclarations improvisées qui rivalisent avec les Shadoks (« à force d’échouer, ça finira bien par marcher » est leur unique programme). Le mensonge est dans la parole elle-même, qui voudrait se faire passer pour maîtrisée et performative. Le mensonge, c’est de parler comme un maître quand on est le laquais de la finance, servile jusqu’à l’ignominie. D’ailleurs, le Discours du Bourget constitue un passage tragicomique à la fois dans la vie politique française et dans Les Nuits rouges…
Je m’éloigne du sujet, mais il me paraissait nécessaire de rappeler ces évidences. Il est peut-être également utile de dire d’où je parle. Depuis le zendō et le dōjō que je fréquente quotidiennement. Zen, sabre et plume. Et rien d’autre.
Pour revenir à la question d’éloignement, j’ai fini par comprendre pourquoi ces mots de Dazai Osamu se sont imprimés en moi : « Il sentait toujours la terre noire de son pays natal », écrit-il. Natif d’Aomori, son arrivée dans le Tōkyō des années 1930 a produit quelques anecdotes savoureuses. En écrivant Les Nuits rouges, j’ai senti avec une acuité et une intensité particulières la terre noire de mon pays natal, alors que je vis à dix mille kilomètres. Peut-être aussi du fait que la nature japonaise a peu d’odeurs… Et avec la mémoire de ces forêts sombres, de ces champs écrasés de soleil, de l’asphalte, des usines et du métal, c’est toute l’atmosphère de l’époque qui s’est reconstituée, avec une quantité incroyable de souvenirs, de gestes, de mots, d’ambiances. J’entendais des voix, des discussions, des harangues. Tout ce que j’avais perçu et inconsciemment enregistré en 1979 a nourri l’écriture des Nuits rouges. L’éloignement géographique et temporel a paradoxalement permis un rapprochement intérieur inédit. Je parierais qu’Aurélien Masson l’avait pressenti.
Après L’alignement des équinoxes, trilogie volumineuse, on vous retrouve en 2018 avec 3 minutes, 7 secondes,mais vous n’offrez qu’une novella et de surcroît, plus à la Série Noire mais à la Manufacture de Livres… Il y a une explication ?
Une explication simplissime : la Série Noire ne publie pas de novella. Stefanie Delestré, qui succède à Aurélien, m’a confirmé qu’elle ne projetait pas d’en inscrire au catalogue de la collection. Je pouvais donc en publier ailleurs, même en étant sous contrat avec Gallimard.
Une fois 3 minutes, 7 secondes terminé, on constate très vite que ce n’est pas juste l’histoire d’un crash et que ce petit entretien sera sûrement utile pour donner quelques clés supplémentaires sur votre volonté. Mais, tout d’abord et tout simplement, comment est née cette histoire ?
Le déclencheur, c’est Pierre Fourniaud, de la Manufacture de Livres, qui me demande en septembre 2017 si j’ai une novella dans mes tiroirs. J’avais écrit une histoire inspirée du vécu du soldat japonais Hirō Onoda, qui a continué la Deuxième guerre mondiale jusqu’en 1974, seul sur une île des Philippines. D’ailleurs, j’ai ensuite traduit son récit stupéfiant pour la Manufacture de Livres. Plutôt que de reprendre ladite novella, j’en ai écrite une autre dans le vol qui me ramenait au Japon. Je n’ai pas pu résister à l’idée de la concordance totale du réel et de la fiction : écrire un texte en douze heures, dans un seul segment spatio-temporel, ce qui est également un impératif de la novella : une seule intrigue unie dans le temps et l’espace, mais avec la possibilité de multiplier les personnages et les explorations psychologiques. C’est ce que j’ai fait avec ce qui m’entourait. Stewards, hôtesses, passagers sont devenus des personnages de fiction. Évidemment, je les ai intégralement violés — du moins psychologiquement, mais ils n’en savent rien. Sauf le commandant de bord et le copilote, que j’ai inventés de A à Z. Je me suis moi-même dépouillé et fictionnalisé pour « créer » l’un des personnages. Le plus drôle, c’est l’arrivée à Osaka. Je rallume mon téléphone et je lis le message d’un ami qui me conseille de ne pas traîner pour rentrer à Kyōto, car un typhon approche. Je survole les infos et j’apprends que la Corée du Nord vient de procéder à un tir de missile. Soit exactement l’histoire que je viens d’écrire dans l’avion. Une histoire réelle aspirée dans une fiction, à son tour aspirée dans une réalité plus vaste. Le tout en direct. Welcome back home !
Si cette œuvre semble, au premier abord, très différente, on s’aperçoit vite qu’on retrouve des thèmes, des « obsessions » déjà lues chez vous. N’est-on pas ici aussi dans une nouvelle métaphore du kōan« face au gouffre un pas en avant », qui ponctue chaque histoire de la trilogie des Équinoxes? La mort serait-elle uniquement un passage, un voyage ?
Si c’est un passage, on est déjà en plein dedans. C’est d’ailleurs l’un des thèmes de Confession japonaise. Dans 3 minutes, 7 secondes, il y a autant d’obsessions que de personnages. Toutes ont un point commun : la mort révèle le sentiment de réalité d’une vie. La mort imminente, dans le cas des passagers de cet avion. C’est un raccourci fulgurant qui permet de sonder de façon violente, crue et directe la psyché des personnages. Plus de temps pour les faux-semblants, les mensonges, les excuses, plus le temps de fabriquer des justifications, des illusions. Plus le temps de fuir. Le révélateur absolu est déjà en action. Donc oui, face au gouffre, un pas en avant. Ce kōan est très sibyllin, très subtil, malgré son aspect brutal. Dans L’alignement des équinoxes, Wolf, l’un des personnages principaux, le comprend de différentes façons. L’une d’elles est : on ne se retrouve pas face à un gouffre par hasard. C’est un rendez-vous que l’on a sans doute provoqué sans en avoir conscience. Il faut donc aller explorer la réalité qu’il contient. Mais il y a beaucoup de lectures possibles de cette phrase de Dōgen. En japonais, elle se formule aussi de cette façon : « arrivé au sommet d’un bambou de cent pieds, continue de grimper ».
Tous ces personnages qui vont connaître la mort en même temps, sont déjà bien dépeints, créant très rapidement un réel intérêt pour les fragments de vie racontés, n’ont sûrement pas été choisis au hasard. On a un peu l’impression de voir au moins deux visages du Japon, l’un éternel et l’autre plus moderne, des codes, des morales différentes mais c’est sûrement beaucoup plus pointu…
Surtout le commandant de bord et le copilote, et c’est tout à fait intentionnel. J’ai un peu forcé le trait entre deux générations, l’une traditionaliste, l’autre occidentaliste, et toutes les deux également perdues. En réalité, ces deux caractères cohabitent profondément chez de nombreux Japonais, et cela forme un équilibre. Bien que souvent, l’occidentalisme ne soit qu’un vernis : grattez un peu, et vous vous retrouvez face à une personne de l’ère d’Edo. Commandant de bord et copilote sont comme les deux hémisphères d’un seul cerveau : l’un ne va pas sans l’autre. Pareillement, j’ai fait en sorte que tous les personnages, aussi différents et singuliers soient-ils, forment les différentes facettes d’une seule et même persona.
Sans rien dévoiler de l’intrigue, vous nous offrez aussi un petit éclairage géopolitique de cette région de l’ Asie. Quelles sont les craintes des Japonais ?
Les Japonais se méfient de tout et n’ont peur de rien… ! Les enjeux japonais actuels sont les mêmes qu’avant la Deuxième guerre mondiale : créer une sphère de coprospérité indo-pacifique. Mais il y a eu entre temps un changement majeur : la position de la Chine, devenue hégémonique, et dont la puissance économique, technologique et militaire, alliée à un régime crypto-totalitaire, est perçue comme une menace par le reste de l’Asie. Pour le dire en deux mots, c’est un allié dangereux. La sphère de coprospérité indo-pacifique devait garantir l’indépendance de l’Asie vis-à-vis de l’Occident. Désormais, elle prend lentement et timidement la forme d’une garantie contre la domination mondiale chinoise.
Avec Internet maintenant, même très loin comme vous à Kyōto, on n’est plus jamais vraiment isolé des siens, de ses racines. Néanmoins, des aspects de votre vie française vous manquent-ils et bien sûr, quand vous rentrez en France, quelle part du Japon vous fait défaut ?
Rien ne me manque de la France. Ma vie est pleinement japonaise. Chaque fois que j’allais en France pour la sortie d’un livre, c’était le Japon tout entier qui me manquait. Je m’accrochais au jet-lag : tiens, c’est l’heure où le soleil se lève. La cloche du temple Kōshōji, le début de la méditation zen, l’heure du iaidō, le chien et la chatte qui me cherchent dans le bureau, l’heure du déjeuner des milans au bord de la rivière, les lueurs du crépuscule, l’effervescence de Kiyamachi-dōri… Je sentais dans mes chairs que tout cela avait lieu et que c’était ma véritable place.
Vous avez été co-fondateur des éditions du Camion Blanc,« L’éditeur qui véhicule le rock ! » et donc vous n’y couperez pas. Quelle zik pour illustrer 3 minutes, 7 secondes ?
Le Boiler Room de Nisennenmondai.
November 25th: The Last Day de Philip Glass.
Aerian de Maximum The Hormone.
Everything In Its Right Place de Radiohead, dans la version enregistrée en 2008 à Saitama.
À propos de « Confession japonaise« .
Paru en 2019 au Mercure de France, Confession japonaise est une lacune dans les chroniques de Nyctalopes, peut-être trop japonais pour nos esprits occidentaux… Pourriez-vous nous le vendre, nous expliquer notre erreur?
(Sourire) Un ami japonais et francophone l’a lu et s’est exclamé : « C’est incroyable, c’est roman japonais ! » Je prenais ça pour un compliment, mais je sentais que quelque chose le gênait. « Vous êtes auteur japonais, mais vous n’êtes pas Japonais ! » ll avait l’air à la fois fier et contrarié, c’était assez drôle.
Si on tient à utiliser des couleurs, Confession japonaise est un roman noir dans la littérature blanche. Il contient une part réaliste et une part fantasmagorique – la seconde étant tout aussi réelle que la première. Ce roman repose sur l’absence de hiatus entre le monde flottant et le monde invisible, celui des humains et des esprits, de l’histoire et de la légende : c’est le même monde et cela s’exprime de façon très concrète. C’est sans doute ce qui est difficile à concevoir pour un esprit occidental.
C’est l’idée qu’il n’y a pas de frontière entre la vie et la mort, que les deux états ou territoires s’imbriquent et communiquent en permanence. On peut le constater dans la vie quotidienne, surtout à Kyōto. Les mythes sont aussi réels que l’histoire, ils ont même sans doute plus de poids dans l’inconscient collectif. Juste un exemple : j’ai récemment vu une exposition de photos de Koga Eriko, intitulée BELL, qui nous fait voir la légende d’Anchin dans le Japon d’aujourd’hui. Il est admis de façon absolument équivalente que son amoureuse Kiyohime s’est transformée en serpent pour le suivre, et que la chose est simultanément impossible. Et cette contradiction va de soi : elle n’en est pas une, en fin de compte.
De la même façon, le narrateur de Confession japonaise vit à la fois dans le monde flottant (visible, celui des vivants, que l’on appelle le « nôtre ») et dans le monde invisible, celui des morts, des esprits, des démons, obake, yōkai, oni, tengu et consorts. Tout ce qu’il voit, expérimente, les personnes qu’il rencontre lui apparaissent soit sous leur aspect et comportement « flottant », soit « invisible ». Tout a commencé pour le narrateur avec le tremblement de terre de Kobe en 1995. Il avait 5 ans et ses parents ainsi que sa petite sœur ont été emportés au royaume des morts. Il est incapable de distinguer les deux mondes, jusqu’à ce qu’il rencontre une jeune femme absolument fascinante — qui est également une renarde, une incarnation d’Inari… Là, l’histoire devient violemment noire. Et solaire, par la même.
Des projets littéraires, des amorces de romans, est-il trop tôt pour en parler? Vous traduisez aussi pour la SN, un roman qui vous a particulièrement séduit?
Le dernier roman traduit pour la Série Noire est un excellent souvenir — de lecture comme de traduction. C’est Seules les proies s’enfuient, de Neely Tucker. Une pleine cohérence entre l’histoire et le style, une dynamique narrative qui démultiplie le cadre initial sans le briser, une narration sobre, rugueuse et intense. Nickel.
J’ai écrit plusieurs textes depuis Les Nuits rouges. D’abord un « roman japonais », Ame no neko (Un chat de pluie), que je vais reprendre de fond en comble pour lui donner sa tonalité exacte, maintenant que j’en connais la fin. Ensuite, j’ai rédigé un long texte qui sert de base à un projet plus vaste. Et au printemps prochain doit sortir un récit sur le zen et le sabre, La Caverne aux chauves-souris sous la montagne noire. Une approche pragmatique de la méditation zen en tant qu’expérience totale.
Pour revenir brièvement à votre première question, celle de l’inspiration. Au Japon, on évolue entre de multiples couches d’histoire, de mythologie, de folklore, on trouve des veines narratives partout, à la fois totalement disparates et unies par l’esprit japonais, pour le dire rapidement. Et tout cela se manifeste dans le quotidien. C’est en étant à l’écoute de ces expressions qu’on laisse le roman naître de lui-même… avant de le saisir à la gorge. J’étais en train d’écouter Les Nuits rouges depuis pas mal d’années quand Aurélien Masson m’a poussé à passer à l’action. Déjà pour L’alignement des équinoxes, j’avais l’impression qu’il connaissait le manuscrit avant même que je ne l’écrive. C’est le don de l’éditeur total : celui de lire les manuscrits qui sont en vous.
Je vous remercie.
(Je viens d’apprendre la fermeture des librairies pendant le deuxième confinement. Leur credo est donc : détruisons tout, et on n’aura plus besoin d’échouer. Comme s’il fallait encore des preuves de la soumission absolue des hommes politiques aux GAFAM, dans ce cas précis, ou à Barclays, Capital Group Companies, FMR Corp., AXA, State Street Corp., etc. Tristes, tristes et stupides fossoyeurs. Et le jury Femina décerne quand même son prix, qui ne profitera qu’à Amazon — no comment. Jeff Bezos, champion de la défiscalisation et du salariat au rabais, mais aussi ministre de la Culture, de l’Économie, des Phynances et du Commerce, vous salue bien. Rajoutons Fuck Off And Die de Darkthrone à la play-list. Ouvrir les librairies, avec toutes les précautions sanitaires requises, c’est un acte de désobéissance qui refuse le système de mort culturelle et sociale à l’œuvre depuis des décennies. Il ne saurait plus être question de quémander les conditions de la survie aux laquais de la morgue affairiste.)
Merci à Sébastien pour sa grande disponibilité et la richesse de ses propos.
Entretien réalisé par échange de mails octobre/ novembre 2020.
Après avoir lu et chroniqué « Le réveil de la bête » qui m’a vraiment emballé, j’ai eu le privilège de m’entretenir avec l’auteur Jacques MOULINS. Le contact s’est fait en toute simplicité par téléphone, questions-réponses en direct, spontanéité et bon moment en prime.
Parlez-moi de vous :
Je suis journaliste…pour le reste je suis discret et tiens à le rester.
Ok, très bien et l’écriture, pourquoi, depuis quand ?
C’est une réelle passion, j’écris depuis l’âge de 13 ans, j’ai commencé par des poèmes.
Puis j’ai pensé à écrire un roman historique mais cela me laissait moins de place à l’imaginaire et à la fiction. Je me suis donc tourné vers le roman policier.
Pourquoi ce thème ?
Je m’appuie sur une réalité d’Europol en rajoutant une part de fiction, ainsi que les relations entre ses fonctionnaires et les responsables politiques. J’ai voulu traiter ce sujet car il est d’actualité, relater la relation France-Allemagne, les difficultés de l’Europe en terme de politique et la montée de l’extrême droite… C’est une forme d’avertissement !
Le roman est très précis, très documenté, comment avez-vous procédé ?
Je me suis inspiré de l’actualité, de mon imaginaire, de rencontres et de mon parcours personnel mais une chose est sûre, je ne connais aucun Milosz ! (rires…)
Comment avez-vous écrit et construit votre roman ?
Je l’ai écrit sur plusieurs mois à la main contrairement à ce que je fais en tant que journaliste ou je rédige mes articles sur ordinateur, je tiens à faire un vrai distingo entre les 2. Je l’ai construit en pensant déjà à la suite, tout est déjà en place.
Super nouvelle, il y a donc une suite ! Peut-on en parler sans spoiler quoi que ce soit ?
Bien sûr, vous l’avez-vous-même souligné dans votre chronique, il y aura une suite, le 2ème est déjà bien avancé, on y retrouvera un certain nombre de personnages marquants avec bien entendu des évolutions et un autre contexte.
Et bien j’ai hâte ! Quel est votre état d’esprit à la sortie de votre premier roman, quels sont les retours ?
Pour le moment c’est positif, j’attends encore d’autres retours par GALLIMARD. Le contexte est un peu particulier en raison du COVID, beaucoup d’évènements sont annulés et je reste dans l’attente.
Par curiosité, avez-lu ma chronique sur le site Nyctalopes ?
Bien entendu, j’avais déjà entendu parler du site et vous avez été les premiers à me chroniquer, j’en suis ravi, merci.
Merci à vous, merci pour cet échange et j’espère vous lire très prochainement.
Nikoma
Entretien téléphonique réalisé vendredi 25 septembre.
Le troisième roman de Cathy Bonidan est très fort. Aussi, il nous a paru bon de nous entretenir avec elle sur son parcours atypique d’auteure, ses sources d’inspiration, sa méthode d’écriture. Elle a répondu très rapidement à nos interrogations avec sa modestie et sa gentillesse coutumières.
A propos de l’auteure:
Cathy Bonidan, votre nom commence à être familier dans les librairies et sur le net, on connaît un peu l’auteur mais qui est la personne ?
La personne est simple, sans mystère et mène une existence très banale. Je suis institutrice depuis l’âge de 17 ans, une appellation qui correspond mieux à ce que je vis que le terme de professeur des écoles qu’on emploie aujourd’hui. J’ai longtemps exercé dans la banlieue nord de Paris avant de venir enseigner dans le Morbihan.
En fait, il n’y a pas grand-chose à dire de la personne… 😊
Vous allez publier votre troisième roman. Le premier, Le Parfum de l’Hellébore a remporté 11 prix littéraires, les droits du second, Chambre 128, ont été achetés par 7 pays (États-Unis, Allemagne, Italie, Corée, Chine, Israël, République tchèque). Comment vivez-vous ce statut d’auteur ? Qu’éprouvez-vous ?
Il faut des gens comme vous, excusez-moi, pour me rappeler que je suis considérée comme un auteur. Ça ne me vient pas naturellement 😊. Au fond de moi, je suis toujours l’enfant, puis l’adolescente, qui écrit des histoires en secret. C’est lors des rencontres avec les lecteurs que je réalise que mes romans ont été partagés et que des personnes les ont peut-être en ce moment même sur leur table de nuit.
À chaque fois, c’est alors le même choc, un mélange de fierté, de peur, d’émerveillement et puis… tout au fond, de la sérénité. L’impression d’être arrivée là où je devais être, l’impression de faire enfin ce que je rêvais de faire depuis l’enfance.
Votre parcours est un peu particulier, pouvez-vous nous dire comment vous êtes arrivée à l’édition ?
Par hasard. Parce qu’un jour d’août, à court de lecture, je me suis inscrite sur le site monBestSeller.com et que j’y ai découvert des anonymes qui partageaient leurs écrits. J’ai eu envie de faire la même chose. Je n’avais jamais pensé à l’édition, je n’avais jamais fait lire à quiconque ce que j’écrivais… Pire, dans mon entourage personne ne savait que j’écrivais des romans. Mais ce jour-là, je venais de rédiger l’épilogue du livre qui ne se nommait pas encore « Le Parfum de l’Hellébore » et je l’ai livré aux lecteurs du site, juste pour avoir un avis de lecteur. Ensuite, tout s’est enchaîné très vite, les réactions ont été positives et, trois mois après mon inscription, je gagnais le prix qui m’a permis de rencontrer Marie Leroy, directrice des éditions de La Martinière littérature, et d’accéder ainsi à l’édition.
Depuis quand écrivez-vous ? Y a-t-il eu un acte déclencheur ?
J’écris depuis que j’ai appris à lire. Je me souviens d’une salle de classe, d’une odeur de craie, de la première page d’un livre, d’un texte illustré. La maîtresse lit tout doucement : « Poucet et son ami l’écureuil ». Puis elle nous demande de les dessiner. J’en suis incapable. Heureusement, il y a la légende que l’on peut recopier à la plume sous le dessin raté : é – c – u – r – e – u – i – l. Huit lettres. Un peu juste, aurait dit Maître Capello, mais la magie opère. C’est tout simple, il suffit d’attacher ces petits signes ridicules et notre imaginaire compose tout ce qu’on ne saura jamais dessiner. Un écureuil, une forêt, mais aussi des paysages par centaines et des amis par milliers pour le petit Poucet. 26 lettres pour créer le monde, avouez qu’on n’est pas loin du miracle…
Alors, à partir de là, les histoires s’empilent tranquillement sur un cahier d’écolier. Il est rouge, à spirale et je le cache sous la moquette, tout au fond du placard… En ne dévoilant à personne son existence, je crée déjà un monde à moi. Un lieu où je peux déverser mes joies et mes colères à travers des personnages imaginaires. Rien n’a changé aujourd’hui. Si ce n’est que les cahiers ont disparu au profit des clés USB.
Comment choisissez-vous le thème de vos romans ? Sont-ils en lien avec votre histoire ou vos préoccupations personnelles ?
Je ne choisis jamais le thème de mes romans. Je ne choisis que les personnages. Eux sont façonnés très en amont de l’histoire. Je peux les garder en tête des mois, voire des années. Et puis un jour, ils sont prêts à prendre vie. Au départ, je me demande juste où et comment ils pourraient se croiser. Un seul impératif : que je connaisse déjà leurs vies, leurs peurs, leurs forces et leurs faiblesses avant de les lancer dans le roman. Une fois la rencontre établie, je les laisse avancer et je ne fais que suivre le mouvement.
Alors bien sûr, mes préoccupations personnelles peuvent s’échapper et rejoindre l’intrigue, ça arrive, et souvent, je ne m’en aperçois qu’à la relecture. C’est à ce moment que je me souviens des événements de l’actualité ou de ma vie qui ont motivé les sentiments que je décris. Je sais alors que j’ai vidé mon sac sur le papier, même si j’ai adapté mon humeur à ce que vivent mes personnages.
Comment construisez-vous vos romans ? Élaborez-vous un plan avant de vous lancer dans l’écriture ?
Il n’y a aucun plan en amont de mes romans. Pas de notes, pas de rebondissements anticipés et surtout pas de chute. Écrire, c’est avant tout s’amuser et si je connais la fin de l’histoire ou si elle est trop prévisible, je risque de m’ennuyer. Tant que j’ignore ce qui va arriver à la page suivante, c’est un vrai bonheur de rejoindre l’ordinateur. Je l’allume, j’ouvre le fichier et je relis les dernières lignes… Après c’est l’imagination qui se lâche… Aucune contrainte, aucune barrière, juste un plaisir de chaque instant et un autre rapport au temps.
Avez-vous des maîtres en littérature ?
Bien sûr, j’ai des maîtres en littérature. Tellement grands, tellement inaccessibles… C’est au lycée que j’ai découvert trois d’entre eux : Baudelaire, Camus, Sartre. Lorsque j’ai lu Les chemins de la liberté, Les fleurs du mal ou La chute, je me suis arrêtée d’écrire. C’est le problème avec les maîtres, ils vous écrasent. Et puis au fil de mes lectures, j’ai compris qu’il y avait les écrivains, ceux dont le talent nous plonge dans un état second, et les raconteurs d’histoires qui nous permettent de fuir le quotidien. Le fait de comprendre que je n’accèderais jamais à la première catégorie ne devait pas m’empêcher d’inventer des mondes imaginaires…
Pourquoi avoir choisi d’implanter votre histoire dans les Vosges ? Avez-vous été inspirée par l’affaire Grégory que vous citez d’ailleurs dans le roman ?
Non. Les lieux sont comme les thèmes, je ne les choisis pas, ils s’invitent. Pour Victor Kessler, je venais de commencer le roman lorsque j’ai appris par hasard que le Prix de la Nacre avait été décerné à mon premier livre par les médiathèques de Saint-Dié et des environs. Cette récompense datait de plusieurs mois et comme je n’en avais pas eu connaissance, je n’avais pas pu remercier les organisateurs. En m’en excusant auprès de la librairie et de la médiathèque, j’ai réalisé que c’était exactement le lieu que j’attendais. Quelques recherches sur Google et c’était parti : le village de Saintes-Fosses était né. Ce n’est que plus tard que j’ai vu le lien avec l’affaire Grégory et que j’ai glissé une allusion dans l’histoire.
Le personnage principal est un instituteur, votre vécu professionnel a-t-il influencé ce choix ?
Mon vécu professionnel a influencé la création du personnage principal de façon détournée. En effet, celui-ci est né alors que je rentrais de l’école. Un vieux monsieur avec un cabas a traversé devant moi, à un feu, c’est lui qui a inspiré l’idée d’un instituteur qui aurait fait trente ans de prison pour meurtre et pédophilie… Je pense que la journée avait été difficile 😊. Ensuite, il est vrai que je me suis plongée avec délice dans ce milieu enseignant des années soixante-dix, et puis je l’avoue, Victor s’autorise quelques vérités sur le métier… 😉
Dans Le Parfum de l’Hellébore, la première partie était épistolaire, votre deuxième roman, lui, n’était constitué que de missives, dans celui-ci, vous quittez les lettres mais vous introduisez une confession, qu’est-ce qui vous attire dans ces formes d’écrits ?
La variété justement. L’important, en écrivant, c’est de ne jamais s’ennuyer. En quittant la narration pour le style plus intimiste des lettres, du journal intime ou de la confession, je change complètement d’écriture et ces pirouettes sont motivantes. Et puis, utiliser le « je » me permet d’entrer totalement dans le personnage. Trop parfois 😊. Certains passages peuvent me bouleverser au moment de la rédaction. Alors, en pleine écriture, je peux avoir besoin de faire un break : du ménage, ou du travail pour la classe, juste pour me souvenir qui je suis avant de repartir dans le roman.
Ce livre, plus sombre que les deux premiers, aborde plusieurs thèmes : l’enfance meurtrie, la valeur de la vérité, l’enfermement, « les risques du métier » d’enseignant face à la rumeur, l’amour fou… Quel est pour vous le moteur de ce roman ?
Sur le coup, je n’ai pas eu l’impression d’écrire un roman plus noir que les autres. Même aujourd’hui, je ne le trouve pas si sombre. Tous mes romans mettent en scène des personnages un peu malmenés par la vie parce que c’est le moteur qui va les faire avancer. C’est ce qui les rend intéressants. Et puis, il y a un vrai suspense pendant ce laps de temps où je ne sais pas encore s’ils vont utiliser leurs blessures comme une force ou comme une faiblesse.
L’enfance meurtrie et les risques du métier, c’était logique, c’est un peu mon quotidien. Je ne me suis pas inspirée directement de situations réelles. Par contre, l’émotion ressort. Celle qui nous touche lorsque l’on croise la route d’un enfant abimé parce que les adultes n’ont pas su le protéger…
Quant à l’enfermement, c’est sans doute un révélateur, je crois que nous l’avons tous vécu il n’y a pas si longtemps… Quand on se retrouve face à soi-même, on ne peut plus tergiverser, les questions arrivent et il faut des réponses pour continuer à avancer. C’est à ce moment que l’on doit choisir entre le mensonge et la vérité… à condition bien sûr de savoir où se trouvent l’un et l’autre…
C’est sans doute ça, le premier thème de ce livre. Ça et l’amour fou, bien sûr ! Mais peut-on écrire une histoire sans amour ?
Quelle serait la BO de ce roman ?
Je ne travaille pas en musique, donc l’influence est diffuse. Lorsque j’écris, ma musique est dans la tête et il n’y a que le silence autour de moi. Mais lorsque je pars marcher sur les sentiers, ou lorsque je circule en voiture, la musique est toujours là et elle m’aide à peaufiner mes personnages, ou à les comprendre. Pendant l’écriture de Victor Kessler, l’album le plus écouté devait être « Songs of innocence » de U2. Le fait de ne pas parler anglais me permet d’être uniquement pénétrée par la voix de Bono et par la mélodie. Du coup, je ne me sens pas sous l’influence du texte comme ce serait le cas avec un groupe français.
Comment vivez-vous la sortie de votre roman, retardée pour cause de confinement ?
Plutôt bien… pour l’instant. Le moment de stress arrivera la veille de la sortie car le jour J, je serai en classe. Tant mieux, aucun moyen d’aller regarder sur les blogs des avis plus ou moins assassins rédigés par les blogueurs… Je plaisante.
Quoique…
Quelle est la question que j’ai oubliée et que j’aurais dû vous poser ?
Vous êtes le premier à ne pas me demander si j’écris actuellement un nouveau roman… Je ne sais pas comment je dois le prendre… 😊
Entretien réalisé les 8 et 9 juin 2020 par échange de mails.
« LE SECOND DISCIPLE » paru à l’automne dernier nous avait sidérés. Est venue immédiatement l’envie d’entrer en contact avec l’auteur. C’est chose faite. Découvrez Kenan Gorgün auteur de la collection EquinoX, là où s’écrit le Noir qui cogne, qui émeut, qui interroge.
Kenan, qui peut mieux que vous présenter l’homme qui existe derrière l’auteur, son parcours ?
Né flamand, grandi Bruxellois, marié Liégeois, redevenu semi-Bruxellois depuis mon divorce, j’ai aussi vécu à certaines périodes au Canada, en Afrique Centrale, et sur la Lune, où j’ai une résidence secondaire sur les bords d’un cratère dont la contemplation ne m’apaise pas mais c’est plus fort que moi, faut que je voie ce qui va en sortir. Il en sort toujours quelque chose. Sinon, sur le plan de l’existence terrestre, je suis le rejeton d’une famille très nombreuse qui a principalement vécu dans les quartiers prolétaires de Bruxelles… ces quartiers comme Molenbeek et Anderlecht qui ont tant fait parler d’eux pour la qualité de leurs kebaps et leurs réseaux jihadistes.
Excusez mon inculture mais dès les premières lignes lues de “le second disciple” est venue une envie de connaissance de l’oeuvre de l’auteur et, surprise, vous avez une carrière en littérature qui est loin d’être débutante et qui semble de surcroît très diversifiée avant cette arrivée chez EquinoX. Vous pouvez nous en parler un peu? Quand cette envie d’écrire est-elle venue et quels sont vos maîtres, vos modèles?
J’écris depuis plus de 10 ans, avec une interruption de 2009 à 2014, suite à cette question restée sans réponse : Pourquoi écrire ? Ça m’a pris 5 ans d’y trouver à peu près une réponse et me remettre à écrire et publier. De la même façon qu’aucune émotion humaine ne m’est étrangère, je suis incapable de m’en tenir à une seule approche de la littérature et de la langue. J’aborde les choses selon mon feeling et mes objectifs. Ça donne un parcours accidenté, des allers retours entre différents types de littérature, ce n’est pas l’idéal pour se faire identifier du lectorat… mais whatever, c’est ainsi que j’aime être écrivain. Néanmoins, LE SECOND DISCIPLE initie une période de ma vie où je vais creuser un certain territoire littéraire et thématique pendant plusieurs années. Je n’ai pas de maîtres, du moins pas en littérature, étant plus inspirés par des musiciens… mais sans Stephen King, Robert Silverberg, Norman Spinrad, Paul Auster, Henry Miller, Norman Mailer, et quelques autres, je ne serais pas là aujourd’hui.
Traiter le terrorisme issu de Molenbeek de manière si explosive (je sais le qualificatif est un peu facile) n’est sûrement pas chose aisée. Cette volonté est-elle née des attentats de Paris en 2015 et de Bruxelles en 2016 ayant la même origine géographique ou est-ce la suite logique d’une volonté plus ancienne?
Je suis le fils d’un homme qui a pratiqué comme imam. Un homme charismatique à la voix providentielle et qui m’a laissé de merveilleux souvenirs de chants coraniques. Mais aussi un homme orageux, sombre, porté sur les plaisirs, raffiné et brutal, rêveur et cynique, qui a vécu une vie dans laquelle je le soupçonne de ne s’être jamais reconnu. La religion, mais aussi toutes les valeurs et les discours convenus, les rôles sociaux, sont devenus pour moi des sources de suspicion. J’ai aussi découvert qu’une partie de ma famille avait des origines dans le Caucase et était juive avant de se convertir. Le doute a donc encore grandi. En étant le seul auteur de langue française et d’origine turque, ayant reçu l’éducation que j’ai reçue, je savais que j’allais finir par traiter ces sujets un jour. J’attendais d’avoir les mots pour le dire, des mots qui n’appartiennent qu’à moi.
Depuis que l’homme a inventé dieu, il tue en son nom. l’Histoire a montré que les religions sont les moteurs, les excuses aux plus grands massacres hier comme aujourd’hui. Tuer au nom de dieu n’est-il pas le prétexte idéal pour tous les terroristes de la planète?
En effet. Prétexte idéal. Idéal irrésistible. Mais ça va au-delà de Dieu et des religions. L’instinct de mort de l’homme est inépuisable. La commodité de la religion et de la question divine, c’est qu’elles sont elles aussi inépuisables.
Dans le roman, on voit que des personnes issues de cultures différentes mais grandissant dans le même espace géographique se liaient pendant l’adolescence pour se haïr ensuite à l’âge adulte. Ce fossé se creuse-t-il de façon irrémédiable et systématiquement ou est-il le résultat d’une évolution plus récente des rapports entre les diverses communautés qui forment la Belgique?
Ce n’est pas communautaire ni propre à la Belgique. C’est l’animosité de l’homme envers l’homme quand l’homme est rendu vulnérable par tout ce qu’il ne maîtrise plus.
En vous lisant, il semble que vous distinguiez la communauté maghrébine de la communauté turque? Où se situent les différences?
Ce sont deux cultures très différentes, apparentées par de rares liens, tel que la religion. Et la religion est également ce qui les distingue très fort. Comme je dis dans le roman, Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, est aussi celui qui a dissous le Califat et le pouvoir religieux au sein de la société civile. Du moins temporairement. Et au forceps, pour ainsi dire. Les circonstances historiques de la fin de l’empire ottoman et de la nécessité de préserver un territoire national ont dicté ce programme révolutionnaire des mœurs, des modèles juridiques, électoraux, etc. Mais on voit que la psyché humaine n’a jamais dit son dernier mot et partout le religieux a fait un retour en force dans le monde musulman. Ce n’est ni la faute d’Atatürk ni de Dieu, c’est l’échec des hommes à constituer des sociétés où les gens ont le sentiment d’avoir leur place et quelque espoir d’avenir.
Dans la cellule terroriste du roman existe un débat au sujet du choix des cibles qui terrifie: doit-on frapper aveuglément les populations civiles ordinaires ou s’attaquer aux élites pour faire tomber l’édifice? Avez-vous eu vent d’un tel débat dans la réalité?
Non, jamais. Hélas.
“Le doute est diable”, dit Abu Brahim au cours du roman. Qu’est-ce qui peut faire s’interroger, douter un terroriste? Comment faire apparaître ce diable ?
Je suis obligé de vous renvoyer au roman. Je ne pourrai jamais répondre ici aussi bien que je pense l’avoir fait dans le livre.
“Le second disciple” est le premier volet d’une trilogie. Sans rien dévoiler, les deux prochains opus porteront-ils toujours sur le terrorisme ou reviendrez-vous de manière différente à Molenbeek?
Le second livre va entrer dans les territoires de Bruxelles occupés principalement par la communauté turque. Ce sera davantage Anderlecht, Saint Josse et ce qu’on appelle la Petite Turquie. On va y croiser les services secrets turcs, le ministère des affaires religieuses turc qui est le plus puissant des ministères et possède des antennes dans tous les pays d’immigration turque. Une arme sur-financée et puissante. Dans son Flow et sa construction, le second volet pourrait se rapprocher d’un traitement romanesque à la James Ellroy, que j’aurais pu citer aussi plus haut dans mes influences littéraires
Et bien sûr, la question que j’aurais dû vous poser ? Et bien sûr, la réponse qui va avec.
Merci à JOB de m’avoir accordé un peu de son temps pour répondre à mes questions, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a joué le jeu !!
Vos livres se lisent souvent comme on regarde un bon film, avec des découpages, une chronologie très photographique, c’est voulu, ou c’est naturel et lié davantage à votre culture cinématographique ?
C’est vrai, j’emprunte beaucoup au cinéma, et particulièrement sur cet ouvrage dont l’envie était de se rapprocher autant des romans noirs des années cinquante à soixante-dix, que des films noirs de la même époque jusqu’à aujourd’hui, entre « Tchao pantin » et « Rue Barbare » jusqu’à « Rambo ». En fait, j’essaie de mélanger la langue et le visuel mais, comme tu l’as remarqué ; cinématographique. L’émotion de la prose et l’envie de faire vivre et voir la scène. C’est évidemment culturel, beaucoup de bande-dessinées en premières lectures et génération cinéma de quartier mais surtout télévision ; « Les dossiers de l’écran » (imaginez, « L’armée des ombres » diffusée sur le poste en noir et blanc dans le calme spectral du salon éteint avec, flottant devant l’écran, la volute de cigarette de mon père). Oui, culturel, intime et générationnel. On peut même dire aujourd’hui qu’une grande majorité d’auteurs de « polars » utilise cette écriture « cinématographique » qui devient un style en soi, tout en pouvant symboliser quelque chose de péjoratif et presque vexant pour les vrais amoureux de ce mélange des genres, lorsqu’à propos d’un bouquin, des chroniqueurs parlent d’une écriture très visuelle, à défaut de ! C’est pour cela que j’insiste sur le côté cinématographique où, dans ce cas, l’auteur s’attache à créer une lumière, une atmosphère sonore et même sensorielle et pour cela, il y a travail d’écriture. Pour ma part, je l’avoue, je joue (d’où l’apport culturel) sur les réminiscences – les clichés – liées à des séquences de film. Lorsque, par exemple, je veux parler d’un coin d’immeubles de cité en pleine nuit, je vais me fier à mes souvenirs et ressentis personnels (parce qu’évidemment j’ai vécu dans ce genre de cités), mais aussi, pour mieux décrire ce ressenti, à un univers du type « Sleepy Hollow », ou « Le loup garou de Londres », ou bien à « Alien » pour les passages dans les caves. Quant à « Rambo », que j’ai déjà cité, la référence est assez claire dans la dernière partie du livre.
Vous situez votre roman « Laisse le monde tomber », et ce n’est pas la première fois, dans une banlieue difficile. Au vue du contexte actuel vous n’avez pas peur d’accentuer ou de donner du crédit à certains discours ?
La banlieue c’est le sujet du roman, non parce que je voulais faire un livre sur les cités ou leurs habitants mais parce que je voulais faire un vrai roman noir. Et par tradition, la ville, ici la banlieue, est une des matières premières. J’ai été baigné de romans noirs américains mais aussi français des dernières décennies et je rêvais d’écrire quelque chose dans cette atmosphère particulière où la violence ne vient pas seulement des individus mais aussi de l’univers dans lequel ils vivent et respirent (une des autres caractéristiques de ces romans noirs est liée à la violence). Il y a bien sûr des raisons plus intimes, puisque comme tu le remarques ce n’est pas la première fois, et je tentais d’introduire cet élément au premier plan depuis assez longtemps. C’est un exercice très difficile, parce que les romans sur la banlieue font tout de suite penser à des racailles, des flics brutaux et des populations bigarrées, un univers trop connu et exaspérant pour nombre d’entre nous qui vivons non loin, pouvant donner un côté rebutant à l’envie de lire ce genre d’histoire, mais (j’espère rassurer les éventuels lecteurs) je ne voulais surtout pas aller sur ce terrain. Mon terrain, c’était de faire un polar urbain et gothique principalement axé sur les personnages. Pour mon histoire, la banlieue, plus exactement ces grandes cités en déliquescence, cela devait être un paysage, un environnement angoissant et violent, déprimant et inhumain, cela devait être ce que l’imaginaire d’un enfant suggère lorsque le train longe ces grandes tours et barres aux murs gris où, chacun doit le reconnaître, l’on n’a pas envie de se retrouver. De vivre. Cela devait être ce que c’est vraiment pour un être humain normalement constitué, qu’il soit blanc, noir, flic ou dealer. Le difficile était de ne pas stigmatiser (sans m’en rendre compte), et, aussi, de ne pas prendre parti pour les uns ou pour les autres. Le fait de choisir de jeunes policiers, mais de jeunes policiers imbibés de cette banlieue et tellement rongés par leur propre situation, en tant qu’institution et en tant que personne ayant traversé des orages, de les prendre comme reflet de cet univers permettait d’avoir un œil désabusé et cru, mais honnête, et je l’espère, empreint d’une vérité, sinon, de leur propre vérité. Pour finir sur ce sujet, s’il y a un message sur les banlieues dans ce roman, il est édicté par les quelques pensées des personnages ; à la fois univers sauvage (d’injustice, de violence haineuse et gratuite, de bêtise criminelle) et vivifiant, empli de jeunesse, d’espoir, de colère et de rage, du combat des institutions (d’hommes et de femmes), mais aussi, comme à la nuit tombée – d’où la métaphore avec la Bête des mondes gothiques -, une entité qui peut vous dévorer et vous briser, que vous y soyez né, ou que l’on vous y ait envoyé pour « protéger et servir ».
Pas de gentils, pas de méchants Mais des personnages qui ont tous des failles, même les plus horribles voient leurs crimes plus ou moins justifiés, le mal en soi n’existe pas ?
Il s’agit là aussi d’une règle du polar et du roman noir, ne pas être manichéen. En vérité, le monde d’aujourd’hui tourne si vite, et d’après, au bout d’un moment, mon expérience, les hommes et les femmes finissent par avoir des regrets, et parfois même, des remords, si l’on parle des méchants. Il y a aussi le fait que l’on ne naît pas « méchant », je ne pars pas dans une étude sociologique, mais dans le cas de ce roman, le méchant, justement, c’est la Banlieue, les guerres, l’ennui, la peur d’un avenir moche, quand aux gentils, de vrais gentils, je n’en ai jamais rencontré (smiley). Non, cela serait aussi catégorique de dire cela, mais évidemment que dans ce contexte particulier de cités, je ne pouvais pas mettre des policiers « supermen » et sûrs d’eux, seule la folie d’une jeunesse, ou le parcours d’une vie cahoteuse pouvait justifier leur foi et l’aspect religieux de leur mission.
Pour finir, j’ai rajouté ces personnages de braqueurs « tueurs de flics » en hommage au néo-polar (Fajardie) et pour contrer le côté classique du policier héros et bandit méchant. Certes, ils sont condamnables, mais le revendiquent. C’est leur côté nihiliste qui me plaisait, qu’on retrouve aussi dans pas mal de polars noirs américains. J’avais aussi (au niveau de la trame) l’idée de reprendre le sujet du film « M le Maudit », où la pègre s’allie à la Police pour combattre un monstre (M) qui hante leurs rues (et met à mal leur bisness).
Quant à la question si le mal en soi existe, je voulais montrer dans cette fiction, et c’est aussi vrai dans la vie, que le mal se manifeste surtout au travers des victimes, de leurs ressentis, c’est peut-être une façon naïve (de ma part) de vouloir le combattre en disant ; imaginez que cela vous arrive ? On peut se trouver empli de haine et de douleur pour très peu, à la vue d’une rayure sur sa voiture, parce qu’on ne comprend pas, parce qu’on aimerait retrouver la personne et faire aussi quelque chose d’irrationnel et d’idiot. C’est le plus difficile à admettre, pourquoi s’en prendre aux faibles, aux démunis, aux innocents ? Mais plus que le mal, je parle de violence, autant intime que sociétale. Et le sujet de la banlieue revient encore ici, il y a le mal quotidien que peut créer l’architecture brutale et les conditions d’isolement, mais, en contrepartie, certains jeunes développent une violence démesurée et irrationnelle. En période de guerre (j’en parle dans le roman) la violence crée une aspiration où même les plus protégés peuvent basculer, la fameuse folie humaine dans Apocalypse Now, mais nous ne sommes pas en guerre et pourtant ce sentiment, cette envie de partir « en guerre » existe en chacun des adolescents touchés par la misérabilité et l’injustice de son monde (intime ou social), et donc, attention à l’aspiration quand « certains » se transforme en « beaucoup ». Il y a une deuxième cause malheureusement banale, l’absence de valeur, d’estime de soi, et la bêtise qui ouvrent la porte à une violence malsaine et complaisante, jusqu’à la désinhibition, il n’y a plus de volonté politique, de réaction primale ou vengeresse, il y a une autre sorte de « mal », cette fois liée à la facilité de s’en prendre au plus faible, du sadisme, de la perversion, celle d’un abruti mal dans sa peau. Ce n’est pas si simple, je ne suis ni un intellectuel ni un véritable écrivain, simplement un auteur de polar. Dans « Laisse le monde tomber », on peut dire que, s’il y a violence, il y a souffrance, frustration et peur (de l’avenir, de la situation, pour sa peau, ses proches – violence politique – cela peut s’appliquer aux forces de l’ordre dans certaines conditions) et donc il y a peut-être un moyen d’endiguer le fléau, ou de passer la serpillère derrière, mais comme dans le cas des sérial killers aux EU, il peut y avoir une violence malsaine et crade habitant des individus dérangés, ou simplement (très) trop cons, au point d’y prendre du plaisir, d’avoir la satisfaction de posséder un certain pouvoir, celui d’écraser plus faible que soi.
Dans la même veine, il s’agit souvent de justification liée à une vengeance, JOB serait-il rancunier ?? Croyez-vous davantage en la vengeance qu’en la justice ?
La vengeance est abordée dans presque tous mes livres, tout simplement parce que j’aime que mes personnages soient au départ des personnes lambda qui basculent subitement dans l’irrationnel et le désir de faire du mal, parce qu’on leur a fait du mal (on en parlait justement), il s’agit en fait d’une primo réaction à la douleur et à l’injustice qui généralement se canalise, sauf dans le cas de personnages de romans noirs. Mais cette fois j’ai voulu décortiquer, montrer que ce n’est pas aussi simple, pour le soldat ; « qui m’a vraiment fait du mal ? », « à quoi cela sert, finalement, de se venger ?», et dans le cas de Jef « Est-ce que j’en suis capable ? », et le pire, c’est que cette idée torture le personnage. Il y a aussi Tracy, qui fonce tête baissée dans l’horreur, alors que ce n’est pas son monde, est-ce par peur, par manque, par vengeance contre autrui, ou pour se venger d’elle-même ? J’insiste aussi sur les divers degrés de ressentiments, quand par exemple Hélène se demande si ce qu’elle a vécu n’est pas bénin, finalement, comparé à ce que d’autres subissent, c’est une sorte d’automutilation, mais cela démontre à quel point la souffrance peut-être terrible quand on a été victime d’un outrage, et jusqu’à quelle aberration, et même, sentiments contradictoires elle peut mener. Cela revient au sujet du roman sur la violence, au-delà de la violence de la vie, de la ville (la société), la propre violence intime des personnages, par rapport à leur vécu et expériences douloureuses, interagit dans le roman, et bien sûr, au-delà de l’intrigue, jusqu’à la modifier.
Dans beaucoup de vos romans les femmes ont une place importante, elles sont fortes, voire dures. C’est comme ça que vous les voyez dans notre société ? Ou bien elles doivent être ainsi pour se faire une place ?
Les femmes sont à présent du niveau de l’homme sur le plan professionnel ou des aptitudes, mais humainement, je pense, elles gardent leurs propres caractéristiques. D’ailleurs ne parle-t-on pas de la part de féminité d’un homme, ce n’est pas à cause de ses cheveux longs ou de son déhanché, mais d’une certaine sensibilité et clairvoyance (l’instinct j’y crois moins, sinon maternel). Je voulais leur faire une place dans le roman noir, à commencer par “Laisse le monde tomber”, et c’était vraiment intéressant et émouvant de jouer avec leur fragilité et leur côté bravache, alors je ne suis pas mieux placé qu’une femme pour en parler, mais c’est le rendu d’un observateur père de deux filles, dont une ado et l’autre de 27 ans. Cependant, j’écris un polar de divertissement, et donc je fabrique des personnages, des héroïnes, des femmes flics qui n’existent pas, alors je ne les vois pas « comme ça » dans la société, mais dans mes livres oui (smiley). Non franchement, je ne pense pas qu’elles doivent se faire une place, je travaille à Air France, nous avons presque autant de jeune femmes co-pilotes que d’hommes, quant aux cadres sup, c’est plus, en revanche, cela doit être dans le milieu politique où c’est plus difficile.
Doit-on s’attendre à recroiser certains personnages, Vère, Rimbe, Tracy ?
Oui pourquoi pas ☺ Je commence à avoir une bonne bande de gangsters comme je les aime à disposition, je pourrais les mettre dans une histoire avec Le Cramé et Le Maudit, ou bien faire revenir Brutale pour les combattre (sans oublier Linda son double maléfique). Mais j’avoue que j’aime bien passer d’un univers à un autre, et le plaisir d’écrire et beaucoup dans la création de personnage (si j’avoue qu’ils accumulent les stéréotypes et ressemblances). Pour être franc, j’aimerai les voir revivre, mais sur un écran de cinéma, ou dans une BD.
Entretien réalisé par échange de mails, novembre et décembre 2019.
Deuxième entretien avec Thomas Bronnec, qui, roman après roman, nous conte les heurs et malheurs de la classe politique française à travers un cycle noir qu’il lui consacre avec beaucoup d’intelligence.
Vous avez débuté votre carrière chez Rivages puis vous êtes passé par la Série Noire de Gallimard et on vous retrouve aujourd’hui dans la collection Equinox aux Arènes. Vous aimez le changement ?
En 2017, Aurélien Masson, l’éditeur de la Série noire chez Gallimard, a décidé de rejoindre Les Arènes pour fonder une collection de romans noirs, EquinoX. Je l’ai suivi dans cette aventure car nous avons une relation de confiance, bâtie au fil des textes que nous avons travaillé ensemble : Les Initiés, En Pays conquis, et maintenant, La Meute.
En 2017, quand était sorti “En pays conquis” votre éditeur parlait du roman de la présidentielle à venir. Néanmoins, votre roman était plutôt une uchronie sur la vie politique française. Vous revenez deux ans plus tard, tout en gardant le même fond fictionnel, loin du racolage autour de la popularité du nouveau président que certains auteurs ont pu faire. Même si ce n’est pas votre sujet aviez-vous imaginé un telle explosion de la vie politique française et l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron?
Qui prétendrait aujourd’hui avoir prévu l’élection d’Emmanuel Macron manquerait sans doute d’honnêteté intellectuelle. J’ai rencontré l’actuel président de la République pour la première fois en 2010, à l’occasion de l’enquête sur le ministère des Finances que j’ai effectuée avec Laurent Fargues, qui a donné un livre et un documentaire. Aucun journaliste ou presque n’avait alors entendu parler de lui. J’ai continué à le voir plusieurs fois, jusqu’en 2013, alors qu’il était secrétaire général adjoint de l’Elysée. J’ai d’ailleurs écrit un article pour Libération à ce propos, Déjà Macron perçait sous Emmanuel. On sentait chez lui un talent et un charisme certains, de l’ambition et une vision de la politique. Mais de là à l’imaginer à l’Elysée, si tôt, qui plus est…
Vous l’expliquez très clairement dans une note en fin de “la meute” mais tout le monde n’ira pas chercher jusque là, de quoi parle ce troisième volet de ce qui ressemble à un cycle?Et peut-on lire votre roman sans avoir lu les précédents édités par la Série Noire?
Oui, on peut évidemment lire ce roman sans avoir lu les autres. Les Initiés, En Pays conquis, et La Meute forment finalement une trilogie politique, même si ce n’était pas prémédité ; mais chaque livre est autonome, même si on retrouve des personnages communs et si ces trois romans tissent ensemble un fil chronologique cohérent, comme une chronique d’une vie politique parallèle. La Meute met en scène un ancien président de la République, François Gabory, qui n’arrive pas à raccrocher et prépare son retour. Face à lui, Claire Bontems, une jeune ambitieuse qui tente de faire main basse sur la gauche en passant par-dessus les appareils politiques. Elle est conseillée par Catherine Lengrand, la sœur de Gabory. C’est le choc de deux ambitions, de deux générations, de deux visions de la gauche. Une guerre sans merci dans laquelle s’invitent des rumeurs sexuelles, hypertrophiées par les réseaux sociaux. Le roman évoque la relation de fascination et de haine entre le pouvoir politique et la sphère médiatique, dans une société transformée par Facebook et les mouvements MeToo et Balancetonporc.
Ce n’est pas un secret, vous êtes journaliste, actuellement chef du desk numérique de Ouest France mais on ignorait votre côté masochiste. Bien sûr, c’est la voix d’un des personnages pas la vôtre mais il est écrit:” Les journalistes… Des menteurs, des tricheurs, des enfumeurs avec un pouvoir aussi démesuré que leur ego, qui ne pensent qu’à vendre du papier que plus personne ne veut acheter.” Des élus de la nation, des partis, des mouvements sociaux, des ministres, les Français lambdas ne se gênent pas pour jeter l’opprobre sur toute une profession. D’où vient cette inimitié, cette méfiance de plus en plus présente?
Les médias sont de plus en plus mal-aimés, on est bien obligés de le constater. Il y a chez beaucoup un sentiment de déconnexion, l’idée que les médias représentent une élite qui ne comprend pas le pays, qui est trop proche des pouvoirs. C’est un terreau propice aux théories du complot et à l’émergence des fake news et des extrêmes. Cette méfiance qui se voue parfois en haine oblige la profession, loin d’être exempte de reproches, à s’interroger et à être toujours plus exigeante car la presse est un contre-pouvoir essentiel dans une démocratie.
A propos des dernières tracasseries de monsieur Castaner, on a pu entendre de la part de voix zélés que le pouvoir se sentait otage des informations délivrées par les réseaux sociaux, ce qui l’obligeait à des déclarations hasardeuses, prématurées ? Est-ce à dire qu’à notre époque la voix officielle serait menacée par des infos officieuse non vérifiées?
Ma réponse est un peu le prolongement de l’autre. Beaucoup ne croient plus les versions officielles et préfèrent croire que les autorités, les institutions mentent. Je crois que la communication politique, parfois désastreuse comme lors du drame de Lubrizol, doit se réinventer pour faire face à ces défis.
L’Europe est au cœur du débat de “la meute”, le pays étant en plein Frexit suite à un référendum. L’appartenance à l’UE sera certainement un grand débat de la prochaine présidentielle, peut-être pas le plus important pour les électeurs, mais quels autres grands sujets voyez-vous poindre depuis votre poste d’observation?
J’espère que l’environnement sera le thème principal de la prochaine campagne. Il est plus que temps que les gouvernements en fassent la priorité numéro un. Ils ne le feront pas d’eux-mêmes mais les mobilisations populaires, de plus en plus massives même si la France est en retard, peuvent les obliger à agir.
L’opposition au sein de la gauche pour la conquête du pouvoir est un des thèmes de votre roman. Pensez-vous que les clivages gauche/droite existent encore dans la France de 2019 du point de vue des politiques tant le nombre de girouettes élues va croissant depuis quelques années mais aussi du point de vue de l’électorat?
Le clivage gauche-droite a toujours existé, il évolue simplement au fil de l’Histoire : avant la première guerre mondiale, il se faisait autour de l’acceptation de la République. Puis, quand ce débat s’est éteint, il s’est joué autour de la question de l’acceptation du capitalisme, puis de la question sociale à l’intérieur du système capitaliste. Certes, il reste une partie de la gauche qui tente de la garder au coeur du débat, mais elle représente une petite partie de l’électorat. Le PS, la gauche macroniste, ont intégré les contraintes du libéralisme. Le clivage gauche-droite se joue aujourd’hui aussi, et même sans doute davantage, sur les questions de société : l’environnement, l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre le racisme, la question de la filiation… En revanche, l’offre des partis politiques ne recoupe pas complètement ces clivages et c’est pourquoi je pense que la période de reconfiguration dela vie politique initiée par l’émergence d’Emmanuel Macron n’est pas terminée. On voit bien que la gauche et la droite d’hier se cherchent un positionnement et un avenir.
Vous n’en parlez pas tout comme l’éditeur et pourtant c’est, pour moi, le thème central de « la meute ». Les femmes et la politique n’est-il pas le lien qui fait fonctionner le roman et qui lui donne une encore plus grande aura que vos précédents écrits? La femme dans la politique, la femme qui subit la politique, la femme séduite par la politique, le pouvoir ? Pourquoi une telle place nouvelle à la voix des femmes?
Si, si, nous en parlons 🙂 Le roman est indissociable de l’époque post #metoo, les femmes y ont une place centrale. J’ai voulu montrer que la politique aujourd’hui ne peut plus se passer des femmes, comme cela a longtemps été le cas. Mon héroïne, Claire Bontems, n’a aucun complexe et même si c’est difficile pour elle de se faire une place, elle utilise tous les moyens à sa disposition pour arriver au sommet. Elle fait du féminisme l’un des thèmes majeurs de sa campagne. Mais il y a aussi les femmes de l’ombre : Thérèse, la mère de François Gabory ; Catherine, sa soeur et sa rivale ; Manon, sa maîtresse. Car même les hommes du « monde d’hier » ne sont rien sans les femmes de leur entourage.
Enfin, pensez-vous que le le courage et un entraîneur compétent suffiront au Stade Brestois pour se maintenir en Ligue 1 ?
La saison est plutôt bien partie mais elle est longue et il faudra sans doute lutter jusqu’au bout. Mais oui, j’y crois !
Entretien réalisé par échanges de mails en octobre 2019.
Commentaires récents