Un deuxième roman verra le jour en 2022 et ce sera « Une petite société », aussi épatant que le précédent et qui nous intéresse au premier plan. Au début, quand Louise apparaît très longuement, on se demande un instant si on est toujours sur la même histoire tant on part déjà loin à la périphérie. Quelle est l’origine de cette histoire et son axe central, la maison ou Louise ? Avez-vous eu recours à un plan ou êtes-vous partie tête baissée faire leur fête à vos contemporains à partir d’un personnage ou d’un lieu ?

Je ne fais jamais de plan. Le plan voudrait dire qu’on a tout ébauché et qu’il ‘y a plus qu’à remplir. Je sais que certains écrivains travaillent comme ça. Moi pas. L’axe central c’est, je dirais, l’entre-deux pôles. La distance entre la maison Windsor et l’usine O’Connor. Le va et vient que cette disposition impose et où vont s’engouffrer les autres. Une seule pénètrera dans les deux pôles, Michèle Carton. La première apparition de Louise, oui, est très longue, démesurée par rapport aux autres chapitres. J’ai tenté de tronçonner l’épisode, de l’éparpiller, sachant qu’il y avait un déséquilibre entre l’amorce ( fugue de Tom dans le passé ) et l’entame ( épisode Louise qui couvre 27 ans) avant qu’on arrive au présent du récit, la garde à vue de Tom, qui est elle-même l’épilogue des trois chapitres qui suivent. Tout, on va dire, est anormal, dans ce démarrage. Les actions inversées, les temporalités brouillées, les durées inégales. Mais Louise devait rester telle qu’elle était venue. Un bout de roman dans le roman, une séquence, un plan large, (je ne pensais pas, alors, qu’elle reviendrait de manière chronique, comme un scotch dont on ne peut pas se débarrasser façon Haddock). S’il y a plan il se crée au sein de l’écriture, il s’élabore selon des logiques de rythme mais aussi de principes de brouillages narratifs et de répétitions ( dans ce roman une action est vue décrite sous différents angles) . En fil rouge, pour s’y retrouver, des clés, des détails, des repères. Si je ne fais pas de plan je ne pars pas non plus tête baissée. Jamais. Le travail d’écriture est un lieu d’une extrême froideur. C’est, pas marrant, rude, tout étant remis sans cesse en question. J’écris six ou sept heures par jour, pas pour noircir des pages. Chaque jour je relis depuis le début, réécris ce qui est déjà écrit. Reprendre, c’est la partie la plus « plaisante » ( si le mot convient à ce boulot) de l’écriture. Inventer, laisser venir, continuer, c’est ce qu’il y a de pire.

Dans Les abattus, vous dézinguiez une famille bien craignos et dans Une petite société vous flinguez avec beaucoup de justesse les Français moyens. Quelle est votre méthode pour trouver ces petits détails dans nos habitudes, dans nos comportements qui nous accusent, qui nous montrent du doigt, pour révéler notre côté moche ?

Français moyens ? Il y a tout ce qu’on veut dans cette société. Des aristos des grands bourgeois des petits bourgeois des fonctionnaires des employés des cadres riches et des cadres moyens et des commerçants. Ce n’est pas la classe sociale à laquelle ils appartiennent ou dont ils sont issus qui les détermine encore que. Si Michèle Carton et Phil Bullock sont, à l’aune de leurs impeccables familles, des ratés, ils obéissent encore aux lois du milieu qui les a vu naître. Il n’y a, en tout cas, à aucun moment, de rapport de classes (même quand Louise louche du côté des Windsor) et encore moins de lutte de classes. Tout ce petit monde, le nôtre apparemment, mal apparié, est fait de glorioles et de faiblesses, de travers, et c’est vrai que les travers m’intéressent plus que les gloires qui sont admirables quand elles sont paradoxales. Alors comment je fais ? je ne sais pas. J’ai l’œil à ça, l’oreille à ça, tout ce qui détonne me réjouit, leurs failles me rendent les humains un peu plus aimables. Flaubert m’a appris à regarder le détail. Godard à faire le pas de côté qui permet de voir ce qu’on ne verrait pas, frontalement ( Louise). Mais est-ce que ce petit monde est si moche que ça ? Je ne le pense pas. S’il y a lutte, c’est pour voir un peu plus haut que son bout de trottoir, sortir de son coma.

On dit que les auteurs mettent une part d’eux, plus ou moins conséquente, dans leurs personnages. Ne seriez-vous pas un peu Louise sur les bords à imaginer des vies, des travers chez les inconnus que vous croisez ? De manière générale, aimez-vous vos personnages malgré ce que vous leur infligez ?

Évidemment. Je ne suis pas madame Bovary ( la revoilà), je ne suis pas Louise, mais j’ai, comme je viens de le dire, l’œil acerbe et aiguisé. Ayant vécu avec un peintre je me suis aperçue très vite que nous n’avions pas le même rapport visuel au monde. Le sien était rétinien. Le mien bizarrement incapable de capter l’image globale ( d’abord il n’y a que les mots écrits qui m’attirent dans le paysage, sans mots, le monde me serait incompréhensible) mais les détails. Ce qui nous rapprochait c’était ça, qu’on voyait d’un seul coup d’œil et en même temps, le truc qui cloche, et qui nous réjouissait. J’adore deviner parfois ce que font dans la vie les gens qui passent. C’est sûr que je me plante à 100% mais c’est assez jubilatoire. Écouter aussi en douce les conversations. Ce qui ne veut pas dire que je m’en sers après coup . Mais ce qui définit une personne, souvent, ce n’est pas son appareillage psychologico-social, mais la manière dont elle avance et trébuche, la manière qu’elle a de tourner ses phrases. Au théâtre, c’est l’oralité qui prédomine. Ce qui ne veut pas dire, émission verbale. C’est plus que ça. C’est moins ce que je dis que comme je le dis qui va créer un corps donc une action une interaction une scène et une situation et tout au bout un personnage. Encore une fois, je pars à l’envers. Ce n’est pas le personnage qui se crée d’abord, mais sa parole qui constitue un corps puis un personnage qui arrive en fin de course précédé de ses manies, de ses élans et surtout pas de son discours. Le roman n’échappe pas à ce principe que je me suis donné.

Et si j’aime mes personnages ? je n’ai ni à les aimer ni à ne pas les aimer. Je n’ai aucun rapport d’intimité avec eux. Je ne suis pas eux ils ne sont pas moi. Je peux les balayer d’un clic, pas parce que je ne les aime pas, mais parce qu’ils n’ont plus rien à faire dans mes pages. Si le vigile de l’usine et son chien sont là, sans histoire personnelle, c’est qu’ils sont techniquement parlant le repère O’Connor, mais aussi tout panneau indicateur qu’ils soient seront les seuls qui verront la fin de l’histoire. D’autres bénéficient d’extensions ( comme le couple Mona et Stan, leurs amis Morris et la babysitter autrichienne), on ne les reverra pas, mais ils sont les déclencheurs d’un drame qui propulse un des personnages récurrents dans le coma ( autre vie, autre fiction, autre énigme. Il y a à ce propos dans ce livre une chose dont personne ne parle, ce sont les accidents surnaturels qui s’y produisent. Un monde bis. Un monde irréel dans le monde réel. Des soupapes ou des bouches d’aération nécessaires chargées de le vider de sa noirceur ou de le mettre de temps en temps hors sol ).

Je suis étonnée qu’on me dise qu’on a été très attaché au narrateur des Abattus, qui est pour moi le personnage en creux, la silhouette absente, celui à qui il est dur voire impossible de s’identifier. Il faut croire que finalement les personnages échappent à leur destinée de figurants ou de figures non mimétiques pour rejoindre le camp des personnages bon teints. Certains me reprochent un certain cynisme, je me tiens juste à très grande distance, dans l’écriture, de tout ce qui mène au pathos. Et c’est presque mécanique chez moi, quand ça va bien, ça casse, quelquefois c’est une décision, quelquefois un accident d’écriture. Un grand pan ôté qui fait s’aboucher deux fragments qui n’avaient à voir ensemble et qui crée du trouble . Et de la vie aussi. Ecrire c’est ça : moins accumuler qu’ enlever, sacrifier surtout ce qui me semblait bien écrit. Il n’y a pas que les personnages que je maltraite.

Dans Une petite société, on a souvent l’impression d’être avec vous, dans ce génial fatras d’existences bancales. Par certains « emballements » stylistiques, on peut même penser que vous avez pris beaucoup de plaisir. L’acte d’écrire repose t-il chez vous selon un cérémonial bien établi de lieu, de moments dans la journée, de périodes, d’environnement ?

Du plaisir, non. L’écriture n’étant surtout pas un lieu de plaisir. Mais attention, pas de souffrance non plus. C’est juste froid. Le plaisir viendrait à la toute fin, à la relecture, une fois que c’est fait, et que je peux me dire, j’ai pas mal travaillé. Depuis que j’ai commencé à écrire ( une quarantaine d’années maintenant) mes rituels ont peu changé. J’écris tous les jours ( avec des interruptions temporaires, trois ans par exemple, après la mort de ma mère), dans des lieux fixes. En journée. Sur machines à écrire puis Mac, ce qui refroidit pas mal la relation intime qu’on a à l’écriture. Jamais sur papier. Sans notes, pas de carnet avec gribouillages, pas de journal intime. Chez moi exclusivement (les résidences me cassent les pieds et me sont impossibles). Pas dans les trains les avions sur la plage aux terrasses de café. Si en allant faire le marché une phrase sublime me viste, tant mieux, j’essaie de la garder, si en revenant du marché la phrase sublime s’est évaporée, tant pis ou tant mieux, vu que je me méfie du sublime de l’inspiration et de l’inspiration tout court. J’aime bien les bruits familiers de la vie. Quand j’écris. Pas d’enfermement. J’ai chats et chien, donc ça passe et ça vit. Des voisins bruyants. Des voitures ou rien, trois environnements distincts vu que la vie a pu faire que j’aie trois maisons ( donc plus vraiment de raison). Longtemps je n’ai pu écrire qu’à Paris, dans l’atelier de peintre de mon mari. Puis dans mon salon. Lieu de vie. Depuis le Covid et les confinements, réfugiée dans l’Oise, maison de mes parents morts, j’écris de 8 heures à 14 ou 15 heures, sans discontinuer. Et trimballe mon Macbook dans les trois lieux. Chaque lieu ayant sa place définie. Oise, ma chambre( ou le jardin). Paris, mon salon. Loir et Cher, mon canapé devant la cheminée ( ou dehors). J’ai eu un bureau, une chambre de bonne parisienne, deux ans, qui ne m’a servi à rien.

Certains auteurs parlent d’un réel besoin vital d’écrire. En êtes vous ? Curieusement, écrire du Noir, ne serait-il pas pour vous une sorte de défoulement ou de défouloir tant on lit une frénésie très contagieuse chez vous ?

Oui c’est vrai, ce besoin vital d’écrire. Pourquoi est-ce qu’on écrit ? Qu’on s’y remet sans cesse une fois qu’on a fini ? D’où nous vient cette nécessité ? On peut trouver des réponses, qui seraient toutes suspectes. Pourquoi devient-on écrivain ? ou peintre ? ou banquier ? Depuis plus de trente ans j’écris un texte que j’ai nommé provisoirement Enquête et qui cherche d’où m’est venu ce besoin subit, inaltérable d’écrire, sur une plage bretonne en 1977. J’ai des pistes qui valent ce qu’elles valent, mais surtout cette enquête en cours me permet aussi de me situer entre deux voies : ce que je sais et que j’ai vécu ( la vérité ou la mémoire dont je témoigne) , et ce qu’on m’a dit et que je n’ai pas vécu ( le ouï-dire et la rumeur) -résonance évidente avec Une petite société– J’ai choisi la voie du milieu, celle de l’erreur, de la fiction, du mensonge, ce que je ne sais pas mais dont je ferai un réel sonore et vibrant.

Quant au défouloir, non . Écrire c’est tout le contraire du défouloir . Et le Noir n’a rien changé à ma façon d’aborder la fiction, le monde, nous, l’ écrit. J’aborde chaque ouvrage avec la même précision grammaticale et sonore, les mêmes questions et soucis et désir liés plus à la forme qu’au genre mais surtout, depuis le début et en tout, à l’élaboration d’une matière vivante, physique, et qui, je l’espère, respire.

Je m’attache pour le dire vite plus à la ponctuation et à sa désorganisation, à l’ordre et au choix des mots ( leur sonorité), qu’à l’histoire qui se fabrique un peu, du coup, toute seule, et tout ça avec mes doigts (vu que j’écris avec mes doigts) et mes yeux qui sont à peu près aussi mes oreilles.

Quelle serait la B.O idéale pour Une petite société ?

Oh là, aucune idée. Pour Les Abattus, mis en lecture par moi à Théâtre Ouvert avec deux acteurs fétiches, Nicolas Maury et Christophe Brault, j’avais mis bout à bout en continu des BO de films noirs et pas noirs. Pour Une petite société, Lou Reed ? It’s a perfect day ? City life de Steve Reich ?

Et, évidemment la question que j’ai oublié de vous poser…

Qui serait votre auteur Noir préféré ?

Ellroy, qui transgresse et grandement la sphère noire.

Entretien réalisé en octobre 2022 par échange de mails. Un grand merci à Noëlle Renaude pour sa disponibilité et l’intelligence de ses propos.

Clete.