Olivier Martinelli pourrait occuper une place plus conséquente dans nos chroniques « noires et engagées ». Né en 1967, le Sétois avait eu son temps un sacré badge of honor en étant publié il y a dix ans (le seul écrivain français à y parvenir) chez 13e Note, l’éditeur (2008-2014) aux références nickel côté fous furieux ou francs-tireurs : Dan Fante, Mark SaFranco, Willy Vlautin… On en parle encore. D’autres textes noirs, souvent infusés de culture rock, suivaient La nuit ne dure pas: L’ombre des années sereines en 2016, Mes nuits apaches en 2020, des participations à des tributes littéraires dédiés aux Thugs, à OTH, à l’album Sandinista de The Clash… Plus récemment, l’auteur s’était consacré à un récit autobiographique (L’homme de miel, 2017) et un diptyque de fantasy, Le livre des purs. Avec De sang et d’or, il renoue avec sa veine originelle, de surcroît au sein d’une toute nouvelle collection, lancée ce printemps.
Des meurtres sordides ensanglantent Paris. Les organes prélevés sur les victimes semblent servir une énigme indéchiffrable, un dessein mystérieux.
Dans une atmosphère de fin du monde, deux lieutenants de la brigade criminelle mènent l’enquête… Porteurs de leurs propres secrets, ils avancent sur le fil du rasoir et vont livrer une ultime partie d’échecs contre l’esprit machiavélique du tueur…
Dans un Paris hivernal contemporain, comme esquissé à l’eau-forte sur une plaque de zinc, des meurtres qui se révèlent bien vite sériels mobilisent l’équipe de Baumel et Cortini, deux flics qu’aucune affinité apparente ne rapproche mais qui pourraient se rassembler par la défiance qu’ils font naître chez leur hiérarchie ou leurs collègues. Dans un style sans falbala, le texte d’Olivier Martinelli se concentre sur la psychologie et les blessures intimes du tueur qui s’amuse à semer des indices macabres sur sa piste mais aussi sur celles de Baumel et Cortini, personnages abîmés et douloureux eux aussi.
Baumel dit l’Ombre est fils de flic, son père a été officiellement tué en opération, aux côtés des anciens qui sont devenus les collègues de Baumel. Mais quelque chose de son passé, de cette relation père-fils, le ronge et le rend désabusé et songeur. Il est solitaire. Son frère a refait sa vie en Amérique Latine. Sa mère perd la boule. Parfois, il trouve du réconfort dans les bras d’une étudiante qui se prostitue et qu’il ne sait pas aimer.
Cortini est seul lui aussi, largué par sa compagne, fille d’un hiérarque policier. Il boit la tasse sur le plan sentimental. Ses nuits sont hantées de visions cauchemardesques qui ne sont peut-être pas sans lien avec la psyché du tueur. Ses seuls amis : son père, écrivain compulsif mais sans ambition, et un voisin fan de rock comme lui.
Des meurtres en série, c’est en soi un sale boulot. Mais ceux-là semblent s’affirmer tout spécialement comme une adresse à ces deux flics cabossés, en porte-à-faux avec leur milieu professionnel. Une enquête qui les obligera à affronter leurs souvenirs et leurs blessures les plus secrètes, le vertige de leur destruction aussi. De la même manière qu’une formation ramassée guitare-basse-batterie peut nous faire toucher du doigt les sommets de la musique électrique, Olivier Martinelli revisite avec trois forts personnages la notion du duel où l’adversaire est l’autre et soi-même en même temps.
Un beau jeu d’échecs où les pièces maîtresses, le tueur, les deux flics, sont d’un métal écorcheur.
Un deuxième roman verra le jour en 2022 et ce sera « Une petite société », aussi épatant que le précédent et qui nous intéresse au premier plan. Au début, quand Louise apparaît très longuement, on se demande un instant si on est toujours sur la même histoire tant on part déjà loin à la périphérie. Quelle est l’origine de cette histoire et son axe central, la maison ou Louise ? Avez-vous eu recours à un plan ou êtes-vous partie tête baissée faire leur fête à vos contemporains à partir d’un personnage ou d’un lieu ?
Je ne fais jamais de plan. Le plan voudrait dire qu’on a tout ébauché et qu’il ‘y a plus qu’à remplir. Je sais que certains écrivains travaillent comme ça. Moi pas. L’axe central c’est, je dirais, l’entre-deux pôles. La distance entre la maison Windsor et l’usine O’Connor. Le va et vient que cette disposition impose et où vont s’engouffrer les autres. Une seule pénètrera dans les deux pôles, Michèle Carton. La première apparition de Louise, oui, est très longue, démesurée par rapport aux autres chapitres. J’ai tenté de tronçonner l’épisode, de l’éparpiller, sachant qu’il y avait un déséquilibre entre l’amorce ( fugue de Tom dans le passé ) et l’entame ( épisode Louise qui couvre 27 ans) avant qu’on arrive au présent du récit, la garde à vue de Tom, qui est elle-même l’épilogue des trois chapitres qui suivent. Tout, on va dire, est anormal, dans ce démarrage. Les actions inversées, les temporalités brouillées, les durées inégales. Mais Louise devait rester telle qu’elle était venue. Un bout de roman dans le roman, une séquence, un plan large, (je ne pensais pas, alors, qu’elle reviendrait de manière chronique, comme un scotch dont on ne peut pas se débarrasser façon Haddock). S’il y a plan il se crée au sein de l’écriture, il s’élabore selon des logiques de rythme mais aussi de principes de brouillages narratifs et de répétitions ( dans ce roman une action est vue décrite sous différents angles) . En fil rouge, pour s’y retrouver, des clés, des détails, des repères. Si je ne fais pas de plan je ne pars pas non plus tête baissée. Jamais. Le travail d’écriture est un lieu d’une extrême froideur. C’est, pas marrant, rude, tout étant remis sans cesse en question. J’écris six ou sept heures par jour, pas pour noircir des pages. Chaque jour je relis depuis le début, réécris ce qui est déjà écrit. Reprendre, c’est la partie la plus « plaisante » ( si le mot convient à ce boulot) de l’écriture. Inventer, laisser venir, continuer, c’est ce qu’il y a de pire.
Dans Les abattus, vous dézinguiez une famille bien craignos et dans Une petite société vous flinguez avec beaucoup de justesse les Français moyens. Quelle est votre méthode pour trouver ces petits détails dans nos habitudes, dans nos comportements qui nous accusent, qui nous montrent du doigt, pour révéler notre côté moche ?
Français moyens ? Il y a tout ce qu’on veut dans cette société. Des aristos des grands bourgeois des petits bourgeois des fonctionnaires des employés des cadres riches et des cadres moyens et des commerçants. Ce n’est pas la classe sociale à laquelle ils appartiennent ou dont ils sont issus qui les détermine encore que. Si Michèle Carton et Phil Bullock sont, à l’aune de leurs impeccables familles, des ratés, ils obéissent encore aux lois du milieu qui les a vu naître. Il n’y a, en tout cas, à aucun moment, de rapport de classes (même quand Louise louche du côté des Windsor) et encore moins de lutte de classes. Tout ce petit monde, le nôtre apparemment, mal apparié, est fait de glorioles et de faiblesses, de travers, et c’est vrai que les travers m’intéressent plus que les gloires qui sont admirables quand elles sont paradoxales. Alors comment je fais ? je ne sais pas. J’ai l’œil à ça, l’oreille à ça, tout ce qui détonne me réjouit, leurs failles me rendent les humains un peu plus aimables. Flaubert m’a appris à regarder le détail. Godard à faire le pas de côté qui permet de voir ce qu’on ne verrait pas, frontalement ( Louise). Mais est-ce que ce petit monde est si moche que ça ? Je ne le pense pas. S’il y a lutte, c’est pour voir un peu plus haut que son bout de trottoir, sortir de son coma.
On dit que les auteurs mettent une part d’eux, plus ou moins conséquente, dans leurs personnages. Ne seriez-vous pas un peu Louise sur les bords à imaginer des vies, des travers chez les inconnus que vous croisez ? De manière générale, aimez-vous vos personnages malgré ce que vous leur infligez ?
Évidemment. Je ne suis pas madame Bovary ( la revoilà), je ne suis pas Louise, mais j’ai, comme je viens de le dire, l’œil acerbe et aiguisé. Ayant vécu avec un peintre je me suis aperçue très vite que nous n’avions pas le même rapport visuel au monde. Le sien était rétinien. Le mien bizarrement incapable de capter l’image globale ( d’abord il n’y a que les mots écrits qui m’attirent dans le paysage, sans mots, le monde me serait incompréhensible) mais les détails. Ce qui nous rapprochait c’était ça, qu’on voyait d’un seul coup d’œil et en même temps, le truc qui cloche, et qui nous réjouissait. J’adore deviner parfois ce que font dans la vie les gens qui passent. C’est sûr que je me plante à 100% mais c’est assez jubilatoire. Écouter aussi en douce les conversations. Ce qui ne veut pas dire que je m’en sers après coup . Mais ce qui définit une personne, souvent, ce n’est pas son appareillage psychologico-social, mais la manière dont elle avance et trébuche, la manière qu’elle a de tourner ses phrases. Au théâtre, c’est l’oralité qui prédomine. Ce qui ne veut pas dire, émission verbale. C’est plus que ça. C’est moins ce que je dis que comme je le dis qui va créer un corps donc une action une interaction une scène et une situation et tout au bout un personnage. Encore une fois, je pars à l’envers. Ce n’est pas le personnage qui se crée d’abord, mais sa parole qui constitue un corps puis un personnage qui arrive en fin de course précédé de ses manies, de ses élans et surtout pas de son discours. Le roman n’échappe pas à ce principe que je me suis donné.
Et si j’aime mes personnages ? je n’ai ni à les aimer ni à ne pas les aimer. Je n’ai aucun rapport d’intimité avec eux. Je ne suis pas eux ils ne sont pas moi. Je peux les balayer d’un clic, pas parce que je ne les aime pas, mais parce qu’ils n’ont plus rien à faire dans mes pages. Si le vigile de l’usine et son chien sont là, sans histoire personnelle, c’est qu’ils sont techniquement parlant le repère O’Connor, mais aussi tout panneau indicateur qu’ils soient seront les seuls qui verront la fin de l’histoire. D’autres bénéficient d’extensions ( comme le couple Mona et Stan, leurs amis Morris et la babysitter autrichienne), on ne les reverra pas, mais ils sont les déclencheurs d’un drame qui propulse un des personnages récurrents dans le coma ( autre vie, autre fiction, autre énigme. Il y a à ce propos dans ce livre une chose dont personne ne parle, ce sont les accidents surnaturels qui s’y produisent. Un monde bis. Un monde irréel dans le monde réel. Des soupapes ou des bouches d’aération nécessaires chargées de le vider de sa noirceur ou de le mettre de temps en temps hors sol ).
Je suis étonnée qu’on me dise qu’on a été très attaché au narrateur des Abattus, qui est pour moi le personnage en creux, la silhouette absente, celui à qui il est dur voire impossible de s’identifier. Il faut croire que finalement les personnages échappent à leur destinée de figurants ou de figures non mimétiques pour rejoindre le camp des personnages bon teints. Certains me reprochent un certain cynisme, je me tiens juste à très grande distance, dans l’écriture, de tout ce qui mène au pathos. Et c’est presque mécanique chez moi, quand ça va bien, ça casse, quelquefois c’est une décision, quelquefois un accident d’écriture. Un grand pan ôté qui fait s’aboucher deux fragments qui n’avaient à voir ensemble et qui crée du trouble . Et de la vie aussi. Ecrire c’est ça : moins accumuler qu’ enlever, sacrifier surtout ce qui me semblait bien écrit. Il n’y a pas que les personnages que je maltraite.
Dans Une petite société, on a souvent l’impression d’être avec vous, dans ce génial fatras d’existences bancales. Par certains « emballements » stylistiques, on peut même penser que vous avez pris beaucoup de plaisir. L’acte d’écrire repose t-il chez vous selon un cérémonial bien établi de lieu, de moments dans la journée, de périodes, d’environnement ?
Du plaisir, non. L’écriture n’étant surtout pas un lieu de plaisir. Mais attention, pas de souffrance non plus. C’est juste froid. Le plaisir viendrait à la toute fin, à la relecture, une fois que c’est fait, et que je peux me dire, j’ai pas mal travaillé. Depuis que j’ai commencé à écrire ( une quarantaine d’années maintenant) mes rituels ont peu changé. J’écris tous les jours ( avec des interruptions temporaires, trois ans par exemple, après la mort de ma mère), dans des lieux fixes. En journée. Sur machines à écrire puis Mac, ce qui refroidit pas mal la relation intime qu’on a à l’écriture. Jamais sur papier. Sans notes, pas de carnet avec gribouillages, pas de journal intime. Chez moi exclusivement (les résidences me cassent les pieds et me sont impossibles). Pas dans les trains les avions sur la plage aux terrasses de café. Si en allant faire le marché une phrase sublime me viste, tant mieux, j’essaie de la garder, si en revenant du marché la phrase sublime s’est évaporée, tant pis ou tant mieux, vu que je me méfie du sublime de l’inspiration et de l’inspiration tout court. J’aime bien les bruits familiers de la vie. Quand j’écris. Pas d’enfermement. J’ai chats et chien, donc ça passe et ça vit. Des voisins bruyants. Des voitures ou rien, trois environnements distincts vu que la vie a pu faire que j’aie trois maisons ( donc plus vraiment de raison). Longtemps je n’ai pu écrire qu’à Paris, dans l’atelier de peintre de mon mari. Puis dans mon salon. Lieu de vie. Depuis le Covid et les confinements, réfugiée dans l’Oise, maison de mes parents morts, j’écris de 8 heures à 14 ou 15 heures, sans discontinuer. Et trimballe mon Macbook dans les trois lieux. Chaque lieu ayant sa place définie. Oise, ma chambre( ou le jardin). Paris, mon salon. Loir et Cher, mon canapé devant la cheminée ( ou dehors). J’ai eu un bureau, une chambre de bonne parisienne, deux ans, qui ne m’a servi à rien.
Certains auteurs parlent d’un réel besoin vital d’écrire. En êtes vous ? Curieusement, écrire du Noir, ne serait-il pas pour vous une sorte de défoulement ou de défouloir tant on lit une frénésie très contagieuse chez vous ?
Oui c’est vrai, ce besoin vital d’écrire. Pourquoi est-ce qu’on écrit ? Qu’on s’y remet sans cesse une fois qu’on a fini ? D’où nous vient cette nécessité ? On peut trouver des réponses, qui seraient toutes suspectes. Pourquoi devient-on écrivain ? ou peintre ? ou banquier ? Depuis plus de trente ans j’écris un texte que j’ai nommé provisoirement Enquête et qui cherche d’où m’est venu ce besoin subit, inaltérable d’écrire, sur une plage bretonne en 1977. J’ai des pistes qui valent ce qu’elles valent, mais surtout cette enquête en cours me permet aussi de me situer entre deux voies : ce que je sais et que j’ai vécu ( la vérité ou la mémoire dont je témoigne) , et ce qu’on m’a dit et que je n’ai pas vécu ( le ouï-dire et la rumeur) -résonance évidente avec Une petite société– J’ai choisi la voie du milieu, celle de l’erreur, de la fiction, du mensonge, ce que je ne sais pas mais dont je ferai un réel sonore et vibrant.
Quant au défouloir, non . Écrire c’est tout le contraire du défouloir . Et le Noir n’a rien changé à ma façon d’aborder la fiction, le monde, nous, l’ écrit. J’aborde chaque ouvrage avec la même précision grammaticale et sonore, les mêmes questions et soucis et désir liés plus à la forme qu’au genre mais surtout, depuis le début et en tout, à l’élaboration d’une matière vivante, physique, et qui, je l’espère, respire.
Je m’attache pour le dire vite plus à la ponctuation et à sa désorganisation, à l’ordre et au choix des mots ( leur sonorité), qu’à l’histoire qui se fabrique un peu, du coup, toute seule, et tout ça avec mes doigts (vu que j’écris avec mes doigts) et mes yeux qui sont à peu près aussi mes oreilles.
Quelle serait la B.O idéale pour Une petite société ?
Oh là, aucune idée. Pour Les Abattus, mis en lecture par moi à Théâtre Ouvert avec deux acteurs fétiches, Nicolas Maury et Christophe Brault, j’avais mis bout à bout en continu des BO de films noirs et pas noirs. Pour Une petite société, Lou Reed ? It’s a perfect day ? City life de Steve Reich ?
Et, évidemment la question que j’ai oublié de vous poser…
Qui serait votre auteur Noir préféré ?
Ellroy, qui transgresse et grandement la sphère noire.
Entretien réalisé en octobre 2022 par échange de mails. Un grand merci à Noëlle Renaude pour sa disponibilité et l’intelligence de ses propos.
Le Mississippi. Un fleuve mythique qui descend du lac Itasca dans le Minnesota jusqu’au golfe du Mexique, en passant par Saint-Louis et La Nouvelle-Orléans. Impétueux et dangereux, il charrie des poissons argentés, des branches d’arbre arrachées, des tonnes de boue, mais aussi l’histoire du pays et les rêves d’aventure de ses habitants. À l’âge de trente ans, Eddy décide de répondre à l’appel de l’Old Man River, de suivre en canoë son parcours fascinant pour sonder le cœur de l’Amérique et le sien, tout en prenant la mesure du racisme, lui qui ne s’est jamais vraiment vécu comme Noir. Au passage, il expérimentera la puissance des éléments, la camaraderie des bateliers, l’admiration des curieux ou l’animosité de chasseurs éméchés. Mais aussi la peur et le bonheur d’être seul.
Quand j’ai repéré Mississippi Solo de Eddy L. Harris, dans le catalogue de Liana Levi, quelqu’un m’a très justement dit que ça avait tout l’air d’être une lecture apaisante. A trop bouffer du dense, du noir ou du tortueux, il est bon parfois de s’aérer l’esprit. Pour ce faire, quoi de mieux qu’une escapade en canoë sur le Mississippi ?
Publié en 1988 aux Etats-Unis, c’est seulement en 2020, soit 32 ans plus tard, que Mississippi Solo se voit publié en France en grand format. Mieux vaut tard que jamais, j’ai envie de dire. Le voici désormais disponible en petit format. Est-ce pertinent de le sortir chez nous après tant d’années ? La question peut se poser. La réponse est simple, c’est un grand oui. L’une de ses forces du livre est d’être intemporel. C’est un voyage hors du temps que nous propose Eddy L. Harris, à croire que le temps s’écoule différemment au fil de l’eau.
C’est un peu sur un coup de tête qu’Eddy L. Harris prend la décision de parcourir le Mississippi en canoë. Il n’est ni un grand aventurier, ni plus aguerri que beaucoup. Il a peu de moyens et n’a, en vrai, même pas de canoë ou de quoi s’en payer un. Il justifie sa démarche ainsi : « Prendre des risques. N’est-ce pas le sel de la vie ? Parfois on gagne, parfois on perd. Sans le risque de la défaite, où est le triomphe ? Sans la mort qui rôde, que vaut la vie ? » Le choix du Mississippi n’est pas anodin : « Je regarde le Mississippi et j’y vois le symbole de l’Amérique, la colonne vertébrale d’une nation, un symbole de force, du liberté et de fierté, de mobilité, d’histoire et d’imagination. » Si on n’est pas certain des capacités de l’auteur à mener son expédition jusqu’au bout, il est animé par une passion, un désir d’aventure, en mesure de trouver une résonance chez tout lecteur. Ainsi, on se projette à ses côtés, et si l’éventualité d’un échec demeure, elle n’est en rien un obstacle à l’évasion et l’enrichissement personnel : « Peu importe si je finissais ou non, si je faisais quarante kilomètres ou quarante mille, si je tenais six jours ou six semaines. Seuls comptaient le désir et la volonté. »
En canotant entre les barges, se mesurant à un fleuve dompté par l’Homme mais qui connaît encore ses sautes d’humeur, Eddy L. Harris multiplie les anecdotes faites de rencontres de locaux ou d’illuminés. Il n’échappe pas aux moments de galère, tout en vivant également de purs moments de bonheur. Comme toute équipée du genre, celle-ci réserve son lot de surprises.
L’écriture fluide et limpide d’Eddy L. Harris, le naturel dont il fait preuve, font de Mississippi Solo un récit prenant, plaisant et, le terme évoqué précédemment ne pouvait être plus pertinent, apaisant. Des moments de doutes aux rencontres diverses, des instants de solitude aux questionnements intimes, il n’y a pas une page ici dont la lecture n’est pas un plaisir. Un de ces livres aux vertus presque thérapeutiques, qui ouvre l’esprit et élargit l’horizon. Une belle aventure à taille humaine.
On a beaucoup aimé « Le blues des phalènes », un roman qu’on a ainsi qualifié de « grand roman américain ». Il nous a donc semblé logique d’interroger son auteure sur son rapport à l’Amérique qu’elle connaît et qu’elle raconte de si belle et forte manière. Valentine Imhof, avec la disponibilité et la passion qui sont siennes a accepté un défi dont voici les développements. Merci infiniment à elle.
Première prise de conscience d’une attirance pour l’Amérique
Probablement dès l’enfance, très tôt… La lecture de L’Appel de la Forêt, je devais avoir sept ans, et dans la foulée d’autres textes de London et de James Oliver Curwood… Une attirance donc pour une Amérique des grands espaces, une nature sauvage, brutale dans laquelle les hommes sont minuscules. Et cette première perception de l’Amérique ne m’a jamais quittée, ni le tropisme pour les paysages austères, arides, et quasi-vides de toute occupation humaine (que ce soient les étendues glacées, au Nord, les déserts à l’ouest, les roadtrips sur des routes qui paraissent infinies et où on peut rouler pendant des heures sans croiser personne…).
Très tôt aussi, mon intérêt marqué pour le cinéma (à une époque, je me voyais devenir réalisatrice) a fait de moi une cinéphile boulimique, arrimée à la télé les dimanches soirs, devant le « Cinéma de minuit », puis les mardis aussi, quand apparaît « La dernière séance », animée par Eddy Mitchell, avec ses deux films par soirée, dont le second en VO sous-titrée. Époque où je deviens fan de Billy Wilder (Sunset Boulevard, Some Like It Hot), Orson Welles (Touch of Evil), Sydney Lumet (12 Angry Men, The Hill), Nicholas Ray (They Live by Night, Rebel Without a Cause), Elia Kazan (A Steetcar Named Desire, On The Waterfront, East of Eden), John Cassavetes (A Woman under the Influence, Gloria), etc. Et puis l’explosion dans ces mêmes années de réalisateurs comme George Lucas, Steven Spielberg, Francis Ford Coppola, Michael Cimino, Martin Scorcese, et tellement d’autres, qui m’ont « initiée » à l’Amérique.
Et puis, après cette double imprégnation, littéraire et cinématographique, un premier séjour sur la côte Ouest, à Hayward, à côté de San Francisco dans une famille d’accueil assez étrange, très dysfonctionnelle (la mère était un dragon, le père, terne et falot, se vengeait sur le chien, le petit ami de l’aînée des filles me parlait de sexe dès qu’il en avait l’occasion, la cadette me piquait des trucs dans ma valise, le pasteur, à qui j’avais été présentée comme une chose exotique, s’écriant, réjoui, l’œil allumé « Ah Paris, gay Paris ! Pigalle !», etc.). J’allais avoir quinze ans, j’ai passé un mois assez frustrant, pour ainsi dire barricadée dans un minuscule pavillon de banlieue, parce que ces gens étaient persuadés qu’il y avait des criminels et des violeurs tout autour… C’est la première et la seule fois où j’ai tenu une sorte de journal, dans lequel je balançais à tout va, je me défoulais à qui mieux mieux (et qui reste, encore aujourd’hui vraiment drôle à lire). Autant dire qu’après ça, mes « rêves d’Amérique » étaient plutôt en berne (et ce n’est que huit ans plus tard, lors du séjour suivant, que s’est produite la « vraie » révélation – dont il est question, ci-dessous, cf. « Un souvenir, une anecdote »))
Une image
Charlot pris dans les engrenages de la machine dans Les Temps modernes. Quand on est gosse, on trouve ça amusant… Tout comme cette autre machine atroce, qui s’emballe, alors qu’il est attaché sur un fauteuil qui ressemble à s’y méprendre à la chaise électrique et qu’on essaie de lui faire bouffer de force un épi de maïs dont les grains volent dans tous les sens… Le dernier film dans lequel apparaît le personnage de Charlot, un film muet (sauf au moment où il interprète la chanson « Titine »), alors que le parlant est lancé depuis déjà des années…L’image de l’aliénation de l’homme moderne, un homme asservi à la technique, à la technologie (dont on lui serine qu’elle le libère…) et aux impératifs de production (qui se fichent de tout et surtout de l’humain), un homme dont les circonstances se jouent, trimbalé par des aléas qui le dépassent, et qui en vient à souhaiter le confort d’un cachot parce que dehors, la vie, ça craint…Rien de plus contemporain.
Une deuxième image, King Kong (dans la version de 1933 évidemment) escaladant l’Empire State Building, son gros œil qui regarde à l’intérieur d’une chambre où est allongée une fille qui se met à hurler, et puis, quand il se tient debout au sommet et tente de chasser comme de gros insectes les avions qui le harcèlent et finissent par l’avoir… Un chagrin d’enfance… Et un film que je revois toujours avec beaucoup d’émotion. Le désir de possession de l’Homme, l’exploitation de la nature et du sauvage, la société du spectacle, vulgaire, avide.
Et une dernière, Harold Loyd accroché à l’aiguille des minutes d’une grosse horloge de façade, dans Monte là-dessus (1923) (décidément, j’ai dû rester scotchée dans ces années-là, les années 20-30, le noir, le blanc, le gris, et aussi mon enfance, époque où j’ai découvert tout ça…). Et plus qu’un homme suspendu dans le vide, et dont on s’attend à ce qu’il finisse par tomber et qu’un miracle vienne le sauver (puisqu’il s’agit d’une comédie), j’y vois davantage sa tentative désespérée de ralentir le temps, de l’arrêter peut-être (voire de l’inverser…). Et on en revient au taylorisme épinglé par Chaplin quelques années plus tard, et qui rend l’homme esclave d’un chronomètre.
Un événement marquant
Sans grande originalité, peut-être, et surtout sans aller chercher bien loin dans l’Histoire américaine, les manifs qui ont agité Washington il y a un an, en janvier 2020, lorsque les trumpistes, galvanisés par leur leader, ont forcé les portes du Capitole pour essayer de faire invalider le résultats des élections en tentant d’empêcher l’investiture de Joe Biden…Une sorte de sidération, d’incrédulité et aussi un questionnement sur les institutions de cette grande nation et le fait que rien n’ait pu être fait alors pour empêcher que cela se produise, et surtout rien depuis pour éviter que cela ne se reproduise… Car l’actualité, un an après, et à quelques mois du midterm, est effrayante : les Républicains plus que jamais sous la coupe de Trump, une allégeance quasi-unanime (et les rares élus qui manifestent le moindre doute ou la moindre opposition quant à ses méthodes n’ont qu’à quitter le parti ou en sont vertement évincés) ; les circonscriptions électorales redécoupées, redessinées, rebidouillées, les modes de scrutins repensés, afin de minorer l’impact des votes contestataires ; un peuple plus divisé et polarisé que jamais… Chaque jour qui passe semble préciser le cauchemar et ébranler un peu plus la démocratie…
Un roman
Mission quasi-impossible… Alors pour répondre quand même, la trilogie USA de John Dos Passos (42e Parallèle, 1919, La Grosse Galette), découverte durant mon adolescence (et pas relue depuis). Le souvenir d’un condensé d’Amérique, d’une narration étonnante, multiforme… Un tour de force littéraire qui amalgame intimement et magistralement l’Histoire et la fiction, mêle les personnages à une collection de personnalités qui ont marqué le début du XXe siècle aux États-Unis…
(Et puis pour tricher un peu, toutes les nouvelles de Carver, les autres romans de Dos Passos, ceux de Bukowski, Miller (Henry), Kerouac, Melville, Caldwell, Steinbeck, Dreiser, Anderson, etc.)
Un auteur
Henry Miller, pour la grande familiarité que j’ai avec lui, et également pour le regard critique, déchiré, qu’il porte sur l’Amérique (qu’il aimerait tant aimer, et pourtant il y a tellement d’aspects qui coincent…) ; pour tous ses paradoxes et (donc) sa profonde humanité ; pour sa curiosité insatiable et son refus de hiérarchiser, d’enfermer dans des cases, et d’intellectualiser dans le vide ; pour Black Spring, The Air-Conditioned Nightmare, The Books of my Life, toutes ses correspondances, et le reste ; pour sa vitalité, tous azimuts, son anticonformisme, et sa persévérance à s’affirmer comme un individu hors des diktats, des modes et des courants.
Dead Man, de Jim Jarmusch (1991), vu dès sa sortie et revu plusieurs fois depuis ; la musique hypnotique, otherworldly, de Neil Young, à qui Jarmusch a demandé d’improviser en visionnant les images ; le noir et blanc somptueux (que l’on doit à Robby Müller, entre autre directeur photo de Wenders) et l’affiche, la seule de ma collection à m’avoir accompagnée ici (elle couvre l’un des murs de mon bureau depuis plus de quinze ans) ; Iggy Pop, une scène au burlesque macabre autour d’un ragoût d’opossum et d’histoires de Philistins ; le dernier film dans lequel apparaît Robert Mitchum (et quand on me demande de penser à un film qui m’a marquée, The Night of the Hunter, de Charles Laughton (1955) est souvent une des mes premières réponses…) ; une errance dans laquelle les deux protagonistes tournent le dos à une Amérique bruyante, brutale, mauvaise et laide, celle des pionniers, des chemins de fer qui balafrent les paysages, de l’industrialisation effrénée, rapace, symbolisée par l’horrible ville de Machine, une Amérique peuplée d’hommes frustes qui ne savent s’exprimer qu’avec des armes à feu ; le personnage joué par Johnny Depp, son inadéquation, son incompréhension du monde qu’il découvre parce qu’il vient de l’est, de Cleveland, et est complètement dépassé par la sauvagerie d’un wild west dont il ne connaît pas les codes et où n’existe d’ailleurs aucune règle, si ce n’est la loi du plus fort ; la lente agonie du personnage (puisqu’il est blessé depuis le début), mais aussi sa transformation, une forme de révélation à lui-même, tout au long de cette marche vers l’ouest et vers la mort ; le quiproquo au sujet de William Blake, cette idée géniale de l’homonymie avec le poète anglais, dont on retrouve la tonalité des textes dans le caractère halluciné, poétique, étrange, mystique, funeste du film ; le personnage de Nobody incarné par Gary Farmer, bienveillant, cultivé, mais victime de « l’homme blanc » et qui lui aussi flotte, solitaire, entre deux mondes… Et plutôt que toute cette glose, rien de tel qu’un nouveau visionnage de ce film complètement à part, magnifique, bien au-delà des mots.
Et pour ne pas me lancer non plus dans un panégyrique verbeux et maladroit de Jim Jarmusch, je préconiserais de revoir sa filmographie intégrale, oui, tous ses films sans exception, y compris l’envoûtant Only Lovers Left Alive (2013) avec Tilda Swinton et Tom Hiddleston, qui est bien plus qu’un film de vampires et est, lui aussi, très littéraire et truffé d’une multitude de références musicales et cinématographiques…
L’affiche de Dead Man, dans mon bureau.
Un disque / Un musicien ou un groupe
Très difficile, impossible, donc il y en aura plusieurs, et cette liste, arbitraire, comporte les premiers qui me sont venus à l’esprit au moment où je réponds à ce questionnaire… :
Primus, et les autres groupes où s’illustre le fabuleux bassiste Les Claypool (notamment Sausage et Duo de Twang), pour son jeu incroyable, unique, ses univers si personnels, sa folie douce ;
16 Horsepower, parce que je crois que ça a été un des meilleurs concerts auxquels j’ai pu assister, le charisme étrange de David Eugene Edwards, et des morceaux qui créent des atmosphères sombres qui emportent parfois jusqu’à la transe…
Tom Waits aussi, qui est un peu comme un vieux pote, j’ai l’impression qu’on se connaît, comme si on avait grandi ensemble, et qu’on se rencontre de temps en temps pour boire un coup…
Seasick Steve, enfin, que j’ai découvert plus récemment, et dont j’adore les grattes bidouillées, la voix, l’énergie, le groove, la présence… Je ne me lasse pas de son concert au Paléo Festival de Nyons en 2014, où il semble assurer la première partie de Jack Johnson devant un public dont il sait qu’il n’est pas là pour lui, et il les emballe, juste lui et son batteur.
« We just got no light show, only this idiot right here… we’re trying our best »
Une série TV
Hell on Wheels ; cette traversée de l’Amérique d’est en ouest au rythme de la pose des rails de la première ligne transcontinentale, au lendemain de la Guerre de Sécession, de 1865 à 1869, qui va permettre d’accomplir en une semaine un trajet qui nécessitait alors six mois, incertains et périlleux, en chariot… Un concentré de la conquête avec ses heurts, ses fracas, ses massacres (de Cheyennes et de Sioux), son capitalisme sauvage, ses entrepreneurs/politiciens corrompus et escrocs d’envergure, ses religieux cinglés, sa main-d’œuvre exploitée (les Chinois, plus malléables et efficaces que les Européens et les Américains ; les ouvriers de couleurs, à peine affranchis, et qui retrouvent sur le chantier des contremaîtres et des conditions de travail identiques à ce qu’ils viennent de quitter dans les États du Sud…). Une belle fresque historique, doublée d’une intrigue romanesque qui tient la route (avec une histoire de vengeance et un personnage complètement allumé, Thor Gundersen, à la fois effrayant et fascinant).
Un personnage de fiction
Bartleby, son refus de participer à un système qui nie l’homme, aliène sa liberté, le piétine ; son évolution vers une abstraction de plus en plus grande, le refuge qu’il trouve dans le sommeil, et puis la mort ; sa formule sibylline, « I would prefer not to », dont la politesse précieuse est ambiguë, et pourrait être une manière de marquer un désaccord, tout en acceptant, néanmoins, d’exécuter la tâche demandée, mais qui transforme le personnage en un bloc de résistance passive car elle signifie, en fait, qu’il ne fera pas ce qu’on lui demande de faire…
Dès le milieu du XIXe siècle Melville dénonce brillamment la société productiviste grâce à ce personnage hors-norme et quasi-mutique, qui à mon sens n’a pas perdu de sa force et continue à interroger et à fasciner.
Un personnage historique
Rosalind P. Walter (née Palmer) (1924-2020), et Mary Doyle Keefe (1924-2015). La première a contribué à l’effort de guerre américain en devenant, à 19 ans, riveteuse dans une usine de construction aéronautique, et son histoire a d’abord inspiré aux compositeurs Redd Evans et John Jacob Loeb la chanson « Rosie the Riveter » (1942), qui a soufflé à Norman Rockwell l’idée de son célèbre tableau, portant le même titre et publié en une du Saturday Evening Post le 29 mai 1943. La seconde était la jeune voisine téléphoniste de 19 ans de Rockwell, à qui il a demandé, pour 10 dollars, de prendre la pose de l’Isaïe de Michel Ange (plafond de la Chapelle Sixtine), et qui n’avait absolument pas le gabarit de la Rosie peinte (ce dont il s’est d’ailleurs excusé auprès d’elle par la suite, 24 ans plus tard, en lui avouant avoir voulu faire d’elle « une géante »…). (Aucune des deux n’avait prévu d’être un héroïne, ni un personnage historique, ni une icône… je biaise un peu…). Et donc, outre le fait que cette œuvre a servi la propagande de guerre américaine (ce que je ne savais pas en la découvrant à l’âge de 8-9 ans) et sans oublier vraiment que le personnage de Rosie paraît pas mal hommasse (et cela presque de manière caricaturale), cette image a aujourd’hui, et depuis longtemps, perdu son caractère patriotique, belliciste et circonstanciel. Reste alors, pour moi, et la gamine que j’étais la première fois que j’ai vu ce tableau, la représentation d’une femme forte, à l’aise dans sa salopette en jean, le genre à qui on évite de chercher des noises, qui dévore avec appétit son sandwich, et se fiche pas mal des pseudo-canons de la féminité, qu’elle écrase avec la même nonchalance que l’exemplaire de Mein Kampf qui lui sert de repose-pied…
« Rosie the Riveter », The Four Vagabonds (Redd Evans, John Jacob Loeb)
Une personnalité actuelle
Désolée, là j’ai séché (et pourtant, je ne cesse d’y penser depuis quelques semaines, mais je ne vois vraiment personne).
Une ville, une région
Chicago pour son architecture, son histoire, le lac Michigan qui ressemble à une grande mer intérieure avec ses vagues, ses dunes, ses porte-conteneurs et ses pétroliers, et qui l’hiver devient une vaste banquise quand le blizzard et les tempêtes de glace figent tout.
Un souvenir, une anecdote
Beaucoup de mes souvenirs sont liés à des étapes extraordinaires dans des diners ou des truck stops au milieu de nulle part, à des rencontres et des conversations incroyables. En voici un parmi d’autres. Un road trip dans l’Ouest, avec une copine. Une arrivée de nuit, à Kayenta, dans le Comté de Navajo, en Arizona. On dégote rapidement une chambre de motel et on ressort pour essayer de manger un morceau. La nuit est fraîche (on est début mars). Tout est fermé, éteint, sauf une pizzeria, très vitrée, illuminée de l’intérieur. Un éclairage blanc aux néons. Mais lorsqu’on se retrouve devant la porte, le petit panneau « Closed » nous signale qu’on est vraiment arrivées trop tard, et on pense déjà qu’il va falloir se rabattre sur le distributeur de chips à l’accueil du motel… Quand le grand gars, un Navajo, qui est en train de passer un coup de balai à l’intérieur, nous aperçoit, et vient nous ouvrir, puis referme derrière nous. Il peut nous faire des pizzas, pas de problème, et on aura même le temps de les manger tranquillement pendant qu’il finit son ménage. Il nous présente ses enfants, un garçon et une fille, des petits, qui, assis à une table font des coloriages en attendant leur père. Cette pizza, dans cet îlot de lumière crue au milieu de la nuit et du désert, est sûrement la meilleure que j’aie mangée, surtout quand le gars est venu nous rejoindre pour discuter, nous demander d’où on venait, et que la conversation s’est vite engagée sur la vie dans la réserve. Et le lendemain de cette soirée hors du temps et hors du monde, alors que nous roulions parmi les saguaros et les joshua trees en direction du Grand Canyon, nous avons été prises dans une tempête de neige qui nous a forcées à nous arrêter pendant une bonne heure au bord de la route, pour attendre que ça se calme. Les ocres ont disparu, le paysage est devenu uniformément blanc, et aurait ressemblé à l’Indiana hivernal que nous venions de quitter pour quelques semaines, si ce n’est la présence presque alors incongrue des cactus et des agaves… Quelques heures après, je découvrais le Grand Canyon, sans personne autour (trop tôt dans la saison pour l’afflux de touristes, la rive Nord en était d’ailleurs encore fermée, trop de glace et de neige), et je pense que c’est vraiment ce jour-là, dans la contemplation de cette gorge vertigineuse et de ses plateaux à l’infini, que je me suis dit pour la première fois « J’aime l’Amérique » (une assertion étrange, que je n’avais jamais formulée avant, et que je n’ai plus exprimée de cette manière là depuis).
Le meilleur de l’Amérique
Un condensé de ce que j’ai pu écrire ci-dessus, des paysages inouïs, comme les déserts de l’Ouest, la vallée du Mississippi, les bayous de Louisiane ou les côtes tourmentées du nord de la Californie, des lieux où je n’ai fait que passer et d’autres où j’ai vécu, des gens que j’ai côtoyés et fréquentés et aimés, des décennies de rencontres cinématographiques, livresques, musicales.
Le pire de l’Amérique
Énumération en vrac, non exhaustive, et en enfonçant une collection de portes grandes ouvertes : la brutalité de la conquête et les guerres indiennes ; une arrogance démesurée qui pousse à toutes les ingérences, partout et depuis toujours, à toutes les agressions jugées nécessaires, légitimes, indiscutables ; les fondamentalistes chrétiens et leur prosélytisme inquiétant ; la Ségrégation ; le McCartysme ; la peine de mort ; le créationnisme ; le Klan et tous les autres groupes de la Nation blanche…
Bon, quand on fait l’inventaire, 2021, dans la vie comme en littérature, c’était loin d’être génial même si le pire est peut-être encore à venir. Bref, au niveau polars et littérature noire de manière plus générale, de la quantité pour rattraper 2020, première année de gouvernance du COVID, mais du coup quelques foutages de gueule et certainement beaucoup de bouquins restés dans l’ombre, noyés dans la masse.
Néanmoins la qualité était parfois au rendez-vous et ces dix romans en provenance de Belgique, Irlande, Pologne, Espagne, USA, Australie et France, ces dix coups de cœur, ces bons coups de latte le démontrent haut la main. Chronologiquement…
« Et petit à petit, à l’effarement et à l’irritation provoqués par les agissements barges des gamines succède une autre lecture, celle du mal être, de l’abandon, de la difficulté de la création de la personnalité quand on n’a aucun modèle autre que ceux proposés par les réseaux sociaux ou MTV, les affres et le drame des gamins abandonnés à leurs peurs. »
« Rejoignant parfois “Pukhtu” de DOA dans sa réflexion sur la guerre et sur les hommes et les femmes qui la vivent et la subissent, “ Une guerre sans fin” est un putain de grand roman.«
« Sean Duffy, un peu intello, un peu alcoolo, un peu toxico et néanmoins peu chargé des poncifs traditionnels et finalement assez irritants des policiers de papier est un personnage en tous points réussi et c’est bien volontiers qu’on le suit dans cette nouvelle enquête. »
« Les habitués de Cercas seront en terrain connu avec la continuité des thèmes majeurs de son œuvre: la justice, la vengeance, le pardon, la guerre d’Espagne. On retrouve tout cela au service d’un roman noir et le résultat est très emballant. »
« Toute l’oeuvre de Sallis explore le grand thème de la solitude des êtres, leur cruelle confrontation solitaire à des situations qui les dépassent. Si le propos est lourdement triste, méchamment mélancolique, on voit néanmoins le malin plaisir que prend Sallis à nous égarer, à nous aveugler, à nous renseigner, à nous interroger, à nous faire hésiter. «
“Une cathédrale à soi”, tout en étant très classique des polars de Burke, ouvre vers un univers hanté, habité et montre que l’auteur peut encore beaucoup surprendre. »
Clete.
Et puis le retour inespéré d’Arab Strap avec « As Days Get Dark », parfait reflet de l’époque.
Elle le voit pour la première fois, enfin. Dans sa tête, elle l’appelle le vieux. Il ne l’est pas tant que ça mais les traces de son cancer le marquent déjà de manière irréversible. C’est bien la maladie qui lui a tanné la face, pas le boulot. La maladie et ces dernières années sur la presqu’île — le vent, surtout.
Il la regarde avec insistance, comme pour la mettre mal à l’aise.
— Vous avez déjà fait ce genre de travail ?
Un homme dans la force de l’âge, et au bord de la mort, embauche une jeune femme pour s’occuper de lui pendant ce qui lui reste à vivre, un peu de cuisine, de ménage, etc. À la lumière des phrases denses de Marion Brunet on comprend que, si lui ne la reconnaît pas, elle n’a pas répondu à l’annonce par hasard. Elle le connaît, il est proche de la tombe, mais pas suffisamment pour qu’elle ne puisse pas rappeler une vieille histoire à sa mémoire de reporter.
Grâce à quelques flash-backs bien sentis, on comprend ce qui les lie intimement, et ce n’est pas beau. Katja est en colère. L’homme va se souvenir, et Katja va apprendre ce qui se cache derrière une vérité prétendument simple.
Le thème de l’enfance, cher à l’autrice, est ici traité de loin, comme effleuré, mais il n’est pas absent.
Si le texte est court, environ soixante-dix pages, la lecture se doit d’être lente. Il s’agit de ne rien manquer, de ne louper aucun détail, car il s’en passe dans les interstices des phrases et des paragraphes de » Katja ». Chaque mot est soupesé, chaque mot compte. Marion Brunet n’écrit pas pour ne rien dire, pas de dilutions ni de digressions. Il n’y a pas besoin d’écrire quatre cents pages pour envoyer une bonne histoire. La preuve avec « Katja ».
NicoTag
La musique des mots de Marion Brunet est sensible et agitée, tout comme les chansons de Laura Gibson.
Premier roman de l’Américain Stephen Markley, “Ohio” décrit avec acuité la vie de quatre trentenaires qui se sont connus au lycée avant de se perdre de vue, des destins bien cabossés qui vont se croiser sans se voir un soir à New Canaan. Stephen Markley a grandi dans une ville similaire à la même époque, sous Obama, dans ce Midwest très touché par la récession et forcément même si on est ici dans une fiction, son ressenti de l’époque est prégnant, ajoutant une belle touche d’authenticité au roman.
“Par un fébrile soir d’été, quatre anciens camarades de lycée désormais trentenaires se trouvent par hasard réunis à New Canaan, la petite ville de l’Ohio où ils ont grandi.
Bill Ashcraft, ancien activiste humanitaire devenu toxicomane, doit y livrer un mystérieux paquet.
Stacey Moore a accepté de rencontrer la mère de son ex-petite amie disparue et veut en profiter pour régler ses comptes avec son frère, qui n’a jamais accepté son homosexualité.
Dan Eaton s’apprête à retrouver son amour de jeunesse, mais le jeune vétéran, qui a perdu un œil en Irak, peine à se raccrocher à la vie. Tina Ross, elle, a décidé de se venger d’un garçon qui n’a jamais cessé de hanter son esprit.”
Le roman se déroule sur une douzaine d’heures mais en raconte en fait une dizaine d’années. Il met à nu, sans artifices, quatre jeunes mais en fait découvrir plus d’une dizaine, petite constellation de gamins ayant cruellement découvert le monde adulte, sur les écrans du collège un 11 septembre de triste mémoire. Bienvenue dans le XXIème siècle version Ohio.
“Ohio” est un roman au crescendo patient. L’auteur prend son temps avec le cadre, les personnages, laissant momentanément incomplets des discours, des évènements, des interrogations du lecteur, créant une addiction progressive, nous conviant à des ténèbres intérieures surprenantes, éprouvantes au final d’un polar de tout premier plan. Le début du roman semble bien anodin, commun et nous fait découvrir des histoires de cul, de coeur, de jalousies de petits Américains finalement pas si mal lotis par la vie. Sûrement qu’en Syrie ou à Haïti, les jeunes connaissent pire maux et pourront trouver puérils certains atermoiements.
Mais très vite, on entre dans le dur. Stephen Markley avait pensé écrire un polar, un roman noir et c’est en cours d’écriture qu’il a décidé de s’intéresser au passé de ces jeunes adultes. C’est ainsi que les flashbacks sont fréquents et que chaque moment important du passé a plusieurs versions selon le vécu de chaque personnage, offrant son libre arbitre au lecteur, lui proposant de trouver à quel moment chacun a déraillé, est resté planté ou s’est perdu.
“Ohio” est le roman de l’enclavement, de la récession, de l’isolement, du désabusement d’une jeunesse paumée, des mauvais choix, des regrets, des traumatismes adolescents qui bousillent toute une vie, des amours interdites, des passions éternelles, des addictions, de la guerre. “Ohio” est un roman éminemment politique, ça cogne dur, ça saigne, salope l’auréole de« Barack”et en même temps” Obama”, et effectue une troublante radioscopie d’une population qui va voter en masse Trump quelques années plus tard.
Certainement écrit indépendamment, par petits bouts, quatre nouvelles correspondant aux quatre partiesde l’histoire, “Ohio” a dû nécessiter un travail colossal de réécriture tant le discours ne souffre d’aucune incertitude, d’aucune redite, d’aucune zone d’ombre, les réponses aux interrogations initiales sont toutes données, c’est nickel ! D’entrée, on est frappé par la beauté de la plume (une constante de la collection “Terres d’Amérique”) et la séduction dure, plaçant cet auteur aux côtés d’un James Sallis ou d’un Willy Vlautin dans cet art oh combien complexe d’amener à la lumière les gens de l’ombre sans apitoiement, sans compassion putassière. Roman complexe, “Ohio” ne se laisse pas apprivoiser facilement, se mérite mais reste ancré très longtemps après un dénouement qui ébranle.
Beau et dur comme une chanson de Springsteen qui serait interprétée par Protomartyr.
Vous avez remarqué que nous vivons un truc inédit et très méchant. Conséquence, une des moindres je le concède, plus de nouveautés à se mettre sous la dent. Il nous reste des bouquins reçus depuis longtemps mais si on ne les a pas proposés en début d’année, c’est peut être qu’ils n’étaient pas réellement pour nous ou pour les gens qui nous font l’honneur et le plaisir de nous suivre.
Les éditeurs ont fait une croix sur le mois d’avril et ont reporté les sorties en mai et juin voire pour certains jusqu’à janvier 2021. On a plusieurs de ces nouveautés mais quel intérêt de vous en parler maintenant. Voyons le verre à moitié plein, c’est toujours plus rassurant! Pour Nyctalopes, mai et juin, traditionnellement, ressemblent souvent à un grand désert et cette année, cela devrait être beaucoup plus Rock’n’Roll.
Aussi on va fermer pour le restant du mois d’avril où il ne faut pas se découvrir d’un fil ou surtout d’un masque… Personnellement, conscient de mon inutilité actuelle, je vais pouvoir passer du temps à d’autres activités qui me titillent depuis longtemps.
On ne vous oublie pas, on espère vous retrouver en forme prochainement. Des pensées bien sûr pour ceux qui souffrent, pour ceux qui soignent au péril de leur vie et pour ceux qui font tourner le pays dans des conditions scandaleuses, sans protection.
Vraiment un bel enculé le pangolin mais ce n’est pas la pire ordure du moment.
A Lausanne, dans un avenir proche, peut-être plus proche qu’on ne le croit, l’ultralibéralisme est à son apogée, à son pic… Le travail et les loisirs sont organisés pour permettre un rendement optimal. Les anglicismes et néologismes sont nombreux et font partie d’une langue particulièrement étudiée par les élites pour faire croire aux esclaves du capitalisme qu’ils sont partie intégrante de la réussite de l’entreprise, qu’on les associe au succès sans toutefois les rémunérer de leur peine. Non, on les garde s’ils font le taf, sinon, on les requalifie, terme nettement moins violent que de de les licencier. On parle de “co-workers”, de “socials”, de “days off”, de “Global Screen”, de « coach médical », bienvenue dans le monde du micro-management à l’américaine avec ces « friday wear » et autres putasseries. Evidemment, ces termes ont déjà sûrement titillé vos oreilles, ce discours qui endort, qui rassure, qui donne une impression de bienveillance, qui permet surtout aux “Happy Few” et “Winners” d’empocher le magot et d’aller s’installer dans des citadelles surprotégées ou dans des endroits encore idylliques et secrets de la planète, vous l’avez déjà entrevu, non?
Seule une minorité profite, la théorie du ruissellement vaste funèbre et fumeuse fumisterie libérale… La colère des exclus en Europe et partout dans le monde monte et des années de résistance pacifique n’ayant rien donné, les mouvements altermondialistes, écologistes durcissent le ton, se radicalisent et deviennent aussi ignobles que le monstre qu’il veulent abattre. Dans ce décor qui ressemble à s’y méprendre au nôtre, juste un petit peu poussé, avancé de peut-être une ou deux décennies, nous suivons un narrateur employé dans une entreprise et qui vit un peu dans sa bulle, un peu “autre”.
Et puis dans un monde où sévissent des virus de plus en plus meurtriers et tordus et des tempêtes apocalyptiques à répétition, commencent des coupures d’électricité. Au début, brèves et qu’on pense locales alors qu’en fait elles s’abattent sur de grandes parties de l’Europe, elles deviennent plus longues, plus fréquentes jusqu’au blackout général et le chaos…
“ l’obscur” n’est pas le roman le plus tapageur du genre, son énorme force vient de l’évocation d’une apocalypse qui est tout à fait crédible, déjà signalée comme une très possible éventualité par les plus grands observateurs, tout comme le risque d’une pandémie mondiale d’ailleurs, sans commentaire… Le décor est très proche de ce que nous connaissons et Philippe Testa montre efficacement ce que deviendrait notre société moderne si policée le jour du désastre.
Alors, ce n’est peut-être pas le moment idéal pour lire ce roman, le traumatisme est déjà suffisamment présent chez tous. Mais d’un autre côté, si vous voulez prévoir la suite éventuelle de nos tourments, la prochaine torgnole, ce roman est captivant, sérieux, crédible et particulièrement dur avec l’espèce humaine. Le discours est très marquant et montre que, finalement, ce sont les individus un peu ou beaucoup à la marge qui s’en sortent le mieux en enfer. Alors, soyez fiers de votre différence, cultivez-la, fuyez le “mainstream ».
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