“Lars Martin Johansson est une légende vivante. Rusé et perspicace, il est connu dans la police criminelle comme « l’homme qui voyait derrière les coins ». Aujourd’hui, il est à la retraite et ses années de service sont derrière lui. C’est du moins ce qu’il pense. Après avoir subi une attaque cérébrale, Johansson se retrouve à l’hôpital. La seule chose qui peut le sauver du désespoir est la mention par son médecin d’une affaire de meurtre non résolue. La victime : une fillette de neuf ans. Avec l’aide de son assistante, d’une détective amateur et d’un orphelin qui a un intérêt personnel dans l’histoire, il se lance dans une enquête informelle depuis son lit de convalescence.”
L’enquêteur agonisant est un “cold case”, l’enquête retournant vingt cinq ans plus tôt, à peu près à l’époque de l’assassinat d’Olaf Palme, resté lui aussi, non élucidé. Alors, on peut très bien lire ce roman comme un “one shot” si on ne connaît pas l’auteur ni son héros qu’on aborde handicapé et diminué. Néanmoins, certains se souviendrontcertainement des six autres histoires dont il est le héros. Est cité également Evert Bäckström, flic incapable et odieux à qui Persson a consacré une trilogie s’achevant par La véritable histoire du nez de Pinocchiodont Nyctalopes vous a parlé il y a fort longtemps.
Le roman daté de 2010, a été récompensé du Glass Key Award, décerné au meilleur roman scandinace de l’année et curieusement avait dû rester au fond d’un tiroir chez Rivages. L’oubli a été réparé fort heureusement cette année parce que les fans de Lars Martin Johansson auront certainement beaucoup de plaisir à le retrouver dans une nouvelle investigation et surtout dans un roman crépusculaire qui marque la fin, à ce jour, de la série qui lui est consacrée.
Sorti en juin, un peu en bouche trou, L’enquêteur agonisant s’avère être un bon polar mariant avec bonheur suspense, investigation très fine, accents politiques et humour particulièrement corrosif, donnant une envie certaine de se plonger dans les précédents. N’insistant pas spécialement sur son côté scandinave si on excepte le schnaps, les saucisses et le chou, Persson intéresse d’emblée et captive tout au long de 445 pages sans une goutte de sang ou réel acte de violence.
C’est très malin, de la belle orfèvrerie dont est coutumier un auteur également criminologue de renom. Un vrai polar, très fin.
Et voilà le Burke de l’année. On peut parfois s’interroger sur la longévité de l’auteur et la régularité de sa production, l’homme fêtera son 87ème anniversaire en décembre. On a ici un élément de réponse avec les remerciements de fin où il évoque l’aide de sa fille Pamala dans l’écriture de ce roman.
Alors, la mauvaise nouvelle pour commencer: ce n’est pas un Robicheaux ! Mais peut-être, je dis bien peut-être que ce n’est finalement pas un mal tant les derniers semblaient montrer un certain essoufflement dans la saga de “Belle Mèche”. Des intrigues repiquées sur les précédentes, une façon assez dérangeante de faire tourner très vieux con réac notre brave Dave Robicheaux. Malgré le plaisir jamais égalé de lire de nouvelles aventures en provenance du bayou, c’était quand même peut-être moins bon qu’auparavant et on pouvait avoir tendance à rester ébloui par les souvenirs de temps meilleurs. D’ailleurs, on n’est pas près de retrouver notre justicier de New-Iberia et son pote Clete Purcel avant longtemps, si on le revoit un jour, vu qu’il n’apparaît pas dans les trois dernières sorties américaines depuis 2021.
Lu un peu partout dans la présentation du roman aux USA comme en France, Les jaloux, fait partie de la saga de la famille Holland, commencée en 1971 avec Déposer glaive et bouclier avec Hackberry Holland que l’on retrouve en 2017 dans Dieux de la pluie puis dans La Fête des fous. On a aussi rencontré Billy Bob Holland, avocat texan, au fil des quatre histoires sorties dans les années 2000. Citons aussi Weldon Holland, le personnage principal de Wayfaring Stranger pour l’instant inédit en France et Aaron Holland Broussard qui nous intéresse aujourd’hui. Ils sont tous les quatre les petits-fils d’un autre Hackberry Holland,Texas Ranger, découvert il y a quelques années dans un très baroque La Maison du soleil levant. Alors tout cela semble bien compliqué à suivre et finalement n’est pas très utile car tous ces romans peuvent se lire comme des “one shot” pour les fans de Burke et les autres, au gré des préférences personnelles, avec un large éventail allant du pur western à des histoires texanes beaucoup plus contemporaines. La Louisiane où sont situées beaucoup d’histoires de Robicheaux lui est chère, mais, il est avant tout texan et la famille Holland “sévit” presque exclusivement dans le “Lone Star State”. Si vous voulez vraiment lire les différentes sagas dans l’ordre chronologique, le site de l’auteur vous aidera à vous y retrouver à travers un arbre généalogique de la famille Holland.
“1952, Houston, Texas. La vie s’écoule au rythme des fifties, dans une ambiance insouciante. C’est l’époque des grosses cylindrées, des juke-box, des drive-in, des amours sur les banquettes arrière, et surtout, c’est le boom du pétrole. Comme tous les jeunes gens de son âge, Aaron Holland Broussard emprunte la voiture de son père pour aller se promener au bord de la mer à Galveston. C’est là que son destin bascule. Il surprend une violente dispute entre une jeune fille nommée Valérie Epstein et son « boyfriend », Grady Harrelson. Il s’en mêle et, dans le même moment, tombe éperdument amoureux de Valérie. Il ne sait pas qu’il vient de se mettre à dos la riche et puissante famille Harrelson. Dans ce coin de l’Amérique, les familles bien nées et les mafieux ont tissé des liens contre nature et il ne fait pas bon se mettre en travers de leur chemin, Aaron l’apprendra à ses dépens.”
Les jaloux est avant tout un roman d’apprentissage où le jeune Aaron est confronté à un monde adulte bien plus violent qu’il ne le pensait. Il prend conscience de l’alcoolisme de son père, du trouble bipolaire de sa mère, de la violence des profs, de la couardise des flics, du combat que peut être la vie si l’on n’est pas bien né. Nombre de convictions, de croyances sont ébranlées, des statues déboulonnées…
Les jaloux est aussi un superbe roman noir comme seul James Lee Burke sait les écrire. On y retrouve bien sûr la lutte du bien contre le mal : des nantis qui écrasent les humbles, les pauvres, les émigrés, associés comme toujours avec les mafieux de la pire espèce. Burke sait créer une angoisse par les situations mais aussi par des silences. Beaucoup de personnages sont très troublants, équivoques, et comme Aaron, le lecteur sent le danger mais ne sait pas sous quelles formes le tourment et l’horreur vont apparaître ni qui ils vont toucher.
Dans ce roman génialement bercé par de nombreux morceaux de jazz, de blues et de country, la zik de Hank Williams ou de Albert Ammons, c’est l’Amérique d’un certain âge d’or du cinéma qui nous est contée, jeunes filles en jupes à fleurs, pantalons “drapes”, drive-in, grosses cylindrées, “greasers”, crans d’arrêt…Et puis franchement Aaron et son pote “catastrophique” Saber, sont très proches du duo Robicheaux / Purcel. Comme toujours chez l’auteur, le final, c’est du pur western. L’épilogue est très beau, déchirant, à vous faire chialer.
Mais ce n’est pas tout… Aux USA sont déjà sortis Another Kind of Eden et Every Cloak Rolled in Blood qui poursuivent l’histoire de Aaron Broussard Holland, devenu adulte.
Enfin, et pour tous les fans de l’auteur, il faut savoir que, comme son héros, Burke a eu seize ans en 1952 à Houston. Deux fois dans le roman, Aaron exprime le souhait de devenir écrivain un jour. Des éléments qui permettent de penser, et les deux romans encore inédits ne le démentent pas, bien au contraire, que le vieux Jim a écrit peut-être là ses histoires les plus autobiographiques, souvent très touchantes.
“Quand j’entends parler de guerres, ou de rumeurs de guerres, et que je suis las des côtés destructeurs de mes semblables, je pense à Valerie Epstein assise à côté de moi dans ma bagnole le dernier jour de l’été 1952, tous deux dévalant dans un grondement le boulevard de Galveston Island, le soleil comme une boule fondue plongeant dans le golfe, les vagues d’un vert ardoise ourlées d’écume avant d’exploser sur la plage en une brume iridescente. Les étoiles étaient déjà apparues, le drive-in où nous nous étions rencontrés enveloppé de néons jaunes et rouges, les voitures garées sous la canopée brillant à la lumière comme un sucre d’orge. Quand elle se rapprocha de moi et appuya sa tête contre mon épaule, ses mains serrant mon bras, je sus que nous ne mourions ni l’un ni l’autre, que la vie était une chanson…”
Certes ce n’est pas du Robicheaux mais c’est un putain de bon roman.
“Marcin Kania, star du rock polonais tombée dans l’alcoolisme, est surtout connu pour avoir composé un tube rebelle et ironique, “Je t’aime comme la Russie”. A plus de cinquante ans, père de deux enfants et marié à une femme qui ne supporte plus ses agressions et ses infidélités, il aurait sans doute complètement sombré sans ses droits d’auteur et sa réputation de légende. Mais lorsque son ancien producteur lui propose d’investir dans une affaire juteuse, Marcin est bien loin de se douter de l’enfer qui l’attend. Son fils disparaît, et c’est le début d’une plongée dans le monde mafieux de l’immobilier post-communiste.”
On avait découvert Jakub Zulczyk en 2021 avec Éblouis par la nuit, plongée terrible dans le Varsovie de la nuit, un monde gothique et psychédélique noir sous le signe des addictions les plus diverses et les plus mortifères. Le roman était douloureux, ressemblant aux pires histoires de Brett Easton Ellis. Les mafieux polonais étaient déjà de la partie et en apparence, on se dit que l’on a affaire ici à une sorte de bis repetita
En fait, c’est bien pire, plus dégueulasse, plus glauque, dans les sales effluves de l’alcool. On suit Marcin Kania à la recherche de son fils. On est dans sa tête pendant plus de cinq cents pages parsemées de sang, de vomi, de sperme et de larmes, beaucoup de larmes. C’est un roman très éprouvant, rien à se raccrocher surtout pas à Marcin Kania, lamentable clown au cerveau crâmé par la gnole et semant le malheur et la désolation autour de lui.
On n’est pas dans un polar même si on y croise plusieurs fois un flic, lui aussi très imbibé. On découvre les pratiques mafieuses, mais avec la perte de son entendement et noyé dans des litres de vodka, Marcin n’est pas de taille à lutter D’ailleurs, peut-on croire les délires d’un mec bourré ? Peut-on faire confiance à un mec qui picole? Peut-on croire à ses promesses? Peut-on supporter longtemps son auto apitoiement et ses pleurnicheries? Jusqu’ où peut-on aller dans la compassion ? Toutes celles et tous ceux qui ont vécu le drame de l’alcoolisme de manière directe ou indirecte retrouveront dans ce cloaque des moments douloureux de leur vie. Jackub Zulczyk montre cet enfer sans fard, salement mais aussi très, très justement. Le cauchemar de l’alcoolique mais surtout celui des proches…
A la fin du roman, on se sent crade, souillé, bousillé par tant d’outrances. On aura trouvé pas mal de redites, les mêmes causes et invariablement toujours les mêmes effets, mais c’est aussi ça, la réalité d’une vie dégueulasse que certains choisissent et qu’ils imposent à ceux qu’ils disent aimer. On quitte les banlieues blafardes de Varsovie avec un sale goût et le sentiment que Jakub Zulcyzk a visé très juste, trop juste, on suppute quelque chose. Et puis on lit ses remerciements et on comprend : “Je remercie Marysia et Mariusz, mes thérapeutes, qui m’ont amené sur la voie de la sobriété. Je ne veux pas penser à ce qu’il en serait aujourd’hui sans vous”.
Il y a deux ans dans Une guerre sans finl’ex grand reporter Jean-Pierre Perrin nous délivrait un très beau roman, que nous qualifierons ici très sommairement et injustement, de guerre…L’histoire se situait dans une Syrie ensanglantée et montrait comment des hommes affrontent l’innommable, ce qui les fait tenir, comment on peut être plus fort que le cauchemar dans lequel on se noie et tous ces petits riens qui permettent d’entretenir la flamme de la vie.
Cette année avec Le tournoi des ombres, l’auteur nous introduit dans un autre pandemonium, l’Afghanistan quand les Ricains se carapatent laissant le pays entre les mains sanguinolentes des sinistres Talibans. Perrin reprend un schéma qui de prime abord peut sembler identique à son précédent roman mais qui est en fait une nouvelle variation, une nouvelle danse avec le diable pour trois personnages animés par des sentiments forts, plus forts que la vie, plus forts que la mort.
“Une romancière à succès, Judith, convainc un ancien commando, Charles, de l’accompagner dans l’Afghanistan en guerre pour se documenter sur Alexandre le Grand. Mais Judith a une motivation secrète : venger son ancien compagnon, flic de l’antiterrorisme, qui s’est suicidé après la tuerie de Toulouse, en 2012. Charles, quant à lui, a également des comptes à régler avec un criminel de guerre russe qui vit dans la région. En parallèle, un étudiant illuminé part à la recherche, en plein pays taliban, du manuscrit perdu d’un grand poète afghan.”
Si, en Syrie, les damnés se battaient pour tenir, un morceau des Stones, tel un mantra, devenant la seule défense face à la souffrance, à la folie, ici c’est leur Highway to Hell qui est raconté…
Comment la vie peut n’avoir plus beaucoup d’importance face à la volonté, la détermination, le but ultime.
Comment l’amour d’un poète disparu depuis des siècles vous guide aveuglément dans une quête impossible et folle.
Comment la mémoire de l’être aimé disparu à cause d’un enculé tueur d’enfants vous fait réclamer le sang des ordures complices.
Comment le besoin de rédemption peut vous faire devenir un chasseur impitoyable…
Le tournoi des ombres est juste, érudit, un témoignage touchant d’une belle humanité qu’on sent page après page dans la plume de Jean-Pierre Perrin, un roman d’une grande noblesse.
Thomas Mullen a acquis une certaine reconnaissance chez les amateurs de polars avec sa trilogie Darktown racontant l’histoire des premiers flics noirs dans le Deep South à Atlanta et dont Sony Pictures a acquis les droits pour une série. Comme l’auteur originaire de Rhode Island et vivant à Atlanta n’en était pas à son coup d’essai, le succès de la trilogie et l’actualité mondiale des dernières années ont incité Rivages à sortir ce grand et beau roman sur un pan de l’histoire américaine qu’est La dernière ville sur Terre.
“1918, État de Washington. Au cœur des forêts du Nord-Ouest Pacifique se trouve une ville industrielle appelée Commonwealth, conçue comme un refuge pour les travailleurs et les syndicalistes.
Pour Philip Worthy, le fils adoptif du fondateur de la scierie, c’est le seul endroit au monde où il peut compter sur une famille aimante. Et pourtant, les idéaux qui définissent cet avant-poste sont menacés de toutes parts. Le président Wilson a fait entrer son pays dans la Première Guerre mondiale et, avec la peur des espions, la loyauté de tous les Américains est remise en question.
Mais une autre menace s’est abattue sur la région : la grippe espagnole. Lorsque les habitants de Commonwealth votent en faveur d’une quarantaine, des gardes sont postés sur l’unique route menant à la ville. Philip Worthy aura la malchance d’être en service lorsqu’un soldat se présentera pour demander l’asile.”
Certains lecteurs, ayant associé le nom de Mullen à des polars, seront certainement un peu désarçonnés par ce roman, le premier de l’auteur. On n’est plus dans le procédural, l’investigation sous relents de racisme. Néanmoins, le volet social et politique présent dans la trilogie est ici à son zénith. Pour cette communauté au fond des bois, c’est l’heure des choix : s’isoler pour se sauver ou continuer à vivre dans la peur de la contagion. La pandémie de grippe espagnole fera beaucoup plus de victimes que la première guerre mondiale. Il est évident que la tragédie du COVID vient de suite à l’esprit et ne nous lâche plus pendant 500 pages. Nous voyons ici, sur ce petit territoire qui décide de vivre en autarcie, tous les comportements, toutes les réactions, toutes les interrogations, tout le complotisme, tous les mensonges, toutes les oppositions, toutes les fuites, toute la panique que nous avons vécus il y a peu, tout sauf les vaccins et l’action étatique. C’est impressionnant, troublant. Parallèlement, Mullen montre les mouvements sociaux notamment celui des suffragettes, la répression dans le sang des mouvements syndicaux, les modèles de société qui éclosent en balbutiant, la relation au travail. Surtout apparaît cette forte opposition populaire somme toute très légitime, gommée de l’histoire officielle, à l’idée d’aller se faire massacrer dans les tranchées françaises pour que les financiers ricains récupèrent leurs avoirs européens.
On ne peut s’empêcher de penser à deux autres grands romans du catalogue Rivages dans un registre très proche : Nous ne sommes rien, soyons tout du regretté Valerio Evangelisti et le magnifique Un pays à l’aube de Dennis Lehane à une époque où il n’écrivait pas encore des bouquins ressemblant trop à des scénars prêts à l’emploi.
Par la petite lorgnette de l’histoire tragique de la communauté de Commonwealth, ce sont toutes les pièces du puzzle américain qui apparaissent et se mettent en place. L’aube d’un pays peuplé de parias, d’exclus, de maudits, d’aventuriers et qui, dans la souffrance, dans les épreuves, dans la violence et sur les cendres d’une Europe bouffie de suffisance qui s’entretue, va devenir le pays le plus puissant du monde.
Depuis quelque temps, Rivages fait découvrir de nouvelles plumes féminines comme Noëlle Renaude, ou en ressuscitent d’autres comme Hélène Couturier, déjà présente chez l’éditeur avec “ Fils de femme” et “Sarah”, respectivement en 1996 et en 1997, au siècle dernier donc, avant de se lancer dans de nouveaux projets littéraires. Elle était alors la première femme à entrer dans le catalogue de l’éditeur.
« Ilyas aime sortir la nuit, il aime les femmes, il aime danser.
Une nuit, il rencontre Elodie, une flic, dans une boîte. Elodie n’a pas froid aux yeux. Ils repartent ensemble. Le drame va se nouer et la vie d’Ilyas basculer. »
Le format court de ce roman très, très percutant nous place dans le cerveau de Ilyas et nous interdit de parler de l’issue de cette rencontre avec Elodie, flic de son état, sans spoiler la suite. Ilyas est sympathique, aucun doute là-dessus, il peut même être touchant, il est amoureux des femmes, de toutes les femmes, mais il sait aussi qu’il ne peut pas toutes les séduire. Peu importe, sur le dancefloor dont il est le roi, il existe toujours une femme avec le même objectif que lui : un coup d’un soir. Il peut être attiré par un physique mais aussi par un regard, une beauté callipyge, une ressemblance, il a le cœur assez grand pour toutes. En plagiant l’auteure qui truffe très plaisamment son récit d’extraits de chansons très populaires des années 80, 90, on pourrait qualifier Ilyas ainsi :
« Je ne suis pas homme à femmes
Dans ma vie la solitude
Si souvent, souvent
A pris ses habitudes
Je serais plutôt de ceux
Qui parlent en baissant les yeux
Et qui disent encore madame aux dames”
Et ce voyage dans la psyché d’Ilyas s’avère bien plus ardu qu’il pouvait sembler de prime abord. On ne peut que louer Hélène Couturier pour nous avoir troussé un personnage masculin aussi crédible, qu’on a déjà certainement croisé dans la vie. Beaucoup d’hommes s’y reconnaîtront mais aucun ne s’en vantera, c’est certain. On retrouve ici les thèmes récurrents de l’auteure : la difficulté d’aimer, la sexualité décomplexée et les traumatismes de l’enfance.
Ce voyage de trente-six heures vers l’enfer d’Ilyas permet surtout à Hélène Couturier de dresser quatre portraits de femmes qu’il croise : la beurette lesbienne épanouie qui prend son envol loin de chez elle, la mère soumise, la fliquette très joueuse et une quadra un peu perdue. Ce sont ces femmes qui sont le bonheur de notre dragueur mais qui, bien involontairement je préfère préciser, conduiront à sa perte.
Hélène Couturier, sous des abords légers, monte une tragédie qui fait très mal, qui nous renvoie à une triste réalité barbare de notre époque et qui nous laisse sonnés avec cette terrible errance sur l’origine de la violence faite aux femmes.
Nein, Nein, Nein!: One Man’s Tale of Depression, Psychic Torment, and a Bus Tour of the Holocaust
En septembre 2016, l’inénarrable Jerry Stahl touche le fond. Son éternelle dépression est au plus haut, sa carrière et sa vie personnelle, au plus bas. Découvrant grâce à son improbable alerte Google « Holocauste » que des voyagistes proposent des circuits sur les hauts lieux de la tragédie, il décide de s’inscrire. Puisqu’il ne peut soigner son mal de vivre, il ira le nourrir en compagnie de ces « touristes des camps de la mort », qui viennent consommer frites et sensations fortes au snack-bar d’Auschwitz, comme dans un parc d’attractions.
Jerry Stahl, un nom que je connaissais de loin mais que j’étais loin de connaître. Jamais lu, même si j’ai un doute là-dessus (il était édité fut un temps chez 13e Note), et vite fait vu (Inland Empire). Quoi qu’il en soit, dès que je suis tombé sur le titre de son nouveau livre Nein, Nein, Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar, j’ai su qu’il fallait que je le lise, sans savoir le moins du monde à quoi m’attendre. Avec un tel titre, franchement, ça se tente les yeux fermés (mais ouverts, c’est tout de même plus pratique).
Alors en plein divorce qui n’est pas son premier, Jerry Stahl, ancien toxico consommateur d’héroïne dont le père s’est suicidé au monoxyde de carbone, scénariste qui se traîne quelques petites casseroles artistiques (par exemple la série Alf), dépressif chronique, en pleine phase de conception d’une série inspirée de son histoire de couple – et ce à la demande de producteurs d’ABC – décide soudainement de partir en voyage organisé pour visiter les camps de la mort. Un plan on ne peut plus adéquat pour se changer les idées ! Ça vaut bien une petite cure thermale, non ?
Direction les camps avec Jerry Stahl pour guide et interprète. Tout en nous dévoilant des bouts de sa vie, notre narrateur va se voir confronté à ses congénères touristes, la réalité même de ce voyage organisé, mais aussi celle des camps de la morts, tels qu’existants à l’époque et tels qu’ils sont visitables aujourd’hui. De façon plus générale, c’est un peu Stahl face au reste du monde, à un instant donné de sa vie et dans des conditions un poil singulières. Si on accroche à la personnalité du bonhomme, on se laisse facilement embarquer dans son improbable expédition.
Dans l’écriture règne une dynamique assez chaotique, Stahl passant d’un sujet à un autre et digressant régulièrement entre parenthèses. Une façon de faire qui ne fait qu’ajouter à sa liberté de ton. Souvent cynique, critique autant à son égard qu’à l’égard des autres, il ne se prive de rien (vraiment rien) et ce pour notre plus grand plaisir. Enchaînant les situations gênantes voire franchement grotesques, tout est prétexte à écrire tout et rien sur mille et un sujets. Tout en mettant en exergue la gravité de l’Histoire qui défile sous ses yeux, il étale non sans gêne certaines futilités de sa propre vie ou aberrations du monde d’aujourd’hui. Trump en prend pour son grade, l’Amérique de Trump même, autant que le racisme ordinaire, la bêtise humaine, les comportements des uns et des autres autour de lui, mais sans jamais oublier ses propres conneries.
On rigole franchement. On savoure même. Il fallait oser (ou pas?) s’inscrire, en pleine excursion, sur le site internet alt.com pour se renseigner sur les éventuelles déviances sexuelles existantes aux abords d’Auschwitz (un chapitre dont le titre vaut déjà son pesant de cacahuètes : Brève digression (je vous présente le « vagin youpin »)). J’étais également ravi d’apprendre qu’Ilsa, la louve des SS fut tourné dans les décors de la série Papa Schultz, avec tout l’explicatif autour des faits historiques derrière ce film et de l’importance qu’il occupe dans la carrière de l’actrice principale, ainsi que dans l’imaginaire de Jerry Stahl lui-même. J’en passe et des meilleures. Il fait feu de tout bois.
Que je vous rassure quand même, les réflexions intelligentes et sensées ne manquent pas non plus. L’anecdotique se mélange toujours à des réflexions plus larges. Le cocktail est assez explosif mais pas sans fondements. On retrouve ici un esprit digne d’un Hunter S. Thompson, en un peu moins cramé quand même, mais tout aussi réjouissant et fantasque.
Amateurs d’humour non filtré (ce qui tend à manquer par les temps qui courent), ou simples curieux d’approcher l’Histoire sous un angle (clairement) différent, ce Nein, Nein, Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar ne devrait pas vous laisser insensible. Une parenthèse (toujours ces parenthèses!) bienvenue de franche rigolade, de traits d’esprits douteux et un bain d’Histoire – au regard du monde tel qu’il est aujourd’hui – nécessaire pour rafraîchir un peu les mémoires. Aussi jouissif qu’impertinent ! Une lecture de premier Shoah.
“Keegan et Zambrano, deux narcotrafiquants, se battent à bord d’un Cesna bourré de cocaïne qui finit par s’écraser. La cargaison se retrouve disséminée dans la campagne argentine.
Survivants du crash, Keegan et le pilote sauvent une partie de la drogue et volent une voiture pour l’emporter. Mais ils savent que le reste va exciter les convoitises. Entre le gang qui veut récupérer son dû et les pauvres qui voient dans cette drogue une manne inespérée, une course poursuite s’engage.”
Notre dernière part de ciel, prenez donc un instant pour savourer le titre vu que c’est le seul instant de poésie du premier roman à paraître en France de l’auteur argentin Nicolas Ferraro.
“Tout est parti en couilles en sept coups de fusil”. D’entrée Ferraro ferre ou perd son lecteur. Cette phrase introduit un premier chapitre tout simplement dantesque se terminant par le premier d’une longue, très longue série de meurtres abominables. C’est d’ailleurs la mort la plus sympathique à vivre pour le lecteur dans la mesure où, balancée d’un avion, on ne voit pas, pour la seule fois, les dégâts subis par la victime.
Alors, un premier chapitre qui déchire méchamment, balançant entre horreur et humour très, très noir, on connaît bien. On a déjà vécu aussi souvent ces intrigues alimentées à l’hémoglobine et à la violence bestiale qui se dégonflent une fois le premier moment de bravoure achevé. Mais, mais dans Notre dernière part de ciel, cette intro n’est qu’un tout petit shoot, une simple mise en bouche. Ce roman est très fortement déconseillé aux personnes sensibles et aux vegans, on y abat beaucoup de barbaque dans ce trou du cul dangereux de l’Amérique latine qu’est la zone de la “triple frontière” entre l’Argentine, le Paraguay et le Brésil, un espace que la loi et l’humanité ont quitté depuis longtemps.
Notre dernière part de ciel raconte une histoire de narcos et ces gens-là ne font jamais dans la dentelle, on le sait mais, généralement, certains de leurs sicaires savent à peu près se tenir vis à vis de la came. Ici, ils ont tous le pif emplâtré de cocaïne inhalée à la truelle. Et forcément, conséquences: perte de discernement et folie meurtrière chez ces enculés. Le maillot jaune sera attribué au dénommé Zupay, belle ordure dont on espère la mort, avec le maximum de souffrances si possible. Monsieur Zupay est un artiste, un petit Mozart de la torture. Psychologique au tout début puis physique rapidement ensuite quand on attend de lui de prompts résultats. Lors de quatre “happenings”, certains particulièrement durs à encaisser, Zupay montre toute l’étendue de son art en variant les outils, les techniques, les coups, avec toujours une brillante réussite, conséquence d’une grande virtuosité qui rend quand même souvent très nauséeux un public pourtant bien aguerri. Les victimes? vous verrez bien assez tôt.
Notre belle équipe de cramés du bulbe va donc se frotter aux frères Vargas, deux frangins, deux paysans qui ont récupéré quelques paquets et veulent les vendre pour tenter une nouvelle vie à Buenos Aires. Ils sont aidés par deux anciens venus dans la région pour se faire oublier après une vie criminelle visiblement bien remplie. L’un des deux, Raiser, est pris d’un soudain désir de rédemption et va aider nos deux jeunes neuneus qui ont pris la mauvaise option vis à vis de la came. Là, surprise, on s’aperçoit que Raiser, lui aussi, sait faire parler les gens à l’aide de clous de voirie pour voies de chemin de fer.
Notre dernière part de ciel est extrêmement violent. On pourrait le rapprocher des bons polars du Brésilien Edyr Augusto chez Asphalte ou du génial Entre hommes de German Maggiori sorti, il y a quelques années, chez La dernière goutte.
Manque à ce roman, un petit peu d’affectif, un soupçon d’humanité, qui permettrait de se passionner, de trembler pour certains personnages. Là, au bout d’un moment, on s’en fout. On est simplement spectateur de beaucoup d’abominations. Pas de message apparent, juste des pages noyées dans le sang, le sperme, les larmes, la merde…
Il faut certainement aborder ce roman avec un peu de recul, en se distanciant, en se préparant un peu au pire comme pour un film de Tarantino ou de Dario Argento. Alors, est-ce que ce roman est gore ? Non, pas tout à fait mais on est à l’extrême limite néanmoins et on n’a pas tous le même seuil de tolérance… Lu avec un certain détachement nécessaire, Notre dernière part de ciel s’avère jubilatoire, très addictif, quelques heures de lecture en apnée, du sang sur les murs, un massacre sans nom…
Lorsque vous ouvrez les yeux, vous ne savez plus qui vous êtes ni d’où vous venez. Vous savez que le monde a changé, qu’une catastrophe a détruit tout ce qui existait, et que vous êtes paralysé à partir de la taille. Un individu prétendant être votre ami vous dit que vos services sont requis. Vous voici donc transporté à travers un paysage de ruines, sur le dos de deux hommes en combinaison de protection, vers quelque chose que vous ne comprenez pas et qui pourrait bien finir par vous tuer. Bienvenue dans la vie de Josef Horkaï.
Rien de moins que deux livres de Brian Evenson publiés en France en janvier 2023 et chez deux éditeurs différents. Pour moi qui n’a jamais lu Brian Evenson, et que l’on m’avait déjà par ailleurs plus ou moins bien vendu, c’est une bonne occasion pour le découvrir. Et comme on dirait chez les amateurs de tartes flambées, l’occasion fait le lardon ! Voilà. Ça c’est fait… Maintenant, passons aux choses sérieuses. Des deux ouvrages de l’auteur que sont Immobilité (Rivages) et L’Antre (Quidam), je me suis d’abord attaqué à Immobilité et sa couverture que je trouve assez fascinante. Mais le contenu l’est-il autant ?
On m’a décrit Evenson comme pas bien joyeux, dans ses textes j’entends, du genre à ne pas trop voir la vie en rose. En amateur de littérature égayante, c’est un bon argument pour me pousser à la lecture d’un auteur. Je reconnais qu’ici l’argument est amplement confirmé. Malheureusement, cela ne peut toujours suffire à faire un bon livre. Immobilité peine à me convaincre.
Difficile de trouver un véritable intérêt à cette randonnée post-apocalyptique à dos d’hommes. L’histoire, peu palpitante et relativement prévisible, manque de substance. Il ne se passe pas grand-chose et l’atmosphère de fin du monde est somme toute assez convenue. Ou juste pas assez développée. Ou bien vue et revue ? Si la promenade n’est pas désagréable, dans le sens ou la lecture est facile et rapide, elle ne m’a pas laissé de trace particulière.
Notre héros, Josef Horkaï, est perclus de doutes tout au long de son aventure. Après avoir été apparemment sorti d’une longue stase, sa mémoire lui fait défaut, ainsi que ses jambes. Envoyé aussitôt en mission – la mission étant de partir du point A, pour aller au point B chercher quelque chose dont il ne sait rien ou peu, et le ramener au point A, aidé par deux « mules » – il se questionne sur tout. Mais disons ce qui est, notre héros est surtout très naïf et ses réflexions lassent assez rapidement. Le résumé dit juste, Josef Horkaï ne comprend pas et c’est bien dommage, on aimerait bien le secouer un petit peu. Je ne vais pas vous divulgâcher le déroulé, sinon vous n’aurez vraiment pas grand-chose à vous mettre sous la dent, mais le fond n’a rien d’une surprise : la vraie catastrophe c’est l’Homme.
Pas la randonnée la plus passionnante que j’ai connue. Dommage. Les sujets à creuser ne manquaient pas. L’intrigue aurait mérité d’être plus élaborée et la plume un peu plus vive. On est loin du roman qui fera date dans l’univers de la science-fiction post-apocalyptique. Cela reste une petite lecture qui aura peut-être son charme pour certaines et certains, mais assez anecdotique à mon sens. L’Antre, publié chez Quidam, sera-t-il plus concluant ? Réponse après lecture.
Un deuxième roman verra le jour en 2022 et ce sera « Une petite société », aussi épatant que le précédent et qui nous intéresse au premier plan. Au début, quand Louise apparaît très longuement, on se demande un instant si on est toujours sur la même histoire tant on part déjà loin à la périphérie. Quelle est l’origine de cette histoire et son axe central, la maison ou Louise ? Avez-vous eu recours à un plan ou êtes-vous partie tête baissée faire leur fête à vos contemporains à partir d’un personnage ou d’un lieu ?
Je ne fais jamais de plan. Le plan voudrait dire qu’on a tout ébauché et qu’il ‘y a plus qu’à remplir. Je sais que certains écrivains travaillent comme ça. Moi pas. L’axe central c’est, je dirais, l’entre-deux pôles. La distance entre la maison Windsor et l’usine O’Connor. Le va et vient que cette disposition impose et où vont s’engouffrer les autres. Une seule pénètrera dans les deux pôles, Michèle Carton. La première apparition de Louise, oui, est très longue, démesurée par rapport aux autres chapitres. J’ai tenté de tronçonner l’épisode, de l’éparpiller, sachant qu’il y avait un déséquilibre entre l’amorce ( fugue de Tom dans le passé ) et l’entame ( épisode Louise qui couvre 27 ans) avant qu’on arrive au présent du récit, la garde à vue de Tom, qui est elle-même l’épilogue des trois chapitres qui suivent. Tout, on va dire, est anormal, dans ce démarrage. Les actions inversées, les temporalités brouillées, les durées inégales. Mais Louise devait rester telle qu’elle était venue. Un bout de roman dans le roman, une séquence, un plan large, (je ne pensais pas, alors, qu’elle reviendrait de manière chronique, comme un scotch dont on ne peut pas se débarrasser façon Haddock). S’il y a plan il se crée au sein de l’écriture, il s’élabore selon des logiques de rythme mais aussi de principes de brouillages narratifs et de répétitions ( dans ce roman une action est vue décrite sous différents angles) . En fil rouge, pour s’y retrouver, des clés, des détails, des repères. Si je ne fais pas de plan je ne pars pas non plus tête baissée. Jamais. Le travail d’écriture est un lieu d’une extrême froideur. C’est, pas marrant, rude, tout étant remis sans cesse en question. J’écris six ou sept heures par jour, pas pour noircir des pages. Chaque jour je relis depuis le début, réécris ce qui est déjà écrit. Reprendre, c’est la partie la plus « plaisante » ( si le mot convient à ce boulot) de l’écriture. Inventer, laisser venir, continuer, c’est ce qu’il y a de pire.
Dans Les abattus, vous dézinguiez une famille bien craignos et dans Une petite société vous flinguez avec beaucoup de justesse les Français moyens. Quelle est votre méthode pour trouver ces petits détails dans nos habitudes, dans nos comportements qui nous accusent, qui nous montrent du doigt, pour révéler notre côté moche ?
Français moyens ? Il y a tout ce qu’on veut dans cette société. Des aristos des grands bourgeois des petits bourgeois des fonctionnaires des employés des cadres riches et des cadres moyens et des commerçants. Ce n’est pas la classe sociale à laquelle ils appartiennent ou dont ils sont issus qui les détermine encore que. Si Michèle Carton et Phil Bullock sont, à l’aune de leurs impeccables familles, des ratés, ils obéissent encore aux lois du milieu qui les a vu naître. Il n’y a, en tout cas, à aucun moment, de rapport de classes (même quand Louise louche du côté des Windsor) et encore moins de lutte de classes. Tout ce petit monde, le nôtre apparemment, mal apparié, est fait de glorioles et de faiblesses, de travers, et c’est vrai que les travers m’intéressent plus que les gloires qui sont admirables quand elles sont paradoxales. Alors comment je fais ? je ne sais pas. J’ai l’œil à ça, l’oreille à ça, tout ce qui détonne me réjouit, leurs failles me rendent les humains un peu plus aimables. Flaubert m’a appris à regarder le détail. Godard à faire le pas de côté qui permet de voir ce qu’on ne verrait pas, frontalement ( Louise). Mais est-ce que ce petit monde est si moche que ça ? Je ne le pense pas. S’il y a lutte, c’est pour voir un peu plus haut que son bout de trottoir, sortir de son coma.
On dit que les auteurs mettent une part d’eux, plus ou moins conséquente, dans leurs personnages. Ne seriez-vous pas un peu Louise sur les bords à imaginer des vies, des travers chez les inconnus que vous croisez ? De manière générale, aimez-vous vos personnages malgré ce que vous leur infligez ?
Évidemment. Je ne suis pas madame Bovary ( la revoilà), je ne suis pas Louise, mais j’ai, comme je viens de le dire, l’œil acerbe et aiguisé. Ayant vécu avec un peintre je me suis aperçue très vite que nous n’avions pas le même rapport visuel au monde. Le sien était rétinien. Le mien bizarrement incapable de capter l’image globale ( d’abord il n’y a que les mots écrits qui m’attirent dans le paysage, sans mots, le monde me serait incompréhensible) mais les détails. Ce qui nous rapprochait c’était ça, qu’on voyait d’un seul coup d’œil et en même temps, le truc qui cloche, et qui nous réjouissait. J’adore deviner parfois ce que font dans la vie les gens qui passent. C’est sûr que je me plante à 100% mais c’est assez jubilatoire. Écouter aussi en douce les conversations. Ce qui ne veut pas dire que je m’en sers après coup . Mais ce qui définit une personne, souvent, ce n’est pas son appareillage psychologico-social, mais la manière dont elle avance et trébuche, la manière qu’elle a de tourner ses phrases. Au théâtre, c’est l’oralité qui prédomine. Ce qui ne veut pas dire, émission verbale. C’est plus que ça. C’est moins ce que je dis que comme je le dis qui va créer un corps donc une action une interaction une scène et une situation et tout au bout un personnage. Encore une fois, je pars à l’envers. Ce n’est pas le personnage qui se crée d’abord, mais sa parole qui constitue un corps puis un personnage qui arrive en fin de course précédé de ses manies, de ses élans et surtout pas de son discours. Le roman n’échappe pas à ce principe que je me suis donné.
Et si j’aime mes personnages ? je n’ai ni à les aimer ni à ne pas les aimer. Je n’ai aucun rapport d’intimité avec eux. Je ne suis pas eux ils ne sont pas moi. Je peux les balayer d’un clic, pas parce que je ne les aime pas, mais parce qu’ils n’ont plus rien à faire dans mes pages. Si le vigile de l’usine et son chien sont là, sans histoire personnelle, c’est qu’ils sont techniquement parlant le repère O’Connor, mais aussi tout panneau indicateur qu’ils soient seront les seuls qui verront la fin de l’histoire. D’autres bénéficient d’extensions ( comme le couple Mona et Stan, leurs amis Morris et la babysitter autrichienne), on ne les reverra pas, mais ils sont les déclencheurs d’un drame qui propulse un des personnages récurrents dans le coma ( autre vie, autre fiction, autre énigme. Il y a à ce propos dans ce livre une chose dont personne ne parle, ce sont les accidents surnaturels qui s’y produisent. Un monde bis. Un monde irréel dans le monde réel. Des soupapes ou des bouches d’aération nécessaires chargées de le vider de sa noirceur ou de le mettre de temps en temps hors sol ).
Je suis étonnée qu’on me dise qu’on a été très attaché au narrateur des Abattus, qui est pour moi le personnage en creux, la silhouette absente, celui à qui il est dur voire impossible de s’identifier. Il faut croire que finalement les personnages échappent à leur destinée de figurants ou de figures non mimétiques pour rejoindre le camp des personnages bon teints. Certains me reprochent un certain cynisme, je me tiens juste à très grande distance, dans l’écriture, de tout ce qui mène au pathos. Et c’est presque mécanique chez moi, quand ça va bien, ça casse, quelquefois c’est une décision, quelquefois un accident d’écriture. Un grand pan ôté qui fait s’aboucher deux fragments qui n’avaient à voir ensemble et qui crée du trouble . Et de la vie aussi. Ecrire c’est ça : moins accumuler qu’ enlever, sacrifier surtout ce qui me semblait bien écrit. Il n’y a pas que les personnages que je maltraite.
Dans Une petite société, on a souvent l’impression d’être avec vous, dans ce génial fatras d’existences bancales. Par certains « emballements » stylistiques, on peut même penser que vous avez pris beaucoup de plaisir. L’acte d’écrire repose t-il chez vous selon un cérémonial bien établi de lieu, de moments dans la journée, de périodes, d’environnement ?
Du plaisir, non. L’écriture n’étant surtout pas un lieu de plaisir. Mais attention, pas de souffrance non plus. C’est juste froid. Le plaisir viendrait à la toute fin, à la relecture, une fois que c’est fait, et que je peux me dire, j’ai pas mal travaillé. Depuis que j’ai commencé à écrire ( une quarantaine d’années maintenant) mes rituels ont peu changé. J’écris tous les jours ( avec des interruptions temporaires, trois ans par exemple, après la mort de ma mère), dans des lieux fixes. En journée. Sur machines à écrire puis Mac, ce qui refroidit pas mal la relation intime qu’on a à l’écriture. Jamais sur papier. Sans notes, pas de carnet avec gribouillages, pas de journal intime. Chez moi exclusivement (les résidences me cassent les pieds et me sont impossibles). Pas dans les trains les avions sur la plage aux terrasses de café. Si en allant faire le marché une phrase sublime me viste, tant mieux, j’essaie de la garder, si en revenant du marché la phrase sublime s’est évaporée, tant pis ou tant mieux, vu que je me méfie du sublime de l’inspiration et de l’inspiration tout court. J’aime bien les bruits familiers de la vie. Quand j’écris. Pas d’enfermement. J’ai chats et chien, donc ça passe et ça vit. Des voisins bruyants. Des voitures ou rien, trois environnements distincts vu que la vie a pu faire que j’aie trois maisons ( donc plus vraiment de raison). Longtemps je n’ai pu écrire qu’à Paris, dans l’atelier de peintre de mon mari. Puis dans mon salon. Lieu de vie. Depuis le Covid et les confinements, réfugiée dans l’Oise, maison de mes parents morts, j’écris de 8 heures à 14 ou 15 heures, sans discontinuer. Et trimballe mon Macbook dans les trois lieux. Chaque lieu ayant sa place définie. Oise, ma chambre( ou le jardin). Paris, mon salon. Loir et Cher, mon canapé devant la cheminée ( ou dehors). J’ai eu un bureau, une chambre de bonne parisienne, deux ans, qui ne m’a servi à rien.
Certains auteurs parlent d’un réel besoin vital d’écrire. En êtes vous ? Curieusement, écrire du Noir, ne serait-il pas pour vous une sorte de défoulement ou de défouloir tant on lit une frénésie très contagieuse chez vous ?
Oui c’est vrai, ce besoin vital d’écrire. Pourquoi est-ce qu’on écrit ? Qu’on s’y remet sans cesse une fois qu’on a fini ? D’où nous vient cette nécessité ? On peut trouver des réponses, qui seraient toutes suspectes. Pourquoi devient-on écrivain ? ou peintre ? ou banquier ? Depuis plus de trente ans j’écris un texte que j’ai nommé provisoirement Enquête et qui cherche d’où m’est venu ce besoin subit, inaltérable d’écrire, sur une plage bretonne en 1977. J’ai des pistes qui valent ce qu’elles valent, mais surtout cette enquête en cours me permet aussi de me situer entre deux voies : ce que je sais et que j’ai vécu ( la vérité ou la mémoire dont je témoigne) , et ce qu’on m’a dit et que je n’ai pas vécu ( le ouï-dire et la rumeur) -résonance évidente avec Une petite société– J’ai choisi la voie du milieu, celle de l’erreur, de la fiction, du mensonge, ce que je ne sais pas mais dont je ferai un réel sonore et vibrant.
Quant au défouloir, non . Écrire c’est tout le contraire du défouloir . Et le Noir n’a rien changé à ma façon d’aborder la fiction, le monde, nous, l’ écrit. J’aborde chaque ouvrage avec la même précision grammaticale et sonore, les mêmes questions et soucis et désir liés plus à la forme qu’au genre mais surtout, depuis le début et en tout, à l’élaboration d’une matière vivante, physique, et qui, je l’espère, respire.
Je m’attache pour le dire vite plus à la ponctuation et à sa désorganisation, à l’ordre et au choix des mots ( leur sonorité), qu’à l’histoire qui se fabrique un peu, du coup, toute seule, et tout ça avec mes doigts (vu que j’écris avec mes doigts) et mes yeux qui sont à peu près aussi mes oreilles.
Quelle serait la B.O idéale pour Une petite société ?
Oh là, aucune idée. Pour Les Abattus, mis en lecture par moi à Théâtre Ouvert avec deux acteurs fétiches, Nicolas Maury et Christophe Brault, j’avais mis bout à bout en continu des BO de films noirs et pas noirs. Pour Une petite société, Lou Reed ? It’s a perfect day ? City life de Steve Reich ?
Et, évidemment la question que j’ai oublié de vous poser…
Qui serait votre auteur Noir préféré ?
Ellroy, qui transgresse et grandement la sphère noire.
Entretien réalisé en octobre 2022 par échange de mails. Un grand merci à Noëlle Renaude pour sa disponibilité et l’intelligence de ses propos.
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