Chroniques noires et partisanes

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ENTRETIEN avec Noëlle Renaude / « Une petite société » / Deuxième Partie

Un deuxième roman verra le jour en 2022 et ce sera « Une petite société », aussi épatant que le précédent et qui nous intéresse au premier plan. Au début, quand Louise apparaît très longuement, on se demande un instant si on est toujours sur la même histoire tant on part déjà loin à la périphérie. Quelle est l’origine de cette histoire et son axe central, la maison ou Louise ? Avez-vous eu recours à un plan ou êtes-vous partie tête baissée faire leur fête à vos contemporains à partir d’un personnage ou d’un lieu ?

Je ne fais jamais de plan. Le plan voudrait dire qu’on a tout ébauché et qu’il ‘y a plus qu’à remplir. Je sais que certains écrivains travaillent comme ça. Moi pas. L’axe central c’est, je dirais, l’entre-deux pôles. La distance entre la maison Windsor et l’usine O’Connor. Le va et vient que cette disposition impose et où vont s’engouffrer les autres. Une seule pénètrera dans les deux pôles, Michèle Carton. La première apparition de Louise, oui, est très longue, démesurée par rapport aux autres chapitres. J’ai tenté de tronçonner l’épisode, de l’éparpiller, sachant qu’il y avait un déséquilibre entre l’amorce ( fugue de Tom dans le passé ) et l’entame ( épisode Louise qui couvre 27 ans) avant qu’on arrive au présent du récit, la garde à vue de Tom, qui est elle-même l’épilogue des trois chapitres qui suivent. Tout, on va dire, est anormal, dans ce démarrage. Les actions inversées, les temporalités brouillées, les durées inégales. Mais Louise devait rester telle qu’elle était venue. Un bout de roman dans le roman, une séquence, un plan large, (je ne pensais pas, alors, qu’elle reviendrait de manière chronique, comme un scotch dont on ne peut pas se débarrasser façon Haddock). S’il y a plan il se crée au sein de l’écriture, il s’élabore selon des logiques de rythme mais aussi de principes de brouillages narratifs et de répétitions ( dans ce roman une action est vue décrite sous différents angles) . En fil rouge, pour s’y retrouver, des clés, des détails, des repères. Si je ne fais pas de plan je ne pars pas non plus tête baissée. Jamais. Le travail d’écriture est un lieu d’une extrême froideur. C’est, pas marrant, rude, tout étant remis sans cesse en question. J’écris six ou sept heures par jour, pas pour noircir des pages. Chaque jour je relis depuis le début, réécris ce qui est déjà écrit. Reprendre, c’est la partie la plus « plaisante » ( si le mot convient à ce boulot) de l’écriture. Inventer, laisser venir, continuer, c’est ce qu’il y a de pire.

Dans Les abattus, vous dézinguiez une famille bien craignos et dans Une petite société vous flinguez avec beaucoup de justesse les Français moyens. Quelle est votre méthode pour trouver ces petits détails dans nos habitudes, dans nos comportements qui nous accusent, qui nous montrent du doigt, pour révéler notre côté moche ?

Français moyens ? Il y a tout ce qu’on veut dans cette société. Des aristos des grands bourgeois des petits bourgeois des fonctionnaires des employés des cadres riches et des cadres moyens et des commerçants. Ce n’est pas la classe sociale à laquelle ils appartiennent ou dont ils sont issus qui les détermine encore que. Si Michèle Carton et Phil Bullock sont, à l’aune de leurs impeccables familles, des ratés, ils obéissent encore aux lois du milieu qui les a vu naître. Il n’y a, en tout cas, à aucun moment, de rapport de classes (même quand Louise louche du côté des Windsor) et encore moins de lutte de classes. Tout ce petit monde, le nôtre apparemment, mal apparié, est fait de glorioles et de faiblesses, de travers, et c’est vrai que les travers m’intéressent plus que les gloires qui sont admirables quand elles sont paradoxales. Alors comment je fais ? je ne sais pas. J’ai l’œil à ça, l’oreille à ça, tout ce qui détonne me réjouit, leurs failles me rendent les humains un peu plus aimables. Flaubert m’a appris à regarder le détail. Godard à faire le pas de côté qui permet de voir ce qu’on ne verrait pas, frontalement ( Louise). Mais est-ce que ce petit monde est si moche que ça ? Je ne le pense pas. S’il y a lutte, c’est pour voir un peu plus haut que son bout de trottoir, sortir de son coma.

On dit que les auteurs mettent une part d’eux, plus ou moins conséquente, dans leurs personnages. Ne seriez-vous pas un peu Louise sur les bords à imaginer des vies, des travers chez les inconnus que vous croisez ? De manière générale, aimez-vous vos personnages malgré ce que vous leur infligez ?

Évidemment. Je ne suis pas madame Bovary ( la revoilà), je ne suis pas Louise, mais j’ai, comme je viens de le dire, l’œil acerbe et aiguisé. Ayant vécu avec un peintre je me suis aperçue très vite que nous n’avions pas le même rapport visuel au monde. Le sien était rétinien. Le mien bizarrement incapable de capter l’image globale ( d’abord il n’y a que les mots écrits qui m’attirent dans le paysage, sans mots, le monde me serait incompréhensible) mais les détails. Ce qui nous rapprochait c’était ça, qu’on voyait d’un seul coup d’œil et en même temps, le truc qui cloche, et qui nous réjouissait. J’adore deviner parfois ce que font dans la vie les gens qui passent. C’est sûr que je me plante à 100% mais c’est assez jubilatoire. Écouter aussi en douce les conversations. Ce qui ne veut pas dire que je m’en sers après coup . Mais ce qui définit une personne, souvent, ce n’est pas son appareillage psychologico-social, mais la manière dont elle avance et trébuche, la manière qu’elle a de tourner ses phrases. Au théâtre, c’est l’oralité qui prédomine. Ce qui ne veut pas dire, émission verbale. C’est plus que ça. C’est moins ce que je dis que comme je le dis qui va créer un corps donc une action une interaction une scène et une situation et tout au bout un personnage. Encore une fois, je pars à l’envers. Ce n’est pas le personnage qui se crée d’abord, mais sa parole qui constitue un corps puis un personnage qui arrive en fin de course précédé de ses manies, de ses élans et surtout pas de son discours. Le roman n’échappe pas à ce principe que je me suis donné.

Et si j’aime mes personnages ? je n’ai ni à les aimer ni à ne pas les aimer. Je n’ai aucun rapport d’intimité avec eux. Je ne suis pas eux ils ne sont pas moi. Je peux les balayer d’un clic, pas parce que je ne les aime pas, mais parce qu’ils n’ont plus rien à faire dans mes pages. Si le vigile de l’usine et son chien sont là, sans histoire personnelle, c’est qu’ils sont techniquement parlant le repère O’Connor, mais aussi tout panneau indicateur qu’ils soient seront les seuls qui verront la fin de l’histoire. D’autres bénéficient d’extensions ( comme le couple Mona et Stan, leurs amis Morris et la babysitter autrichienne), on ne les reverra pas, mais ils sont les déclencheurs d’un drame qui propulse un des personnages récurrents dans le coma ( autre vie, autre fiction, autre énigme. Il y a à ce propos dans ce livre une chose dont personne ne parle, ce sont les accidents surnaturels qui s’y produisent. Un monde bis. Un monde irréel dans le monde réel. Des soupapes ou des bouches d’aération nécessaires chargées de le vider de sa noirceur ou de le mettre de temps en temps hors sol ).

Je suis étonnée qu’on me dise qu’on a été très attaché au narrateur des Abattus, qui est pour moi le personnage en creux, la silhouette absente, celui à qui il est dur voire impossible de s’identifier. Il faut croire que finalement les personnages échappent à leur destinée de figurants ou de figures non mimétiques pour rejoindre le camp des personnages bon teints. Certains me reprochent un certain cynisme, je me tiens juste à très grande distance, dans l’écriture, de tout ce qui mène au pathos. Et c’est presque mécanique chez moi, quand ça va bien, ça casse, quelquefois c’est une décision, quelquefois un accident d’écriture. Un grand pan ôté qui fait s’aboucher deux fragments qui n’avaient à voir ensemble et qui crée du trouble . Et de la vie aussi. Ecrire c’est ça : moins accumuler qu’ enlever, sacrifier surtout ce qui me semblait bien écrit. Il n’y a pas que les personnages que je maltraite.

Dans Une petite société, on a souvent l’impression d’être avec vous, dans ce génial fatras d’existences bancales. Par certains « emballements » stylistiques, on peut même penser que vous avez pris beaucoup de plaisir. L’acte d’écrire repose t-il chez vous selon un cérémonial bien établi de lieu, de moments dans la journée, de périodes, d’environnement ?

Du plaisir, non. L’écriture n’étant surtout pas un lieu de plaisir. Mais attention, pas de souffrance non plus. C’est juste froid. Le plaisir viendrait à la toute fin, à la relecture, une fois que c’est fait, et que je peux me dire, j’ai pas mal travaillé. Depuis que j’ai commencé à écrire ( une quarantaine d’années maintenant) mes rituels ont peu changé. J’écris tous les jours ( avec des interruptions temporaires, trois ans par exemple, après la mort de ma mère), dans des lieux fixes. En journée. Sur machines à écrire puis Mac, ce qui refroidit pas mal la relation intime qu’on a à l’écriture. Jamais sur papier. Sans notes, pas de carnet avec gribouillages, pas de journal intime. Chez moi exclusivement (les résidences me cassent les pieds et me sont impossibles). Pas dans les trains les avions sur la plage aux terrasses de café. Si en allant faire le marché une phrase sublime me viste, tant mieux, j’essaie de la garder, si en revenant du marché la phrase sublime s’est évaporée, tant pis ou tant mieux, vu que je me méfie du sublime de l’inspiration et de l’inspiration tout court. J’aime bien les bruits familiers de la vie. Quand j’écris. Pas d’enfermement. J’ai chats et chien, donc ça passe et ça vit. Des voisins bruyants. Des voitures ou rien, trois environnements distincts vu que la vie a pu faire que j’aie trois maisons ( donc plus vraiment de raison). Longtemps je n’ai pu écrire qu’à Paris, dans l’atelier de peintre de mon mari. Puis dans mon salon. Lieu de vie. Depuis le Covid et les confinements, réfugiée dans l’Oise, maison de mes parents morts, j’écris de 8 heures à 14 ou 15 heures, sans discontinuer. Et trimballe mon Macbook dans les trois lieux. Chaque lieu ayant sa place définie. Oise, ma chambre( ou le jardin). Paris, mon salon. Loir et Cher, mon canapé devant la cheminée ( ou dehors). J’ai eu un bureau, une chambre de bonne parisienne, deux ans, qui ne m’a servi à rien.

Certains auteurs parlent d’un réel besoin vital d’écrire. En êtes vous ? Curieusement, écrire du Noir, ne serait-il pas pour vous une sorte de défoulement ou de défouloir tant on lit une frénésie très contagieuse chez vous ?

Oui c’est vrai, ce besoin vital d’écrire. Pourquoi est-ce qu’on écrit ? Qu’on s’y remet sans cesse une fois qu’on a fini ? D’où nous vient cette nécessité ? On peut trouver des réponses, qui seraient toutes suspectes. Pourquoi devient-on écrivain ? ou peintre ? ou banquier ? Depuis plus de trente ans j’écris un texte que j’ai nommé provisoirement Enquête et qui cherche d’où m’est venu ce besoin subit, inaltérable d’écrire, sur une plage bretonne en 1977. J’ai des pistes qui valent ce qu’elles valent, mais surtout cette enquête en cours me permet aussi de me situer entre deux voies : ce que je sais et que j’ai vécu ( la vérité ou la mémoire dont je témoigne) , et ce qu’on m’a dit et que je n’ai pas vécu ( le ouï-dire et la rumeur) -résonance évidente avec Une petite société– J’ai choisi la voie du milieu, celle de l’erreur, de la fiction, du mensonge, ce que je ne sais pas mais dont je ferai un réel sonore et vibrant.

Quant au défouloir, non . Écrire c’est tout le contraire du défouloir . Et le Noir n’a rien changé à ma façon d’aborder la fiction, le monde, nous, l’ écrit. J’aborde chaque ouvrage avec la même précision grammaticale et sonore, les mêmes questions et soucis et désir liés plus à la forme qu’au genre mais surtout, depuis le début et en tout, à l’élaboration d’une matière vivante, physique, et qui, je l’espère, respire.

Je m’attache pour le dire vite plus à la ponctuation et à sa désorganisation, à l’ordre et au choix des mots ( leur sonorité), qu’à l’histoire qui se fabrique un peu, du coup, toute seule, et tout ça avec mes doigts (vu que j’écris avec mes doigts) et mes yeux qui sont à peu près aussi mes oreilles.

Quelle serait la B.O idéale pour Une petite société ?

Oh là, aucune idée. Pour Les Abattus, mis en lecture par moi à Théâtre Ouvert avec deux acteurs fétiches, Nicolas Maury et Christophe Brault, j’avais mis bout à bout en continu des BO de films noirs et pas noirs. Pour Une petite société, Lou Reed ? It’s a perfect day ? City life de Steve Reich ?

Et, évidemment la question que j’ai oublié de vous poser…

Qui serait votre auteur Noir préféré ?

Ellroy, qui transgresse et grandement la sphère noire.

Entretien réalisé en octobre 2022 par échange de mails. Un grand merci à Noëlle Renaude pour sa disponibilité et l’intelligence de ses propos.

Clete.

ENTRETIEN avec Noëlle Renaude / « Une petite société » / Rivages

Noëlle Renaude est venue récemment au Noir. La dramaturge reconnue a tout explosé, fusillé en l’espace de deux romans: « Les abattus » en 2020 puis « Une petite société » cette année. Comme à chaque fois qu’un roman nous a séduits particulièrement, on a tenté de joindre la dame… qui s’est gentiment prêtée à l’exercice de l’entretien par mail. Nous vous proposons ce passionnant moment récent en deux parties, une première sur son impressionnant parcours littéraire avant Rivages et une très belle suite le weekend prochain.

Avec “Une petite société” et “Les abattus”, vous avez fait une entrée très remarquée dans l’univers du Noir français. Votre distinction de Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres obtenue en 2021, indique que vous avez une très longue carrière littéraire, mais pouvons-nous savoir, au préalable, un tout peu plus sur la femme Noëlle Renaude ?

La femme est née au milieu (pile ) du vingtième siècle, quelques heures avant Noël, ce qui n’aurait eu, disaient mes parents, aucune incidence sur mon prénom choisi au hasard du calendrier. J’ai un frère, trois ans de plus que moi, qui est à l’école des Métiers d’Art ( qui n’existe plus, devenue le Musée Picasso) et m’initie au jazz. Parisienne j’ai vécu et vis à Paris. Bac en 68. Histoire de l’Art à Paris X Nanterre. Puis Langues O ( langue et littérature japonaises). Je rencontre à l’âge de 22 ans celui avec qui je vais vivre jusqu’à son suicide en 2013, Pierre-Marie Ziegler, peintre. Nous avons un fils, Julien Ziegler, peintre. J’aime Paris mais surtout la campagne. Vacances d’été en Normandie, plages du débarquement, côté paternel et Vexin côté maternel. Normands pur souche depuis le XVème siècle, et donc sans doute au-delà des ténèbres administratives. Je me sens plus rurale que citadine. On m’a appris à marcher, à arpenter, à faire front, à faire confiance à mes pieds, à dire non, je fais de la gym, je fais du vélo depuis toujours, je dors bien, j’adore le bon air et les vaches, ce qui semble suspect aux adorateurs d’oreille coupée. Je surmonte, je crois, les épreuves, les deuils surtout, comme on me l’a montré. Continuer vaille que vaille. Et j’écris. Entre Paris au pied de Montmartre, bord d’Oise ( maison de mes parents), Loir-et-Cher ( ancienne ferme très symbolique achetée en 92 par mon mari et moi au cœur des champs).

Cette distinction de commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres récompense une vie dans la littérature mais dans un cadre que l’on connaît beaucoup moins chez Nyctalopes et peut-être, sûrement, qu’il serait mieux que vous nous parliez vous-même de votre carrière de dramaturge ?

Dès que j’ai commencé à écrire j’ai écrit du, pour le théâtre, sans savoir ce que c’était. J’y allais depuis l’âge de 12 ans, Jean Vilar et TNP. Mais ça ne me disait pas, cette fréquentation des théâtres, comment ça fonctionne. J’ai trouvé dans cette énigme une matière réfractaire qui m’a jetée dans l’écriture. Dédaignant tous les modèles, j’ai rassemblé cinéma, poésie, roman et le trou béant de la scène pour en faire pendant trente ans un chantier permanent de questions dramaturgiques, de démontage dramaturgique, de nettoyage radical des conventions. Ne pas obéir à la règle n’a pas été un choix de rébellion débile mais une nécessité vitale pour essayer de voir jusqu’où ça fera encore et toujours du théâtre. L’écriture a tout fait, tout malmené, tout manipulé, tout déglingué. Et ça m’a valu cette médaille de Commandeur des Arts et Lettres, que je partage, dans mon domaine, avec trois morts, Pagnol, Obaldia et Vinaver. Je dois dire que je n’en suis pas revenue et n’en reviens toujours pas. Il faut croire donc que dans l’ombre des ministères et des cabinets et de l’institution certains veilleurs ont vu la taupe que je suis, d’une certaine façon, avancer sans aucun compromis. Je sors tout de même à heures fixes pour voir à quoi ça ressemble là-haut. Il faut dire aussi qu’à la sortie de mes études inachevées ( pour cause de béatitude amoureuse et pétards) j’ai écrit des articles sérieux et théoriques sur l’art contemporain , puis sur le théâtre, dans des revues sérieuses et théoriques. J’avais, quand je me suis lancée dans le théâtre, des outils de réflexion que j’ai mixés à Bonne Soirée, dans la foulée, ce qui a créé une sorte de singularité qu’on me reconnaît, et qui pour résumer serait : mettre ensemble ce qui ne va surtout pas ensemble.

Bien sûr, c’est une question toute simple, bateau, mais quand et pourquoi avez-vous commencé à écrire ?

J’ai vingt-sept ans. Cela fait cinq ans que je vis avec un peintre, qui a le même âge que moi. J’ai lu Proust, tout, plusieurs fois. Je ne sais pas encore ce que je veux faire. On m’a dit, tu as le droit de te tromper. Je fais des petits boulots. Je donne des cours de français à des diplomates japonais. Je traduis une nouvelle de Oé Kenzaburo. Je ne sais pas écrire. Ça se voit. J’aurais dû faire lettres mais je ne veux pas être prof. Bref au retour de vacances en Bretagne, à regarder la mer, à ressasser Proust, à regarder mon peintre peindre et à tenter de peindre moi aussi, j’achète un cahier, un crayon et une gomme et je me jette dans des « régurgitations proustiennes », puis des nouvelles, un début de roman, c’est mauvais, un ami comédien a une idée, un monologue, je me dis, ça doit être facile ça un monologue, et j’entre dans la matière réfractaire, la parole dans un corps sur une scène, qui me résiste, mais c’est moi surtout qui résiste. J’abandonne la voie royale du roman. Je me contenterai pendant trente ans de la marche juste en dessous. Puis arrive Bonne Soirée. Petit boulot comme un autre. On me donne des romans, polars et sentimentaux , à condenser. Les réduire, tous à 40 ( polars) ou 120 ( sentimentaux ) pages.


Quand je vous ai rencontrée brièvement à “Noir sur la ville” l’an dernier, vous m’aviez dit que vous ne saviez pas ce que c’était que le Noir, et on sait tous les deux que c’est faux, pourriez-vous nous raconter cette drôle d’expérience avec le magazine Bonne Soirée ?

C’est vrai, je ne savais pas ce que c’était que le roman noir, en tout cas qu’il y avait une différence entre policier et noir. Bonne Soirée m’a ouvert une drôle de porte. Privée de mes diplomates et de mes cours, je passe l’examen de correcteur ( décerné exclusivement par CGT du Livre à la Bourse du travail, pas une blague), j’envoie des lettres à différents éditeurs pour trouver du boulot, ( qui me refusent ou ne répondent pas) dont une aux éditions Dupuis à Bruxelles, éditeur de BD mais aussi, et je l’ignore, du magazine Bonne Soirée, revue de lecture de divertissement. On me répond et on m’offre de faire ce « digest » de romans déjà publiés. Je fais ça pendant quelques années. A force de cisailler du sentimental à la pelle pour BS d’un côté, de fournir des articles théoriques d’un autre et de patauger au centre dans mon écriture personnelle ( dix ans d’apprentissage), je rassemble les termes de la parenthèses et je suis en 87, publiée par Théâtre Ouvert ( temple de l’écriture dramatique contemporaine ) puis par mon éditeur historique Théâtrales ( autre temple de l’écriture contemporaine) tout de suite après. Juste à ce moment, Bonne Soirée me propose, ( vous gagnerez un peu plus) de ne plus condenser de romans mais d’en écrire. Ce que je vais faire de 87 à 97, à raison d’un ou de deux romans par mois tapés sur machine mécanique, donc pas de repentirs, de corrections, trop de papier à ne pas gaspiller, on y va d’un seul jet, sentimental et polar, deux jours maximum. J’en ai écrit près d’une centaine. Sous une dizaine de pseudos. Les polars étaient plus courts. Il fallait être efficace. On ne me demandait pas non plus de renouveler le genre mais j’ai tenté de le faire, avec mes moyens. Que l’intrigue flanche, pas grave, l’écriture compense et assume. C’est là, je crois, que j’ai véritablement appris à écrire, à faire des choix, à comprendre que les intrigues valent moins que les phrases et leurs mouvements. Ces romans « alimentaires » je les ai écrits avec la même visée que le reste, ne pas donner de la soupe à ceux ou celles qui les liront, ne pas obéir au dogme de la fin heureuse, ne pas présumer de ce que voudraient les lecteurs, même chose pour les spectateurs, je ne leur donne pas ce que j’estime qu’ils veulent, je ne vais pas vers eux, c’est à eux de venir vers moi, s’ils y viennent tant mieux, sinon tant pis. C’est une règle que j’ai appliquée pour tout. Faire passer l’écriture avant tout le reste. Parce que pour le reste, au fond, je le voyais bien avec Bonne Soirée, toutes les intrigues se valent. Ne les distingue que l’écriture qui les malmène ou les sublime. Un dessin de Sempé génial montre un pauvre auteur qui a apporté à un éditeur son énorme manuscrit, l’éditeur rigole, vous croyez que j’ai le temps de lire ça ? élaguez et revenez. Le type revient, il en reste la moitié, même chose, pas le temps, élaguez, et ça dure et ça dure, le pauvre type revient avec une feuille, l’éditeur lui dit, pas le temps dites-moi de quoi il s’agit, et l’auteur dit, voilà c’est une femme qui s’ennuie. Ah non madame Bovary on a déjà.

Venons-en à vos deux romans chez Rivages, quelle est l’origine de ce projet ? Qu’est-ce qui vous a fait entrer dans le Noir ?

C’est tout simple. Valentin Baillehache, éditeur chez Rivages Noir, veut renouveler son panel d’auteurs noirs. Encore étudiant en Lettres à la Sorbonne il a fait un stage aux éditions Théâtrales puis la vie passe. En 2018, il me contacte, me demande si ça m’intéresse d’écrire un roman noir pour Rivages, il me dit qu’il m’a lue à 20 ans et n’a rien compris. Je saute sur l’offre, sur la commande. J’en ai marre du théâtre. Mes derniers textes ont tout l’air de romans, de récits, même s’ils sont cisaillés d’oralité, et toujours publiés et destinés à la scène. Mais fidèle et loyale je m’entête à dire, je ne vais pas basculer dans le roman puisque mon théâtre c’est du roman. Valentin me précise, un roman noir, pas un polar. Je me balade sur Google. J’apprends que le roman noir c’est social, que le polar c’est une enquête, que Zola pourrait être le premier auteur noir. Et j’attaque Les Abattus, sans savoir comment m’y prendre, un peu comme je l’ai fait pour le théâtre. Or j’ai, quand même, de la bouteille. Côté écriture. Histoire de me rassurer je décide de partir de zéro : je suis né etc etc et d’aller ainsi de cahots en traits sociaux tout au long de la vie de ce narrateur sans nom, comme le monologue théâtral d’un type qui raconte sa vie de sa naissance à sa mort. Et inévitablement, ça m’a vite cassé les pieds, le narrateur, je n’en pouvais plus, donc je casse le récit, fais disparaître le bonhomme, et reprends les rênes du récit, sans qu’on s’aperçoive tout de suite de la supercherie, c’est comme ça que j’avance, jamais en lignes droites, je n’arrive pas à les tenir. En randonnée, à la montagne, c’est la même chose, je dévie sans cesse pour explorer d’autres pistes. En écrivant Les Abattus, j’étais cernée par la commande Noir. M’en suis débrouillée avec la panoplie du Noir et du polar : du social, des drames, des meurtres, des flics, de la noirceur. Aucun texte précédent, destiné au théâtre, n’a de toutes façons échappé à la noirceur. C’est comme un tic chez moi. Je suis incapable de pousser les choses dans un sens d’optimisme général ou de rédemption finale. Pas de morale. Pas de jugement. Un regard de biais. Et de la vaillance, parce qu’il en faut. C’est passé, avec Valentin, après quelques heurts de passage sur des questions de ponctuation, de phrasé, d’oralité planquée. Rien sur l’intrigue et ses développements. On se frite plus sur l’écriture et ses dispositifs Au moment des corrections, je m’aperçois que mon éditeur récalcitrant ( un peu seulement parce que je peux lui dire merci) est devenu plus renaudien que moi.

Récidive en 2020. Un deuxième livre sera le bienvenu. Je me sens déjà un peu plus détachée du genre. Je m’en fous, en réalité, du genre, je n’ai toujours fait que ça, me foutre des genres.

A suivre …

Clete, octobre 2022.

UNE PETITE SOCIÉTÉ de Noëlle Renaude / Rivages

J’avais rencontré brièvement Noëlle Renaude l’an dernier à Lamballe au salon Noir sur la ville. Quand je lui avais dit mon admiration pour son premier roman Les abattus, oeuvre particulièrement noire, elle m’avait répondu en gros qu’elle avait fait comme elle avait pu parce qu’elle ne savait pas trop ce que regroupait cette notion de “noir”, aux si nombreuses définitions il est vrai. Pour autant l’auteure, dramaturge connue, n’est pas une novice dans le polar ayant écrit par le passé des dizaines de nouvelles policières sous pseudonyme pour le magazine Bonne Soirée. L’une d’entre elles, Il faut un héritier, a d’ailleurs été réalisée au cinéma en 2O21 sous le titre La pièce rapportée avec notamment Josiane Balasko et Philippe Katerine à l’affiche.

Les abattus, par son ton, par son écriture, par sa noirceur plombante, déprimante, a expédié vers le vintage certains auteurs qui croyaient se la jouer fine… On pouvait reprocher à son premier opus d’avoir choisi la facilité en exposant des gens qui étaient déjà des caricatures de beaufitude dans leur vie, dans leur comportement, dans leur condition, dans leurs rêves… un monde triste, dans une France périphérique oubliée, très justement observée et rendue. L’amateur de noir peut aimer lire ces destins de personnes dans une merditude sans nom mais, tout en sachant que ces histoires finissent souvent plus mal qu’elles n’ont commencé, il ne dédaignera pas forcément quelques éclaircies, quelques beaux comportements… la fleur qui pousse sur le tas de fumier. On pouvait trouver cela dans Les abattus. Ah si, un tout petit peu quand même, Noëlle Renaude n’avait pas tout flingué à l’époque. Là, c’est une toute autre histoire. Que dalle, rien, nada, zob, que tchi, des clous !  Dans Une petite société, Noëlle Renaude remet une seconde couche plus létale, plus toxique. Tout est noir, sale, vulgaire, triste, navrant, comme dans le premier sauf que ce coup-ci, on n’est plus chez les Bidochon, c’est les Français moyens qui morflent et ça fait mal. Vous ne vous en vanterez pas non plus, mais on peut très certainement retrouver ici certains de nos petits travers, de nos sales habitudes, de nos mauvais goûts, de nos petites trahisons, de notre petit côté dégueulasse. Rien de bien grave, juste du moche qu’on cache.

Alors, si vous n’avez pas aimé Les Abattus, je crois que je vous ai déjà suffisamment fait perdre votre temps. Si vous voulez débuter dans le Noir, disons sociétal, il y a peut-être des couleuvres plus faciles à avaler. En fait, si vous n’êtes pas habitués à vous faire rentrer dedans, Noëlle Renaude, la diva punk du Noir, va vous plomber ce début d’automne et vous faire perdre le peu de crédit que vous accordiez encore à vos contemporains. Enfin, si vous avez apprécié le premier roman, foncez, celui-ci est pire.

“Tom, jeune handicapé mental, vit sous la tutelle d’une prétendue veuve et d’un homme à tout faire dans une grande demeure mal entretenue. Son père, homme d’affaires anglais, s’est suicidé une nuit dans la bibliothèque. Quand Tom, travaillé par ses pulsions sexuelles, tente d’enlever la fille prépubère des voisins, les regards convergent sur l’étrange maisonnée, qu’observe depuis longtemps déjà la comptable de l’usine d’en face. Assistante sociale, flics, détectives, voisins, badauds, tous semblent avoir leur petite idée sur ce que cachent les grilles de la maison en haut de sa pelouse.”

Il y a sûrement des quatrièmes de couverture plus dures à faire que d’autres et puis il y en a des impossibles et on ne peut que féliciter l’éditeur de s’en être sorti ici. Rivages lance le roman avec cet incident finalement mineur mais mettant en lumière une maison, centre névralgique de cette terrible Cour des Miracles. On aurait aussi pu l’introduire par l’histoire de Louise, une employée d’une usine qui pendant 30 ans va regarder ce qui se passe dans cette demeure bourgeoise sur laquelle donne son bureau. Elle va observer, épier, guetter, fureter, supputer, imaginer, cancaner la vie de cette maison. Alors, très tôt, le lecteur va comprendre qu’il s’est passé effectivement des trucs louches, la  mort mystérieuse d’une femme qui tombe et qui meurt, comme ça, pas plus. 

Et puis ça part dans tous les sens tout en restant presque à vue du cadre : la maison. Avec un réel talent d’écriture parfois minimaliste et tout simplement parfait, elle décrit des hommes et des femmes aux vies tristes, où chaque matin c’est lundi, où on survit comme on peut dans son existence sans saveur, sans couleur, sans espoir “ Yeux flasques menton qui ballotte et mémoire qui vacille, plus de doute Mignon picole”. Et à d’autres moments c’est un torrent verbal, des diatribes sans fin écrites à la kalach, sans point visible à l’horizon avant une page et demie, criblées de virgules où vous vous accrochez pour encaisser ce que vous morflez. Attention, c’est plombant mais c’est extrêmement addictif car on sait qu’un, voire plusieurs crimes, ont pu être commis dans la maison et pourraient se reproduire. 

Les personnages sont vils, l’auteure nous fait entrer dans leurs cerveaux, nous montre les dysfonctionnement de chacun, les tares, les raisonnements malades, les fuites dégueulasses, les histoires lamentables, navrantes, honteuses. Méfiez-vous des digressions qui semblent anodines, leur final vous laisse souvent K.O.. On voit bien que Noëlle Renaude a pris un grand plaisir à écrire cette histoire, partant dans des digressions très longues, vous amenant à vous demander si vous avez toujours le bon bouquin entre les mains, pour toujours rebondir sur ses pieds et recommencer à vous malmener. Aucune violence n’est visible et pourtant on prend cher. On suit Noëlle Renaude avec bonheur quand elle s’emballe pendant cinq pages sur une scène qu’elle aurait pu boucler en quelques lignes, y restant tellement elle est bien dans le dawa qu’elle a créé sous nos yeux ébahis et parfois horrifiés.

Je n’ai aucun doute sur la médiocrité de cette recension que j’ai déjà retardée plusieurs fois, conscient de ne pas être à la hauteur de l’originalité et de la liberté d’écriture de l’auteure. Pour parler simplement, Une petite société était un passage obligé pour Nyctalopes. 

Merci madame Renaude.

Clete

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