Nyctalopes

Chroniques noires et partisanes

BILAN 2025 / Clete.

2025 aura été une année littéraire tronquée dès le départ. En effet, ce fut l’année Benjamin Dierstein qui va tout défoncer en deux romans. Nulle histoire n’a et n’aurait pu atteindre la perfection abordée dès février avec Bleus, blancs, rouges, la fin des années Giscard, BLAM ! suivi d’une seconde explosion aussi létale en septembre avec la suite L’étendard sanglant est levé, le début des années Mitterrand, BLAM ! BLAM !  On attend la fin de la trilogie pour janvier.

Alors forcément, et même s’il ne faut pas comparer les œuvres, le travail fourni, l’ambition d’une histoire… les romans suivants m’ont paru plus ternes. Aussi, plutôt qu’une hotte remplie de « bons livres », cette année, présentons juste l’excellence que nous avons eu la chance de croiser. Pour conserver les précieux bonheurs de lecture et ne garder que l’exceptionnel… à mes yeux.

BLEUS, BLANCS, ROUGES de Benjamin Dierstein / Flammarion.

« L’intrigue est exceptionnelle, irrespirable et passionnante. La violence d’une époque est montrée sans fard mais aussi sans voyeurisme dans un tempo totalement halluciné où certaines structures de phrases, des paragraphes animés comme des mantras, ne manquent pas d’évoquer certaines folies d’Ellroy. » 

L’ÉTENDARD SANGLANT EST LEVÉ de Benjamin Dierstein / Flammarion

« Aussi létal que Bleus, Blancs, Rouges,  L’étendard sanglant est levé est encore plus furieux et explose dans de multiples directions que l’on n’attendait pas forcément, mais toujours avec un souci de présenter l’essentiel au lecteur parfois déboussolé dans ce marigot alimenté par les affaires françaises mais aussi par les irruptions étrangères, Paris étant devenu le terrain de jeu préféré des poseurs de bombes. Remarquable ! »

LE CHANT DU PROPHETE de Paul Lynch / Albin Michel

« Nationalisme exacerbé, état d’urgence, perte des libertés, complotisme, fascisme, arrestations, emprisonnements, stigmatisations et enfin guerre civile… un abominable crescendo vers l’horreur raconté à hauteur d’innocents. La mécanique du désastre d’Eilish épouse brisée et mère de quatre enfants qui appréhenderont chacun à leur manière l’injustice, la barbarie, la guerre, la mort… Un roman aussi précieux qu’effroyable éclairé par le talent et l’humanité de Paul Lynch. »

LE JEU DE LA RUMEUR de Thomas Mullen / Rivages Noir

« Un grand roman historique et politique doublé d’un bon polar, premier volume d’une trilogie, Thomas Mullen la grande classe ! »

LE MONDE EST FATIGUÉ de Joseph Incardona / Finitude

« Le monde est fatigué est donc une nouvelle variante de « la lutte des classes » avec l’histoire d’une femme flinguée par la vie, la connerie, le fric roi. Mais ici, pas d’apitoiement, on a presque brisé Êve mais surtout on a fait de la jeune femme une guerrière que personne ne pourra arrêter dans sa quête. Redoutez le chant des sirènes… »

A LA TABLE DES LOUPS d’Adam Rapp / Seuil

« Animé d’une réelle force narrative, suggérant l’indicible sans jamais le montrer, offrant parfois quelques clés très troublantes au détour d’une page A la table des loups est un roman redoutable, triste à fendre le cœur parfois, développant les mécanismes d’une omerta familiale, laissant un trace indélébile et interrogeant sur les désordres de la psyché, sur les maladies mentales. » 

LE SANG DES COLLINES de Scott Preston / Albin Michel

« Très vite, alors qu’émergent la violence et les peurs, un crescendo redoutable vers la bestialité créant une atmosphère souvent irrespirable, apparait aussi une autre histoire, beaucoup plus humaine, philosophique. Une colline, le cours d’un ruisseau, un rocher, une bergerie, un vent hurlant venu d’Irlande faisant courber l’échine, un abri, un bois… Qu’est-ce qui fait que certains hommes et femmes, malgré l’hostilité de la vie, les difficultés, le malheur, la douleur, s’accrochent à un lieu, à des contrées inhospitalières où l’homme n’est plus qu’une bête parmi les autres… »

That’s all folks !

Et puis mon plus grand bonheur de 2025 selon une plate-forme suédoise de streaming musical.

LES DÉLICES DU DÉMON d’Ambrose Bierce / Finitude.

The Fien’s Delight

Traduction: Jérémy Chateau

« Paru en 1873 à Londres, où Ambrose Bierce s’est exilé pour trouver la célébrité, un recueil de textes courts, de l’essai au poème, représentatifs de son humour noir.
Il navigue sur les thèmes de la moralité, du surnaturel et du macabre. Son utilisation de l’ironie et de la prose satirique reflète la désillusion d’une époque marquée par les conflits et les bouleversements sociétaux. »

Jusqu’ici inédit en France, Les délices du Démon est considéré comme le recueil, le fracas qui introduit l’œuvre la plus célèbre d’Ambrose Bierce Le dictionnaire du diable que l’on trouve encore dans les librairies mais qui, malgré sa virtuosité, n’offre pas le même réel plaisir de lecture. Journaliste, novelliste, poète, Bierce était surnommé « l’homme le plus méchant de San Francisco » tant on craignait son art à épingler férocement ses contemporains. Ancien combattant de la guerre de Sécession, il a aussi écrit sur le conflit et montré, dans l’horreur, l’absurdité de la guerre. Admiré par ses pairs, de Jack London à Lovecraft en passant par Stephen King, Bierce a consacré la majeure partie de son œuvre à la littérature fantastique. Il est aussi présent dans la première saison de True Detective qui met en scène la ville de Carcosa, une de ses créations. Parti soutenir la lutte de Pancho Villa, on perdra sa trace au Mexique peu avant la première guerre mondiale.

Dans Les délices du Démon, son premier ouvrage, on le découvre en brocardeur furieux et désinvolte de ses contemporains et de leurs peines, de leurs actes et crimes que l’on a tendance à attribuer au diable, au démon, au Malin alors qu’elles ne sont que la conséquence de la banale vilénie humaine. Nul besoin de présence surnaturelle pour tuer son époux, son voisin, l’étranger de passage et Bierce, méchant et souvent irrésistible, montre notre part sombre avec un humour noir fin et élégant. Alors, on est dans un sacré pandémonium et Bierce y fourre tout, de petites histoires cruelles d’une à deux pages, des « ricanismes », des extraits de presse fictifs, des poésies (hum, à éviter), des fulgurances de trois à quatre lignes… tout est bon pour défoncer la bonne société américaine et ses tares…

« Un étranger en haut-de-forme est arrivé en ville hier, et s’est installé à la Nugget House. Ce matin, les garçons jonglaient avec son couvre-chef. Les obsèques auront lieu à quatorze heures. »

Alors, tout n’est pas parfait dans cet immense foutoir, tous les textes en se valent pas, certains contenus restent cryptés mais on sent constamment une belle hargne destructrice, un verbe fort et le propos s’avère souvent méchamment jouissif. Ajoutons aussi que Bierce avait une très belle plume dans un siècle qui n’en manquait pas et que les « saloperies » qu’il peut raconter sur ses contemporains prennent une toute autre dimension. Bonheur de lecture particulièrement immoral écrit avec beaucoup de morgue et de désinvolture, Les délices du Démon s’avère une délicieuse friandise enrobant les pires penchants de l’homme, qu’on déguste petit à petit, au gré de nos envies de contempler les manifestations du malheur… chez les autres.

« Le surintendant de la mine, Mag Davis, nous a sollicités pour passer l’annonce suivante : il serait bon de mettre un terme à l’habitude de balancer des Chinois et des Indiens dans le puits, car le travail a repris dans la mine. Le vieux puits, derrière chez Jo Bowman, est tout aussi valable, et plus proche du centre-ville. »

Clete.

PS: les amateurs de l’excellent auteur belge Bernard Quiriny y trouveront assurément leur bonheur.

BILAN 2025 / Brother Jo.

2025 fut une nouvelle année littéraire, pour ma part, relativement éclectique. Toujours plutôt en recherche d’œuvres qui s’inscrivent dans une certaine marge plutôt que celles qui cochent un peu toutes les cases de tel ou tel genre, la moisson fut bonne bien que les véritables claques se soient faites rares. Les livres les plus marquants resteront pour moi Taxi de nuit de Jack Clark et Le Loup de la famille de Souhaib Ayoub. Un réel plaisir aussi de retrouver Charlotte Boulard avec A trois, on saute. Les éditions du Gospel, dont j’apprécie particulièrement le travail, continuent de se développer et de nous régaler. Du Gospel, que du bon, avec une préférence pour Ta vie dans un trou noir de Bucky Sinister et Rien ne pourra t’atteindre de Nicola Maye Goldberg. Toujours de bonnes surprises également chez Quidam avec notamment cette année Rêve d’une pomme acide de Justine Arnal. Et puis c’est nouvelle collection chez Fleuve, Styx, dont les premières publications plus que convaincantes m’ont permis de découvrir Sophie White avec Vers ma fin. Enfin, je me suis essayé pour la première fois à Mariana Enriquez et son excellent recueil Un lieu ensoleillé pour personnes sombres. Sans oublier cette curiosité chez Paulsen qu’est Cairns de Martin Baldysz. 2025 ce fut également pour moi l’occasion de réaliser deux entretiens fleuves, l’un avec John Darnielle pour La Maison du diable publié en 2024 chez Le Gospel, et l’autre de l’un de mes grands maîtres de littérature, le toujours humble et passionnant Donald Ray Pollock dont je ne recommanderai jamais assez l’oeuvre.

TAXI DE NUIT de Jack Clark / Sonatine

« Taxi de nuit est un authentique roman d’atmosphère, noir comme les nuits qu’il traverse. Un récit très brut et d’un réalisme saisissant, particulièrement minutieux, donc autant dire écrit d’une main de maître. Impossible de décrocher une fois que l’on s’est plongé dedans. Un court mais grand livre qui a tout d’un classique. »

LE LOUP DE LA FAMILLE de Souhaib Ayoub / Actes Sud

« Quelle fascinante plongée dans Tripoli qu’est Le Loup de la famille ! Un roman court et sinueux, particulièrement dense, qui imprime dans votre cerveau des images parfois dures mais puissantes. »

A TROIS ON SAUTE de Charlotte Bourlard / Au diable vauvert

« C’est avec plaisir que l’on retrouve la plume simple et percutante de Charlotte Bourlard qui ne craint jamais d’être cru, frontale et perturbante. Elle ne prend pas de pincettes, c’est certain. Avec A trois, on saute, elle continue d’explorer les bas-fonds de la société sans jamais porter de jugement sur les marginaux qui peuplent son univers. Il lui arrive même de leur donner une part de lumière dans la noirceur qui est la leur. »

RIEN NE POURRA T’ATTEINDRE de Nicola Maye Goldberg / Le Gospel

« C’est un peu la marque de fabrique du Gospel, Rien ne pourra t’atteindre de Nicola Maye Goldberg n’est évidemment pas un livre pour tout le monde. Mais qu’on se le dise, on a là l’un des page-turners de l’année. Un roman noir absorbant et en marge de ce qui se fait habituellement dans le domaine. Également un bon rappel que ceux qui aiment ou disent aimer, sont aussi capables de violence, et que les femmes en sont généralement les premières victimes. »

TA VIE DANS UN TROU NOIR de Bucky Sinister / Le Gospel

« Ta vie dans un trou noir c’est San Francisco Parano. Bucky Sinister a pondu un roman complètement halluciné et dopé à l’humour noir, quelque part entre Philip K. Dick, Hunter S. Thompson et William S. Burroughs. Une satire aussi triste qu’hilarante. Un livre pour le moins addictif, c’est peu de le dire ! »

REVE D’UNE POMME ACIDE de Justine Arnal / Quidam

Sans nul doute, le roman de Justine Arnal est une précieuse surprise dont le charme mélancolique séduit. Un livre sensible qui dit beaucoup de la vie en seulement 200 et quelques pages. C’est une belle et sincère voix qui s’exprime ici. On en reprendrait bien encore un stück, comme on dirait par chez nous.

VERS MA FIN de Sophie White / Fleuve éditions

Vers ma fin est un roman d’horreur monstrueux, peu ragoutant et viscéralement dérangeant. Vous aurez certainement envie de poser ce livre mais ne pourrez pas le lâcher. Tout à fait prenant et tout ce qu’il y a de plus noir.

UN LIEU ENSOLEILLÉ POUR PERSONNES SOMBRES de Mariana Enriquez / Editions du Sous-Sol

« Avec son livre Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, Mariana Enriquez saura, à minima, vous inquiéter, mais peut-être même vous glacer le sang. L’exercice de la nouvelle, trop souvent mésestimé, est ici exécuté avec une intelligence certaine et un imaginaire captivant. Un recueil de nouvelles effroyablement appréciable. »

CAIRNS de Martin Baldysz / Paulsen

« C’est d’une écriture sobre et précise que Martin Baldysz nous conte cette étrange histoire. Il ne privilégie aucun genre littéraire mais touche un peu à l’un ou à l’autre. Il nous amène à nous poser des questions mais sans jamais vraiment y répondre. Il nous laisse supposer que son texte va aboutir à un dénouement qui apportera la lumière sur toutes ces zones d’ombre. Mais non, le flou demeure et le mystère avec. »

On ne va pas la refaire mais on va la refaire quand même, à chaque année son lot d’artistes que l’on apprécie et qui passent malheureusement l’arme à gauche. Je peux en citer plein mais je vais me contenter de deux que j’affectionne particulièrement. Tout d’abord David Lynch, géant du cinéma avec plusieurs cordes à son arc et dont l’œuvre incroyable fascinera toujours. Et puis il y a eu la disparition de Bill Fay, musicien de génie mais toujours resté dans l’ombre, alors qu’il aura composé des disques d’une beauté fulgurante dignes des plus grands. Je vous invite vivement à vous replonger dans ses disques ou à le découvrir si vous ne le connaissez pas.

Brother Jo

BAGARRE d’Yvan Robin / In8

Bergerac, Aurillac, Muzillac, Jonzac… des noms aux sonorités qui fleurent bon la France des campagnes plutôt vers la façade atlantique et le Sud-ouest. Des communes assoupies, une vie au ralenti, paisible ou ennuyeuse selon les avis, des terrasses de café sur des places ombragées, des gens qui se connaissent un peu tous flinguant l’anonymat certes mais procurant parfois un sentiment protecteur par l’appartenance à une communauté qui fonctionne au rythme des horaires des boutiques et des troquets. Rien de plus erroné comme va nous le monter Yvan Robin que nous suivons depuis quelques années déjà et qui propose un court récit, une novella nommée sobrement et sombrement Bagarre.

Originaire de la ville, Yvan Robin a fouillé dans les archives communales et dans la mémoire des témoins pour nous raconter la baston du siècle à Jonzac, « paisible » commune de moins de 4000 habitants, son château et son bar « Le canotier » où se pratiquent des joutes de karaoké le samedi soir. Mais en ce samedi 2 octobre 1999, tout va partir en « distribil » et le bar « branchouille » de Jonzac va devenir le furieux théâtre d’une version charentaise de Fort Alamo.

Yvan Robin nous raconte la soirée, se concentrant sur l’évènement, à l’os, se protégeant d’une quelconque partialité. Le récit est tendu et si on ne connait pas l’événement, on peut s’inquiéter sur le devenir de certains innocents piégés dans ce déferlement de violence. On est à une époque où les réseaux sociaux n’existent pas et donc le récit n’a pas été pollué par de multiples versions aussi farfelues et faussées que complotistes.

Pour aider à une plus fine compréhension, Yvan Robin raconte aussi l’avant regrettable et l’après lamentable menant finalement les deux clans à une parfaite égalité dans la connerie. Bien sûr, durant ce « Blitz » jonzacais que d’aucuns prévoyaient, il y aura bien du sang, de la sueur et des larmes noyés dans des relents d’alcool et de testotérone, parfaitement guidés par une évidente connerie, une xénophobie flagrante et magnifiés par l’alcool.

L’actualité de ces derniers mois avec ces drames lors d’affrontements entre bandes dans des soirées rurales indique qu’une forme de violence gagne la campagne jusqu’alors protégée et cet intéressant instantané d’une fin de siècle à Jonzac montre que ce n’est pas un phénomène aussi récent qu’on veut bien nous le répéter. Un jour en France !

Clete.

Du même auteur chez Nyctalopes:

HERVÉ LE CORRE, MÉLANCOLIE RÉVOLUTIONNAIRE, LA FAUVE, APRÈS NOUS LE DÉLUGE, L’ APPÉTIT DE LA DESTRUCTION.

Sur un mode beaucoup plus léger, on pourra aussi écouter une version finistérienne épique, légendaire de bagarres dans les bars et ailleurs… La légende des frères Guillevic ! Personnes sensibles s’abstenir.

WHITE CITY de Dominic Nolan / Rivages / Noir.

White City

Traduction: David Fauquemberg

«– Il est où, Papa ?
– Au travail, j’imagine.
– Elle voulait quoi, Maman ?
– Que j’éteigne le soleil. »
Nees haussa les épaules, cette requête n’étant pas la plus impossible que leur mère eût jamais faite.»

Tout est là, dans les premières pages du livre, le début d’une histoire discrète : Un papa jamaïcain soudainement absent, une mère déjà à la dérive, une fillette, Addly, qui va devoir prendre en charge sa petite sœur Nees, et un adorable petit voisin, Chabon, débrouillard et généreux… Des enfants qui vont devoir grandir avec le manque d’argent, de nourriture, le logement insalubre, les escrocs et la peur. Il y a un autre père qui ne rentre pas non plus à la maison, le mari de Claire et le papa de Ray… Nous allons les suivre dans leurs tourments dans cette ville de Londres de 1952 jusqu’aux émeutes raciales de Notting Hill en 1958.

Mais où est le spectaculaire ? le braquage du fourgon postal ? le plus grand vol de l’histoire britannique ? celui qui affole, politiques, flics et médias ? N’est- il pas le sujet principal du livre ? Le déclencheur sans doute, mais on peut ne pas lui accorder la vedette…On connaît d’ailleurs tout de suite les coupables : Teddy Nunn alias « Mother », lieutenant sanguinaire de Billy Hill, chef de la pègre…Mother qui va avoir la cruauté d’exécuter les quatre braqueurs …une vraie boucherie…

Alors on revient à cette ville ravagée par les bombes nazies de la deuxième guerre mondiale, qui tarde à se reconstruire, « ses zones d’anéantissement » que se partagent les enfants pauvres et les rats. Les quartiers délabrés et les bars malfamés, empires du racket et de la drogue, dans lesquels navigue un personnage ambigu et torturé, blessé, trahi, Dave Lander :

«Perché depuis six ans sur le fil du rasoir entre flics et gangsters, Lander ne voyait plus guère de différence entre les deux. Peu lui importait»

Les personnages sont complexes, attachants ou odieux, mais toujours bien travaillés. Mais… (et c’est tellement dommage !) on peut regretter des passages confus avec quelques redites, des erreurs dans le nom des personnages : l’auteur lui-même confond Ray et Chay : Charles Bonamy, alias Chabon ou Chay…mais comment ne pas s’y perdre ?

Ce deuxième roman de Dominic Nolan (en 2024 paraissait Vine Street), est aussi un polar très dense et de belle facture. Il raconte plusieurs histoires tissées au sein d’une société en crise et aux prises avec les premières vagues d’immigration : A la fin du livre, quelques centaines de Blancs, les Teddy Boys , s’en prendront aux gens de couleur, aux cris de « Keep Britain White ».
Se rappeler que le 13 septembre 2025, ils étaient 150 000 manifestants d’extrême droite à défiler dans ces mêmes rues de Londres, réunis sous le slogan « Unite the Kingdom » et sur leurs pancartes on pouvait lire « renvoyez-les chez eux »…

Un sombre et admirable roman, avec, en équilibre précaire, la violence et la chaleur d’une humanité qui veut garder quelques éclats d’espoir.

Soaz

VERS MA FIN de Sophie White / Styx / Fleuve.

Where I End

Traduction: Anne-Sylvie Homassel

Sur une île au large de l’Irlande, Aoileann vit recluse avec sa grand-mère et sa mère, une présence inerte qu’elle appelle la « chose du lit ». Jamais elle n’a quitté cet endroit hostile, où les murmures du vent semblent porteurs de mystères anciens. Lorsque Rachel, une artiste venue du continent, débarque avec son nourrisson, Aoileann découvre une douceur et une chaleur qui lui ont toujours été refusées.

Mais sa fascination grandissante pour cette femme et son enfant se transforme bientôt en une obsession dévorante, réveillant les fantômes du passé et libérant des ténèbres qu’elle ne peut plus contenir.

Deuxième livre publié dans la toute nouvelle collection Styx chez Fleuve, qui je le rappelle met l’accent sur la littérature horrifique et fantastique, Vers ma fin de l’Irlandaise Sophie White est l’un de ces romans qui ne peut pas laisser indifférent. Après le déjà surprenant La mer se rêve en ciel de John Hornor Jacobs, je crois que l’on peut dire que cette nouvelle collection est plutôt prometteuse.

Si j’avais une petite appréhension lorsque j’ai réceptionné Vers ma fin, que je ne peux vraiment expliquer mais qui me faisait craindre plutôt le pire qu’espérer le meilleur, celle-ci s’est très rapidement dissipée. Je me suis immédiatement laissé happer par l’atmosphère de cette île toxique à l’air vicié où évoluent nos protagonistes. Qu’on se le dise, personne n’a envie de rester dans ce terrible décor qui apparemment ne rend personne sain d’esprit, mais il fascine et pique notre curiosité. Ici, il ne fait ni bon vivre, ni même mourir. Le sol étant trop dur, on pend les corps des défunts aux falaises et on laisse la nature faire son œuvre. A cela s’ajoute le portrait d’une macabre famille, dressé par Sophie White, et des quelques habitants guère plus sympathiques. Dans cette famille, une fille légitimement perturbée et traitée comme une paria, Aoileann, s’occupe de sa mère qui, depuis qu’elle lui a donné naissance, n’est plus qu’un corps en complète décrépitude qui imprimera d’assez atroces images dans votre cerveau. Tout cela se fait sous la pression constante de la grand-mère, qui fait vivre un calvaire à sa petite fille qu’elle exploite et avili au quotidien. C’est sombre et particulièrement glauque, vous êtes prévenu.

La principale qualité de Vers ma fin est peut-être aussi son seul véritable défaut. C’est excellemment bien écrit. La prose poétique et littéraire de l’autrice, qu’on prend un réel plaisir à lire, nous permet de supporter les atrocités qu’elle nous inflige. Mais le livre étant écrit à la première personne, le niveau de langue m’a semblé peu cohérent avec notre narratrice qui a la vingtaine, avec une éducation assez minimale, et dont le cadre de vie laisse peu de place à l’épanouissement intellectuel. Ce serait là ma seule critique négative. Néanmoins, cette contradiction mise à part, il est difficile de ne pas apprécier sa plume. Pour une autrice plutôt habituée aux comédies romantiques, de ce que j’ai compris, Sophie White a l’art et la manière pour nous immerger dans un récit glaçant et suffocant, au point que l’on ne sait plus où placer le curseur de l’empathie.

Vers ma fin est un roman d’horreur monstrueux, peu ragoûtant et viscéralement dérangeant. Vous aurez certainement envie de poser ce livre mais ne pourrez pas le lâcher. Tout à fait prenant et tout ce qu’il y a de plus noir.

Brother Jo.

ON NE SAIT RIEN DE TOI de Fabrice Tassel / La manufacture de livres.

« « J’ai une histoire à vous raconter, madame Bontet. Je ne sais pas si c’est un délit, un crime ou rien du tout, mais c’est une histoire qui depuis trente ans me rend folle. Folle de joie et de souffrance. »

Charles Perrière est un grand flic, directeur de l’IGPN, la police de la police. Droit et cartésien, il est porté par des idéaux d’ordre et de justice qu’il investit entièrement dans son travail. Il partage sa vie avec sa femme Aline et ses enfants, formant une famille comme il y en a tant, à l’existence tracée, simple et paisible. Une ombre pèse sur ce tableau : Alexandra, l’aînée, avec qui le dialogue est rompu. Mais quand une femme vient toquer à la porte de Dominique Bontet, juge d’instruction approchant de la retraite, pour discuter et lui raconter la grande histoire de sa vie, l’harmonie familiale de façade finit de se briser. Connaît-on vraiment la personne avec qui l’on partage sa vie, même après autant de décennies passées ensemble ? »

« On ne sait rien de toi », voilà ce que plusieurs de ses intimes, trois femmes, auraient dû ou pu déclarer à Charles mais jamais aucune ne le fera. Ce sera la juge, Dominique Bontet, déjà vue dans le précédent roman de Fabrice Tassel, qui va tirer sur un fil, rembobiner toute l’histoire, trente ans de la vie d’une famille avec ses joies et ses peines mais aussi ses zones d’ombre de la fin du siècle dernier à un peu plus tard qu’aujourd’hui car on y enterre Drucker, Mick Jagger…

On ne sait rien de toi, c’est d’abord l’histoire de l’explosion d’une famille et la disparition pendant 25 ans de l’une des filles. C’est bien sûr aussi la déliquescence d’un couple et toutes ses conséquences éprouvantes: trahisons, mensonges et ses non-dits. C’est enfin le déclin d’un homme finalement mis à nu, souffrant d’un cancer et montrant tous les signes du déclin. Alors, bien sûr tout cela ne baigne pas dans le bonheur, la légèreté ou la tendresse et vous n’allez pas mourir de rire ici.

Mais, surtout, On ne sait rien de toi est un roman très noir, au suspense psychologique joliment distillé. Ecrit avec beaucoup de finesse, de pudeur et d’intelligence, le roman utilise de multiples temporalités, nous promenant beaucoup mais toujours brillamment. Les repères temporels sont brillamment posés et jamais la lecture n’est ralentie, signe d’une maîtrise narrative de belle qualité.

Sombre, plombant mais passionnant.

Clete.

LES YEUX DANS LES ARBRES de Barbara Kingsolver / Albin Michel.

The Poisonwood Bible

Traduction révisée de l’américain de Guillemette Belleteste

«Eguor emulp euqinu’l. Tant de choses tiennent à l’unique plume rouge que j’ai aperçue en sortant des latrines. C’est le matin de bonne heure, ciel rose fanfaron, matinée d’air enfumé. De longues ombres cisaillant la route, d’ici à n’importe où. Le jour de l’indépendance. Le 30 juin.»

C’est Adah qui parle, la petite infirme. Elle aime Emily Dickinson et écrit et lit à l’endroit comme à l’envers…mais reste muette.

Le 30 juin 1960. Dans le Congo belge, Le chef du groupe nationaliste, Patrice Lumumba proclame l’indépendance du Congo. Il pense se libérer de cette « poigne paternelle » du gouvernement belge tout en faisant face à de nombreux groupes ethniques qui s’opposent, militairement parlant, appuyés par les Etats-Unis et l’Union soviétique, les rapaces à l’affût …Le chaos donc.

Chaos dans lequel Nathan Price, pasteur baptiste américain, fanatique, violent, brutal, va plonger sa famille. Il rêve d’évangéliser le petit village de Kilanga, malgré l’ordre d’évacuation des lieux imposé par sa congrégation. Tellement fermé à la langue congolaise, tellement obtus, qu’il ne comprend pas le refus de la population de faire baptiser les enfants dans le fleuve, tellement fou qu’il nie même la présence des crocodiles…

Cette famille, « bête à manger du foin » selon lui, et qu’il maltraite et méprise, c’est sa femme et ses quatre filles qui vont s’exprimer tout au long du livre, livrant leurs peurs, leurs terreurs, leurs enchantements aussi parfois.

-La mère, Orleanna, soumise et terrorisée par un cinglé d’époux évangéliste (en conviendra-t-elle beaucoup plus tard)

-Rachel, l’aînée, 15 ans, princesse au miroir, haïssant le Congo.

– Leah et Adah les deux jumelles, 14 ans, surdouées, sans concession, observatrices affûtées, tantôt cyniques ou (et) drôles.

-Ruth May, 5 ans, qui raconte elle aussi sa perception des choses, et nous fait sentir combien le regard d’un enfant est précieux.

Leur vie va prendre un tour différent au cours de la trentaine d’années qui va suivre « la crise congolaise », chacune  essayant de détricoter les nœuds de rancune, de surmonter sa culpabilité face à la tragédie, et de reconstruire sa propre version de l’histoire.

Barbara Kingsolver qui, rappelons-le, a vécu deux ans au Congo, à l’âge de 7 ans, a publié 9 romans, dont On m’appelle Demon Copperhead (2024) et Les yeux dans les arbres publié en 1999 par les Editions Rivages et en 2025 par Albin Michel.


«J’ai eu, en effet, la chance d’avoir pour parents des gens qui, en tant que personnel de santé, ont été attirés au Congo par la compassion et par la curiosité. Ils m’y ont fait découvrir un lieu d’émerveillement, d’attention aux autres et m’ont lancée très tôt dans l’exploration du vaste terrain toujours mouvant entre rectitude et justice.» (Prologue)

Que l’écriture est belle ! Quelle puissance d’évocation de cette Afrique flamboyante, généreuse, courageuse et pourtant pillée, tyrannisée, assassinée !

Les larmes aux yeux, souvent. Emotion suscitée par l’histoire intense et tragique de ces enfants et de leur mère, mais aussi, tout simplement, par la beauté des mots :

«le monde entier est une scène de terre ocre damée par les pieds nus »

A lire absolument !

Soaz.

LA MER SE RÊVE EN CIEL de John Hornor Jacobs / Styx / Fleuve.

The Sea Dreams It Is the Sky

Traduction: Maxime le Dain

Pour fuir la violente dictature qui a décimé sa famille, Isabel s’est exilée en Espagne. Un soir, elle fait la rencontre d’un poète dissident, Rafael Avendaño, surnommé l’Œil. Cet énigmatique intellectuel vient comme elle du Magera, et porte les stigmates des tortures subies aux mains de la répression politique.
Pourtant, lorsqu’il reçoit une mystérieuse lettre, il repart brusquement au Magera, sans plus donner de nouvelles. Chez lui, Isabel découvre d’étranges textes, parmi lesquels le récit détaillé de la capture de l’Œil pendant la révolution. Ces pages obscures et écœurantes l’entraînent dans une spirale d’événements surnaturels et oppressants qui la poussent à retourner dans sa contrée d’origine.
Son pays est perdu comme l’est son seul ami, désormais. Pour les retrouver, il ne lui reste qu’elle-même à sacrifier.

Styx, toute nouvelle collection chez Fleuve éditions dirigée par Laurent Queyssi, entend faire la part belle à l’horreur et au fantastique les prochains temps. Celle-ci s’inaugure avec La mer se rêve en ciel, roman de l’écrivain américain John Hornor Jacobs, qui n’en est clairement pas à son coup d’essai, mais n’avait jusqu’alors jamais été publié en France.

Sous des promesses de récit à la Lovecraft, selon Fleuve éditions, John Hornor Jacobs nous livre une histoire qui n’est pas tout à fait ce que l’on aurait pu s’imaginer. Si vous pensiez plonger, comme moi, dans un roman purement fantastique, il y a matière à être surpris.
Tout d’abord, nous avons la rencontre de deux personnages exilés en Espagne du sud. Une jeune enseignante universitaire lettrée, Isabel, et un poète à la réputation sulfureuse, Rafael Avendaño. Le profil de ce dernier m’a un peu évoqué une sorte de croisement entre un Edouard Limonov et un William S. Burroughs. Enfin, c’est ainsi que je l’ai visualisé dans ma tête. Un personnage mystérieux qui a vite fait de fasciner Isabel, ainsi que le lecteur, et dont le mystère ne désemplit pas au fil des pages.
Alors que Rafael quitte l’Espagne pour retourner au Magera, le pays d’origine (fictif) de nos deux protagonistes, qui subit les affres d’un climat géopolitique tendu qui n’est pas sans rappeler le régime de Pinochet (mais on peut en imaginer d’autres), Isabel va investiguer plus encore le mystère Avendaño et ce au point de partir sur ses traces, à ses risques et périls, et d’abandonner brutalement son quotidien.

Dans La mer se rêve en ciel, si on retrouve bien dans l’air quelque chose du cosmicisme de Lovecraft, cela n’occupe, au final, qu’une petite partie du livre. Du fantastique plus suggéré, que concret. Et pour garder une part de mystère, je n’en dirai pas plus. Mais ici, l’horreur est avant tout humaine. Elle est le fruit du climat géopolitique en place. Et c’est là-dedans que se jette notre protagoniste Isabel, dans la gueule du loup, soumettant le lecteur a une tension grandissante et a un suspens de toutes les pages. On traverse des paysages fascinants en s’enfonçant toujours plus dans les racines du mystère. Si le roman n’est pas bien long, cela n’empêche pas John Hornor Jacobs d’arriver à produire des personnages avec une certaine profondeur, ainsi que de développer une écriture diversifiée et d’un niveau littéraire évident et appréciable.

« Il est des poètes qui se prennent pour des anges et pensent devoir leur inspiration à quelque puissance divine et transcendante. Il en est d’autres qui se croient démons, donnant voix aux paroles en fusion du subconscient, vomissant la poix chaude de leur psyché sur le monde qui les entoure. »

La mer se rêve en ciel est un roman inattendu, d’apparence un poil trompeuse, mais qui nous absorbe de bout en bout. John Hornor Jacobs nous rappelle que les pires monstres ne viennent pas forcément d’ailleurs. Un rude et risqué voyage aux frontières du fantastique et au cœur du mal.

Brother Jo.

LA SUÉDOISE de Giancarlo De Cataldo / Métailié

La Svedese

Traduction: Anne Echenoz

« Sharon, dite Sharo, est une fille de banlieue comme tant d’autres, avec des rêves pas trop grands. Elle est blonde, grande, mince et a toujours l’air renfrogné ; ce n’est pas une beauté classique, mais elle attire les hommes comme le miel attire les mouches. Ayant grandi aux Tours, dans la banlieue romaine, elle a une vie plus dure que la moyenne. Elle vit avec sa mère invalide et a enchaîné les petits boulots précaires pour la même raison : les mains baladeuses de ses patrons. Puis, une mystérieuse livraison effectuée pour le compte de son petit ami, un petit voyou, change le cours de son existence. Sous la protection d’un aristocrate blasé, Sharo entame son irrésistible ascension criminelle. »

Sharo devient ainsi la Suédoise, à cause de sa chevelure blonde. Et elle monte dans les réseaux criminels de la came. Alors certains y verront une victime entrée dans ce trafic accidentellement, pour se sortir d’une situation difficile à s’occuper de sa mère invalide… Néanmoins, aussi sympathique qu’elle puisse paraître, elle s’engage et devient tout simplement et vulgairement une dealeuse spécialisée dans la « gina » mixture bourrée de GHB qui, quand elle est prise de manière consciente provoque une grande euphorie, une désinhibition… dont les clients friqués de Sharo se délectent pour rendre encore plus « libres » leurs victimes consentantes… ou pas ! Et bienvenue dans les orgies romaines modernes.

 — Tu as besoin de quelque chose ?

— La Suédoise

—  Quoi ?

—  Elle doit mourir.

Dès le premier chapitre, on sait que les jours de la jeune femme sont comptés, malgré le soutien d’un de ses admirateurs, noble désœuvré, très classe en apparence, mais en fait un sinistre individu aux loisirs et pulsions bien dégueulasses. On va suivre le parcours de Sharo pendant quinze mois, en espérant que la gamine des quartiers populaires s’en sortira face aux chefs mafieux…

S’il n’a pas l’ampleur de certains autres de ses romans, — Giancarlo De Cataldo glisse d’ailleurs au détour d’une page « on n’est pas dans Romanzo Criminale » — La Suédoise n’est pas pour autant une série B. Le roman offre un bel instantané de la capitale italienne en période de confinement COVID ainsi que des éléments sur les nouvelles drogues en vogue chez une population romaine très friquée et très perverse, voire puante. Parallèlement, De Cataldo montre les quartiers périphériques de la cité, misérables, où certains desperados tentent l’aventure comme Sharo. De Cataldo, c’est l’esprit du roman noir romain, sa plus belle et plus convaincante émanation.

Clete

Du même auteur:

JE SUIS LE CHÂTIMENT, ALBA NERA, L’ AGENT DU CHAOS, ROME BRÛLE, SUBURRA.

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