Nyctalopes

Chroniques noires et partisanes

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LES NAUFRAGÉS DU WAGER de David Grann / Editions du Sous-Sol

The Wager: A Tale of Shipwreck, Mutiny and Murder

Traduction: Johan-Frédérik Hel Guedj

David Grann, journaliste et auteur américain est devenu un des grands de la littérature non fictionnelle. Depuis 2003, le journaliste montre sa belle plume dans des enquêtes historiques au sein du brillant magazine The New-Yorker. Certaines de ces succulentes nouvelles où il fouille avec bonheur l’histoire américaine sont d’ailleurs regroupées dans Le diable et Sherlock Holmes paru en 2019 aux éditions du Sous-Sol. Adepte de travaux plus ambitieux, il doit sa notoriété en France à La note américaine histoire racontant la spoliation d’une tribu indienne dans une arnaque dont les Américains sont très coutumiers.

Les grands cinéastes se sont très vite emparés très vite de l’œuvre de Grann pour les adapter. James Gray, le cinéaste talentueux de La nuit nous appartient a adapté avec bonheur La Cité perdue de Z : Une expédition légendaire au cœur de l’Amazonie tandis que le Killers of the Lost Mooon de Martin Scorsese avec Di Caprio dans le rôle principal qui sortira en octobre est l’adaptation de La note américaine. Richard Price, auteur de Ville noire, ville blanche et également scénariste de La couleur de l’argent m’avait évoqué un jour à Lyon l’extrême rigueur et la grande exigence d’une collaboration avec Scorsese et sans nul doute, le travail minutieux de Grann… sept ans de labeur pour Les naufragés du Wager qui nous intéresse aujourd’hui et a totalement conquis le grand maître du septième art qui tourne actuellement, toujours avec Di Caprio dans le premier rôle, l’histoire de David Grann. Ajoutons que Jeff Nichols, réalisateur de l’inoubliable Mud adapte pour le grand écran The Yankee Comandante une nouvelle sur Cuba avec Adam Driver au générique.

L’histoire du Wager, tombée dans l’oubli et que David Grann a exhumée du grenier poussiéreux de l’Histoire, avait pourtant été citée par les plus grands à l’époque. Voltaire, Diderot, Montesquieu et Lord Byron dont un des ancêtres se trouvait à bord du Wager, ont à leur époque évoqué la tragédie.

“En 1740, le vaisseau de ligne de Sa Majesté le HMS Wager, deux cent cinquante officiers et hommes d’équipage à son bord, est envoyé au sein d’une escouade sous le commandement du commodore Anson en mission secrète pour piller les cargaisons d’un galion de l’Empire espagnol. Après avoir franchi le cap Horn, le Wager fait naufrage. Une poignée de malheureux survit sur une île désolée au large de la Patagonie.

Le chaos et les morts s’empilant, et face à la quasi-absence de ressources vitales, aux conditions hostiles, certains se résolvent au cannibalisme, des mutineries éclatent, le capitaine commet un meurtre devant témoins. Trois groupes s’affrontent quant à la stratégie à adopter pour s’en échapper.

Alors que tout le monde croyait que l’intégralité de l’équipage du Wager avait disparu, un premier groupe de vingt-neuf survivants réapparaît au Brésil deux cent quatre-vingt-trois jours après la catastrophe maritime. Puis ce sont trois rescapés de plus qui atteignent le Brésil trois mois et demi plus tard. Mais une fois rentrés en terres anglicanes, commence alors une autre guerre, des récits cette fois, afin de sauver son honneur et sa vie face à l’Amirauté et au grand public.”

L’ Aventure, la grande et terrible aventure sur les océans, avec toutes ses fortunes et ses malheurs, est présente dans ce grand roman et il serait idiot et totalement égoïste d’en rajouter sur une quatrième de couverture suffisamment évocatrice mais très loin de l’exhaustivité de ce qui vous attend, de ce que vous allez vivre, endurer avec les damnés du Wager. Loin des pitreries hollywoodiennes sur les aventures sur les océans et les guerres maritimes, un énorme souffle, à l’image des quarantièmes rugissants, cinquantièmes hurlants et soixantièmes déferlants subis par l’équipage, va raviver votre âme d’enfant mais aussi interpeller outrageusement, bousculer votre conscience d’adulte moderne devant le tourment et les choix de ces marins du dix-huitième siècle. La furie va vous emporter très loin, sans retour possible jusqu’au dernier mot, jusqu’à l’ultime note de cette complainte divine et horrible. Si vous cherchez un grand roman d’aventures, vous ne trouverez jamais mieux ni même approchant.

David Grann, au sommet de son art, marie à la perfection la minutie, l’application dans le détail, l’exactitude dans la recension d’un historien complètement habité par son sujet et la plume experte d’un écrivain talentueux.

Génial.

Clete

ET LES GENS QUI NE SONT RIEN de Christophe Nicolas / Argyll

Argyll, maison d’édition rennaise, positionnée principalement sur les littératures de l’imaginaire, propose également du polar/roman noir. Christophe Nicolas, né en 1974 et originaire du Gard, est auteur de cinq romans où se mêlent habilement les genres, où [il] met en scène des personnages troublants de réalisme avec une grande maîtrise du rythme et du suspense. Son précédent roman Trackés (2021) a été également publié chez Argyll.

« Au secours ! Mon mari va me tuer ! Venez, vite ! »

Lorsque les gendarmes débarquent sur place, Emma Coulon gît inconsciente près de son mari, le visage tuméfié.

L’affaire paraît simple – un adultère suivi de violences conjugales – et pourrait être bouclée dans l’heure, si le présumé coupable, Michaël Coulon, n’était pas le principal employeur de la région. Très vite, le maire et le procureur font pression sur l’adjudant Gerardin, fraîchement nommé à la brigade de Génolhac, petit village des Cévennes serré au milieu des collines. Peu importe si l’épouse est dans le coma, peu importe si l’amant demeure introuvable, Coulon doit être libéré sur-le-champ.

Mais Gerardin ne se laissera pas intimider, son passé l’en empêche. Il est décidé à coincer le coupable quoi qu’il lui en coûte.

On ne peut collaborer à un blog consacré aux « littératures noire et engagées » et ignorer un polar social duquel émane un sentiment de révolte. La référence n’aura échappé à personne : les mots Et les gens qui ne sont rien s’inspirent directement de ceux du grand apaiseur en chef qui figurent désormais en belle place dans la collection des petites phrases politiques méprisantes de ces dernières années. Le sujet du roman de Christophe Nicolas est la justice à deux vitesses, inégale selon que vous serez riche ou pauvre, entrepreneur en vue ou bien déclassé, marginal.

Manifestement Christophe Nicolas sait parler de ce territoire des Cévennes gardoises, de ses habitants, de leur vie, de leurs habitudes. Ce qui commence comme une enquête sur un violent différend conjugal nous entraîne pas à pas vers une disparition mystérieuse vingt années auparavant. L’écriture est sans couenne superflue et la construction qui développe ses rhizomes dans l’histoire sociale du pays camisard est impeccable donc implacable. On se laisse prendre par le suspense.

Gerardin, le gendarme étranger au pays, a bien sûr son petit bagage personnel à lui. Fort heureusement, cet aspect psychologique ne va pas devenir un des moteurs dramatiques. D’ailleurs, l’auteur privilégie les sinuosités de son récit et la révélation de ses personnages en nuances de gris pour nous entraîner plus avant, sans négliger de nous donner envie de serrer les poings :

Il n’y a aucun dieu, les méchants ne seront jamais punis. Les lois les protègent : ils les écrivent eux-mêmes.

Un polar bien fichu en très juste résonance avec notre époque et ce qu’elle nous inspire.

Paotrsaout

DOA, RÉTABLIR LE CHAOS de Elise Lépine / Playlist Society

Les éditions Playlist Society “ Cinéma, musique, littérature, jeux-vidéo | essais, monographies, entretiens | le tout en version pop.” sortent un petit opus de poche consacré à DOA auteur de noir, à la carrière littéraire impeccable et auteur du récent Rétiaire(s) très bon polar sorti en tout début d’année à la Série Noire.

La présentation de l’ouvrage étant très complète et juste, à quoi bon s’en priver ?

Son Cycle Clandestin, réunissant “Citoyens clandestins”, “Le Serpent aux mille coupures” et le diptyque “Pukhtu”, l’a hissé au rang de monstre sacré du polar français. Mais DOA s’est aussi illustré dans le thriller ésotérique avec “La Ligne de sang”, le polar politique avec “L’Honorable Société” (coécrit avec Dominique Manotti), et a mêlé le noir au rouge avec “Lykaia”, consacré à l’univers du sado-masochisme hardcore. Avec “Rétiaire(s”), publié en 2023, il pousse le roman noir dans ses retranchements, mêlant guerre des gangs et guerre des services. Le point commun à tous ses ouvrages : une documentation minutieuse, un univers aussi marquant que foisonnant, une écriture précise, puissante.

Composé d’une introduction et d’un entretien, DOA, “rétablir le chaos” lève le voile sur le parcours de l’auteur, ses intentions littéraires, son regard acéré sur la marche du monde et la violence qui le gouverne.

Sans vouloir tirer la couverture vers nous, ce n’est pas le but, rappelons néanmoins que Nyctalopes s’est entretenu avec DOA à chacune de ses parutions depuis Pukhtu et parfois également entre deux romans. Les entretiens avec les auteurs sont très variés, parfois ça colle très bien et parfois c’est à chier, pas d’autre mot, et on ne citera pas de nom néanmoins certains foutages de gueule n’ont jamais vu le jour. Tout cela pour dire qu’un entretien avec DOA a toujours été l’assurance d’un échange franc, direct, sans détournement de questions ou propos fumeux ou putassiers. A chaque fois, c’est du lourd, du gros calibre. 

Il en est de même ici et dans cette longue interview on apprend beaucoup sur l’homme et sur l’auteur, sur ses choix de vie et d’écriture. Il y a même un vrai passage étonnant quand il explique ses démêlées en justice pour accusation de plagiat qui, visiblement, lui ont créé pas mal de soucis pendant trois ans. Sur cette affaire, il manque juste le nom de l’accusateur, je plaisante… Une histoire ubuesque, adorée de cohortes de glandeurs du net pouvant cracher à l’envi leur misère et leurs frustrations. Sinon, c’est du DOA pur jus et on le voit très à l’aise, maîtrisant, comme dab, parfaitement l’échange, envoyant quelques bastos quand il n’est pas d’accord avec la formulation ou le contenu des questions.

Il est évident que cet ouvrage s’adresse aux lecteurs assidus de DOA. Les nouveaux lecteurs auront tout intérêt à commencer par explorer Citoyens clandestins.

Clete

L’ENQUÊTEUR AGONISANT de Leif GW Persson / Rivages

Den döende detektiven

Traduction: Esther Sermage

“Lars Martin Johansson est une légende vivante. Rusé et perspicace, il est connu dans la police criminelle comme « l’homme qui voyait derrière les coins ». Aujourd’hui, il est à la retraite et ses années de service sont derrière lui. C’est du moins ce qu’il pense. Après avoir subi une attaque cérébrale, Johansson se retrouve à l’hôpital. La seule chose qui peut le sauver du désespoir est la mention par son médecin d’une affaire de meurtre non résolue. La victime : une fillette de neuf ans. Avec l’aide de son assistante, d’une détective amateur et d’un orphelin qui a un intérêt personnel dans l’histoire, il se lance dans une enquête informelle depuis son lit de convalescence.”

L’enquêteur agonisant est un “cold case”, l’enquête retournant vingt cinq ans plus tôt, à peu près à l’époque de l’assassinat d’Olaf Palme, resté lui aussi, non élucidé. Alors, on peut très bien lire ce roman comme un “one shot” si on ne connaît pas l’auteur ni son héros qu’on aborde handicapé et diminué. Néanmoins, certains se souviendrontcertainement des six autres histoires dont il est le héros. Est cité également Evert Bäckström, flic incapable et odieux à qui Persson a consacré une trilogie s’achevant par La véritable histoire du nez de Pinocchio dont Nyctalopes vous a parlé il y a fort longtemps.

Le roman daté de 2010, a été récompensé du Glass Key Award, décerné au meilleur roman scandinace de l’année et curieusement avait dû rester au fond d’un tiroir chez Rivages. L’oubli a été réparé fort heureusement cette année parce que les fans de Lars Martin Johansson auront certainement beaucoup de plaisir à le retrouver dans une nouvelle investigation et surtout dans un roman crépusculaire qui marque la fin, à ce jour, de la série qui lui est consacrée.

Sorti en juin, un peu en bouche trou, L’enquêteur agonisant s’avère être un bon polar mariant avec bonheur suspense, investigation très fine, accents politiques et humour particulièrement corrosif, donnant une envie certaine de se plonger dans les précédents. N’insistant pas spécialement sur son côté scandinave si on excepte le schnaps, les saucisses et le chou, Persson intéresse d’emblée et captive tout au long de 445 pages sans une goutte de sang ou réel acte de violence. 

C’est très malin, de la belle orfèvrerie dont est coutumier un auteur également criminologue de renom. Un vrai polar, très fin.

Clete.

LE SANG NOIR DE LA TERRE de Linda Hogan / Nuage rouge, éditions du Rocher

Mean Spirit

Traduction : Danièle Laruelle

Ce roman de 1990 traduit en français en 2003 dans la même collection qui a beaucoup œuvré pour la reconnaissance de l’histoire, de la culture et des lettres amérindiennes était épuisé. Sa réédition prend du sens quand on sait une certaine actualité cinématographique, à savoir la sortie du prochain film de Martin Scorsese, Killers of the Flower Moon, lui directement inspiré par le récit éponyme de David Grann (en français La note américaine, 2018) que j’avais listé mon best of de la même année. Considérée comme une des grandes voix amérindiennes d’aujourd’hui, Linda Hogan, née en 1947, est Chickasaw. Romancière, essayiste et poète, elle a reçu l’American Book Award et enseigne à l’université du Colorado.

Oklahoma, Territoire Indien, années 1920. Le pétrole découvert sur des terres appartenant aux Osages fait la fortune des propriétaires indiens. Tous les moyens sont bons aux tenants blancs du pouvoir pour les déposséder et, autour des Graycloud, morts et emprisonnements suspects se multiplient. Abusivement privés de leurs revenus puis de leurs terres, ils se voient réduits à la misère. Red Hawk, l’agent sioux du FBI chargé de l’enquête tardive sur les meurtres d’Indiens, prendra fait et cause pour les siens et suivra les Graycloud dans leur exil, renonçant à un idéal illusoire de coopération avec les Blancs. Fondé sur des faits avérés, le roman de Linda Hogan expose le conflit de deux mondes qui ne peuvent se comprendre. (…)

Le premier roman de Linda Hogan s’inspire là aussi de cet épisode historique connu sous le nom des Osage Murders, une série d’assassinats (non résolus pour la plupart) de membres de la nation Osage dans les années 1910 à 1930, crimes perpétrés pour dépouiller ces individus de leurs propriétés et droits fonciers. Le Territoire Indien (devenu en 1907 l’Etat de l’Oklahoma) créé à l’origine pour recueillir divers peuples amérindiens chassés d’autres parties du pays recelait dans son sol des réserves de pétrole qui bien vite éveillèrent l’appétit d’industriels et spéculateurs blancs.

Sous l’aspect d’une chronique familiale et communautaire, dense, d’une tristesse persistente, Linda Hogan compose un tableau de la décomposition spirituelle et de la marginalisation d’un peuple indigène. Les personnages et points de vue sont nombreux : les trois générations de la famille Graycloud, Michael Horse le voyant, Stace Red Hawk l’agent du FBI lakota, persuadé de pouvoir changer les choses de l’intérieur, autour desquels gravite une société d’individus écartelés entre les traditions et le modernisme. C’est une enquête en quelque sorte, où nombreux sont les enquêteurs, en recherche d’une part de vérité. Malgré tout, assassinats et spoliations scandaleuses s’enchaînent, qui donnent au roman des allures de mélodrame sombre, oppressant. Pourtant, en contrepoint, avec grâce et puissance, Linda Hogan ouvre les fenêtres d’une riche spiritualité, vision d’un monde naturel, et d’une humanité qui aurait toute sa place si l’appât du gain et le racisme ne s’acharnaient pas à l’écraser. Hélas, symbolique en cela du devenir des peuples indigènes d’Amérique, la société des Osages de Watona, Oklahoma, marche de défaite en défaite, sous nos yeux.

Une chronique poignante qui vous agrippe. A marier habilement avec les approches documentaires du sujet.

Paotrsaout

SUR LA DALLE de Fred Vargas / Flammarion

“Adamsberg quitte Paris pour la Bretagne afin d’enquêter sur des meurtres dont le principal suspect est un descendant de Chateaubriand.”

On attendait Adamsberg depuis six ans, enfin le revoilà qui plus est en Bretagne ! Certes, pas tout à fait la mienne, plutôt une carte postale sépia tirée des années 70 avec ses biniouseries que les gens nous envient : les légendes, les vieux cailloux, les boiteux, les fantômes, les piétineurs d’ombre, les cafés très conviviaux où vit le village… tout le folklore est présent. On avait quitté Adamsberg avec des araignées, il revient en chasseur de puces, attaché autant que l’auteure aux maux de la planète et aux dérèglements du climat.

Les fans du commissaire retrouveront avec plaisir son côté lunaire et totalement atypique et ses “je ne sais pas” devenus légende. Dans cet opus, il va jusqu’à s’allonger sur la dalle d’un dolmen, d’où le titre, pour éclaircir ses idées floues. On peut aussi saluer la grande diversité des personnages secondaires: de Josselin de Chateaubriand cultivant sa ressemblance avec son illustre ancêtre afin d’attirer les touristes jusqu’à l’aubergiste local, figure importante et restaurateur hors pair.

L’enquête est très alambiquée comme à l’accoutumée et on aime ou déteste Fred Vargas justement pour ça, mais cette fois, elle nous perd de temps en temps. On se lasse des multiples fausses pistes et malgré le bonheur de passer un moment avec Adamsberg, Retancourt et Veyrenc, on accueille la fin avec un certain soulagement.

Pour les inconditionnels, ce roman restera un plaisir. Aux nouveaux lecteurs, je conseillerais de découvrir Fred Vargas dans ses anciens romans comme “L’homme à l’envers” ou “Pars vite et reviens tard”.

Avec “Sur la dalle”, Fred Vargas nous laisse un peu sur notre faim.

Clete.

LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE de Javier Cercas / Actes Sud

El Castillo de Barbazul

Traduction: Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon

“À la gare routière de Gandesa, Melchor Marin attend, fébrile, que sa fille descende du car en provenance de l’aéroport de Barcelone. Hanté par la mort de sa femme, il a quitté la police pour animer la bibliothèque du village de Terra Alta, où il a refait sa vie, et le bonheur de Cosette est son seul cap ; mais elle ne fait pas partie des passagers. Ayant découvert que c’est l’inflexible sens de la justice de Melchor qui a causé la mort de sa mère et non, comme on le lui a toujours dit, un chauffard anonyme, la jeune fille, rongée par la colère, entend couper les ponts, du moins provisoirement, et prolonger son séjour aux Baléares. Le lourd silence qui s’installe entre eux ne tarde pas à réactiver les antennes de l’ancien policier. Sa fille est en danger, il le pressent. Pour la sauver de ses prédateurs et d’elle- même, il faut investir l’antre du Château de Barbe-Bleue, l’exubérante villa qu’un multimillionnaire suédois a bâtie à Formentor pour régaler en « chair fraîche » la jet-set internationale et les notables de l’île. C’est là, dans une pièce mieux surveillée qu’un réacteur à fusion nucléaire, que reposent toutes les preuves pour faire tomber le réseau.”

Le château de Barbe Bleue est le dernier volet d’une trilogie policière de l’auteur espagnol Javier Cercas. Brillamment initiée par Terra Alta qui donne son nom à l’ensemble et poursuivie par l’excellent Indépendance, l’histoire se termine par ce dernier opus, très loin de cette fameuse Terra Alta dont est originaire Melchior le héros qui quitte sa retraite paisible pour les sulfureuses Baléares.

Javier Cercas consacre une grande part de la première partie à conter les événements précédents de la geste de Melchior pour les nouveaux lecteurs mais ces derniers seraient bien avisés de prendre cette trilogie dans l’ordre. D’une part pour une meilleure compréhension de l’œuvre et mieux cerner son héros Melchior mais aussi parce que les deux premiers tomes étaient, à mon avis, bien plus inspirés et prenants, voire parfois poétiques.

Il est évident que si on a apprécié les deux premiers volets, il sera difficile de faire l’impasse sur cette fin. L’écriture reste impeccable bien sûr mais les retours sur le passé de Melchior assez inutiles plombent un peu le rythme du roman dans sa première partie. On a fait un long saut dans le temps puisque le roman se déroule en 2035 mais uniquement pour que Cosette ait l’âge de se faire emmerder par des vieux dégueulasses… Effet “Me Too” dans l’esprit de Cercas qui a eu envie de se rapprocher d’une actualité contemporaine sale genre Jeffrey Epstein ? La deuxième partie est beaucoup plus dynamique mais il semble que l’on perde un peu le Melchior qu’on a connu et aimé, reconverti en une espèce de James Bond… On comprend la colère paternelle, la rage mais tout cela donne au final l’impression de lire un thriller un peu opportuniste, de très grande consommation comme il y en a tant et ce n’est pas le final, certes étourdissant, qui fera changer d’avis.

Fin de cycle.

Clete.

TROP LOIN DE DIEU de Kim Zupan / Gallmeister

The Butcher Saint

Traduction: François Happe

Hickney vit dans le Montana, où il sillonne les routes de campagne et ramasse les cadavres d’animaux tués par des voitures. Un travail fatigant, répétitif mais nécessaire. La vie de Hickney est rude, et le Montana en hiver l’est encore plus. Tant pis pour le froid, tant pis pour la solitude : sa vie est là. Lorsqu’un inconnu étrangement civilisé vient s’installer à proximité dans un ranch à l’abandon et qu’il rémunère Hickney pour lui rendre service, son horizon semble enfin s’éclaircir. Mais cet homme n’est pas seul, et ses compagnons semblent nettement plus inquiétants. Un jour, Hickney découvre un corps en bord de route. Cette fois, il ne s’agit pas d’un animal. Et les “invités” de son nouvel ami commencent à faire parler d’eux. 

Quasiment dix ans après la sortie de son premier roman chez Gallmeister, l’américain Kim Zupan fait son retour, toujours chez Gallmeister, avecTrop loin de Dieu. En terme de productivité, on a vu mieux, mais c’est le résultat qui compte, non ? Qu’il prenne tout le temps qu’il veut, car rares sont les livres aussi forts et maîtrisés. On attendra le temps qu’il faudra si c’est pour être ainsi régalé. Si son premier roman m’est encore inconnu, celui-ci me suffit pour pouvoir affirmer que l’on a là un grand, très grand écrivain.

Bienvenue dans le Montana. Fait-il bon vivre dans le Montana ? Apparemment, pas tellement. Le décor que plante Kim Zupan, avec ce qu’il faut de lenteur et minutie, est aussi fascinant qu’incroyablement dur. Vaste, sauvage et avec des saisons aux températures éprouvantes, la nature met ici les hommes à rude épreuve. Et notre héros Hickney, ou plus exactement anti-héros, connaît bien ces paysages qu’il parcourt constamment au volant de son vieux pick-up, cela afin de remplir la tâche pour laquelle on le paye (mal), celle de dégager les routes des cadavres d’animaux. Un job peu gratifiant, dont personne ne rêve, et qui fait une bien morne routine sur un territoire où le temps semble figé. Mais ainsi va la vie d’Hickney qui se terre dans un motel miteux. Un homme sans réelles  ambitions qui porte le poids d’un lourd passé, marqué notamment par un tragique accident dans lequel son ami Jimmy perdra ses jambes et dont il s’est donné pour mission de s’occuper, partageant ainsi un quotidien misérable fait d’alcoolisme, de misère et de solitude. 

L’équilibre de ce microcosme dépeint par Kim Zupan, fragile mais mélancoliquement tranquille, va se voir petit à petit perturbé par un groupe d’hommes, peu sympathiques et aux idéaux nauséabonds, venus dans ce « nul part » parfaitement isolé pour y répandre un insidieux poison. Approché par leur meneur pour se voir proposer un petit boulot supplémentaire – il lui suffit simplement de prendre les cadavres d’animaux les moins abîmés parmi ses trouvailles habituelles et les déposer à un endroit donné – Hickney voit là, naïvement, l’opportunité de financer un maigre rêve qui finira par virer au cauchemar. C’est progressivement que s’installe alors une tension au dénouement fatalement tragique et violent.

Trop loin de Dieu est un brillant mais douloureux roman noir sur les petites gens d’une Amérique profonde en proie à ses démons. Kim Zupan déploie toute une galerie de personnages usés, enchaînés à leur quotidien et qui semblent oubliés de tous, sur lesquels il porte néanmoins un regard plein d’humanité, dans un livre d’une grande beauté et saisissant de justesse.

Brother Jo.

LE MUR de Marianne Peyronnet / Editions relatives

On suit Marianne Peyronnet depuis longtemps. Ses chroniques sur son blog Black roses for me, ses entretiens pour le magazine New Noise réunies dans Bruit noir comme dans ses débuts de romancière avec Vergne Kevin. Très éloigné de son premier opus, Le mur voit Marianne Peyronnet se lancer dans la très à la mode dystopie, loin des territoires connus de Nyctalopes…

« Nous sommes l’utopie. Chacun une cellule du corps parfait de la Matrie. Chacun utile à son bon fonctionnement, indispensable par notre nombre et notre dévouement. Chacun à notre place, œuvrons à l’équilibre. Nous sommes l’écologie. Nous sommes la nature. Nous n’abusons pas de ses richesses. Nous sommes la sobriété. Notre vie ne compte que comme partie du tout. Nous en faisons don à l’ensemble, de notre premier cri à notre dernier soupir. »

Le jeune soldat au service de la Matrie répondant au nom d’Alb 3, troisième fils d’Alba Irina Viga Luane, est très fier de se voir affecté au Mur en tant que sentinelle. Il défendra le territoire des Matrides contre les assauts des Bêtes.

Avec soulagement, le futur imaginé est aisément assimilable. Une société qui se veut égalitaire mais n’est rien d’autre que totalitaire, fonctionnant sur l’instauration d’un climat de peur dans les populations afin de mieux les soumettre sous une bannière matriarcale. On est à peine dans la SF, on peut aisément imaginer la symbolique sous-jacente.

Alb3 est l’exemple type d’éducation, d’embrigadement, d’asservissement, d’endoctrinement parfaitement réussis. Il connaît son rôle, qu’il va remplir du mieux qu’il pourra en combattant les Bêtes. “Allons zenfants de la Matrie !” Mais l’apprentissage sera long. Pour ce jeune naïf de 16 ans, après l’excitation des débuts viendront les temps des interrogations, des questions, du doute, des révélations, de l’insoumission et de la rébellion. Le rythme de la première partie peut avantageusement suggérer Le désert des Tartares de Dino Buzzati.

La vérité qui un jour va s’offrir aux yeux d’Alb3 sera le fruit d’une rencontre et Marianne Peyronnet nous offre ici une belle variante de Les animaux dénaturés de Vercors, lançant un sujet de réflexion qu’on aurait aimé encore plus développé. Ces 200 pages s’avèrent finalement bien trop courtes, on aurait aimé lire encore… l’apparition de la tendresse, de l’amour, cette belle humanité qui se dégageait du roman et qui, joliment, explosait à la fin… On espère une suite rapide.

Rock on Marianne !

Clete.

MOUREZ JEUNESSES de Christian Casoni / Le mot et le reste

Le commandant Victor Maniabosco a été mis à pied. Alors que l’IGPN enquête sur sa pomme, il croit trouver le salut en réactivant une affaire vieille de vingt ans. Tous les voyants sont au rouge mais cette fois, il pense que c’est la bonne et se lance sur la piste d’un tueur bestial. Si cette enquête reposait sur le modèle classique : un crime, un tueur, un flic, un indice, on continuerait d’être cartésien pénard, mais rien n’est jamais simple avec “Bosco”. L’un des chemins qui mènent à cette kermesse sanglante part d’Ouidah, la ville du Bénin où le vaudou serait né. Derrière le vaudou il y a tous ces aventuriers qui ferment l’arrière-ban de la décadence coloniale, derrière le tueur, un marionnettiste, derrière le marionnettiste, le détournement de fonds du siècle, perpétré jadis dans les coulisses d’une révolution. Maniabosco n’y peut rien, c’est son destin, dès qu’il met le nez dehors il est éclaboussé par les cadavres, coursé par tous les chiens de l’enfer, et il en fait profiter les autres.

J’avais déjà repéré Christian Casoni à la sortie de son premier livre, Juke : 110 portraits de bluesman, que je n’ai finalement jamais lu. J’ai également été tenté par le suivant, Sa majesté Clodomir, son premier roman, que je n’ai bien évidemment toujours pas lu. Et puis est arrivée l’annonce du suivant, Mourez jeunesses publié chez Le Mot et le Reste, qui m’a tout de suite fait de l’oeil. J’aurais très bien pu continuer sur ma lancée et ne pas le lire non plus, histoire d’être cohérent dans ma démarche. Un énième auteur que je n’aurais creusé qu’à sa mort, un prétexte qui tombe toujours bien. Mais la cohérence et moi… Et puis, il y a cette bien belle couverture, noire comme il faut, avec ce vautour inamical qui accroche l’oeil. On va voir si j’ai eu le nez fin.

Avec son deuxième roman, comme le premier, c’est du polar que nous propose Christian Casoni. Et les deux sont liés par un même personnage, le commandant de police Victor Maniabosco. Et pour du polar, c’est du polar bien dans les codes du genre. Dans un certain sens, une recette éculée, dans un autre, suffit d’un rien pour qu’il y ait le truc en plus. Et les codes du genre, le plus souvent, de prime abord, ça m’emmerde un peu. Je dois néanmoins reconnaître que ça ne m’empêche pas pour autant de vivre des lectures agréables. Je me dis juste, parfois, que l’originalité manque dans la démarche. Bref, tout ça pour dire que, dans les grandes lignes, Mourez jeunesse ne révolutionne pas le genre. Une enquête, plusieurs, des morts, en pagaille, un flic, pas tout à fait dans les clous sans être franchement marteau non plus, et j’en passe. Je ne vais pas vous faire la liste. Vous voyez où je veux en venir. Mais l’auteur sait tirer son épingle du jeu et avec une certaine classe.

Les forces de Christian Casoni, et donc du livre, sont au nombre de deux. Déjà, il y a son sens du détail, sa grande minutie pour dépeindre une toile de fond parfaitement crédible. Ici, bien que l’on soit essentiellement en France, c’est le Bénin, son histoire, ses rites vaudou et plus encore. Casoni connaît son affaire. On a des couches et des sous-couches. Il a potassé, c’est évident, et c’est tout en son honneur. Mais sa plus grande force, et pas des moindres, c’est sa plume. Une écriture que j’ai presque envie de dire « à l’ancienne ». Les dialogues sont très forts, les répliques percutantes. Ça fuse. C’est sec. Monsieur a du talent, ça ne déconne pas. Enfin si, beaucoup. L’humour ne manque jamais. Comme cela a déjà été dit à son sujet, il y a du Audiard, du Chabrol aussi, on y pense beaucoup. Qui plus est, le texte, dans ses images comme dans ses répliques, est cinématographique à souhait. Un raconteur d’histoire qui a l’art et la manière.

Christian Casoni signe un polar assurément bien ficelé au héros attachant. C’est excellemment bien écrit, riche en matière et répliques ciselées qui surinent. Foncièrement drôle sans oublier d’être noir. Les amateurs seront ravis, les autres aussi. A quand le film ?

Brother Jo.

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