Frédéric Jaccaud, romancier et nouvelliste suisse, n’est pas un inconnu chez Nyctalopes. Son précédent roman, Exil, a fait l’objet d’une chronique par Wollanup, qui saluait alors l’intransigeance de l’auteur, en le rapprochant d’un de ses contemporains, national celui-là : « tout comme Chainas, F. Jaccaud ne cherche pas à plaire, à être dans l’air du temps, d’écrire les romans qui plairont au plus grand nombre. Tout comme les romans de Chainas, ceux de Jaccaud se méritent et s’ils offrent un plaisir certain au fan, celui-ci s’obtient au prix d’une lecture qui peut parfois heurter, désarçonner, provoquer mais jamais ennuyer ou laisser indifférent. » En se plongeant dans ce cinquième roman, irrigué par un liquide organique glacial, on ne peut qu’approuver.

Début des années 1980, dans une petite ville portuaire française, peut-être baignée par les eaux grises de la Manche, Jean et Michel vivotent dans une petite délinquance, sans avenir. Leur amitié tortue est ancienne, elle remonte à l’orphelinat. Treize ans auparavant, ils se sont liés et se sont promis de ne jamais se quitter. Claire aussi était du serment. Mais elle a disparu. Ne reste d’elle que les photos qui maculent les revues et jaquettes de VHS porno arrivées d’outre-Atlantique. Ils n’ont pas oublié et veulent comprendre. Un braquage foireux les pousse à fuir, ils s’envolent pour Los Angeles, épicentre d’une nouvelle industrie qui part à la conquête du monde, le X. La ville brille et glace en même temps. Entre miséreux prêts à tout pour s’en sortir et riches anesthésiés par le cynisme et les drogues, Jean et Michel doivent avancer dans ce cloaque californien pour mener à bien une quête dont l’issue sera douloureuse pour tous.

Dès les premières lignes, on sait que l’auteur manie le scalpel, sous lumière crue et sans anesthésie. Il dissèque ce quelque chose qui ne marche pas droit et qui ne peut pas aller loin, coincé entre les falaises, pas loin de l’asphyxie, chez Jean et Michel, le beau et la brute, l’un qui tire et l’autre qui se laisse tracter. Jean a une fille sur le trottoir, deale, se crame la tête, se bagarre et se débat. Michel accompagne, suit et essaie en plus de vivre tant bien que mal une vie de couple. Ni l’un ni l’autre ne se satisfait vraiment de ce qu’il vit. Leur amitié a tout du poids mort, d’autant qu’elle a perdu une de ses roulettes, Claire. Dans leur tête à tous les deux, un obsédant jeu de tarot, illustré par des rêves de gosses, la nostalgie d’un élan physique, le mystère de la disparition de Claire et le vernis des photos porno.

Déjà peu enviable en France, la vie du duo, arrivé en Californie, ne sera pas reluisante. Au moins vont-ils pouvoir approcher pas à pas des milieux plus aisés, d’une terrifiante vacuité morale, pris dans un tourbillon hédoniste morbide, entre drogues et sexe. Des portes s’ouvrent vers l’univers du porno. Rien d’étonnant, ce qui fait exister la nouvelle industrie du X, c’est le fric. Elle n’est qu’un des derniers avatars en date d’un système économique qui use de cruauté et essore les humains contraints de s’y asservir. Frédéric Jaccaud ne manque ni de background  documentaire ou philosophique ni de références (JG Ballard, George Bataille…). C’est pourtant quand elles apparaissent de façon trop évidente pour contribuer à une analyse ou une contextualisation que nous avons moins envie de le suivre. L’immersion grandissante des deux comparses dans les tournages révèle assez de saloperie glaçante. Jean, pourtant leader au départ, va perdre pied et Michel, étonnamment, relever le défi avec plus d’accomplissement. Mais il y a un prix à payer pour une vérité qui lamine le désir, l’amour et l’amitié.

« Sur la pochette d’une VHS, on les compare au couple burlesque formé par Bud Spencer et Terence Hill. Le corps esthétique de Jean se fait malmener par la caricature de son compagnon. Le rôle ingrat de Michel, brut, balourd,  un peu idiot, se mue en catharsis pour une population masculine frustrée qui trouve une vengeance fictive dans les scènes où la disgrâce l’emporte sur l’élégance.

À présent Jean reproche à son ami d’avoir le beau rôle. Michel ne veut pas en parler. Il lui rappelle qu’ils ne sont pas véritablement acteurs. Il s’agit de retrouver Claire. Tout cela n’est qu’un moyen, pas une fin.

Jean ne l’entend pas.

En plus, tu y prends du plaisir.

Il faut avouer pour Michel, interdit, vexé, blessé, qui refuse d’admettre qu’il ne subit plus autant de déplaisir en jouant devant la caméra. Toutes les tensions accumulées de son enfance, jusqu’au crime irréparable, ce destin qui ne cesse de s’acharner, tout cela s’amenuise lorsqu’il entend la voix du réalisateur, cette voix qui lui ordonne chacun de ses mouvements, ordonne cette autre vie, futile et ridicule, qui tiendra sur une pellicule de quelques mètres. À cet instant, il n’est pas meilleur, pas pire que tous ces hommes nus et déchus, ahanant sur des corps inconnus, noyés dans les odeurs crues et les cris simulés, sous l’œil inquisiteur de l’objectif, sous le regard indifférent des techniciens. Lorsqu’il surprend le reflet de son anatomie dans l’un des miroirs installés autour de lui afin de faciliter le travail du caméraman, il éprouve enfin cette honte redoutée, retrouvant dans la souffrance morale la sensation d’exister. »

Une descente dans une vallée infernale, plus érosive qu’érogène.

Paotrsaout