Chroniques noires et partisanes

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ET LES GENS QUI NE SONT RIEN de Christophe Nicolas / Argyll

Argyll, maison d’édition rennaise, positionnée principalement sur les littératures de l’imaginaire, propose également du polar/roman noir. Christophe Nicolas, né en 1974 et originaire du Gard, est auteur de cinq romans où se mêlent habilement les genres, où [il] met en scène des personnages troublants de réalisme avec une grande maîtrise du rythme et du suspense. Son précédent roman Trackés (2021) a été également publié chez Argyll.

« Au secours ! Mon mari va me tuer ! Venez, vite ! »

Lorsque les gendarmes débarquent sur place, Emma Coulon gît inconsciente près de son mari, le visage tuméfié.

L’affaire paraît simple – un adultère suivi de violences conjugales – et pourrait être bouclée dans l’heure, si le présumé coupable, Michaël Coulon, n’était pas le principal employeur de la région. Très vite, le maire et le procureur font pression sur l’adjudant Gerardin, fraîchement nommé à la brigade de Génolhac, petit village des Cévennes serré au milieu des collines. Peu importe si l’épouse est dans le coma, peu importe si l’amant demeure introuvable, Coulon doit être libéré sur-le-champ.

Mais Gerardin ne se laissera pas intimider, son passé l’en empêche. Il est décidé à coincer le coupable quoi qu’il lui en coûte.

On ne peut collaborer à un blog consacré aux « littératures noire et engagées » et ignorer un polar social duquel émane un sentiment de révolte. La référence n’aura échappé à personne : les mots Et les gens qui ne sont rien s’inspirent directement de ceux du grand apaiseur en chef qui figurent désormais en belle place dans la collection des petites phrases politiques méprisantes de ces dernières années. Le sujet du roman de Christophe Nicolas est la justice à deux vitesses, inégale selon que vous serez riche ou pauvre, entrepreneur en vue ou bien déclassé, marginal.

Manifestement Christophe Nicolas sait parler de ce territoire des Cévennes gardoises, de ses habitants, de leur vie, de leurs habitudes. Ce qui commence comme une enquête sur un violent différend conjugal nous entraîne pas à pas vers une disparition mystérieuse vingt années auparavant. L’écriture est sans couenne superflue et la construction qui développe ses rhizomes dans l’histoire sociale du pays camisard est impeccable donc implacable. On se laisse prendre par le suspense.

Gerardin, le gendarme étranger au pays, a bien sûr son petit bagage personnel à lui. Fort heureusement, cet aspect psychologique ne va pas devenir un des moteurs dramatiques. D’ailleurs, l’auteur privilégie les sinuosités de son récit et la révélation de ses personnages en nuances de gris pour nous entraîner plus avant, sans négliger de nous donner envie de serrer les poings :

Il n’y a aucun dieu, les méchants ne seront jamais punis. Les lois les protègent : ils les écrivent eux-mêmes.

Un polar bien fichu en très juste résonance avec notre époque et ce qu’elle nous inspire.

Paotrsaout

LE SANG NOIR DE LA TERRE de Linda Hogan / Nuage rouge, éditions du Rocher

Mean Spirit

Traduction : Danièle Laruelle

Ce roman de 1990 traduit en français en 2003 dans la même collection qui a beaucoup œuvré pour la reconnaissance de l’histoire, de la culture et des lettres amérindiennes était épuisé. Sa réédition prend du sens quand on sait une certaine actualité cinématographique, à savoir la sortie du prochain film de Martin Scorsese, Killers of the Flower Moon, lui directement inspiré par le récit éponyme de David Grann (en français La note américaine, 2018) que j’avais listé mon best of de la même année. Considérée comme une des grandes voix amérindiennes d’aujourd’hui, Linda Hogan, née en 1947, est Chickasaw. Romancière, essayiste et poète, elle a reçu l’American Book Award et enseigne à l’université du Colorado.

Oklahoma, Territoire Indien, années 1920. Le pétrole découvert sur des terres appartenant aux Osages fait la fortune des propriétaires indiens. Tous les moyens sont bons aux tenants blancs du pouvoir pour les déposséder et, autour des Graycloud, morts et emprisonnements suspects se multiplient. Abusivement privés de leurs revenus puis de leurs terres, ils se voient réduits à la misère. Red Hawk, l’agent sioux du FBI chargé de l’enquête tardive sur les meurtres d’Indiens, prendra fait et cause pour les siens et suivra les Graycloud dans leur exil, renonçant à un idéal illusoire de coopération avec les Blancs. Fondé sur des faits avérés, le roman de Linda Hogan expose le conflit de deux mondes qui ne peuvent se comprendre. (…)

Le premier roman de Linda Hogan s’inspire là aussi de cet épisode historique connu sous le nom des Osage Murders, une série d’assassinats (non résolus pour la plupart) de membres de la nation Osage dans les années 1910 à 1930, crimes perpétrés pour dépouiller ces individus de leurs propriétés et droits fonciers. Le Territoire Indien (devenu en 1907 l’Etat de l’Oklahoma) créé à l’origine pour recueillir divers peuples amérindiens chassés d’autres parties du pays recelait dans son sol des réserves de pétrole qui bien vite éveillèrent l’appétit d’industriels et spéculateurs blancs.

Sous l’aspect d’une chronique familiale et communautaire, dense, d’une tristesse persistente, Linda Hogan compose un tableau de la décomposition spirituelle et de la marginalisation d’un peuple indigène. Les personnages et points de vue sont nombreux : les trois générations de la famille Graycloud, Michael Horse le voyant, Stace Red Hawk l’agent du FBI lakota, persuadé de pouvoir changer les choses de l’intérieur, autour desquels gravite une société d’individus écartelés entre les traditions et le modernisme. C’est une enquête en quelque sorte, où nombreux sont les enquêteurs, en recherche d’une part de vérité. Malgré tout, assassinats et spoliations scandaleuses s’enchaînent, qui donnent au roman des allures de mélodrame sombre, oppressant. Pourtant, en contrepoint, avec grâce et puissance, Linda Hogan ouvre les fenêtres d’une riche spiritualité, vision d’un monde naturel, et d’une humanité qui aurait toute sa place si l’appât du gain et le racisme ne s’acharnaient pas à l’écraser. Hélas, symbolique en cela du devenir des peuples indigènes d’Amérique, la société des Osages de Watona, Oklahoma, marche de défaite en défaite, sous nos yeux.

Une chronique poignante qui vous agrippe. A marier habilement avec les approches documentaires du sujet.

Paotrsaout

BLACK MESA d’Ophélie Roque / Robert Laffont

On ne va pas prétendre le contraire : Nyctalopes s’intéresse aux westerns (littéraires), qu’ils proviennent d’outre-Atlantique ou, plus rarement, de la vieille Europe et de France. C’est avec un sacré combo qu’Ophélie Roque déboule sur le terrain : un premier roman et un western. Dans l’abondante production française, c’est un cas rare. Ophélie Roque a un temps œuvré au sein des maisons de vente et des musées avant de devenir professeure de français en banlieue parisienne.

À peine le père enjambait-il le seuil que le fils, fébrilement, annonçait qu’il avait acheté une terre – à Black Mesa, Arizona – qu’il comptait fichtrement la rejoindre au plus tôt, et que si le vieux voulait pas crever, il avait tout intérêt à le suivre.
« C’est comme si c’te chienne de vie avait décidé à ma place. »
Il fallut un certain temps avant que le père ne réagisse. Titubant légèrement à travers la pièce, il s’approcha de son fils et – pour la toute dernière fois – lui mit une raclée. Les coups s’arrêtèrent aussi soudainement qu’ils avaient commencé. Le souffle court, le vieux s’adossa au chambranle incertain de la cheminée, avant d’annoncer – l’air las – qu’il partirait aussi.
« D’toute façon, y a plus rien pour nous, ici ! »

Mais la terre – là-bas, à l’Ouest – voudrait-elle bien d’eux ?

1887. Ron et Franck, père et fils, vivotent dans la métropole gluante de Chicago. Leur relation repose sur le non-dit, l’affrontement, la brutalité. Sur l’impulsion du fils, qui se porte acquéreur d’une parcelle de terre dans le lointain Territoire de l’Arizona, ils cèdent à l’appel de l’Ouest comme des milliers d’autres. Le chemin pour y parvenir est semé d’embûches. Arrivés sur place usés jusqu’à la fibre, ils découvrent que la terre promise est un territoire ingrat et hostile où survivent d’autres pauvres hères.

Le premier roman d’Ophélie Roque a quelques faiblesses ou maladresses (une géographie continentale parfois mystérieuse, des dialogues en langue parlée dont la répétition dessert à la longue) et on peut être un peu frustré parfois d’un manque d’épaisseur, de détails dans les descriptions. Toutefois, Ophélie Roque fait montre d’un certain sens de la formule qui vient moucheter son texte. Surtout, après la ville et le voyage vers l’Ouest vient l’installation et la vie à Black Mesa, âpre. Le dialogue reste difficile entre le père et le fils et c’est l’environnement qui va marquer son emprise sur le corps et les esprits : face aux épreuves, leur caractère va « parler » face à la désillusion et au rêve éventé. Et puis un beau jour le voisinage s’étoffe. Se pourrait-il que Black Mesa engendre autre chose que des fruits péniblement récoltés ? La réponse sera apportée par le désert dans un dernier rebond dramatique, comme une sorte de morale à l’histoire de ces anonymes qui ont voulu dompter la sierra.

Un western quelque peu brinquebalant dans ses débuts mais qui va ensuite prendre toute sa dimension dramatique. Une très honorable première chevauchée sur les territoires du genre.

Paotrsaout

DE SANG ET D’OR d’Olivier Martinelli / Kubik Editions

Olivier Martinelli pourrait occuper une place plus conséquente dans nos chroniques « noires et engagées ». Né en 1967, le Sétois avait eu son temps un sacré badge of honor en étant publié il y a dix ans (le seul écrivain français à y parvenir) chez 13e Note, l’éditeur (2008-2014) aux références nickel côté fous furieux ou francs-tireurs : Dan Fante, Mark SaFranco, Willy Vlautin… On en parle encore. D’autres textes noirs, souvent infusés de culture rock, suivaient La nuit ne dure pas : L’ombre des années sereines en 2016, Mes nuits apaches en 2020, des participations à des tributes littéraires dédiés aux Thugs, à OTH, à l’album Sandinista de The Clash… Plus récemment, l’auteur s’était consacré à un récit autobiographique (L’homme de miel, 2017) et un diptyque de fantasy, Le livre des purs. Avec De sang et d’or, il renoue avec sa veine originelle, de surcroît au sein d’une toute nouvelle collection, lancée ce printemps.

Des meurtres sordides ensanglantent Paris. Les organes prélevés sur les victimes semblent servir une énigme indéchiffrable, un dessein mystérieux.

Dans une atmosphère de fin du monde, deux lieutenants de la brigade criminelle mènent l’enquête… Porteurs de leurs propres secrets, ils avancent sur le fil du rasoir et vont livrer une ultime partie d’échecs contre l’esprit machiavélique du tueur…

Dans un Paris hivernal contemporain, comme esquissé à l’eau-forte sur une plaque de zinc, des meurtres qui se révèlent bien vite sériels mobilisent l’équipe de Baumel et Cortini, deux flics qu’aucune affinité apparente ne rapproche mais qui pourraient se rassembler par la défiance qu’ils font naître chez leur hiérarchie ou leurs collègues. Dans un style sans falbala, le texte d’Olivier Martinelli se concentre sur la psychologie et les blessures intimes du tueur qui s’amuse à semer des indices macabres sur sa piste mais aussi sur celles de Baumel et Cortini, personnages abîmés et douloureux eux aussi.

Baumel dit l’Ombre est fils de flic, son père a été officiellement tué en opération, aux côtés des anciens qui sont devenus les collègues de Baumel. Mais quelque chose de son passé, de cette relation père-fils, le ronge et le rend désabusé et songeur. Il est solitaire. Son frère a refait sa vie en Amérique Latine. Sa mère perd la boule. Parfois, il trouve du réconfort dans les bras d’une étudiante qui se prostitue et qu’il ne sait pas aimer.

Cortini est seul lui aussi, largué par sa compagne, fille d’un hiérarque policier. Il boit la tasse sur le plan sentimental. Ses nuits sont hantées de visions cauchemardesques qui ne sont peut-être pas sans lien avec la psyché du tueur. Ses seuls amis : son père, écrivain compulsif mais sans ambition, et un voisin fan de rock comme lui.

Des meurtres en série, c’est en soi un sale boulot. Mais ceux-là semblent s’affirmer tout spécialement comme une adresse à ces deux flics cabossés, en porte-à-faux avec leur milieu professionnel. Une enquête qui les obligera à affronter leurs souvenirs et leurs blessures les plus secrètes, le vertige de leur destruction aussi. De la même manière qu’une formation ramassée guitare-basse-batterie peut nous faire toucher du doigt les sommets de la musique électrique, Olivier Martinelli revisite avec trois forts personnages la notion du duel où l’adversaire est l’autre et soi-même en même temps.

Un beau jeu d’échecs où les pièces maîtresses, le tueur, les deux flics, sont d’un métal écorcheur.

Paotrsaout

LOIN EN AMONT DU CIEL de Pierre Pelot / La Noire Gallimard

Les exégètes et les lecteurs qui le suivent depuis longtemps savent que dans l’oeuvre fabuleuse de Pierre Pelot, le western tient une place tout à fait particulière. C’est même le genre de prédilection de ses débuts littéraires. Entre 1966 et 1982, Pierre Pelot a écrit pas loin de 40 textes se rattachant au western, notamment une conséquente série avec un personnage principal, Dylan Starck, un métis franco-indien né dans le Sud des Etats-Unis. 2023 nous apprend qu’il n’avait pas tout à fait renoncé à ses premières inspirations.

La fin de la guerre de Sécession vient tout juste d’être signée. Une bande de pillards commandés par Captain Sangre de Cristo et une sorcière sanguinaire surnommée Mother débarquent dans la vallée d’Ozark, en Arkansas. Ils s’installent dans la ferme des McEwen, massacrant les parents et la plus jeune des quatre filles de la famille, avant de poursuivre leur chevauchée meurtrière.Les trois soeurs survivantes n’auront de cesse de traquer cette horde pour se venger. Par monts et par vaux, au hasard de la reconstruction du Sud, elles vont finir par former une bande de femmes hors la loi à la recherche de ceux – tous ceux – qui ont détruit leur vie…

En fin connaisseur des Etats-Unis, Pierre Pelot a choisi une bonne tourbe historique comme le terrain de son roman. Dans la région des Ozarks, Arkansas, la guerre de Sécession ne s’est jamais incarnée en batailles rangées ou boucheries à grande échelle. Pour ainsi dire, la contrée a même été épargnée par les bandes de franc-tireurs et de soudards antagonistes, Jaywalkers, Bushwackers ou Red Legs, qui ont éreinté le Missouri et le Kansas voisins, au nord, par leurs actions de guérilla et leurs raids sanglants dirigés principalement vers les civils supposés être du mauvais bord. Et puis un jour, qui devrait être celui de la paix à peine signée, tout change. Une bande de massacreurs aux bords de la folie passe par la propriété de la famille McEwen pour égorger, violer, piller et incendier. La vie des trois filles McEwen survivantes bascule dans un noir cauchemar. La défaite véritable, ce serait d’accepter leur sort injuste. S’il leur reste quelque chose à vivre, puisque plus rien ne fait sens, ce sera la vengeance.

Pierre Pelot est un horticulteur. Il sait faire éclore avec constance les plus belles fleurs de son écriture dans ses descriptions ou ses scènes d’action, très vives, avec un registre qui peut passer du cru au presque précieux par moment. Il n’y a pas de roses sans la caresse d’une épine. Les pétales sont ici d’un rouge puissant. Le roman déchaîne une violence échevelée, qui laisse pantois. Ça mitraille, ça sabre, ça égorge, ça éventre sur un rythme enlevé. Et cela n’est pas l’apanage unique des hommes. Les femmes y ont leur part. Leur innocence, leur jeunesse, leurs espérances bafouées, les sœur McEwen, Enéa en cavalière de tête, vont se montrer sans concession. Leur adversaire est d’envergure inhabituelle. C’est l’époque des hommes pour lesquels le meurtre est aussi banal et quotidien que de chier dans les bois. Mais ils sont assortis là d’une illuminée adepte du sacrifice humain.

Les sœurs McEwen vont constituer en chemin un escadron femelle déterminé en incorporant dans leurs rangs des putains malmenées par la colonne des pillards. C’est aussi un aspect fort de ce roman, une révolte de femmes contre un destin tragique, contre un statut d’humiliée. Des femmes vont prendre leur vie entre leurs mains et laver leurs humiliations dans le sang. Bien que hors-la-loi, elles vont redonner une âme et une dignité à toute une communauté martyrisée par la guerre et la folie des hommes.

A la différence de leurs adversaires maléfiques, elles cherchent ainsi une paix de l’esprit et un rééquilibrage de leur monde sens dessus dessous. Et après ? Elles ne veulent pas y penser. Les rêves d’amour, de mariage, de vie familiale heureuse d’Enéa sont peut-être définitivement morts avec la lame de sabre qui lui est entrée dans la joue et l’image imprimée sur sa rétine de ses proches suppliciés. La guerre qui s’achèvait, c’était la promesse du retour de l’être aimé, le fils des voisins Starck. Leur vie ne sera plus jamais la même.

Pierre Pelot avait bien entendu toute la légitimité et toutes les munitions pour s’aventurer (à nouveau) sur les territoires du Old West. Loin en amont du ciel rejoint sans conteste les étoiles du western littéraire de fabrique européenne. Elles ne sont pas si nombreuses. Nous avions – chaudement – chroniqué le dyptique de l’Irlandais Sebastian Barry dans nos colonnes. En voici une autre.

Sauvage, cruel, émouvant. Et une magnifique cavalière sur le dos de La Noire.

Paotrsaout

LA FILLE DU BATELIER d’Andy Davidson / Gallmeister

The Boatman’s Daughter

Traduction : Laure Manceau

Nous l’avions salué en son temps, le premier roman d’Andy Davidson, Dans la vallée du soleil, sorte d’horror western, nous avait accroché en 2020. Il était plus que temps que son second opus nous parvienne, qui lui aussi a été remarqué par la critique anglo-saxonne.

Par une nuit noire, alors que la tempête se déchaîne, Hiram navigue au cœur du bayou. Il emmène la vieille sorcière Iskra et une petite chose difforme recouverte d’un tissu taché de sang. Le bateau accoste au bord d’un lac, Iskra s’enfonce dans la forêt. Hiram l’accompagne, laissant seule sa fille de onze ans, Miranda. Cette nuit de cauchemar, Miranda ne l’oubliera jamais. L’obscurité a englouti son père et a enfanté un bébé mutant qu’elle a pris sous son aile. Pour lui, elle trafique de la drogue sous les ordres d’un pasteur fou et vicieux. L’enfant grandit sous la protection d’Iskra et de sa magie noire, attendant impatiemment les visites de “Sœur”. Mais des puissances aussi bien humaines que surnaturelles ont décidé de s’en prendre à eux.

Abandonnant le décor minéral et poussiéreux du South West, Andy Davidson plante son thriller horrifique dans le bayou glauque de l’Arkansas, aux lisières du Texas. Son sens du détail fait merveille pour évoquer le caractère foisonnant d’une nature inhospitalière, où la pourriture côtoie la profusion. Il semble évident qu’un tel environnement contamine les créatures humaines qui s’y abritent. La touffeur abîme les corps et fait moisir l’âme. Dans les méandres de la Prosper River, Miranda et son frère adoptif Littlefish, pauvre créature difforme qui n’est pas sans rappeler le Gollum, semblent bien isolés au milieu de sinistres personnages, révérend damné, flic pourri, nain interlope, trafiquants sanguinaires. Seule Iskra la sorcière pourrait être leur alliée. Mais sa science plonge aussi ses racines dans l’envers d’un noir absolu du monde, elle dialogue avec les puissances des ténèbres.

Le roman s’épanouit dans un kudzu de violence sans merci, d’avidité et de magie noire, lustré par une prose nerveuse et séduisante. Mais tandis ce qui monte des sous-bois et des eaux noires menace de nous balayer dans un flot de terreur, Andy Davidson réussit à nous faire toucher du doigt des psychologies abouties et tourmentées, au bord de l’abîme, ou bien alors qui voient la rédemption palpiter comme un fanal dans la tempête. Même dans le bizarre, il existe des jeunes filles qui aiment leur père, leurs proches, aussi étranges soient-ils, et sont prêtes à aller jusqu’au bout pour protéger ce précieux.

Un avatar luisant de vase et de sang noir du Southern Gothic, parfait de tension dramatique.

Paotrsaout

LES DERNIERS GÉANTS d’Ash Davidson / Actes Sud

Damnation Spring

Traduction : Fabienne Duvigneau

Originaire de Californie, Ash Davidson vit aujourd’hui en Arizona. Elle nous propose aujourd’hui son premier roman, salué par une large critique américaine (dont Stephen King himself).

1977. Californie du Nord. Rich est de ces bûcherons qui travaillent au sommet des arbres. C’est un métier dangereux, dont son père et son grand-père sont morts. Il veut une vie meilleure pour sa femme Colleen et son fils Chub. Pour cela, il a investi en secret toutes leurs économies dans un lot de séquoias pluricentenaires. Mais lorsque Colleen, qui veut avoir un deuxième enfant malgré de précédentes fausses couches, se met à dénoncer la compagnie d’abattage pour l’usage d’herbicides responsable selon elle de nombreuses malformations chez les enfants, le conflit s’invite au coeur de leur couple.

De (bons) romans qui nous entraînent dans les forêts de la côte ouest des Etats-Unis et/ou dans les communautés de bûcherons, Nyctalopes en connaît quelques-uns, chroniqués parfois dans nos colonnes. Citons Le miel du lion de Matthew Neil Null, Faire bientôt éclater la terre de Karl Marlantes ou le désormais classique Et quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey.

L’autrice déclare avoir mûri et travaillé son projet durant dix années. Il n’y aucun mal à le croire tant le texte coche de bonnes cases : caractère épique de cette saga familiale, sens du détail vif, personnages d’épaisseur humaine sensible, galerie de portraits remarquable, lignes de dialogues qui font mouche, enjeux enracinés dans un contexte temporel et humain mais universels (amour, travail, honneur, loyauté aux siens, impact de la dégradation de l’environnement sur la vie humaine). Oui, Les derniers géants s’appuie sur cette ancienne problématique, l’homme contre le vivant, la nature, pour dérouler superbement une chronique familiale et communautaire des plus fines. Ash Davidson et son roman, avec puissance, talent et grâce, même, s’avancent sur la scène. Et déjà cela est une réussite. Ne dit-on pas que nous aurions là trouvé une nouvelle Great American Voice ? C’est fort possible et demandera confirmation.

Voilà un premier roman de haut calibre, qui pourrait démarrer un parcours littéraire de façon parfaite. Trop parfaite ? Selon moi, un texte soigneusement travaillé, calibré, expression d’un talent et qui, pourtant, est retenu, juste à temps, de s’aventurer plus loin sur des versants fragiles face à un glissement de terrain, comme il peut arriver à la saison des pluies au pays du redwood. C’est une impression personnelle qui ne doit pas vous empêcher d’embrasser les arbres et les habitants de Del Norte County. Ash Davidson, désormais nous voulons un autre géant.

Paotrsaout

CEREMONIE de Leslie Marmon Silko / Terres d’Amérique / Albin Michel

CEREMONY

Traduction : Michel Valmary

C’est avec un petit décalage de quelques mois que notre regard se porte aujourd’hui sur cette réédition d’un roman de 1977 (avec traduction révisée, avant-propos inédit et préface de Larry McMurtry extraite de l’édition anniversaire des trente ans du texte chez Penguin Classics). Terres d’Amérique ne surprend pas en proposant à nouveau l’ouvrage de l’autrice d’origine Laguna Pueblo du Nouveau-Mexique, reconnue aux côtés de James Welch, N. Scott Momaday et Louise Erdrich comme l’un des quatre piliers de la Renaissance indienne sur le plan littéraire.

Tayo, un jeune Indien du Nouveau-Mexique, revient de la Seconde Guerre mondiale hanté par la mort de son cousin et l’âpreté des combats contre les Japonais dont il a été prisonnier. Son retour sur la réserve de Laguna Pueblo ne fait qu’accroître son sentiment d’aliénation, car pour Tayo comme pour nombre des siens, l’amour de sa terre porte en lui la honte de l’avoir perdue à jamais. Tandis que certains vétérans se réfugient dans l’alcool ou la violence, Tayo s’interroge sur le véritable sens de son mal. Sa quête, qui le ramène aux croyances et aux traditions de son peuple, prend alors la forme d’une cérémonie, seule voie pour retrouver la lumière.

Cérémonie est tout d’abord un roman sans fard sur les difficultés de réadaptation des soldats submergés par leur expérience intime avec la violence et la mort. Soyons clairs, cela a nourri et nourrira encore hélas d’excellents et douloureux textes. La particularité du roman de Leslie Marmon Silko réside en ce que ce terrible bouleversement est aussi vécu par un Native American. Appartenant à une communauté déjà méprisée, spoilée, sous le joug d’un racisme quotidien, Tanyo découvre avec son enrôlement une sorte d’émancipation et de reconnaissance par la société blanche. En réalité les Etats-Unis ont besoin de chair à canon, peu importe la couleur de peau de ses soldats tant qu’ils sont prêts à endurer et verser leur sang. Revenus à leurs vies d’avant, Tanyo et les GI amérindiens ne peuvent digérer l’amertume qu’ils éprouvent : fini les sourires des Blancs, le prestige de l’uniforme, les conquêtes féminines… Ils boivent, errent, se font rouler, se battent.

Pour Tanyo, ce retour au pays est alourdi d’une culpabilité immense : lui, le bâtard, sans père, à part dans la famille et la communauté, n’a pu revenir de la guerre sans son cousin-frère Rocky, mort dans les terribles conditions de la détention par les Japonais. Loin du foyer, il n’a pu apporter non plus de l’aide à son oncle, qui s’est épuisé à récupérer des vaches volées ou enfuies. Sa dépression abyssale le mène aux portes de la folie et de la mort. Il accepte de se soumettre à une cérémonie, de se reconnecter aux croyances et aux traditions pour comprendre ce qui lui arrive et échapper aux forces noires, pour réparer et se réparer.

Leslie Marmon Silko nous ouvre une porte vers la spiritualité et une cosmogonie syncréthique des peuples voisins, Pueblo, Zuni, Navajo, du Sud-Ouest montagneux des Etats-Unis. Le paysage fait l’objet de magnifiques descriptions « habitées ». Pour ceux qui veulent encore les voir, les mythes et les histoires dessinent les points remarquables, les pistes et les contours de terres volées pour la plupart à leurs habitants anciens. Ils sont l’ancrage d’un peuple. Il en résulte un texte marqué par une forte spiritualité, comme un appel nécessaire à renouer avec ses racines.

Un texte sur la dévastation sociale et spirituelle d’une communauté amérindienne au milieu du XXe siècle mais aussi un très beau roman d’éveil.

Paotrsaout

NOUS AURIONS PU ETRE DES PRINCES d’Anthony Veasna So / Terres d’Amérique – Albin Michel

Afterparties

Traduction : Héloïse Hesquié

Il aurait pu un prince des lettres issu de la population des Asian-Americans. Mais le destin en a décidé autrement : Anthony Veasna So est mort d’une overdose le 8 décembre 2020, à l’âge de 28 ans. La publication de son recueil de nouvelles à titre posthume a bénéficié de critiques élogieuses et de diverses récompenses, celle par exemple de la Fondation Ferro-Grumley pour les littératures LGBTQ. Tandis que le reste de son œuvre pourrait être édité en 2023, Terres d’Amérique, les radars toujours orientés vers l’actualité de la littérature contemporaine américaine, nous propose la traduction française de ces neuf nouvelles au goût doux-amer.

À Stockton, Californie, les temples bouddhistes et les épiceries cambodgiennes ont fleuri depuis l’arrivée massive de familles ayant fui leur pays et le régime génocidaire des Khmers rouges. Dans cette ville entre Asie et Amérique, on croise ainsi des bonzes, de vieilles tantes intrusives et des adolescents mortifiés par l’ennui, tout un monde d’histoires passées sous silence, de désirs naissants, de tiraillements identitaires et sexuels, où l’avenir tente de se construire sur les fondations d’un traumatisme profond et en dépit du poids des traditions.

Se pouvait-il qu’un peuple martyrisé par les débordements (non officiels) de la guerre du Viet Nam sur son propre territoire – ce qui provoqua un chaos social et politique – et l’avènement d’un régime parmi les plus paranoïaques et sanguinaires de l’histoire, celui des Khmers rouges, produise des exilés sans lourd bagage traumatique ? Heurtés de surcroît par un choc culturel, les survivants du Cambodge de Pol Pot ont transmis une partie de leur blues à leurs enfants nés eux Américains, qui se débattent avec leur sexualité, la consommation de drogues et les problèmes de karma. C’est ce que raconte Anthony Veasna So au long de neuf histoires sises dans le microcosme de la Central Valley en Californie où s’est regroupée la communauté des Cambos, travaillée par les vieilles solidarités, le poids des traditions et des rêves de réussite sociale presque aussi insaisissable que la fumée des bâtons d’encens.

Avec un sens du détail nerveux, une dérision certaine non dénuée de tendresse, l’auteur nous donne, au travers de plusieurs personnages, un portrait attachant d’une composante de la société américaine probablement sans porte-voix littéraire jusque-là. Voilà une marchande de donuts et ses filles, un joueur de badminton vieillissant sur le retour, l’héritier d’un garage familial, des jeunes gens aux problèmes d’addiction ou relationnels, un universitaire par dépit en pleine quête de soi homosexuelle, une jeune infirmière en soins gériatriques aux prises avec un spectre de l’ère Pol Pot… Entre les effluves de la cuisine pays, les formules de politesse communautaire et les auras bouddhistes, chacun patauge pour trouver sa voie, avec une sorte de rapport au monde schizophrénique. Ils sont des Cambos, veulent ou doivent rester des Khmers – malgré les difficultés psychologiques liées à l’appartenance à un peuple qui a pratiqué l’autogénocide (sic) – mais est-ce si aisément conciliable avec l’American way of life suintant l’obsession du matérialisme et du sexe ? La réponse convoque un certain nombre de déconvenues et de déboires qui pincent ou font sourire.

C’est criant d’intelligence, de justesse et de modernité et fait regretter la disparition prématurée de ce jeune auteur qui s’annonçait comme une voix américaine talentueuse.

Paotrsaout

L’ESCADRON NOIR. Une Iliade au Kansas de W. R. Burnett / L’Ouest, le vrai/Actes Sud

The Dark Command. A Kansas Iliad

Traduction : Fabienne Duvigneau

La disparition de Bertrand Tavernier le 25 mars 2021 semblait annoncer la fin de la collection L’ouest, le vrai chez Actes Sud. Il en était le directeur passionné, apôtre de la réhabilitation du western littéraire. C’est donc une joie de découvrir que Bertrand Tavernier a eu le temps de transmettre le flambeau. Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière de Lyon, cadre ainsi la publication de ce texte inédit de William Riley Burnett (auteur phare de la collection L’Ouest, chroniqué déjà par Nyctalopes) en rédigeant la postface de L’escadron noir.

Grâce à son oncle, le jeune Johnny Seton va pouvoir entrer dans le cabinet de l’influent avocat Jim Wade. A la clé une situation, et la respectabilité aux yeux des McCloud, dont il convoite la fille, Mary. Mais c’est sans compter sur Polk Cantrell. Redouté dans plus de six comtés, l’homme, qui se cache des Missouriens depuis qu’il a tiré sur un shérif pro-esclavagiste, est venu se réfugier à Pleasant Hill, Ohio. Le cœur de Mary ne tarde pas à balancer, déclenchant l’engrenage d’un duel sans merci.

Que ceux qui ont déjà regardé le western de Walsh (avec John Wayne, Claire Trevor, Walter Pidgeon et Roy Rogers) ne s’attendent pas à retrouver une histoire semblable dans le roman de Burnett. Le scénario a pris beaucoup de liberté par rapport à son socle d’origine. Pour un résultat mitigé car le film ne figure pas au firmament de l’œuvre de Walsh. Mais le scénario n’est pas seul en cause.

Quand Burnett écrit L’escadron noir en 1938, il est en pleine maîtrise de son style, une prose sèche et pourtant généreuse en informations, qu’il a exercé dans le genre policier. Car Burnett est avant tout un romancier de la pègre et des trafics, expert des personnages à plusieurs facettes. C’est ce que nous découvrons avec John Seton, Mary et Polk Cantrell, engagés très vite dans un classique triangle amoureux dans une tranquille ville de l’Ohio du milieu du XIXe siècle. Le premier est un peu naïf, la deuxième versatile, le troisième dégage une aura trouble. La fille de bonne famille se fait la belle avec le bad boy et John Seton a un gros chagrin d’amour. On pourrait résumer ainsi le premier quart du roman et se dire qu’on attendait autre chose qu’une western romance.

Mais Burnett a planté les graines d’un drame sanglant en rattachant son roman aux troubles années 1850. La question esclavagiste divise en effet l’Amérique jusque dans son expansion vers l’ouest. Les nouveaux territoires (Kansas, Nebraska) doivent-ils se rapprocher des législations sudistes ou les rejeter ? Sur le terrain, pros et antis se disputent, se battent, s’assassinent. Les organisation ou milices Red Legs, Jayhawkers, Bushwackers lancent des raids contre leurs adversaires, brûlent leurs propriétés, pendent ou flinguent à tout va. C’est une véritable guerre civile. Le célèbre John Brown lui-même y participe. Elle perdurera dans la région pendant le conflit officiel de la Guerre de Sécession et explosera en massacres de sinistre mémoire. Pour Burnett, il n’y a pas matière à philosopher. Cet arrière-fond historique apporte une dynamique à son récit très local, influence ses personnages et, bien sûr, alimente le caractère dramatique des événements vécus à hauteur d’homme.

N’ayant pas renoncé à Mary, John Seton s’installe dans le Kansas, dans la même ville que les nouveaux mariés. L’affrontement avec Polk Cantrell est inévitable. Il s’aggrave du désaveu électoral qui est infligé à l’ambitieux Cantrell. Vexé, celui-ci rallie les Bushwackers pour se venger de la communauté dont Seton devient un membre honorable. Tandis qu’il essaie de séduire Mary, toujours sceptique sur son caractère, Seton s’étoffe physiquement et moralement dans sa nouvelle vie. Il paraît toujours un cran au-dessous de son rival, retors et rancunier, pistolero sans scrupules. Dans le grand final d’une chevauchée sanglante, emblématique des troubles de cette époque, leur rivalité devra se régler une fois pour toute. Pour le vainqueur, peut-être, une Mary séduite.

Un western aux approches sentimentales et psychologiques (avec un héros un peu barbant) qui libère finalement l’intensité et la brutalité de son genre.

Paotrsaout

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