Chroniques noires et partisanes

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LE DERNIER COMBAT DE LORETTA THURWAR de Nana Kwame Adjei-Brenyah / Terres d’Amérique / Albin Michel

Chain-Gang All-Stars

Traduction : Héloïse Esquié

Il y a déjà quelques années (2021), nos chroniques se faisaient l’écho de la publication et traduction du recueil de nouvelles Friday Black d’une nouvelle plume américaine, Nana Kwame Adjei-Brenyah. « Foisonnant et insolite » en disait à l’époque la collaboratrice de Nyctalopes. Le retour de Nana Kwame Adjei-Brenyah signifie à nouveau une confrontation avec un truc aussi américain que le donut, j’ai nommé la violence viscérale.

États-Unis, dans un futur proche : les condamnés à mort ou à perpétuité ont la possibilité de participer à un programme de télé-réalité extrêmement populaire, Chain-Gang All-Stars. Sous les yeux d’une foule déchaînée et de millions de streameurs, ils se livrent à des combats d’une rare violence, à la manière des gladiateurs de la Rome antique. Ceux qui survivent à trois années d’épreuves sont graciés. Enchaînant les victoires, Loretta Thurwar, combattante hors pair et superstar du programme, est en passe d’atteindre son but. Mais pour cela, elle va devoir déjouer les pièges que lui tend la production, prête à tout pour accroître son profit.

Le dernier combat de Loretta Thurwar se présente sans détour comme un roman d’anticipation ou un roman dystopique. Pourtant, bien étayé par des faits actuels, il pourrait relater une réalité en devenir. En effet, les Etats-Unis n’ont pas fini de se débattre avec leurs démons. Par exemple, répondre au crime par la violence et le sang (peine de mort), faire de n’importe quoi un divertissement, un produit d’entertainement (télévisuel what else ?) et ne jamais perdre une occasion de faire du fric. Oui, le système pénitentiaire américain est déjà largement aux mains du secteur privé et pour les entreprises qui s’en partagent le marché, il ne fait pas de doute qu’il faut châtier, emprisonner, à tour de bras, et en tirer profit. Sans grande surprise, les minorités américaines sont surreprésentées derrière les barreaux, aujourd’hui déjà, dans la société à venir évoquée par l’auteur également. Le titre original du roman, très acide, Chain-gang All-Stars, renvoie directement à l’époque de l’esclavage. Un chain-gang était un groupe d’hommes, d’esclaves enchaînés pour réaliser une tâche identique ou subir un châtiment partagé. Que l’étiquette soit attribuée à un show où les Noirs dominent (parce qu’ils sont nombreux à purger une peine) ne relève ni du hasard ni de la naïveté de ses créateurs, hommes d’affaires et politiques blancs.

Le roman s’écoule entre plusieurs strates. Celui des héros de l’arène et de leurs aventures, de leurs paliers successifs vers la notoriété, peut-être la délivrance, l’amnistie et la liberté. Ou bien alors vers la chute, sanglante, sous les yeux des spectateurs et téléspectateurs. Nous connaissons ainsi les trajectoires de protagonistes de ces mauvais jeux du circus maximus américain. Leurs efforts pour survivre (on peut s’entretuer dans une même équipe à des moments choisis par la prod télé), pour essayer de polir les règles drastiques voulues par celles-ci et s’élever au-dessus (combien de temps ?) de l’horreur et de l’anéantissement. Tout All-Stars du duel à mort que soient ces personnages dont fait partie Loretta Thurwar, il n’en reste pas moins des humains. Avec leur passé (ils ont commis un ou des crimes et certains sont de vrais innocents), leur frousse de vivre ou de mourir, leur colère, leurs sentiments. Thurwar est Noire et lesbienne. En affaire avec une autre lame experte de son gang, experte mais pas tout à fait à son niveau. Il lui reste à tuer à et à survivre pour avancer vers la… rédemption ? Pour les tarés de Gladiator mixé avec Rollerball mixé avec Koh-Lanta (enfin, ceux qui savent lire encore…), il y a là dans ce texte de quoi se brancher sur des épisodes d’un bon drama sanglant.

La fantaisie, l’imagination, de Nana Kwame Adjei-Brenyah serait difficilement supportable sans les inserts de personnages révoltés par ce show américain nouvelle génération. Des spectateurs. Des gladiateurs. Du petit personnel. En proie au doute momentané ou alors à la révolte, rusée ou ouverte. Ce qui pourrait déposer un grain de sable dans cette belle machinerie médiatique…

Nana Kwame Adjei-Brenyah nous parle d’une Amérique de bientôt peut-être. Inchangée. Raciste. Obsédée par une justice qui a tout du châtiment. Obsédée par l’argent et le spectacle. Il rappelle également que des Américains ne se satisfont pas de cela et qu’ils essaieront de lutter. Salutaire de le rappeler.

Paotrsaout

LES FILLES DE LA FAMILLE STRANGER de Katherena Vermette / Terres d’Amérique / Albin Michel

The Strangers

Traduction : Hélène Fournier

En 2022, la collection Terres d’Amérique publiait la traduction française du premier roman de la Canadienne d’origine autochtone Katherena Vermette, Les Femmes du North End, ensemble choral ancré dans le terreau social de la capitale de l’Etat du Manitoba, Winnipeg. Les filles de la famille Stranger signe le retour romanesque de l’autrice (par ailleurs poétesse), avec un texte de nature semblable : des femmes de la même famille, de trois générations successives, racontent leur traversée des jours, émaillés des difficultés ou des fléaux malheureusement répandus parmi les femmes autochtones au Canada, population parmi les plus fragilisées.

Margaret, Elsie, Phoenix, Cedar : quatre femmes, mères et filles, issues de la communauté amérindienne du North End, un quartier défavorisé de Winnipeg, Manitoba. Quatre membres d’une même famille, les Stranger, chacune hantée par ses propres démons. Quatre personnages qui cherchent désespérément la lumière. Dans cette fresque poignante, Katherena Vermette immerge le lecteur dans l’univers mouvant d’une lignée de femmes autochtones, dessinant la force de leurs liens, la souffrance héritée du passé et l’espoir de briser enfin la fatalité…

Ne cherchez pas d’intrigue. Margaret, Elsie, Phoenix, Cedar chroniquent leur vie de tous les jours. Ce qu’elles font, ce qui leur arrive (ou leur est arrivé plus tôt), ce qu’elles pensent et ressentent. Il existe ainsi un admirable décalage avec la récurrente banalité des faits et sentiments rapportés et la vivacité qui se dégage de l’écriture. Phrases sèches, précises pour une évocation puissante, nerveuse. A chaque fois que l’une de ses femmes, jeune ou âgée, s’élance dans un chapitre, nous sommes à ses côtés mais aussi au plus proche de son esprit, ce qui n’est pas la moindre réussite du texte de Katherena Vermette, superbement authentique et âpre.

Qui connaît les maux qui affectent souvent les hommes et les femmes d’origine autochtone en Amérique du Nord ne sera pas totalement surpris de retrouver leur sinistre palette. Qui les découvrirait verrait se préciser un véritable enfer boschien. Hommes atomisés par l’abandon de soi, les addictions, la délinquance, la précarité, les parcours de vie erratique, le racisme ordinaire ou institutionnel. Femmes écrabouillées de même, pour lesquelles s’ajouteraient, plus qu’à leur tour, les violences conjugales et sexuelles. Margaret, Elise, Phoenix et Cedar : chacune d’elle illustre des nuances cruelles d’une souffrance à la fois reproduite depuis des décennies et toujours contemporaine. Katherena Vermette, qui se définit elle-même comme une activiste de cœur et d’esprit au service des femmes autochtones, n’a pas à forcer le trait, hélas. Ce qu’elle raconte est une réalité poignante.

La famille Stranger, ses femmes vont mal. Pourtant il suffirait, peut-on penser, que les liens familiaux ne s’effilochent pas, que le meilleur qui existe aussi chez les individus puisse s’exprimer et fasse une différence positive pour qu’une existence tragique devienne endurable, plus simple, et permette d’échapper au cercle de la fatalité. Cet espoir palpite à travers les pages du roman et se retire souvent, malmené par les événements. Mais il y a Cedar, la plus jeune, et avec elle, une fille Stranger pourrait ne plus rester étrangère à une vie exaucée…

Un texte d’une grande acuité sociale en même temps que d’une grande intimité avec ses personnages. Servi par la force d’une écriture directe, aux marches du genre noir cher à nos cœurs.

Paotrsaout




Bilañsig 2024 / Paotrsaout.

Décembre. Comme tous les ans à la même période, les Nyctalopes passent en revue leurs plus belles impressions livresques des mois écoulés. Brother Jo, depuis l’Alsace, a déjà dégainé. A mon tour. Comme je m’exprime depuis l’extrémité de la péninsule armoricaine et que mon rapport n’est pas particulièrement copieux, voici donc mon bilañsig, déroulé sans ordre particulier.

LA CITÉ SOUS LES CENDRES de Don Winslow

Impossible de ne pas évoquer Môsieur Don Winslow. 1/ Il clôt avec ce titre sa trilogie mafieuse coast-to-coast trépidante et tendue (T. 1 La cité en flammes et T.2 La cité des rêves) 2/ Il paraît décidé à prendre sa retraite. Il serait impardonnable de ne pas le saluer aussi pour l’ensemble de son œuvre.

LE DERNIER ROI DE CALIFORNIE de Jordan Harper / Actes noirs / Actes Sud

Du bruit et de la fureur dans ce beau roman noir, très cinématographique (Sons of Anarchy meets Breaking bad ?). Ambiance, rythme, violence, final explosif, tout y est. Alors on va pas se plaindre.

ON M’APPELLE DEMON COPPERHEAD de Barbara Kingsolver / Terres d’Amérique / Albin Michel

Une fantastique voix d’un jeune white trash des Appalaches contemporaines. Verve de la déchéance et des épreuves traversées, intensité d’un texte hors-norme.

RETOUR A BELFAST de Michael Magee / Albin Michel

Chronique belle et juste d’une jeunesse catholique à Belfast entre défonce, accidents de parcours, trauma intergénérationnel et espoir d’une vie meilleure. Oui, on a un p’tit cœur, nous aussi. Et touché, il fut.

EVA ET LES BÊTES SAUVAGES d’Antonio Ungarn / Les éditions Noir sur blanc

Une belle découverte, sorte de conte des confins, sentimental et sanglant, dont les Sud-Américains ont le secret. Cette fois avec des répudiés, des guérilleros, des paramilitaires, des jefes de cartel et leurs sbires, des indigènes, au bord du gouffre amazonien.

LE DÉLUGE de Stephen Markley / Terres d’Amérique / Albin Michel

Un des monuments littéraires de l’année, quasi prophétique. Un livre-monde, notre monde, sur ce qui lui arrive, sur ce qui va lui arriver, si la barre n’est pas redressée d’au moins quelques degrés. On parle du thermomètre global, bien sûr. Obsédant.

LE STEVE MCQUEEN de Caryl Ferey & Tim Willocks / Points Policier

Au départ une commande pour Quai du Polar. Au final, un petit roman noir percutant et totalement régressif. A nos âges, on sait qu’on a du cholesterol mais on ne sait pas dire non à une tranche de lard fumé bien gras. Héros scarifiés à grosses roupettes, vilains bien fétides, modèles nomenclaturés de guns et de bagnoles et pis de la castagne en pagaille. On est tombé dans le panneau, pour sûr.


J’aurais voulu vous en mettre plus mais je n’ai pas eu le temps de lire tout ce que je voulais (cf TERRES PROMISES de Bénédicte Dupré Latour). Alors, je fais comme vous, je fais des listes, pour en bouffer encore sur les mois qui viennent. Allez, hop, mettez-moi ce bilañsig dans le traîneau, ça part. Et à l’année prochaine.

Paotrsaout

COMME DES PAS DANS LA NEIGE de Louise Erdrich / Albin Michel

Tracks + Four Souls

Traduction : Michel Lederer

Récompensées en 2022 aux Etats-Unis, en 2023 en France, les publications de Louise Erdich s’enrichissent en cette fin d’année d’un nouvel article éditorial qui rassemble deux textes écrits à des époques différentes (1988 pour le premier, Tracks, 2004 pour l’autre, Four Souls) mais que l’autrice a toujours considérés comme intimement liés, se faisant suite.

Hiver 1912. Le froid et la famine s’abattent sur une réserve du Dakota du Nord alors que les Indiens Ojibwés luttent pour conserver le peu de terres qu’il leur reste. Décidée à venger son peuple, Fleur Pillager entreprend un long périple qui la mènera jusqu’à Minneapolis. Racontée tour à tour par Nanapush, un ancien de la tribu, et Pauline, une jeune métisse, l’aventure de la belle et indomptable Fleur donne lieu à un roman puissant et profond, où le désir de vengeance finit par céder à celui, plus fort encore, de se reconstruire.

C’est avec le brio qu’on lui connaît que Louise Erdrich porte à nouveau ces voix amérindiennes dont l’entrelacs nous révèle les affres de la communauté ojibwé dans la première moitié du XXe siècle : l’acculturation brutale, la perte de sens, la dépossession foncière, la déchéance physique et morale. Pourtant des figures luttent, pour maintenir des croyances et des valeurs ancestrales, pour ne pas se faire totalement dépossédés de leur identité ou de leurs droits sur la terre. Le vieux Nanapush, Margaret la veuve, son aimée, Fleur la révoltée, sont de celles-là. Ainsi présentés, on pourrait croire ces récits uniquement désespérants ou douloureux. Ce serait sans compter sur les talents de conteuse de Louise Erdrich et sur l’esprit acéré et comique de ses personnages, Nanapush en particulier : coups d’éclat, coups pendables, ruses diverses, magie autochtone sont du registre du vieux renard, lucide pourtant sur les malheurs de son peuple et de ses proches. A sa manière, il entend protéger les siens.

Autour de cet attachant (hilarant même) personnage masculin gravitent des femmes autochtones au fort caractère, déchirées entre leurs origines et leur nouvelle place dans le monde. Leurs choix sont bons ou mauvais ou cruels, dans une quête d’âme fondamentale. Sans surprise et sans faille, Louise Erdrich confirme ici son attachement aux personnages féminins riches, complexes, profonds et exprime son indéfectible tendresse pour leur cause.

Des destins de femmes, d’hommes, si singulièrement humains aux frontières de leur culture et de la nôtre. Au milieu de leurs tourments et de leurs défaites, quelques courtes victoires de l’esprit, de la vie, de la joie. Peut-être un roman qui mérite vraiment l’étiquette feel-good. Pour faire un distinguo avec les parts de tarte au suc’ d’érab’habituellement rangées là.

Paotrsaout

L’HOMME DE LA PLAINE de T. T. Flynn / L’Ouest, le vrai / Actes Sud

The Man from Laramie

Traduction : Yannis Urano

Voilà donc le 24e titre publié dans une de nos collections préférées qui continue d’avancer malgré la disparation de son grand manitou, Bertrand Tavernier. Si la lecture du 23e et précédent western m’avait fait craindre des difficultés à dénicher ou revisiter de bons textes, ce sentiment est balayé à cette étape. T. T. Flynn n’avait jamais été traduit jusque-là en français et ce prolifique auteur pourrait bien offrir à l’avenir d’autres duels de ce calibre.

Will Lockhart est en quête de vengeance après la mort de son frère, tué par des Apaches armés de fusils fournis illégalement par des marchands d’armes blancs. Lorsque Lockhart arrive à Coronado, le puissant rancher Alec Waggoman et ses fils, Dave et Vic, règnent sur la région avec une poigne de fer. Son enquête dérange vite un pouvoir assis sur la corruption et la violence…

Pour beaucoup, L’homme de la plaine est donc un western d’Anthony Mann (son plus beau disent certains) avec James Stewart en vedette. Et sans doute que l’adaptation cinématographique et son épure scénaristique ont donné une aura nouvelle à une histoire plus ramifiée sur le papier. Mais Theodore Thomas Flynn (1902-1979) est un écrivain de pulps, de romans d’aventures, de westerns, un pro, méticuleux dans son approche documentaire, rôdé aux canons de l’écriture de genre.

Pour décrire les montagnes du Nouveau-Mexique, il a lui-même parcouru le terrain. Lumières, reliefs, variété minérale ou végétale… éclatent d’authenticité. Les chevaux et leur maniement sont particulièrement mis en valeur. Cela révèle la passion de l’auteur qui, plus tard dans sa vie, abandonnera la plume pour tout leur consacrer. Mais il y a une enquête au cœur de ce western, qui l’apparente à un bon petit polar d’époque : qui a détourné et vendu les armes de l’US Cavalry aux Apaches qui ont tué le frère de Will Lockart ? En congé officieux de ses propres fonctions militaires, Will apparaît dans une communauté du Sud-Ouest aux fragiles équilibres. Un baron local, déclinant, y tient le haut du pavé, position obtenue par une brutalité ouverte. Mais elle est peut-être à l’image d’un rude pays. Ce système craque parce que Will l’ébranle par sa perspicacité, son opiniâtreté et sa volonté d’en découdre. La communauté se divise, les vilaines figures se dévoilent, les armes sortent des holsters et les secrets sortent du placard. Avec un suspens spécifique aux suites feuilletonesques, T. T. Flyn nous fait vivre les rebondissements de l’enquête de Lockart, sur le fil du rasoir.

C’est aussi un western sur le pouvoir et son tribut, sur la richesse économique, acceptable même si elle s’affirme par le rapport de force, dévoyée quand les escrocs et profiteurs la détournent sans scrupules.

Un style parfois un brin désuet (pour reflet, les ourlets de James Stewart au-dessus des bottes sur cette belle couverture) pour un texte valeureux, généreux en action. A découvrir donc.

Paotrsaout




RETOUR À BELFAST de Michael Magee /Albin Michel

Close to Home

Traduction : Paul Matthieu

Né en 1990 à Belfast, Michael Magee est le rédacteur en chef du magazine littéraire Tangerine, basé en Irlande du Nord. Il est auteur de plusieurs textes, publiés dans les revues The Stinging Fly, Lifeboat et The 32: The Anthology of Irish Working-Class Voices, d’un premier roman sous le nom de Michael Nolan (The Blame, 2014). Retour à Belfast, son premier roman traduit en français (ainsi qu’en une dizaine de langues), a été récompensé par plusieurs prix et unanimement salué par la presse anglo-saxonne.

« Il est coincé ici pour toujours, pas vrai ? Comme une souris prise au piège, il continuera à se tortiller dans les rues de Belfast jusqu’à son dernier souffle. »

Après des études à Liverpool, Sean Maguire est de retour à Belfast parmi les siens. Il retrouve le quartier ouvrier où il a grandi, dans une ville meurtrie par plusieurs décennies de conflit entre catholiques et protestants, et où la prospérité promise par les accords de paix se fait toujours attendre. Sean n’a qu’une hâte : repartir dès que possible. Mais il est vite rattrapé par ses vieilles habitudes : les nuits blanches, l’alcool et la coke, l’argent emprunté, les loyers impayés et les boulots précaires. Jusqu’à ce qu’à ce moment fatidique où, lors d’une soirée, il commet un acte impardonnable.

Pourra-t-il échapper à un destin tout tracé ?

Belfast, 2013. De prime abord, les fléaux qui déchiraient l’Irlande du Nord et sa capitale, notamment une guerre civile depuis près de trente ans (pudiquement nommée The Troubles) sont un souvenir. La violence paramilitaire a quasiment disparu et Belfast peut se consacrer à son renouveau économique. Il viendra peut-être d’un tourisme un tantinet voyeur. A l’échelle des communautés, de leurs quartiers, les choses ne sont pas si simples. Les plus âgés gardent dans leur tête ou leur chair les blessures de l’oppression et d’une lutte politique et militaire sans pitié. Les plus jeunes eux, parce qu’ils sont ici de la working-class, doivent se trouver un chemin entre absence d’espoir, pauvreté, addictions et troubles psychologiques. Allez, c’est la vie, de s’envoyer une autre pinte, un autre rail, de cramer les derniers biftons fugaces de la semaine, de rigoler avec les copains tout aussi défoncés, de démonter un type qui passe à portée de poings. Mais où cela mène-t-il ? Dans le pétrin dirait Sean, voix principale de ce texte sans intrigue. Ce sont, plus justement, des chroniques d’une jeunesse catholique nord-irlandaise.

Michael Magee y évoque avec une grande sensibilité des thèmes très actuels comme la masculinité toxique, les difficultés de l’évolution sociale, le traumatisme intergénérationnel. De bien grands mots sous la plume, n’est-ce pas ? Mais nous sommes sur le territoire fictionnel, au plus près de personnages solides et d’un Zeitgeist restitué et ces chroniques sonnent avant tout très très justes. Elles inspirent le malaise et la tristesse (car c’est d’une honnêteté crue), déclenchent ici et là un éclat de rire (n’oublions pas le féroce humour irlandais), nous font surtout ressentir une grande compassion pour ces destins empêtrés, ces familles cabossées, ces jeunes gens qui ne font pas bien mais rêvent de mieux, vont y parvenir peut-être, aidés par un coup de pouce, leur propre résilience ou par l’amour indéfectible de leurs proches.

Bref, c’est beau. Comme un gros nuage noir bloqué sur les hauteurs de Belfast et traversé de pinceaux de lumière.

Paotrsaout




L’ARMEE DES BAYOUS d’Emanuel Dadoun / Editions du Sonneur

« Né en 1969, Emanuel Dadoun vit à Paris. Après une adolescence passée dans les comics et la poésie, il mène des études de philosophie à La Sorbonne, rédige un mémoire sur l’anthropologie kantienne et court-circuite sa destinée de prof pour l’écriture. Grand amateur de Manchette et d’Edward Bunker, il est l’auteur de deux polars, Lazarus (2010) et Microphobie (2012) publiés aux éditions Sarbacane et d’un roman noir, La Machine (2019), édité à La Manufacture de Livres. Il a par ailleurs écrit un roman jeunesse, Kimpouss, publié par L’École des Loisirs. » Voilà les phrases d’une présentation officielle de l’auteur ci-présent. Oui, parfois, cela nous aide le travail préparé par d’autres (cf les 4e de couv’ largement utilisés par nos soins). Personne n’étant parfait ni exhaustif, Nyctalopes n’avait jamais eu l’occasion de parler du travail d’Emanuel Dadoun. Ceci va changer.

En pleine guerre de Sécession, un major français se voit confier une mission quasi impossible : acheminer à bord de trois bateaux à vapeur une précieuse cargaison de coton jusqu’au golfe du Mexique. À la tête d’un régiment disparate, constitué d’Américains, de Français, de Cajuns et d’Amérindiens, il va entraîner ses hommes dans une folle expédition, onirique et obstinée, au cœur des bayous labyrinthiques de Louisiane.

Comment ne pas sentir aspiré par les promesses d’un tel appât quand, comme moi, vous vous intéressez à l’histoire de l’Amérique du Nord et des Etats-Unis (parfois sous ses angles les plus méconnus ou improbables) et à son infusion dans la production romanesque ? Oui la fantaisie littéraire d’Emanuel Dadoun s’inspire de faits réels et de personnages historiques. Tandis que la France de Napoléon III profitait de la faiblesse des Etats-Unis, en proie à sa propre guerre civile, et envoyait une expédition – au final désastreuse – impérialiste au Mexique, des citoyens français décidaient de participer de leur propre chef au conflit, souvent parce qu’ils étaient des immigrants installés sur le sol américain, en voie d’assimilation. L’histoire a retenu la création de ces unités de volontaires au nord, les 53e et 55e New York (« Gardes Lafayette » et « Zouaves d’Épineuil »), a conservé par exemple le témoignage écrit du général Régis (de Keredern ! D’ascendance bretonne, gast) de Trobriand (Deux ans à la guerre du Potomac), plus tard général tunique bleue dans les Grandes Plaines. D’autres Français sont venus tout bonnement proposés leur sabre et leur culture guerrière aux acteurs du conflit : trois princes de la famille d’Orléans, le comte de Paris, le duc de Chartres et le prince de Joinville pour le Nord « libéral » et, notre personnage principal ici, un cas à part, Camille de Polignac, pour le Sud esclavagiste. Ils sont comme ça, les nobles, à la recherche d’un vent d’aventure dans leur moustache, d’une fidélité à un idéal chevaleresque, un baise-main à la dame et un regard pudique sur la société esclavagiste. Alors partons, avec Polignac et Dadoun, pour la Louisiane, sa touffeur, les méandres de ses fleuves à l’odeur de pourri.

Le décor et les circonstances de ces aventures c’est comme une serre sous plastique dont les parois retiennent et ressassent les gouttelettes de sueur, de sang projeté (parce qu’on y massacre allégrement, c’est la guerre), l’épaisseur des haleines, chargées de brandy ou d’angoisse, les brisures de rêves et d’idéaux. Mais sur l’ordure prospère une forme de beauté, une forme d’espoir. On ne sait pas si Emanuel Dadoun s’en est allé pagayer sur des bras du bayou, enveloppés de silence brumeux, de pétarades douces qui parlent de la décomposition dans les profondeurs, de hiatus dans la symphonie aviaire ou batracienne qui précèdent l’embuscade. On comprend juste, qu’avec ses mots, nous nous retrouvons avec lui, les braies trempées, les torses pelliculés de lentilles d’eau, pixels végétaux de ses descriptions, de ses ambiances, de ses scènes de violence brusque, de ses pensées qui s’échappent vers le passé ou l’avenir. C’est là sa belle réussite.

Ensuite, il faut dire la fuite inventive, l’exploration créative : à partir d’un limon historique, Emanuel Dadoun pétrit un artefact littéraire, humidifié sans doute avec ses lubies, ses projections, voire ses obsessions. Il a la délicatesse – peut-être la prudence – de nous en avertir en préface. Emanuel Dadoun a lu, il a ses références littéraires, voire mythologiques. Il a cherché avec intelligence à leur rendre hommage ou matière. Et il y aura donc quelque chose de grec et de tragique, un peu de philosophie et beaucoup de folie, un zeste aussi de Fitzcarraldo dans cette descente vers l’en-bas des fleuves qui préfèrent par endroits s’égarer plutôt que s’écouler…

Je ne dirais pas que tout est parfait dans ce texte d’un genre hybride. Mais je voudrais que soit salué le courage d’un auteur d’agripper un sujet personnel, de louvoyer entre grande et petite histoire dans un ailleurs qui paraît lointain, pourtant proche si nous le réalisons, autant que soit salué le courage d’un éditeur qui l’accompagne.

Paotrsaout


PASO POR AQUI de Eugene Manlove Rhodes / L’Ouest, le vrai / Actes Sud

Pasó por aquí

Traduction : Serge Chauvin

La collection L’Ouest, le vrai poursuit son bonhomme de chemin en publiant ce printemps un nouvel opus qui inspira le film Four Faces West / 3000 $ mort ou vif d’Alan E. Green (1948), un des rares du genre à ne pas mettre en scène un combat à l’arme de poing. L’auteur peut se targuer d’avoir été un authentique westerner et lui-même cow-boy, une expérience qui inspira son œuvre, mélange de romans et nouvelles consacrés à un Ouest déjà crépusculaire.

Ross McEwen cambriole un magasin au Nouveau-Mexique avant de s’enfuir dans les montagnes, pourchassé par Pat Garrett et sa milice. Au bord de l’épuisement, le cow-boy aperçoit un moulin à vent et une cabane isolée. Il titube vers la source d’eau et l’abri pour ensuite découvrir qu’ils sont occupés par une famille de peones atteinte de diphtérie. « Je suis là pour aider » leur dit-il. Mais l’opiniâtre shérif va bientôt découvrir que McEwen n’est pas un desperado comme les autres…

C’est la première fois que la collection publie, non pas un roman mais une novella d’une centaine de pages. On peut regretter que l’introduction et l’issue de cette cavale dans les sierras nous soient données au travers des propos de personnages secondaires, assez lointains du héros, Ross McEwen, un procédé indirect presque daté. Toutefois quand enfin, Eugene Manlove Rhodes place son fugitif au cœur du récit, il est aisé de comprendre qu’il connaît parfaitement le territoire et les mœurs des caballeros du Nouveau-Mexique. Les paysages décrits avec acuité et les mouvements pleins de ruse et de sagacité du cavalier en fuite ne peuvent se justifier que par une intimité réelle avec le sujet.

De plus, Ross McEwen campe un cow-boy peu ordinaire, prolixe et ironique, même si ses remarques s’adressent avant tout aux oreilles de son cheval. Il n’y a rien chez lui du pistolero brutal. Le hold-up qui exige sa fuite, McEwen donne l’impression de l’avoir fait comme une mauvaise blague. Il est désormais dans le pétrin et compte sur sa science des sierras pour échapper à ses poursuivants qui ne lui feront pas de cadeau. Sur son chemin, le sort d’une famille mexicaine l’émeut. Il fait tous les efforts (et par la même, compromet ses chances de fuite) pour la secourir et rameuter de l’aide extérieure. Notre desperado a en fait un grand cœur. Lui sera-t-il suffisant pour survivre ?

De sympathiques signaux de fumée montent de l’horizon : L’Ouest, le vrai est de retour. Mais le format et la nature de cette récente publication font désirer plus que tout d’autres romans aussi flamboyants, aussi épiques que ceux des premières saisons.

Paotrsaout

DANS L’ÉCHO LOINTAIN DE NOS VOIX de Brandon Hobson / Terres d’Amérique / Albin Michel.

The Removed

Traduction: Stéphane Roques

Auteur et enseignant universitaire, Brandon Hobson se réclame de la nation cherokee de l’Oklahoma. The Removed, publié en 2021, est aujourd’hui traduit dans la collection Terres d’Amérique que l’on ne présente plus. Ce roman est à ce jour la dernière publication de Brandon Hobson, remarqué auparavant pour des nouvelles et trois romans.

Il y a quinze ans, victime d’une bavure, un adolescent amérindien mourait sous les tirs d’un policier. Submergée par le chagrin, sa famille se délite. Maria, sa mère, est confrontée à la maladie d’Alzheimer dont est atteint son mari. Sonja, sa sœur, mène une vie solitaire, ponctuée de périodes d’obsessions romantiques. Quant à Edgar, le cadet, il s’est perdu dans la drogue pour atténuer son mal-être.

Alors que l’anniversaire de la mort de Ray-Ray approche, Maria se voit confier par les services sociaux la garde d’un jeune Cherokee. Wyatt, véritable tourbillon de vie et de joie, adore raconter des histoires. « Elles sont comme un médicament, sauf qu’elles n’ont pas mauvais goût » et ravivent à leur manière l’écho de la voix du fils disparu.

C’est un drame hélas trop courant pour une famille américaine, surtout quand elle appartient à une minorité, qu’ont connu Maria et Ernest Echota : perdre un enfant, victime de la violence de la police, une violence sans réelle justification. Depuis le temps a passé mais les membres de la famille ne vont pas mieux. Tristesse, mal être, déclin cognitif, solitude, addiction, il y en a pour chacun. Des chagrins personnels qui pourraient s’appuyer aussi sur un substrat traumatique historique. Il n’est pas simple d’être un Indien dans la société américaine, pour faire dans l’euphémisme. Dans les cœurs et les corps perdurent les traces d’épisodes douloureux de spoliation, de racisme, de destruction.

En cela, le destin de la nation cherokee n’a pas été épargné. Autrefois implantés dans le Sud-Est des Etats-Unis, les Cherokees ont la particularité d’avoir absorbé le choc de la rencontre avec les Blancs colonisateurs en intégrant aussi un certain nombre de leurs habitudes et pratiques : religion, exploitation agricole et propriété privée, recours à une main d’œuvre noire esclavagisée, adoption d’un syllabaire, presse en langue cherokee… C’était sans compter sans la voracité des Blancs qui voulaient leurs terres. Leur éviction et leur déportation sont décidées, sur la base d’un traité frauduleux. L’épisode reste connu comme celui de la Piste des Larmes (Trail of tears), en 1838-1839. Hommes, femmes, enfants, vieillards, conduits de force à l’ouest, de l’autre côté du Mississippi, dans les Territoires indiens, sorte de réceptacle de toutes les nations chassées de leurs terres ancestrales. Presque un quart des déportés meurt sur la route, de mauvais traitements, de malnutrition ou sous les intempéries. L’essentiel de la nation cherokee doit désormais construire son histoire dans cet endroit devenu depuis une partie de l’actuel État de l’Oklahoma.

Pour retisser la fibre d’une famille déchirée, il faut peut-être un miracle, croire aux esprits et aux histoires anciennes en tout cas. Brandon Hobson les convoque avec sensibilité pour rassembler les membres de la famille, éloignés les uns des autres par leurs épreuves. Le texte oscille constamment entre la réalité d’une famille américaine d’aujourd’hui et un monde magique, mythologique, souvent sombre. Établir leurs connections, montrer leur porosité, est une des plus belles réalisations de l’auteur.

Surmonter la perte, faire son deuil est un chemin et peut-être qu’au bout de celui-ci, les quatre Echota seront réconciliés avec eux-mêmes. Ce roman est une quête d’espoir, palpable, touchante dans ses moments les plus justes. Malheureusement, on peut regretter que le choeur de voix et de visions proposé par Brandon Hobson manque ou de finition ou d’intensité.

Paotrsaout

TOUR MORT de Stéphane Grangier / Goater noir.

Il est l’heure de s’envoyer le troisième shot de la semaine, tiré des vieux bocaux du patron dans l’objectif d’instruire – si possible – au sujet des littératures « étrangères », à savoir textes et auteurs rattachés de quelque façon à cette protubérance terrestre nommée Armorique. Si on y connaît là-bas au moins cinquante nuances de gris triste ou enchanteur, on y poursuit l’étude de gammes plus noires. Avec un peu d’avance sur le calendrier éditorial, il est l’heure de se pencher sur la dernière production du résident rennais Stéphane Grangier, déjà tagué dans ces pages pour des participations à des projets collectifs (Rennes No(ir) futur, Sandinista ! Hommage à The Clash) et pour des œuvres en solo (Fioul). Tout cela en gardant grande fidélité à un éditeur généraliste majeur de la région, Goater, qui n’a pas négligé dès ses débuts d’ouvrir une branche Goater noir. Frédéric Paulin, Marek Corbel, Marion Chemin, Nathalie Burel… y ont fait étape, juste pour dire.

Un casse qui échoue et voici quelques malfrats qui se réfugient à la maison de la poésie de Rennes. Se faisant passer pour des apprentis poètes, pourtant traqués, ils vont tout tenter pour s’échapper, prenant en otage, poètes et bénévoles, avec comme destination Belle-île, la bien nommée. Un road trip très explosif qui suinte la vie et les galères des déclassés.

Tout d’abord un peu de sémantique. Pourtant supposé familier des quais et bon cavalier des embarcations du Finistère-Sud, j’ai dû m’informer. Un tour mort, c’est une façon basique d’enrouler son bout (on ne doit pas dire corde…) autour d’un truc stable, une bitte d’amarrage si disponible. Ce serait la première étape ou manœuvre, pour nouer quelque chose de plus solide que vous choisirez dans les dictionnaires de nœuds, en fonction de la nature de votre esquif. Pour résumer, c’est fait pour accrocher, de façon provisoire.

Provisoire, c’est un mot-clé pour définir la suite en avant des aventures des personnages de Stéphane Grangier. Des braqueurs losers, plus Extrême limite que Point Break, à Rennes, un beau matin, en échec, alors en fuite et barricadés dans un premier temps dans un établissement à vocation culturelle. Il faut forcer la porte d’un léger coup de coude (l’ouverture aux publics, on sait ce que c’est) et prendre, en douceur, des otages. Cela tombe bien, voilà dans les lieux un quatuor représentatif de la nazerie de tout un milieu, dans son époque aussi naze. Nazerie à la hauteur de celles de nos cons-cons flingueurs. La première centaine des pages de Stéphane Grangier fait tout bonnement frétiller. Tout bonnement très acides, comme on aime. Après, l’acidité ne disparaît pas. Mais nous partons vers des ailleurs moins concentrés. On enfile les canaux, puis les départementales, jusqu’au trait de côte et une traversée. Le gars Grangier se réjouit des road-trips bretons. Then, Hollywood, Plomodiern, now Rennes, Belle-île. C’est très bien, cela fait découvrir notre belle région selon des itinéraires moins balisés pour le tourisme des cons. Pour n’en rien dire de plus, ça va finir dans des eaux sales, tout ça. Sales, salées et vinaigrées. Façon Grangier.

Paotrsaout

PS: l’auteur est présent ce week-end à Rue des livres à Rennes.

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