Chroniques noires et partisanes

Catégorie : JLM (Page 2 of 5)

REPENTIE de Margot Douaihy / Harper Collins, Noir.

Scorched Grace

Traduction : Sophie Aslanides et Peggy Rolland

Sœur Holiday, aussi chrétienne qu’agnostique marche sur les dalles du cloître sans en effleurer les angles ni en égratigner les règles. Non, d’ailleurs : elle s’en fout des dalles, de que dalle, de l’ordre comme du désordre. Plus Carpe diem que Jour du seigneur, et confrontée soudain à un incendie criminel au cœur de son sacerdoce entre les murs de l’Ecole Saint-Sébastien, elle écrase derechef son mégot et se lance corps et âme, voire corps et amen, sur les traces du ou des coupables pyromanes. Tabagique, accro à toutes les bribes d’un passé qui nous sont diffusées au fil des escarbilles, elle mute en détective improvisée et auxiliaire de police dubitative. La paix de son sanctuaire est à ce prix, mais son passé rock’n’roll de nonne queer’n’punk n’est pas sans luttes internes ni sacrifices personnels. Fidèle, c’est le mot, à ce refuge où la foi en la rédemption l’a acceptée lorsque sa jeunesse bringuebalante fermait toutes les autres portes, elle délaisse les serpillières et les cours de chant dont elle a la charge pour rechausser les Docs et emprunter un chaotique chemin de croix, aussi binaire que dévoyé. Des basses besognes qu’elle considère comme un privilège (« Ressentir la douleur ? La preuve qu’on progresse ») aux pénitences infligées, elle relativise toutes les conneries des clochers dominants et finit par statuer que survivre aux flammes est un peu son destin de dure à cuire, dure en cuir, voire dure en queer. Et en toute logique, avec ce personnage central qui fume comme un pompier, Repentie commence par le feu et finit par le feu, sans cesse attisé par les gerbes d’étincelles noires d’une écriture inédite qui à la fois se moque de tout et respecte tout. L’équilibre est parfait, porté haut par un humour pointu, déchargé à chaque page par les canons surchauffés d’une arme littéraire à répétition, aussi intelligente qu’intelligible, entre révérences, références et irrévérences.
Diluant ainsi la rigueur paroissiale grise dans la moiteur colorée de la Nouvelle-Orléans, Margot Douaihy (poétesse et figure de la communauté LGBT yankee, enseignante à l’université Franklin Pierce du New Hampshire et rédactrice en chef du Northern New England Review) réussit un premier roman pétillant et joliment rythmé. C’est totalement foutraque et charpenté d’un humour décapant, mais incroyable d’assurance et de modération entre le respect des croyances et le désir de sauter à pieds joints dans le marigot. À noter que la VO américaine du livre (titrée Scorched Grace, grâce brûlée) est publiée par Gillian Flynn, l’autrice de Gone Girl devenue éditrice pour le coup.

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CIEL DE RÉGLISSE de Marc Villard / La Noire / Gallimard.

On ne peut pas dire que ses personnages soient à la fête. Néanmoins, s’immerger dans un nouveau recueil de Marc Villard en est toujours une pour nous. Successeur de Raser les murs, publié début 2022 aux éditions Joëlle Losfeld, voici donc Ciel de réglisse que nous accueillons avec la même confiance, sans cesse renouvelée, sans cesse validée. On a beau connaître l’univers et les codes de l’orfèvre français de la nouvelle sur le bout des doigts, on se laisse à chaque fois emporter par les déclinaisons du jour. À chaque livraison inédite, sa poésie anthracite nous entraîne, nous laissant dériver vers des méandres inconnus. L’œuvre de Marc Villard est un fleuve dont chaque affluent apporte de nouveaux remous. Ciel de réglisse ne déroge pas à ces regains de flux et de courants, dramatiques et mélodieux, sobres et harmonieux. Pour le coup, c’est à un renouvellement de la forme auquel nous sommes conviés. Le présent recueil s’articule autour de deux novellas intitulées En danseuse et Ciel de réglisse, encadrant une série de six courtes nouvelles regroupées sous le titre générique de Musique soûle.

De la Syrie aux buttes parisiennes, il n’y a qu’un raidillon, aussitôt franchi à vélo et en danseuse donc, entre soupe populaire et prose de Patti Smith : « fille puisses-tu tournoyer en riant, puisses-tu tournoyer quand tombent les roses ». Bilal est homo, réfugié et bientôt mort, jusqu’à téléporter ses guirlandes de problèmes et celles de Sylvia sur le Vieux Port marseillais. Du pur Villard, tout en mesure et mélodies. Quant à l’agrégation Musique soûle, elle commence par un Transfert entre les rêves d’un baroudeur chenu et ceux d’un couple de jeunots. Yasmina, Marcus, Alex, Papa Ours, Tine, des destins de rien portés par des chorus feutrés complètent le sextet à cordes sensibles. Puis vient avec Ciel de réglisse l’heure des romances et trahisons concomitantes. Marc Villard transpose ses meilleurs refrains jusqu’à Los Alamos, Nouveau-Mexique, où se cristallise un amour impossible entre l’ingénieur expat’ Sylvain et la jolie potière indienne Kwanita. D’autant que l’argent, toujours l’argent, s’en mêle. Pas bon ça. Entre l’ocre des terres de l’Ouest et le noir de torves desseins se tisse un clair-obscur aussi aride et flou qu’un mirage dans le désert des Mojaves : décor rêvé pour clôturer un court opus de 180 pages tendues, comme l’arc qui en ponctue la fin.

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LE DERNIER LOUP de Corrado Fortuna / Gallmeister

Traduction : Anita Rochedy

Décidément, l’Italie noire a le vent en poupe. Après les excellents Péché mortel de Carlo Lucarelli et Ce n’est que le début de Valerio Varesi, voire l’exposition de la littérature transalpine sous les feux de la rampe du tout récent Festival du livre de Paris, c’est au tour de Corrado Fortuna d’immiscer son Dernier loup dans le sillage d’un filon dont les gemmes séduisent. Déjà responsable d’un Un giorno sarai un posto bellissimo en 2014, passé sous les radars français, le Sicilien repart aujourd’hui sur les sentiers escarpés de ses terres natales. Acteur (brièvement aperçu jusque dans les ruelles du To Rome With Love de Woody Allen), réalisateur de clips et documentaires, il sera cette fois spectateur et auteur d’un huis clos étouffant au cœur du massif des Madonie, sous l’ombre du Pizzo Carbonara, point culminant du nord de l’île.


Piano Battaglia, minuscule village incrusté dans la roche et l’omerta : Tancredi Pisciotta, natif du coin et lecteur assidu de Jean-Claude Izzo, compte bien s’y oublier un temps, pour fuir la camurrìa, en VF « pour fuir les emmerdes du quotidien », ce qui traduit en truismes siciliens n’est pas dénué d’inhérents problèmes. À deux heures de route chaotique de Palerme, Tancre’, comme l’appelait Ruggero, son petit frère disparu, retrouve cet oxygène dont son statut de critique musical et citadin l’a exclu.


Mais la soixante-quinzième brebis d’Amir, berger sympathiquement intégré mais néanmoins ex-naufragé médusé et repêché au large de Lampedusa, n’est pas rentrée. Amir ne rentrera pas non plus. Et le brouillard s’incruste sur les côteaux comme sur les profils de quelques personnages guère moins flous, dont la belle et mutique Angela, son père Piero, l’aubergiste un peu ours, Gaetano, le grand-père et père des deux précédents. Et puis il y a aussi l’ombre d’Adelmo, l’autre grand-père, celui de Tancredi, parti depuis belle lurette mais laissant à la postérité son prestige de tueur du dernier loup de l’île, quarante ans auparavant. Ajoutez Mimmo, le vieil Abele, puis l’inspectrice Gaia Di Bello, venue démailler l’écheveau, et le casting serré est complet.


Alors, c’est quoi cette histoire d’une possible résurgence du canis lupus sur les hauteurs ? Conte, mythe ou légende ? D’autant que l’humain et ses travers s’invitent en filigrane pour une sorte d’allégorie entre le loup des bois et ses homologues bipèdes, bien plus néfastes. Forcément, de ce soupçon de fable exsude le souvenir de l’époustouflant Bois-aux-renards d’Antoine Chainas, paru aux premières heures de l’année. Le dernier loup n’en a certes que les frondaisons et les racines sylvestres, mais une jolie structure entre présent et flashbacks, ainsi qu’une écriture souple et intense, parsemée de belles tournures et d’adroits coups de crocs, lui confère haut la main un honorable rang de lecture conseillée. « L’homme est un loup pour l’homme » écrivait Thomas Hobbes il y a des lunes (Du citoyen, 1641). Et Corrado Fortuna nous confirme que ce prédateur-là n’est pas en voie d’extinction.

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ZONE TENDUE de Gérard Alle / Editions In8

« La notion de « Zone tendue » qualifie les agglomérations où le marché immobilier souffre dun grave déséquilibre entre loffre et la demande de logement. La Loi ALUR (Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour lAccès au Logement et à un Urbanisme Rénové) censée sopposer à ce déséquilibre ne sapplique pas aux territoires fortement impactés par le tourisme saisonnier. »

Être autochtone et trouver un logement à l’année sur un littoral squatté en pointillé par les estivants : l’équation n’est pas simple à résoudre. Avec une pensée, là, pour les amis finistériens confrontés à l’épineux problème. Lui-même Breton de cœur et d’adoption, c’est à Douarnenez que Gérard Alle pose cette fois le doigt là où ça fait mal. Dans la cité sardinière d’Iroise comme ailleurs, le moindre immeuble avec vue sur mer et dividendes à venir attire les convoitises et sourires faux-derches des Stéphane Plaza locaux. Ici, le vautour a la tronche de Kersauzon et se prénomme André. Pour le (sale) coup, c’est au nid délabré de Lola, pipelette au look de zadiste en cale sèche, et Alex, jeune type un tantinet simplet et entravé par une mère haut perchée, que le rapace s’attaque. L’une est intérimaire à la conserverie de poisson, l’autre s’ignore en Monsieur Jourdain du slam inné.
Quand arrivent les courriers synonymes d’expulsion, les trois locataires, moineaux aussi déplumés que démunis, serrent les ailes. La mère (surnommée Tit’Annick, c’est dire l’étendue du naufrage) tangue un peu mais se rallie à l’active résistance soudaine de son fils et de Lola. La fronde est en marche. Les voisins s’en mêlent, le quartier s’en mêle. Même la presse vient en soutien aux insurgés. Même André se prend un méchant coup de blues et voit ses convictions professionnelles s’effriter comme les murs du vieux bâtiment convoité. Mais un contrat reste un contrat et le dépeçage des bords de mer continuera, avec ou sans Lola, avec ou sans Alex.

Les mots lestes (qui molestent finement aussi) de Gérard Alle, conjugués à ceux qui dansent et pétillent dans la tête d’Alex, rythment les 90 pages de ce court roman allègre autant qu’ébouriffé. À la bonne franquette, pour ainsi dire, l’auteur des mémorables Il faut buter les patates et Babel Ouest (aux éditions Baleine au début du siècle), réussit avec cette intrusion en Zone tendue un autre de ces sprints sympathiques et humanistes à porter au crédit de la collection Polaroid, cette série de novellas initiée par Marc Villard pour les éditions In8. Trugarez ! Certes. Mais, de toute façon, on ne peut que faire confiance à un mec qui cite sans ciller Billy Bullock And The Broken Teeth, l’héroïque combo du punk’n’roll penn-sardin…

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LE SACRIFICE DES AFFREUX de Jean-Noël Levavasseur / Editions AFITT.

Sur l’étal de la boucherie Chilard, le pâté de tête fait grise mine. Surtout que la tête en question, parée comme celle d’un veau, s’avère être celle de Louis Leblanc, capitaine d’industrie, notable du cru, résistant respectable jadis, puis plus ou moins barbouze à ses heures subséquentes. Voilà comment les Affreux du Katanga s’invitent en filigrane à Granville, gracieuse cité corsaire du Cotentin, et rappelle à la grande histoire que notre belle France a aussi eu ses Commandos Wagner bien avant ceux de Vladimir. Bref… Elisa, journaliste cantonnée aux marronniers locaux, saute à pieds joints dans le prévisible marigot et y laisse toutes ses plumes. La rédaction de sa frileuse feuille de choux régionale la vire, préférant jouer l’autruche fasse aux éventuels ressacs. Que ne ferait-on pas pour préserver son budget pub et ses invitations aux pince-fesses municipaux ? Qu’à cela ne tienne, avec l’aide de son ami Luc Mandoline, Elisa continue de tamiser la boue pour essayer dans tirer la vérité.
Luc Mandoline donc ? L’Embaumeur : cette série créée au début des années 2010, un peu dans le sillage du Poulpe de Jean-Bernard Pouy, par Stanislas Petrosky et les éditions de l’Atelier Mosésu. Adopté depuis par plusieurs maisons (Voir le Deadline à Ouessant de Stéphane Pajot réédité en 2022 sous le titre Meurtres sur l’Île chez Le Geste Noir), l’enquêteur, thanatopracteur de profession, nous revient aujourd’hui chez un nouvel éditeur et sous la plume alerte de Jean-Noël Levavasseur.
Si Jean-Noël, journaliste et chroniqueur noir à Ouest-France, romancier et coordinateur de recueils collectifs, est favorablement connu de nos services, l’éditeur de ce nouvel opus est plus surprenant. En y regardant de plus près, AFITT Editions, sous-titrées La Mort est notre métier, se consacraient jusqu’à lors à des manuels de thanatopraxie. Les voici donc en route pour la fiction, sous l’égide de… Stanislas Petrosky, lui-même thanatopracteur, cet Anubis des temps modernes, capable de rendre leur sourire aux cadavres. Autant dire que les (têtes de) veaux seront bien gardés.
Quant à nos Affreux, ainsi qu’étaient réellement nommés les mercenaires en terres africaines du tristement célèbre Bob Denard, leurs cauchemars, attisés sans cesse par le souvenir des féroces guerriers Balubas, tournent en une hécatombe bien réelle. Au chuintement des machettes répond désormais le tonnerre du plomb et le cliquetis de diamants volés jadis. La vengeance déferle, faisant payer à chacun ses idéaux coloniaux et la perdurance de mauvaises manières envers tout bipède à l’épiderme un peu trop sombre, homme ou femme.
Epaulé par des illustrations ad-hoc d’Ugo Panico et une préface forcément historique et carrée de Frédéric Paulin, Jean-Noël Levavasseur gagne la Manche haut la main, voire « aux poêles » comme on dirait du côté de Villedieu, à un jet de pavé de Granville…

JLM

PAYSAGES TROMPEURS de Marc Dugain / Editions Gallimard / collection Espionnage

Et si soudain, au hasard d’un hall de gare, vous tombiez sur un volume idoine, magnifique et inespéré, une sorte de SAS ou OSS 117 luxueux ? Oui, vous souriez face à l’impossible rencontre. Pourtant cette chimère existe et vient d’être publiée sous la plume et l’égide du certes hautement crédible Marc Dugain. De l’auteur nous connaissions La Chambre des officiers (1998) bien sûr, d’autres Une exécution ordinaire (2007) ou La Malédiction d’Edgar (2005). Nous le savions multicarte, enseignant, capitaine d’industrie, économiste, réalisateur… Et, cerise sur le gâteau, nous apprenions récemment qu’il prenait la baguette de chef d’orchestre d’une nouvelle collection Espionnage chez Gallimard. C’est donc avec un appétit aiguisé que nous recevions en avril dernier un premier opus intitulé Des hommes sans nom, signé Hubert Maury et Marc Victor, jolies prémices d’une souche dont le maître de cérémonie paraphe lui-même le second volet.


Action, dépaysement, séduction, magouilles, paranoïa, coups fourrés, doubles jeux, tous les ingrédients chers à Ian Fleming ou Graham Greene sont ici présents, transcendés par une écriture qui ne laisse rien ni au hasard ni à la facilité. Différence de taille néanmoins, la présence récurrente de paragraphes limpides et érudits sur la géopolitique, sur les réflexions et les arrangements collectifs ou individuels : « l’existence n’a aucun sens, raison pour laquelle nous cherchons à lui en donner un ». On est dans l’aventure, certes, mais rien ne saurait être juste survolé ou négligé, la privant ainsi de ses amarres à une réalité passionnante. Un équilibre parfait s’opère entre une histoire échevelée, menée ventre à terre, et ses ramifications historiques, coloniales, guerrières ou muettes. Bref, la gâchette et les tractations n’empêchent pas la pensée et l’élévation. Ce livre est un bonheur à la fois simple et éclairé.


De Somalie au Maroc, de Paris au Groenland, via l’Islande, les courts chapitres s’accélèrent pour tisser une toile où les volte-face et la conjuration des intérêts surfent sur les pentes savonneuses du volcan mondial. « La vie est bien l’exception et la mort la règle » : alors autant jouer le jeu en improvisant un hold-up suicidaire et baroque au service de l’équilibre planétaire et de quelques visées plus personnelles.


Le narrateur, Lévia et Ben s’y collent avec autant de minutie que de désinvolture. Et ça marche, avec même un président orange en guest-star. Les fonds serviront la planète. Quant à l’autre fond, celui du livre, entre punchlines et vraies questions, le tout servi par une verve magistrale, il confère à ces Paysages trompeurs une rare et habile symétrie entre sens et vivacité. On y pense, on s’y dépense, entre nécessités du jour et aléas d’hier. Les décennies s’y télescopent avec brio : même les obligés flashbacks tintent comme du cristal, même les services secrets, tellement à contre-courant de l’exhibitionnisme de l’époque, s’y trouvent bousculés et soudain désuets. Reste le business roi et ses lois inaltérées depuis trois mille ans : « Le business c’est la zone de tolérance absolue, la seule où n’importe quel individu est susceptible de s’accorder avec n’importe quel autre. Religion, couleur, race, croyances, idéologie, classe sociale, tout disparaît miraculeusement, comme si ces différences n’étaient entretenues que pour divertir l’opinion pendant que circule l’argent, le vrai ».

Le monde moderne n’est plus le nôtre, ni celui des personnages de Marc Dugain. Mais si, à l’occasion, Robin des Bois peut encore gommer quelques dysfonctionnements, alors nous retrouverons foi en lui. En attendant, on flingue, et ça nous détend joliment.

JLM

BARAQUE À FRITES de Jérémy Bouquin / Editions In8

Jérémy Bouquin n’arrête pas. Il est partout, sur chaque passe décisive, de toutes les échappées à l’approche du col à venir. Sûr que le prochain contrôle antidopage lui sera fatal. Mais en attendant, c’est toujours un plaisir de retrouver ses personnages de petites gens pas vraiment gâtées par le destin. Nous pourrions bien entendu évoquer ses nombreuses nouvelles numériques chez Ska, ses Enfants de la meute au Rouergue, son Chien de guerre aux éditions du Caïman, et ainsi de suite. Mais c’est avec une pensée pour son Précédent Maurice de 2020, dans la même collection Polaroid (Dirigée par Marc Villard pour les éditions In8 si besoin de le rappeler, soit plus de trente novellas en 12 ans) que nous entamons le présent Baraque à frites. Maurice était un gamin mutique et déboussolé, Julien n’a guère plus de chance dans la cartouchière. Si le parcours du bringuebalé Maurice cumulait les chaos, celui de Julien est morne, cadenassé et sécurisé par la vigie maternelle. Trentenaire autiste, il tient une friterie forcément nordiste, avec Maman donc. Il gère, la production, la cuisson, la caisse. Il gère, il assure, depuis toujours. Julien gère, ne sait faire que ça et le fait bien. Mais un rien peut déstabiliser la précarité de l’équilibre : un mot de travers, une cliente trop jolie, une question en marge. Au moindre écart, même le plus infime, la terre tremble, le ciel tourne, les séismes grondent. Alors, lorsque le drame majeur survient, un vent de panique se lève. Pas comme Maman qui justement, ce matin-là, ne se lève pas. Un ou deux samaritains plus ou moins bons, veillent et épaulent l’orphelin sans amarres. Mais aucun horizon n’existe sans Maman. Seul un miracle pourrait tirer Julien du marasme. Une fée, peut-être ?

Un autre joli moment de vie crue signé Jérémy Bouquin, en 80 pages vives, servies au rythme soutenu de phrases courtes, denses et dansantes.

JLM

CHEZ PARADIS  de Sébastien Gendron / Série Noire / Gallimard

Ça aurait pu s’intituler Les Hébétés meurtriers ou L’Eté en pente raide. Ça aurait pu s’intituler Vol au-dessus d’un nid de crétins aussi. Pas un personnage pour rattraper l’autre : tous bourrins, tous pourris. Tous sordides et de biais.

Au centre de l’affaire, des cicatrices et un contentieux inextinguible entre Thomas Bonyard et Max Dodman. Le premier a vu sa vie et sa tronche froissées par le second, qui tient aujourd’hui un garage-motel miteux où converge un essaim de tarés, au fin fond de nulle part. Ne cherchez pas trop à localiser Roquincourt-sur-Dizenne ni son causse désertique autant que déserté par les esprits sains. Sachez juste que si d’aventure vous pensez avoir franchi les frontières des trois dimensions usuelles et du monde civilisé, c’est que vous pourriez bien être arrivés à destination.
Tout part donc d’une sombre histoire de vengeance mitonnée à froid, avec une gueule ravagée et d’injustes lustres de mitard sur l’ardoise à apurer. En une sorte de huis-clos déjanté, Sébastien Gendron nous tire une nouvelle fois vers les bas-fonds de l’humanité, là où s’affrontent le moche et le encore plus moche. Avec son pessimisme souriant (« Il faut moins s’inquiéter du monde qu’on laisse à nos gosses que des gosses qu’on laisse à notre monde. ») et après son déjà sévèrement branque Fin de siècle, entre détraquement climatique et dérèglement des cervelles à l’unisson, il persiste à retourner la lie du monde en un dérapage provincial et incontrôlé.
Thomas retrouve donc Max, après des années de quête, mais une kyrielle de seconds couteaux grippe les soupapes de ses représailles. La mécanique s’enraie. Dans un garage, avouons que c’est con. Mais porté par des tournures aussi drôles qu’acides, tout finira par rentrer dans le désordre. Sans trop s’éloigner du sujet, on pense à un western de Sergio Leone tourné dans une clinique psychiatrique à l’abandon. De la poussière, une végétation rabougrie, des chevaux moteur, des vilains bas du front et Thomas dans le rôle d’un Clint Eastwood esquissé de travers, voire d’un Charles Bronson sans biceps pour certaines scènes rappelant Il était une fois dans l’Ouest, rebaptisé pour la circonstance Il était toutefois à l’Ouest. Il est d’ailleurs aussi question de cinéma ici, mais pas vraiment celui du tapis rouge cannois ou des salles d’art et essai, plutôt celui des julots casse-croûte et de l’exploitation de gamines de l’Est.

Véritable bestiaire du bipède tordu, ce Chez Paradis noir, goguenard et joliment rythmé, fait d’une station-service l’improbable cour des miracles où se fracasse un bon nombre de pathologies contre toutes leurs antinomies induites. Ça ne peut pas se conclure en douce, pas autrement qu’en un bouquet final tout feu tout plomb.

JLM

JOKERS  de Hervé Mestron / Editions In8 

Ziz is back ! Et on ne peut pas dire que son horizon se soit dégagé depuis Cendres de Marbella ou Maître de cérémonie. Nous l’avions quitté affublé d’un costard de croque-mort improvisé, nous le retrouvons, égal à lui-même, surfant entre précarité suburbaine et expédients tous plus foireux les uns que les autres. En quatre tableaux, comme autant de lavis en noir et gris, Hervé Mestron reprend son meilleur rôle, celui de peintre vif et déjanté d’une banlieue qu’il connaît sur le bout des pinceaux. Rappelons qu’il habite Aubervilliers, 9.3 DC, depuis toujours et que ses traits, certes forcés au burin, ne racontent que ces matérialités sordides mais bien réelles.
À propos de réalisme turpide, le premier texte, Roland, vaut son pesant de galettes de crack. En une sorte de bourbier intergénérationnel, entre un père fantôme à plusieurs visages et un bébé en Moïse mal enquillé dans la vie, Ziz claudique, vacille, mais tient son cap aléatoire.

Le braquo suivant est tout aussi minablement raté. Faut bien avouer qu’après le mitard on rebat les cartes et les prétentions : « C’est un peu comme ça que je suis passé de la grande délinquance à la petite. Que normalement c’est l’inverse, avec l’âge, l’expérience, tout ça, tu montes en grade. Toi c’est le contraire, tu descends ». Ziz y perd même sa magnifique gueule d’ange abruti pour devenir ce Sans visage annoncé par le titre. Il tente aussi d’y apprivoiser la campagne et les clapiers préfabriqués d’un genre de Val-de-Reuil bourguignon. Mais les destins savonnés ne changent pas en fonction du décor. Quand ça veut pas, ça veut pas. Dick crève pour la seconde fois, Nadège trinque encore et encore, les incendies reviennent comme un refrain collant et le cave finit à la cave.


Pas moins débridé, le troisième et bien nommé Balance cabote au pif entre ethnographie dézinguée et kits de survie low cost. La surface livide du marigot s’irise, Dick, le pote de maternelle, ressuscite pour quelques pages, pas plus, et Ziz redémarre propre comme un sous neuf de contrebande. Même Nadège veille en apnée sur le landau d’emprunt. Comme si ça pouvait durer. Non, ça ne dure pas et le Ô Bled ! final n’arrange rien à l’affaire. Le business du trafic d’organes pulvérise les limites de l’indicible sans égratigner la torve bonhommie générale. Mais Ziz rabat son caquet et termine en roue libre et quasi peinarde, sans même penser à ces autres roues libres de rodéo hors quota de décibels tonitruants sur le boulevard Maurice Thorez ou l’avenue Marx Dormoy. Oran est au bout de la rue, square Rol-Tanguy, s’il y arrive.

Je vous laisse : deux gusses rivalisent d’amabilités en bas de mon bloc pour une place de stationnement. J’entends déjà Hervé Mestron extrapoler l’embrouille dès le prochain épisode…

JLM

RASER LES MURS de Marc Villard / Editions Joëlle Losfeld

« Certains appellent ça la condition humaine » et ce n’est pas rose, désespérant souvent, voire sans issue la plupart du temps. Mais personne ne sait mieux que Marc Villard insérer la poésie et l’harmonie dans les interstices d’un Mur des Lamentations noir et monochrome. Après quelques novellas du meilleur effet (Terre promise à la Manufacture De Livres ou La Mère noire, comme la Série, partagée avec Jean-Bernard Pouy) le voici de retour sur son terrain de prédilection, celui de la nouvelle qui cogne, de l’uppercut mélodique. D’un recueil de neuf textes, de neuf destins de rien, il tire une fois encore la sève unique d’une œuvre qui ne l’est pas moins, unique.

Aux côtés de quelques monumentaux Pigalle (pour le souvenir ému de sa VO illustrée par l’immense Miles Hyman), Kebab Palace (pour d’autres Cécile et Lulu) ou Le Canyon de Chelly (pour le détour en pays Navajo, du côté de Window Rock et de ces terres américaines chères à Stéphane Le Carre), déjà lus lors de parutions antérieures, s’agrègent les flèches amèrement tendres d’enfances bringuebalées du Mexique (Le Voyage de Rosario) à Barbès (Le Brady) et de pugnacité féminine dans la tourmente (Gladys ou Le Grand-Cerf). Rien ne nous surprend dans cette nouvelle compilation, mais tout nous émeut. Nous en connaissons les codes, les lieux, les itinéraires, les déviations. Pourtant, au détour d’un chemin vicinal, d’un figurant aux traits calibrés croisé en filigrane, d’une expression inédite et pétillante, s’impose la limpidité et l’évidence féline d’une écriture magique.
Quant au title track, pour rester dans la sémantique musicale, Raser les murs commence à Alep, en Syrie donc, pour cahoter jusqu’à la Soupe Saint-Eustache, oasis précaire situé au cœur de Paname, entre la rue du Louvre et cet abominable Forum des Halles. Outre Samir, migrant comme tant d’autres, comme ces temps nauséeux et cafardeux l’imposent à tant d’autres, comme les rêves se fracassent en mer pour tant d’autres… Bref. Outre Samir, nous retrouvons ici Cécile, la fille de Bird, pour les clients fidèles des Etablissements Villard. Cécile sert la soupe. Façon de parler, façon de parler vrai. Cécile sert la soupe à la louche, la soupe aux déshérités, la soupe au sens strict du terme, pas celle qu’on sert en entreprise, pour dorloter le Capital et le gland du supérieur hiérarchique. Et sans miracle, cette soupe-là forcément grimace et vire à l’aigre noir, quand soudain, semblant crever le ciel et venant de nulle part l’inepte ennemi se pointe et surine les maigres espoirs de futur.

Tout en cumulus sombres et mélancolies en sourdine, cet autre bouquet d’épines de Marc Villard oscille, comme toujours, entre constats sans appel et pastels sans angélisme, entre pastels sans appel et constats sans ostracisme. C’est juste sublime, sublime et juste.

JLM

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