Chroniques noires et partisanes

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L’ÉNIGME MODIGLIANI de Éric Mercier / La Martinière.

Après les salles des ventes de l’Hôtel Drouot ou Bernard Buffet, Vincent Van Gogh ou le fauvisme, Éric Mercier continue de repeindre en noir un monde de l’art dont il maîtrise parfaitement l’histoire et les arcanes du commerce. Flanqué de son éternel commandant de Police, Frédéric Vicaux, le voici de nouveau face à un chevalet sur lequel prend forme une enquête à tiroirs inspirée de la palette figurative d’Amedeo Modigliani, le plus germanopratin des artistes italiens. De fait, le Paris soulagé de décembre 1918, celui des prémices des Années Folles, celui des spoliations de l’Occupation également, s’érige en toile de fond d’une affaire qui néanmoins se développe aussi en périphérie de la capitale. Les premières touches à assombrir le tableau sont d’ailleurs la découverte du cadavre d’un faussaire dans une décharge de Pontault-Combault (Seine-et-Marne et non Val-de-Marne, même si, OK, le lecteur du Cantal s’en contrefout). Puis c’est au tour du corps d’une experte de l’œuvre de Modigliani d’être repêché dans la Marne du côté de La Varenne Saint-Hilaire (le quartier huppé de Saint-Maur-des-Fossés. Autant dire que cette fois nous sommes bien dans le Val-de-Marne, même si le lecteur du Bas-Berry s’en moque à l’unisson de celui du Cantal. Et tant qu’à faire, nous préciserons que l’hyper local n’est plus un Casino mais un Intermarché. Sur ce dernier point, je vous laisse conclure quant à l’avis du lecteur creusois. Fin de ces apartés oiseux et authigènes).
Un évident lien entre les meurtres étant établi, le commandant Vicaux et son amie Anne, elle-même historienne de l’art, suivent chacun leurs pistes, chacun avec ses spécificités, son terrain de jeu et ses chasses gardées. À Anne le sinueux parcours d’un tableau inconnu du maître, à Frédéric d’autres cimaises où accrocher indices tangibles et procès-verbaux. De leurs filets remontent en surface divers témoins d’hier et suspects d’aujourd’hui. Le sérail des galeries d’art se pare à découvert d’une fétide odeur de panier de crabes où se déchirent marchands et héritiers, connaisseurs et béotiens, philanthropes et margoulins. Et si en addenda le milieu des banques d’affaires helvétiques s’en mêle, le « Bastion » de la police française n’est pas sorti des ronces.
Au cœur de l’écheveau, l’histoire d’Aliza, modèle d’un soir de l’impénitent séducteur bohème qu’était Amedeo Modigliani, retrouvera son authenticité malgré les écueils d’une usurpation d’identité et autres méandres imposés par les brouillards du temps qui passe.
Soulignons pour conclure, et c’est l’un des nerfs du texte, que jamais l’érudition d’Éric Mercier n’entrave le rythme soutenu d’un roman découpé en courts chapitres rondement menés. Entre les investigations policières et la charpente picturale de l’intrigue, l’équilibre s’organise sans heurt et fait de L’Énigme Modigliani une récréative lecture, parfaitement recommandable pour une pose en terrasse du Flore, de La Rotonde, du Varenne Café (anciennement Regency Pub) ou d’une guinguette au bord de l’eau.

JLM

LA FILLE DU POULPE – DES CLICS ET DES CLAQUES de Dominique Sylvain / Moby Dick.

Nous apprenions il y a quelques mois que Le Poulpe avait une fille, ou presque. Elle se prénomme Gabriella et sa fiche anthropométrique nous dit qu’elle aurait grandi dans les prisons boliviennes avant de débarquer à Paris pour rallier les causes de son paternel adoptif, Gabriel Lecouvreur : ce Poulpe récurrent initié par Jean-Bernard Pouy en 1995 et adopté par toute la galaxie noire, de Didier Daeninckx à Caryl Férey, de Franz Bartelt à Hervé Le Tellier…
Après deux épisodes inauguraux, menés tambour battant par Thomas Cantaloube et Maryssa Rachel, c’est entre les mains assurées de Dominique Sylvain que Gabriella confie sa troisième enquête au pays des injustices criantes et des petits, Poucets et poussés à la faute. De Dominique Sylvain nous connaissons les Sœurs de sang, bien sûr, ou ces Passeurs de l’étoile d’or (Editions Autrement, collection Noir Urbain, 2004) et Passage du désir (Grand prix des lectrices de Elle en 2005), géographiquement proches du bar de la Sainte-Scolasse, estaminet sis au cœur du onzième arrondissement d’un Paris d’hier, d’un Paris maltraité aujourd’hui. La voici de fait aux commandes d’un imbroglio complotiste, juché sur les canons d’une mode tarifée par les réseaux sociaux, calibré par le meilleur de la littérature de gare à l’ancienne et doté d’un Samouraï plus japonais que Delon, plus Jo qu’Elvis néanmoins pour rester chez les Costello.
L’affaire de ce troisième tome donc : Solveig, une influenceuse en vue se fait agresser et torturer à bord de la péniche qu’elle compte aménager en scène-sur-Seine de ses activités parisiennes, du côté du canal de l’Ourcq et de l’extension des contreforts de Boboland au nord-est de la capitale. Qui dit péniche, nous pousse à penser à un autre Dominique (Delahaye en l’occurrence, pour ses histoires de batelier, dont À fond de cale ou Naufrages aux éditions In8), mais Gabriella s’avère elle aussi un sérieux marin d’eaux plus troubles que vives ou douces quand il s’agit de défendre son port d’attache et ses fidélités ancrées au zinc de la Sainte-Scolasse. Alors, si Julie et Juliette, les deux patronnes à la barre du bar cher aux Poulpes, sont impliquées, voire en danger, la chica au sang chaud s’engage, quitte à affronter les extrêmes du moche : extrême droite comme extrême connerie concomitantes. Et en toute logique, elle se fait molester à son tour. Son CV chargé d’ex-taularde lui permet de mettre en fuite un ingénu qui passera l’arme à gauche (si tant est qu’un front comme le sien puisse pencher à gauche) quelques chapitres plus tard, exécuté par ses propres commanditaires. Autre preuve qu’en politique, les ennemis sont toujours plus fiables que les amis. Bref, le miroir aux alouettes de la toile tue Solveig d’abord et entraîne pas mal de monde dans la même fosse, commune pour le coup. Ҫa va vite. Ҫa bouge fort…

JLM

SAINT SAUVEUR de Jean-Noël Levavasseur / Editions MaeloH.

Sûr que côté nouvelles, Jean-Noël Levavasseur en connait un rayon ! On le sait d’ailleurs journaliste à Ouest-France pour les news à chaud et l’info au quotidien. On le sait également rédacteur de nombreux polars, publiés pour certains dans les collections noires du même groupe de presse (dont un récent Dernière manche pour la collection Empreintes de l’incontournable maison d’édition bretonne). On le sait aussi auteur d’une multitude de textes courts et directeur d’autant de recueils collectifs du même tonneau, électrocutés souvent, rock’n’roll toujours. Parmi les plus notoires soulignons ces London Calling, 19 histoires rock et noires (Buchet Chastel, 2009), Welcome to the club, 20 nouvelles électriques inspirées par Les Thugs (Kicking, 2019) ou bien sûr La Souris Déglinguée, 30 nouvelles lysergiques (Camion Blanc, 2011) dont est extraite la nouvelle qui donne son titre à la présente compilation. Saint Sauveur donc, pour donner le ton et imposer le tempo. Porté par le souvenir de Taï-Luc Nguyen, chanteur-guitariste et maître d’œuvre du combo proto-punk alternatif La Souris Déglinguée, parti bien trop tôt (le 3 décembre 2023) enseigner la synchronie taï-kadaï jusqu’aux cieux, ce premier texte calibre la fibre des treize suivants. D’un Faster Pussycat dédié aux Cramps, d’un Bad America dont s’inspire le venin du Gun Club de Jeffrey Lee Pierce, voire d’un Djebel à cran et nourri des incontournables Clash ou Bérurier Noir, jusqu’à d’autres Austral K.-O. ou Fort Chabrol passés sous nos radars, la cohérence de l’ensemble en fait une somme particulièrement recommandable, voire conseillée pour appréhender l’univers d’un auteur porté à jamais sur la marge et les rythmes binaires.
À noter que le présent recueil parait aux éditions Maeloh, jeune et louable maison d’un Ouest à la fois normand et charentais.

JLM

LA PROIE ET LA MEUTE de Simon François / Editions du Masque.

Laissons le Loiret derrière nous et attaquons le Cher par sa face nord, du côté d’Argent-sur-Sauldre ou Aubigny-sur-Nère, entre Sologne royale et Berry luxuriant, à un jet de pierre de La Chapelle-d’Angillon, berceau d’Alain-Fournier, le papa du Grand Meaulnes. De forêts magistrales en agriculture opulente, la nature est généreuse en ce joli coin de France. Tout y pousse. Sauf les sentiments. S’il a d’autres qualités reconnues, le Berrichon ne brille effectivement pas par ses effusions de tendresse. Son cœur est aussi stérile que ses terres sont prospères. Dès la prime enfance, les attentions paternelles se résument bien souvent à l’écuelle et aux taloches, aux brimades et aux remarques désobligeantes, au servage et à l’indifférence. Ce sont ces souvenirs amers d’un passé proche, d’un autre siècle à peine éteint, que partagent tous les protagonistes devenus adultes du roman de Simon François. Qu’ils soient bons, brutes ou truands, leur tronc commun prend racine là, dans ces générations de taiseux et de darons de marbre. Alors certains et certaines ont fuit vers la grande ville, Bourges ou Paris…
Romain, lui, n’a jamais envisagé l’exil. Il a beaucoup lu, certes, mais Rastignac ne compte pas parmi ses héros préférés. L’évasion est ailleurs, dans chaque arbre où il installe des cabanes dignes du Facteur Cheval, dans chaque oiseau avec lequel il dialogue, dans chaque étang d’où il pèche sa pitance de marginal. L’idée de quitter une promiscuité pour une autre ne l’a jamais effleuré. S’affranchir de l’humanité toute entière lui conviendrait beaucoup plus. Au diable tous les bipèdes ! Sauf Solène bien entendu, l’amie de toujours, l’amour tu. Elle seule l’a toujours défendu et regardé avec bienveillance, malgré son bec de lièvre et son surnom induit : Lapin. Ils ont tous les deux grandi en parallèle. Il est le sauvageon du cru, elle est désormais maire de leur petite bourgade. Les moqueries pour l’un, les tâches administratives pour l’autre : les années passent sans vraiment maltraiter l’horloge. Mais des appétits financiers et malfaisants, des intérêts locaux ou importés, viennent troubler le rythme sylvestre des saisons. Et Solène disparaît dans une tornade mafieuse, contaminée par l’enfouissement sauvage de gravats toxiques dans des champs de sa bourgade. Pour son unique phare, Romain chamboulera plaines et futaies, quittera les cimes pour retourner la terre des hommes, laissera cendres et ornières derrière lui. Le moineau devient pygargue, voire Phénix du côté de l’étang du Puits et du canal de la Sauldre…
Sans les négliger pour autant, La proie et la meute aborde les thèmes de l’écologie, de l’illégalité industrielle, des jeunesses boiteuses et des exactions familiales avec une retenue qui l’honore. Ni sentences, ni cris d’orfraies : juste la limpidité discrète d’un ruisseau du Pays-Fort. Et l’écriture est à l’avenant, ni plate, ni trop escarpée. On pourrait la qualifier de vallonnée, en adéquation parfaite avec les décors qu’elle déploie.

JLM

UN PARFUM D’INNOCENCE de Patrick Delperdange / Editions In8.

Chat noir un jour, chat noir toujours. Tel est le cruel destin d’Arthur. À peine sorti de prison, le voilà replongé dans l’embrouille jusqu’au cou, ou comment les voleurs de pommes se retrouvent aspirés au fond de la nasse, sans rédemption possible, une fois que le rouleau-compresseur carcéral vous a laminé. Même sa fidèle sœur Lorraine, venue le chercher à sa sortie de l’ombre, commence à tanguer et douter. Il faut dire qu’il n’aide pas, prompt à braquer la première station-service venue sur le chemin d’une liberté retrouvée deux brèves heures auparavant. De fait, une nouvelle cavale s’engage. La route, toujours la route. La fuite, encore la fuite. Lorraine est au volant mais la destination de la fratrie ne ressemble plus à rien. De l’orphelinage aux foyers d’accueil, ils ont toujours serré les coudes. Mais la geôle a asséché l’âme d’Arthur qui, blessé et traqué, s’en prend au monde entier. Même un plouc y laisse ses dents cariées, jusqu’à flirter avec les roues de son propre tracteur, positionnées là au mauvais endroit, au mauvais moment, au mauvais carrefour de toutes les impasses d’une vie. Et à propos d’impasse, la dangerosité de la ruralité n’a pas dit son dernier mot lorsque la Ford de Lorraine et Arthur plonge dans un cours d’eau digne de la rivière Cahulawasseea du film Délivrance de John Boorman. Le plouc et les siens resurgissent sur ses berges, y ajoutent l’horreur de George A. Romero et terminent d’imposer le désespoir en lieu et place des possibles dernières flammèches d’un espoir vain.
Auteur d’un Si tous les dieux nous abandonnent à la Série Noire et d’autres L’Eternité
n’est pas pour nous
ou C’est pour ton bien aux Arènes, Patrick Delperdange réussit
avec ce Parfum d’innocence une autre déclinaison solide de la formule éprouvée par
Marc Villard et la collection Polaroid qu’il dirige aux éditions In8. Soit une novella en 80 pages chrono, sans digressions ni feuilles mortes. Du coup, nous ne rivaliserons pas d’ingéniosité pour conclure puisque la formule « un bon petit noir, classique et bien serré » s’avère parfaitement adéquate.

JLM

RACINES D’HORIZON de Joël Casséus / Le Tripode.

Maintenant le monde est creux.

Maintenant il peut se fendre.

Maintenant le monde n’a plus d’intérêt pour ces hommes au coeur affamé.

Maintenant le monde peut se reposer.

Maintenant le monde s’allonge : sens la terre qui se fracture alors que le monde s’allonge. Maintenant le monde boit pour soulager sa douleur : sens l’eau grimper tout autour afin de purger sa soif.

Maintenant le monde est malade, fait de la fièvre : sens la chaleur du monde qui grimpe jour après jour.

Dans son nouveau roman Racines d’horizon, Joël Casséus raconte l’errance d’un homme en quête de sa soeur. Nous sommes immergés dans un univers post-apocalyptique halluciné, tout au bord du chaos. Et ce monde étrange est le nôtre.

Ecrivain québécois né en Belgique, également professeur de sociologie, Joël Casséus n’en est pas à sa première publication. Racines d’horizon, son nouveau roman, est déjà le troisième à sortir chez Le Tripode. 

Si vous avez tendance à chercher des livres qui ne s’inscrivent pas dans un genre en particulier, voire franchement différents, nul doute que Racines d’horizon est l’un de ceux-là. 

Joël Casséus convoque ici tout un imaginaire apocalyptique. Dans un monde qui peut être a subi une catastrophe nucléaire aux conséquences radicales, mais cela n’est pas explicite, un homme recherche une sœur apparemment morte. Sa quête l’amène a traverser des paysages dévastés et à croiser des personnages plus étranges les uns que les autres. 

Il y a des cadavres d’éperviers sur la terre froide.

Des plumes jonchent le sol, mes pas fuient l’obscurité. 

Les larmes de la mer du ciel coulent sur mon corps. 

La nuit est primitive, les flammes dévorent le noir. 

Je lève mon visage vers la mer du ciel, espère y voir des poissons, ton corps plus léger qu’un oiseau. 

Le voyage de l’homme que nous suivons nous immerge dans de ténébreux et funestes tableaux. Une errance fiévreuse et fantastique dans un univers trouble, aux sons glaçants et visuellement fascinant. L’atmosphère noire et rude prend rapidement le pas sur l’histoire elle même et celle-ci ne perd jamais en intensité. 

La plume de Joël Casséus, fluide et poétique, rend l’expérience de lecture presque hypnotique. Entre rêve ou cauchemar, entre fable ou conte, on ne sait pas exactement où se situer. Ce qui est certain c’est que sa langue inscrit des images puissantes dans notre cerveau. 

Racines d’horizon de Joël Casséus se lit comme un récit “apocalyptipoétique” et se vit comme une étonnante expérience littéraire. Il n’y a pas d’étiquette pour un tel roman qui ne demande qu’à être exploré par les plus curieux et aventureux d’entre-vous. 

Brother Jo.

HERVÉ LE CORRE, MÉLANCOLIE RÉVOLUTIONNAIRE de Yvan Robin /Playlist Society.

Après un passionnant DOA, rétablir le chaos consacré aux échanges entre le père des Citoyens clandestins ou Pukhtu et Élise Lépine, la collection Face B des éditions Playlist Society enfonce le clou avec le même à-propos en publiant un nouvel opus joliment charpenté autour des mots d’Hervé Le Corre recueillis par Yvan Robin. En incipit d’ailleurs, nous soulignerons la légitimité d’Yvan Robin pour mener à bien ce difficile exercice de l’interview fleuve. Il suffit de mentionner son remarquable roman Après nous le déluge (éditions IN8, 2021, réédition poche J’ai Lu, 2023) pour valider un indubitable lien entre ses écrits et certains élans dystopiques d’Hervé Le Corre. Leurs envolées se conjuguent donc en cette Mélancolie révolutionnaire pour raconter un auteur et son œuvre exceptionnelle. Selon une formule éprouvée, le livre se divise en deux parties : soit une longue introduction, entre hommages et repaires biographiques, suivie de 150 pages d’entretiens à cœur ouvert.
Dire que l’on en apprend beaucoup sur l’initiateur des munificents L’Homme aux lèvres de saphir, Après la guerre ou du récent et magistral Qui après nous vivrez est un doux euphémisme. S’il reste discret et sobre, peu enclin à trop se dévoiler, Hervé Le Corre laisse néanmoins filer au gré des questions quelques recettes et ingrédients de ses formules magiques. Aucun des protagonistes ne baisse totalement la garde, mais les évidentes connivences des deux Bordelais transforment le ping-pong en une chorégraphie du meilleur effet. Yvan Robin a chiadé ses questions : Hervé Le Corre le lui rend bien, sans esquives ni revers liftés. Affirmer que l’homme et son œuvre ne font qu’un est sans doute risible, mais rarement une telle lapalissade n’aura autant pris les traits de l’évidence. Né de parents modestes, engagé politiquement avant les vingt printemps chers à Charles Aznavour, professeur de lettres autant que passeur de mots, il n’aura de cesse d’insuffler aux réalités les plus sordides un lyrisme contrôlé et toujours coloré, « capable de concilier la brutalité littéraire de James Ellroy avec le naturalisme de Zola ».
De ce gamin renversé par une voiture à huit ans, puis peu après par des lectures dont il puisera l’essentiel de ses voyages intérieurs, nous suivons le chemin cohérent d’un jeune type droit, bientôt batteur au sein d’un anonyme groupe de rock’n’roll girondin, bientôt auteur novice mais déjà inscrit dans le sillage de Jean-Patrick Manchette ou Jean-Bernard Pouy (dont nous attendons avec impatience le retour prochain, à la tête d’une nouvelle collection goguenarde, intitulée La Fille du Poulpe, aux éditions Moby Dick), bientôt maître de l’uppercut majeur avec cet Homme aux lèvres de saphir qui nous laissera tous groggy. Hervé Le Corre parle aussi de ce changement de statut, de son réapprentissage de l’écriture, avec passion et pudeur à la fois, comme le constaterait surpris un sculpteur ou un pépiniériste. Parfois il se lâche, parfois se rebiffe, pour faire de cette Mélancolie révolutionnaire, non pas une dissection, mais plutôt une mise en lumière de sa riche palette. Violences faites aux faibles, rebuffades météorologiques infligées à la planète, fantômes, luttes et cicatrices sociales : tout y est. « Il y a là l’eau, le feu, le computer, Vivendi et la terre » comme le chantaient d’autres Bordelais.
JLM

SABLE NOIR de Cristina Cassar Scalia / L’Archipel.

Sabbia nera

Traduction : Laura Brignon

L’Etna crache ses glaires sombres et acides sur Sciara, comme jadis le Vésuve sur Pompéi. Alors forcément, les corps qui déambulent dans les rues y prennent les mêmes postures silencieuses et stupéfaites, statufiées et asphyxiées par la colère et le sable noir des cieux. Néanmoins, ce n’est pas pour une concrétion anthracite et carbonisée qu’est appelée en urgence la commissaire Vanina Guarrasi mais pour le cadavre momifié d’une femme chiquement vêtue mais sans identité. Le job n’attend pas. Et c’est à regret qu’elle abandonne dans la seconde ses scacce encore tièdes, ces petits casse-croûte emblématiques de la cuisine sicilienne, genre de mini calzones farcies selon les recettes établies ou selon ce qu’il tombe sous la main de la Mamma. Ah les scacce ! Au singulier scaccia : mais impossible de n’en manger qu’une. Comme il est d’ailleurs impossible de ne pas croiser dans un polar italien quelques références à la gastronomie locale. Meurtre aux petits oignons donc : et tant pis si l’assiette refroidit, mais l’affaire doit se régler à chaud.
Les premiers constats sont moins gustatifs. Certains protagonistes présents y rendent leur quatre-heures. Mais Vanina et son passé plombé (fille d’un flic exécuté hier par la pègre insulaire) ont le cœur définitivement plus aguerri. Elle se dresse d’emblée face à l’aristocratie forcément muette du cru pour mener à bien sa mission. Elle scanne les lieux et une pléthore de personnages, chacun la guidant sur autant de pistes fausses ou crédibles, d’impasses ou de carrefours à décrypter. Avec l’aide de ses adjoints, de profils et d’obédiences différentes, elle démêlera l’écheveau, mettant à contribution les derniers neurones valides de quelques contemporains de l’embaumée. Elle rouvrira ainsi quelques portes closes et d’anciennes maisons du même nom. Elle remuera ciel noir et terre aride jusqu’à dénouer six décennies de liens mafieux, jusqu’à nous conduire en soft mood à l’épilogue et aux coupables, certes avec la douce tranquillité d’une Fiat 500 plutôt qu’avec la vélocité rugueuse d’une Lancia Flaminia version coupé Zagato. Mais les pièces d’un puzzle à la fois familial et crapuleux, notarial et sentimental, défilent avec toute l’aisance nécessaire à l’échafaudage d’un honnête divertissement.
Lorsque Cristina Cassar Scalia, ophtalmologue de profession, délaisse le scalpel pour le stylo, c’est avec la même précision qu’elle incise les enquêtes de Giovanna « Vanina » Guarrasi pour les retranscrire « à l’italienne », sans chichis et al dente, au seul rythme d’une écriture à la fois simple et fluide, un brin mainstream, empesée à l’occasion de ces clichés dont s’encombrent les thrillers trop bavards, mais suffisamment bien menée pour ne pas s’ériger en rédhibitoire repoussoir. À noter également qu’une série télévisée, tirée des romans de l’autrice et produite par les instigateurs de celle consacrée au commissaire Montalbano d’Andrea Camilleri, est d’ores et déjà diffusée sur les canaux transalpins.

JLM

CHEVREUIL de Sébastien Gendron / La Noire / Gallimard.

Une fois encore, c’est le grand n’importe quoi, et nous ne pouvons que nous en réjouir. La parution d’un nouvel opus de Sébastien Gendron c’est métronomiquement la garantie d’une vraie récré, d’une bonne tranche de rigolade acidulée et démâtée. Et le présent Chevreuil ne déroge pas à la règle, si tant est que le mot « règle » soit inscrit au registre du gonze en question. Lois, règles, ordres, usages, codes : pas sûr que l’un de ces mots amidonnés puisse s’accorder à ses partitions en vrilles majeures. Peut-être pourrions nous lui reconnaître quelques connivences avec les lois de la nature s’il ne prenait pas un malin plaisir à en détourner du droit chemin tous les gentils clichés bienveillants et printaniers. Loin des souriants 30 millions d’amis potentiels, ses bestiaires sans queue (de pie) ni tête (de veau) tournent régulièrement au désastre sanguinolent, voire au carnage aussi peu végan que pacifiste. On se souviendra des requins hypertrophiés de Fin de siècle (Série Noire 2020) avant d’appréhender prudemment son nouvel Arche de Noé foutraque. Chevreuil commence d’ailleurs par une parenthèse sans grand rapport avec le tangage des chapitres suivants, mais avec un lien certain entre squales et félins, unis dans leur volonté dans découdre avec cet abruti d’homo sapiens, celui qui chasse, vote, drague, roule, avec les mêmes égoïsme, machisme, suffisance, vanité, brutalité, stupidité…
Chevreuil donc. Soit, après Chez Paradis (Série noire 2022), un autre tour de piste au cœur de la France rurale de Dupont Lajoie et des racismes ordinaires. En route pour Saint-Piéjac alors. Là où ailleurs, le constat sera le même, la constante sera la même peur de l’étranger. Sauf qu’à Saint-Pièjac, le seul migrant est anglais. Qu’à cela ne tienne : tous les maux et soupçons retombent sur le paletot de métèque en puissance du dénommé Connor Digby. Les ennuis condensent au-dessus de sa tête comme autant de cumulonimbus au bord de la rupture. Qu’ils aient les traits amènes de l’improbable Marceline ou ceux beaucoup plus menaçants d’un joli panel de crétins, les orages s’annoncent puis se succèdent avec la même densité d’inepties navrantes. Toute la populace a quelque chose à reprendre au Briton : une bagnole, une nana, un honneur mal placé, chacun avec cette notion étriquée et bien française de la propriété. Tous finiront mal sans nous arracher une larme. C’est plutôt avec de larges sourires que nous assistons à l’hécatombe orchestrée par un Sébastien Gendron en bonne forme. De ce mec nous supportons à la fois les dérapages incontrôlés et les cinquante nuances de gris, du plus lumineux au plus sombre, du plus aimable au plus hostile. Pire, nous les validons et les faisons nôtres avec une complicité goguenarde. Et pire, voire encore pire, nous recommandons sans vergogne à d’autres organismes blindés ce mille feuilles (330 pour le coup) parfaitement dosé entre une forme quasi hystérique et un fond beaucoup plus pertinent.

JLM

REPENTIE de Margot Douaihy / Harper Collins, Noir.

Scorched Grace

Traduction : Sophie Aslanides et Peggy Rolland

Sœur Holiday, aussi chrétienne qu’agnostique marche sur les dalles du cloître sans en effleurer les angles ni en égratigner les règles. Non, d’ailleurs : elle s’en fout des dalles, de que dalle, de l’ordre comme du désordre. Plus Carpe diem que Jour du seigneur, et confrontée soudain à un incendie criminel au cœur de son sacerdoce entre les murs de l’Ecole Saint-Sébastien, elle écrase derechef son mégot et se lance corps et âme, voire corps et amen, sur les traces du ou des coupables pyromanes. Tabagique, accro à toutes les bribes d’un passé qui nous sont diffusées au fil des escarbilles, elle mute en détective improvisée et auxiliaire de police dubitative. La paix de son sanctuaire est à ce prix, mais son passé rock’n’roll de nonne queer’n’punk n’est pas sans luttes internes ni sacrifices personnels. Fidèle, c’est le mot, à ce refuge où la foi en la rédemption l’a acceptée lorsque sa jeunesse bringuebalante fermait toutes les autres portes, elle délaisse les serpillières et les cours de chant dont elle a la charge pour rechausser les Docs et emprunter un chaotique chemin de croix, aussi binaire que dévoyé. Des basses besognes qu’elle considère comme un privilège (« Ressentir la douleur ? La preuve qu’on progresse ») aux pénitences infligées, elle relativise toutes les conneries des clochers dominants et finit par statuer que survivre aux flammes est un peu son destin de dure à cuire, dure en cuir, voire dure en queer. Et en toute logique, avec ce personnage central qui fume comme un pompier, Repentie commence par le feu et finit par le feu, sans cesse attisé par les gerbes d’étincelles noires d’une écriture inédite qui à la fois se moque de tout et respecte tout. L’équilibre est parfait, porté haut par un humour pointu, déchargé à chaque page par les canons surchauffés d’une arme littéraire à répétition, aussi intelligente qu’intelligible, entre révérences, références et irrévérences.
Diluant ainsi la rigueur paroissiale grise dans la moiteur colorée de la Nouvelle-Orléans, Margot Douaihy (poétesse et figure de la communauté LGBT yankee, enseignante à l’université Franklin Pierce du New Hampshire et rédactrice en chef du Northern New England Review) réussit un premier roman pétillant et joliment rythmé. C’est totalement foutraque et charpenté d’un humour décapant, mais incroyable d’assurance et de modération entre le respect des croyances et le désir de sauter à pieds joints dans le marigot. À noter que la VO américaine du livre (titrée Scorched Grace, grâce brûlée) est publiée par Gillian Flynn, l’autrice de Gone Girl devenue éditrice pour le coup.

JLM

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