Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Chroniques (Page 5 of 150)

RIDEAU POUR LE COMMISSAIRE RICCIARDI de Maurizio de Giovanni / Rivages.

Traduction: Odile Rousseau

Avec “Rideau pour le commissaire Ricciardi “, Maurizio De Giovanni entame la dixième enquête du commissaire Ricciardi dans la Naples de l’entre deux guerres, déjà sous le joug mussolinien. Au fil des ans, nous vous avons proposé “le Noël du commissaire Ricciardi” et “Des phalènes pour le commissaire Ricciardi”.

“1933, entre Noël et le Nouvel An. Comme chaque soir sur scène, le grand comédien Michelangelo Gelmi tire sur Fedora, sa jeune et magnifique femme. Mais ce soir-là, l’arme n’est pas chargée à blanc, et le coup de feu part sous les yeux de Gelmi et des spectateurs interdits. Gelmi a beau clamer son innocence, personne ne le croit, mais cette scène de théâtre macabre ne trompe pas le commissaire Ricciardi, qui se lance à la recherche du véritable assassin.”

Alors, les néophytes ne connaîtront pas l’émoi des habitués du commissaire quand ils apprendront, dès un très bel incipit, que quelqu’un a tiré sur Ricciardi dans l’espoir fou de continuer à rêver. Il faudra attendre les dernières pages pour comprendre et en savoir plus sur le destin mal engagé du flic napolitain, enquêteur hors pair et amoureux malheureux. Le titre, comme évoquant une fin, en ajoute au mystère. Mais qui peut en vouloir à ce point à un individu placide, distingué, plaisant à beaucoup de femmes à qui il ne sait jamais donner les bonnes réponses? Désinvolte avec sa hiérarchie et en même temps fui par ses collègues qui redoutent son introversion, Ricciardi avance toujours à pas feutrés, opiniâtre mais respectueux. Bien sûr, le rythme de ses enquêtes d’un autre temps ne séduira pas les amateurs de thrillers. Pour autant, pour qui sait attendre et ayant envie de pénétrer l’ambiance de cité napolitaine des années 30, le tableau des couleurs, saveurs, odeurs est particulièrement mis en valeur par une plume enchanteresse, lovée de poésie et de relations amoureuses semblant aujourd’hui si surannées.

Les enquêtes de Ricciardi brillent par les personnages féminins qu’on y rencontre et parfois qu’on retrouve: des femmes fatales, des créatures de rêve, des jeunes femmes amoureuses et des mères maudites. Toutes contribuent à faire des enquêtes du commissaire Luigi Alfredo Ricciardi des moments un peu hors du temps, envahis de pensées passionnées et d’instants lyriques, poétiques

Le charme du rustique et le poli d’un lustre amoureux ancien.

Clete.

TOUTES LES NUANCES DE LA NUIT de Chris Whitaker / Sonatine.

All the Colors of the Dark

Traduction: Cindy Colin-Kapen

Monta Clare. Missouri. 1975.
«Du toit plat de la cuisine, Patch porta son regard par-delà l’épaisse forêt de pins blancs et de chênes des marais pour contempler les montagnes Saint-François, qui, en toute saison, enveloppaient de leur ombre la petite ville de Monta Clare. À treize ans, il croyait dur comme fer qu’il y avait de l’or derrière les Ozarks. Que là-bas, un monde meilleur l’attendait.»

Patch Macauley est né borgne et a choisi ce jour-là le cache œil violet avec l’étoile argentée. Dans les bois, il surprend un homme qui agresse Misty Meyer, une ado de son école. En brave petit pirate, il tente d’attaquer l’homme.
Et disparaît, laissant un tee-shirt ensanglanté…

Mais il ne faut pas s’attendre à partager tout le dispositif policier de rigueur : les battues, les chiens, les alibis… L’inspecteur Nix fait son travail sérieusement, et discrètement,.. Il est bienveillant vis-à-vis de Saint, l’amie de Patch, 13 ans elle aussi, « si petite et si intelligente » qui va elle-même mener ses recherches de son côté y compris autour d’autres disparitions de jeunes filles dans la région … Saint est tenace, perspicace. Et elle n’admet pas qu’on ait fait passer Patch « pour quelqu’un …d’ordinaire » alors, elle nous le raconte, le miel, les jeux, les confidences, leur amitié…et on prend le temps de l’écouter…

« À l’âge de dix ans, il comprit que les êtres humains naissaient entiers, et que les blessures qu’ils subissaient effaçaient les différentes strates qui faisaient d’eux ce qu’ils étaient, détruisant peu à peu leur compassion, leur empathie, et leur capacité à se bâtir un avenir. À treize ans, il découvrit que ces strates pouvaient se reconstruire lorsque vous étiez aimé, et lorsque vous aimiez.»
Prendre le temps… c’est en effet ce que va demander la lecture de ce livre, (il compte quand même 832 pages !)… Parfois, on craindra un peu de tomber dans la romance, on se demandera si on est toujours dans un roman policier mais les années passent (de 1975 à 2001) et les rebondissements sont nombreux et toujours imprévisibles …

Les personnages sont attachants et nous émeuvent de par leur volonté de ne pas abdiquer, de ne pas se soumettre: leur quête est toujours si obsédante, si douloureuse, si solitaire…

C’est le deuxième roman de cet auteur britannique. Le premier était Duchess publié en français en 2022 et apprécié ici, sur Nyctalopes. Il y était aussi question d’enfant dont le devenir adulte est chaotique, cruel, voire incertain.
L’écriture de Chris Whitaker est subtile, poétique. On évolue librement parmi les tornades, les formations rocheuses émergentes, les silos argentés, les asclépiades et le Missouri « qui serpente entre les flancs de Loess Hills »… Il peint une Amérique toute en nuances…comme les tableaux qu’expose Sammy dans sa galerie :

« J’ai acheté un tableau. J’étais un peu plus jeune que toi, à l’époque. Rothko. J’ai vu l’état de son esprit là où d’autres ne voyaient que de la couleur. – Tu as acheté un Rothko ? – J’étais pauvre. Un gamin pauvre comme toi.»

Soaz.

CE PAYS N’EST PAS POUR LES FAIBLES de Julien Gravelle / Stock.

Ceci ne fait aucun doute : nous, Nyctalopes, avons adopté Julien Gravelle, et ses livres de nature writing authentique, chroniqués précédemment dans ces pages. Je suis certain que vous utilisez, comme moi, sur une base régulière l’outil « Rechercher » sur le haut droit de la page d’accueil du blog. Si ce n’est pas le cas jusqu’ici, faites-le donc, pour remonter le fil de cette camaraderie littéraire. C’est par conséquent avec un plaisir non dissimulé que nous accueillons sa dernière publication en France, une version légèrement corrigée dans son détail pour qu’elle soit comestible pour les petits Français, peu farouches avec les anglicismes parfois audacieux, beaucoup plus avec les floraisons lointaines de la langue françoise qui s’échappent de la bouche de Julien Gravelle.

Dans les forêts du Grand Nord canadien, là où la nature somptueuse et écrasante dicte ses lois et façonne les hommes, se trouve la cabane des Malençon. Quatre générations s’y succèdent : l’aïeul Léopold, trappeur sans merci, la construit de ses propres mains ; son fils Siméon y est envoyé pour s’endurcir ; la jeune Lyne, elle, voit sa vie brisée par une découverte macabre ; seule Tania, un siècle plus tard, osera enfin renverser le destin.

Tour à tour refuge, prison ou lieu maudit, la cabane est le coeur battant de cette famille, dont les racines sont profondément enfouies dans la terre des plaines boréales, et qui traîne son lourd secret depuis trop longtemps.

1921. 1944. 1984. 2023. Quatre époques, quatre générations de la famille Malençon, quatre individus de cette famille pour apprendre quelque chose, une leçon de vie, un apprentissage sur eux-mêmes, le dévoilement d’un secret familial, dans la cabane construite par le premier d’entre eux ou à proximité immédiate de celle-ci. Celle-ci est vraiment le totem de ce livre. Bien sûr, sur un siècle de temps, elle va se transformer, s’affaiblir dans sa structure, voir en partie s’effondrer. Mais son « pouvoir » va se maintenir et jouer un rôle décisif à un moment de la vie de Léopold, Siméon, Lyne et Tania.

Les personnages sont différents, tantôt rude comme l’aïeul, tantôt tourmenté comme le fils ou affaiblie comme l’arrière-petite-fille. La nature garde cette permanence : elle ne plaisante pas, elle peut tuer. Mais le bois est là, qui peut donner refuge, apaiser, offrir ses ressources à qui sait les prélever, consoler ou diffuser sa sève. Il faut savoir s’y plonger, s’y brancher. Julien Gravelle sait nous le dire, toujours très justement, sans emphase. C’est l’évidence de ses textes, il est habité par cette contrée boisée et lacustre et au travers de ses histoires et de ses personnages, il met en lumière les rapports entre l’homme et la nature, ce qu’elle nous fait (comment elle agit sur nous) et ce que nous lui faisons (subir) désormais. Il y a un thème qui apparaît-disparaît entre les épinettes, d’une génération à l’autre : l’effet papillon. Couper un arbre, abattre un chien ici et maintenant, sans penser plus loin que ça. Qui sait ce que ce que cela produira plus tard, des années après ? Ce peut être dévastateur ou bien bénéfique. Au final de la belle ouvrage, quatre madriers extirpés d’un même tronc, avec peut-être le petit regret personnel que le texte ne fût un seul et même arbre.

Un écart hors de l’en-dedans sombre des bois précédemment visité par Julien Gravelle mais toujours la vibrante authenticité d’un milieu et des personnages qui le traversent.

Paotrsaout

L’INVENTION DE TRISTAN d’Adrien Bosc / Stock.

« Un conte moderne : il était une fois un écrivain américain sans le sou, trimballant un manuscrit refusé par tout ce que la côte Est compte d’éditeurs, qui trouve attache à Paris. Il rencontre une jeune femme dont il tombe amoureux. Elle est la fille d’un écrivain français dont il ne connaît ni les livres ni l’importance. Un jour, le père tombe sur le manuscrit du jeune homme, le transmet à son propre éditeur, et contre toute attente l’évidence littéraire écarte les doutes. Le livre est traduit. Ironie du sort, ceux-là mêmes qui l’avaient refusé dans son pays se l’arrachent. »

Voici la légende que Zachary, Américain en vadrouille à Paris, ignore jusqu’au jour où il tombe par hasard sur un exemplaire du Seigneur des porcheries de Tristan Egolf.

Comment écrire le portrait d’un écrivain filant comme un météore ? De Paris à Lancaster, Pennsylvanie, des couloirs labyrinthiques d’une maison d’édition aux blocs venteux d’Alphabet City, d’une souffrance d’être né à une souffrance de vivre, Zachary s’improvise détective littéraire et reconstitue un destin où tout est vrai mais tout est roman.

Comme d’autres, j’ai été percuté de plein fouet par Le seigneur des porcheries, livre monumental, incroyable et sans pareil, de l’auteur américain Tristan Egolf. Non seulement c’est véritablement un grand livre, mais il est en plus entouré d’une aura particulière du fait du suicide de son auteur le 7 mai 2005, à seulement 33 ans qui, d’après ce que l’on en a dit, cochait un peu toutes les cases de l’artiste écorché au destin tragique. Avec L’invention de Tristan publié chez Stock, l’écrivain et éditeur Adrien Bosc nous fait le récit de cette singulière trajectoire qui a tout d’un roman.

Alors qu’il m’arrive toujours de recommander Le seigneur des porcheries, je me demandais récemment si Egolf était encore un nom qui trouve une résonance chez certaines personnes ou si celui-ci appartenait déjà au passé, car lorsque il m’arrive de l’évoquer dans des conversations, plus personne ne semble aujourd’hui le connaître. Je me disais aussi qu’il est l’auteur de trois romans, Le seigneur des porcheries étant son premier, mais que jamais je n’ai entendu quoi que ce soit sur les deux autres, Jupons et violons et Kornwolf, que je n’ai moi-même pas lus à ce jour. Autant dire que la lecture de L’invention de Tristan arrive, pour moi tout du moins, à point nommé. 

Faut-il avoir lu Tristan Egolf pour apprécier L’invention de Tristan ? Comprenez, est-ce une biographie réservée aux initiés ? Je ne pense pas, non. Cette histoire, telle qu’écrite par Adrien Bosc et pour laquelle il prend le parti pris de créer un narrateur fictif, un certain Zachary Crane, journaliste au New-York Times qui prépare un article sur Tristan Egolf, se déroule telle une  enquête, passionnante et foncièrement prenante. D’ailleurs, il faut le dire, le livre d’Adrien Bosc n’est pas sans rappeler à certains égards le travail de Patrick Modiano, qui n’est autre que l’écrivain qui a porté le manuscrit du Seigneur des porcheries chez Gallimard, après être tombé dessus par hasard en allant ouvrir la fenêtre dans la chambre de sa fille, Marie Modiano, alors en couple avec Egolf. En déroulant le fil de la vie de Tristan Egolf, rencontre après rencontre, lecture après lecture, ce sont d’autres figures, d’autres destinées, pour certaines assez fascinantes, qui se révèlent à nous. Je peux citer les principales, le père de Tristan Egolf, qui s’est lui-même donné la mort, ou encore son grand-père, mais il y en a bien d’autres encore. Tant d’histoires qui s’entrecroisent en une seule, qui pour certaines nourriront l’oeuvre de Tristan Egolf pour en devenir d’autres sous sa plume, et puis tant d’histoires à peine effleurées sans le témoignage des principaux concernés, on a là une vie qui méritait bien un livre.

C’est avec pudeur et respect qu’Adrien Bosc pénètre le cercle intime de l’auteur, créant petit à petit des passerelles entre ses découvertes et les romans de Tristan Egolf. Il nous embarque aisément dans ce récit qui nous mène de la Pennsylvanie à Paris, en passant encore par Londres ou New-York. Il n’y a peut-être pas tout dans L’invention de Tristan, j’entends au sujet de Tristan Egolf, mais il y a déjà tant qu’on ne peut que saluer le travail accompli ici par Adrien Bosc pour nous conter ce brillant auteur.

Avec ce livre, Adrien Bosc souffle sur les braises d’un feu qui aurait pu mourir avec le temps. Il dresse un portrait de l’écrivain Tristan Egolf, à l’image de son sujet, naviguant entre ombre et lumière. C’est une bonne fois pour toutes qu’il inscrit cette comète littéraire dans la grande histoire de la littérature. Puissiez-vous découvrir Le seigneur des porcheries si vous ne connaissiez pas encore cette œuvre culte, ou puissiez-vous à nouveau gouter au plaisir de plonger dans le si riche univers de Tristan Egolf.

Brother Jo.

Pour aller avec cette chronique, une rare trace de Kitschchao, le groupe punk dans lequel chantait un temps Tristan Egolf.

BASTION de Jacky Schwartzmann / Seuil Cadre Noir.

On suit Jacky Schwartzmann depuis longtemps. Et à chaque fois, on est séduit par ses histoires racontant des gens ordinaires dans la France périphérique. Son talent d’observation de ses contemporains lui permet de les mettre dans des situations, étranges, exceptionnelles où il peut les brocarder à l’envi… sans toutefois jamais se départir d’une certaine tendresse, d’une empathie certaine. Jacky Schwartzmann est un vrai gentil et ses romans offrent de vrais moments humoristiques, vous regonflent même parfois. Son honnêteté intellectuelle lui a sûrement dicté d’entrer dans une fiction politique, d’entrer en résistance… Un écart qui peut très vite se transformer en beau gadin s’il n’est pas maitrisé.

Lorsque Jean-Marc Balzan, vieux garçon sans enfant, prend enfin sa retraite, il est persuadé qu’il va se la couler douce. Petits restos, voyages, la liberté, quoi. Mais c’est compter sans Bernard, son plus vieil ami. Ils sont potes à la vie à la mort depuis l’école maternelle. Et ce que Jean-Marc fait de mieux dans la vie, c’est rattraper les conneries de Bernard. Ce dernier est sympa, il peut faire preuve d’intelligence, mais il est aussi capable d’être très con. Aussi, lorsqu’il s’engage dans l’équipe de campagne d’Éric Zemmour pour la présidentielle de 2027, Jean-Marc craint le pire. Soucieux de protéger Bernard, Jean-Marc s’enfonce insidieusement dans la mouvance d’ultradroite lyonnaise.

« Ce roman est dédié à tous les électeurs du parti socialiste. Qu’ils reposent en paix…

La dédicace montre le ton du roman, de l’humour désenchanté pour réveiller des consciences endormies, assoupies. La génération Mitterrand a la gueule de bois. Forcément donc, dès l’entame, le roman peut s’avérer clivant. Pas forcément de la manière la plus dure, l’auteur nous conte la rencontre de ces deux amis avec un groupe d’extrême droite. Forcément, on rit moins qu’autrefois mais l’histoire reste plaisante, teintée d’humour et une certaine scène à Besançon aurait séduit Westlake. Schwartzmann, petit à petit va nous montrer l’envers du décor et on rira nettement moins ou alors un peu jaune. Le ton s’assombrit et on saisit bien que la Bête est implantée partout, dans l’attente. La tragédie est en approche.

Alors, bien sûr, tout le monde n’adhèrera pas forcément. Nul doute que certains passages font un peu discussions du café du commerce (toujours la France périphérique). On s’étonnera qu’on veuille nous expliquer que les groupuscules fachos sont composés de jeunes nazillons plus cons que méchants souvent mais qu’il faut se méfier des vieux friqués dangereux qui les commandent. Lourd certainement aussi d’enfoncer d’autres portes ouvertes en nous rappelant longuement que les chaînes d’info (et pas qu’elles d’ailleurs) balancent de la merde et que ça éclabousse. Mais l’intention est louable.

« On peut rire de tout mais pas avec tout le monde » dit une citation attribuée à Pierre Desproges… Chacun trouvera ou pas son bonheur dans Bastion. Et puis, Jacky, nous aussi on a mal à notre gauche.

Clete.

Du même auteur chez Nyctalopes : KASSO, PENSION COMPLÈTE, DEMAIN C’ EST LOIN .

PERCER LA NUIT de Carole Agari / Rouergue Noir.

« Beaucoup des femmes enfermées avec elle avaient été victimes avant d’être criminelles, même les plus teigneuses. Et il était fréquent d’entendre des cris nocturnes déchirer la solitude des cellules et ouvrir une brèche éphémère sur un monde de terreur infantile. À l’aube, les cloisons étaient colmatées et les petites filles s’étaient tues.»

Johanne vient de purger 6 ans pour un homicide. Elle ne se souvient pas des circonstances de l’accident sinon d’une soirée très arrosée entre copines et avec sa sœur Lili. Johanne était alors monitrice d’auto-école. Double pédalier. Leçon de conduite. Mais qui conduisait et à quelle place ?

Ida, sa tante, devenue sa belle-mère est venue la voir deux ou trois fois.
Son père, jamais.

Elle sort de prison mais en liberté conditionnelle pour encore quelques mois. Sous l’œil plus ou moins indulgent (ou impliqué ?) de ceux qui surveillent son parcours de réinsertion, ce sera à elle seule de « recomposer l’armature de ses jours ».
Avec peu de choix : supporter l’aliénation d’un boulot mal payé, trouver un logement dégradé, lutter contre le manque d’argent, la défiance mutuelle, son propre regard sur elle-même, le vieux démon de l’alcool …
Au point d’envisager parfois « au creux de la vague nocturne » de « céder et de retourner à l’abri des quatre murs de sa geôle »

Le rythme de la lecture est alors assez lent, la spirale de la chute semble inéluctable.
Le vocabulaire lui-même semble préfigurer les barreaux et les grilles de la prison imprimés à jamais dans la mémoire de la jeune femme. Dans le décor portuaire dans lequel elle se réfugie tout est carcasse rouillée rejetée par la Garonne, grands bras métalliques de grues, grillages de chantiers, rideau métallique de l’échoppe de son père…Plus loin, même l’océan emprunte « sa couleur d’acier au ciel »…

Jusqu’à ce qu’un jour, une phrase : Boire c’est se soumettre, formulée sans relent moral par la femme de SOS médecin, percute Johanne comme une évidence : « Son parcours de réinsertion allait à rebours de sa vraie libération et la conduisait à l’échec.»

On s’attend alors à ce que l’énigme monte en puissance, mais la rébellion tant espérée sombre vite dans un quotidien décevant.

« Percer la nuit » est le premier roman de Carole Agari. Il est plein d’humanité et d’une écriture agréable mais laissera-t-il un souvenir inoxydable ? Pas sûre…mais « à suivre ».

La citation de Pierre Soulages mise en exergue: « Outrenoir : noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. » Pierre Soulages, Les éclats du noir, écrits et propos résume assez bien, la lente émergence de l’héroïne.

Soaz.

GASPING RIVER d’Alex Taylor / Gallmeister.

Traduction: Fabienne Gondrand


Glen est peintre, ancien boxeur, mais il est surtout « nettoyeur » au service de Charlie Olinde, un petit truand du Kentucky. Un matin, alors qu’il s’apprête à faire disparaitre un corps dans la rivière, Glen est repéré par la jeune Emmalene. Il décide de l’enlever. Contre toute attente, une forme de communication s’instaure entre eux. Et au cours d’une discussion, Glen apprend qu’Emmalene est à la recherche de son grand-père disparu. Il se demande s’il ne s’agit pas du corps dont il vient de s’occuper, mais les questions attendront. Emmalene s’échappe, et Charlie lance ses assassins sur les traces de Glen.

C’est par une recommandation de Donald Ray Pollock, que j’avais lu je ne sais plus où, que s’est faite ma découverte de l’écrivain américain Alex Taylor et son d’ores et déjà impressionnant premier roman Le verger de marbre. Lu il y a quelques années, j’en garde un excellent souvenir. Pour autant, je n’ai toujours pas lu son deuxième, Le sang ne suffit pas, qui parait-il est exceptionnel. C’est donc avec une vraie curiosité que je me suis attaqué à son troisième et nouveau roman, Gasping river, qui sort en France chez Gallmeister sans même avoir été publié aux Etats-Unis. 

Il y a l’histoire qu’annonce le résumé, une histoire de prime abord assez classique mais potentiellement efficace, et il y a l’histoire dans l’histoire que l’on découvre à la lecture des pages de Gasping river. Là est la surprise. Par le biais de Glen et son goût pour la peinture, qui se fait repérer par une gamine en train de se délester d’un corps et qui ensuite se fait tomber dessus par les exécutants du crime en question, on découvre la légende du Handsome Molly. Le Handsome Molly est un bateau d’un autre temps dont le capitaine s’est épris d’une chanteuse embauchée à bord et qui, lorsqu’un homme le menace de lui le retirer son bateau, décide de s’engager dans une folle équipée avec ses passagers à bord. L’homme en question, déterminé à se venger, se lancera à la poursuite du capitaine et de la femme dont il s’est épris. Se peut-il alors que la gamine, Emmalene, qui se retrouve alors en bien mauvaise posture entre son ravisseur et les assaillants de son ravisseur, soit une descendante des principaux protagonistes de cette légende ?

Je retrouve ici ce qui faisait la force du Alex Taylor que j’ai découvert avec son premier roman, son écriture ciselée aux formules parfois très percutantes, ainsi qu’une fine connaissance de son territoire, le Kentucky, qui ne rend l’expérience de lecture que plus immersive et prenante. Si vous ajoutez à cela cette légende, qui donne un peu une dimension historique au récit, lui conférant ainsi un cachet particulier, vous pouvez vous faire une bonne idée des points forts du livre qui ne manqueront pas de faire mouche. Néanmoins, ces deux histoires, entre la légende et la contemporaine, sont un peu inégales dans leur traitement et la manière de les imbriquer manque un peu de subtilité pour pleinement convaincre.

Bien qu’un peu bancal, Gasping river est un roman noir, de country noir pour être précis, aux qualités évidentes et au parti pris original. Ce livre est clairement l’œuvre d’un écrivain désormais bel et bien confirmé, une voix reconnaissable et affirmée qui rejoint les rangs des incontournables du genre. Si je lui ai préféré son premier, je n’ai désormais que plus envie de lire son second. On attend bien évidemment la suite. 

Brother Jo.

LOTUS JUMEAUX de Zhang Xiaoyu (scenario & dessin) / Mosquito

Avec cette chronique BD / roman graphique, le blog Nyctalopes affirme désormais son intention d’ouvrir ses colonnes à des productions éditoriales propres au 9e art mais liées aux univers qui lui sont particulièrement chers : le noir, avant tout, le criminel, bien sûr, mais aussi, à touches plus discrètes et néanmoins régulières, l’Americana, la SF au sens large, le rock… Pourquoi ? D’abord parce qu’il s’y passe des choses diablement intéressantes et ce, depuis un bon moment. Pourquoi l’ignorer ? Ensuite parce qu’il nous plaît d’élargir notre regard, peut-être le vôtre ou celui de nouveaux visiteurs à l’avenir. Alors bienvenue dans cette première chronique signée Little Bic Man, qui n’est pas un pied-tendre ici (NDLR : je suis aussi Paotrsaout et je dispose encore d’une réserve d’encre noire et visqueuse).

Zhang Xiaoyu est né en 1975 à Anshun, dans la province du Guizhou, en Chine. Il vit actuellement à Chengdu, dans le Sichuan. En 1995, il sort diplômé de l’École supérieure des Beaux-Arts du Guizhou mais a commencé sa première BD pendant ses études. De 1997 à 2005, il fut rédacteur en chef ou responsable de plusieurs magazines spécialisés. À partir de 2007, il devient dessinateur indépendant. De 1999 à 2008, il a été lauréat de divers prix BD chinois. Il a aujourd’hui à son actif plus de 20 albums (Le clown, Au fond du rêve, Sombre futur… pour ses adaptations françaises), certaines par la maison d’édition iséroise Mosquito.

Chine, 1937. L’empire du Japon attaque son voisin continental et envahit la partie orientale de son territoire. Les Japonais bombardent militaires et civils. Dans le pays, très affaibli, c’est le chaos. L’ingénieur Fan et sa femme Mingfeng, une actrice d’opéra traditionnel, très populaire, traversent le fleuve Yangtsé, lorsqu’un obus japonais envoie leur bateau par le fond. Fan survit au naufrage. Effondré par la perte de son épouse, il décide d’utiliser toutes ses connaissances techniques pour la ramener à la vie sous la forme d’un automate. Il intègre une troupe d’opéra itinérante et anime le double de Mingfeng depuis les coulisses. Dans la ville où la troupe se produit, sévissent des bandes de gamins livrés à eux-mêmes, qui trafiquent avec les aviateurs américains postés non loin de là. Un des enfants va se rapprocher de Fan qui lui confie son secret tandis que le potentat local intrigue pour passer une nuit avec la belle actrice qu’il ne sait pas factice…

Il faut se féliciter d’avoir un auteur ancré dans son sujet, qui a donc contextualisé son histoire. Elle nous en apprend. La guerre est en Chine, en 1937. Le front est loin dans cette histoire mais fluide selon la conception raciste des guerriers japonais, engagés dans une action totale. Les civils sont une cible, n’importe où. Ce n’est pas évoqué ici mais 1937 c’est aussi l’année des massacres dans la ville de Nankin… La Chine est malade depuis des décennies. Les puissances occidentales n’en ont-elles pas profité aussi les décennies auparavant ? Dans les satrapies émiettées d’une pourtant république règne le désordre, nourri par la pauvreté. Ces bandes de délinquants orphelins en sont la preuve. Morveux, ils chapardent et trafiquent. Plus âgés, ils assassinent et trafiquent… L’auteur nous en donne un échantillon pittoresque, prêt à tout pour bouffer, bellement incarné également par leur effronterie et la verdeur exotique de leur langage. Plus familière, au moins dans le fantasme, est la Chine des adultes, entre débrouille, corruption et persistances millénaires. On y apprend également la présence de pilotes de guerre américains, appréciés de la population pour leur participation à la défense de leur pays, mettant à mal l’idée d’une Amérique isolationniste en ces années 1930 et 1940 (jusqu’à ce que Pearl Harbor bouleverse vraiment tout). Sur le terrain, certains Américains en profitent pour mener des activités banalement humaines et lucratives dans un tel contexte : le marché noir. Au final, l’histoire propose une variété de personnages et se trouve à la croisée de plusieurs genres : reconstitution historique très vivante, aventure, fantastique de veine classique…

Puisqu’il sera fréquent d’aborder cet aspect, le découpage scénaristique est très « cinématographique », multipliant les plans rapprochés, moyens, d’ensemble pour un résultat hautement dynamique, favorable à la mise en valeur de l’action. Et pour parfaire l’ensemble – ce qui n’est pas la moindre qualité de cet album de grande taille, bien fourni en pages (plus d’1kg de BD tout de même…) – le graphisme NB est tout simplement somp-tu-eux. Pour cette chronique « noire et partisane » nouvelle génération, il fallait bien ça.

Little Bic Man.

REBECCA – DANS L’OMBRE D’HOLLYWOOD de Michel Moatti / Editions Hervé Chopin.

Le 3 juillet 1971, rue Beautreillis à Paris, Jim Morrison visionne le film La vallée de la peur de Raoul Walsh et meurt d’une overdose. Nul ne saura jamais si l’actrice Judith Anderson pourrait avoir un quelconque lien avec le décès du chanteur des Doors et membre imminent du club des rock-stars trépassées à 27 ans. Mais la légende de cette interprète, abonnée aux personnages de méchantes, s’incrémente d’une autre sulfureuse page. La mythique sorcière ne sortira jamais de ce costume-là.
En amont et après des premiers pas remarqués au théâtre, Judith endosse dès 1939 la stricte et macabre tenue de Mrs Danvers, la sinistre gouvernante du Rebecca d’Alfred Hitchcock (adaptation du non moins angoissant roman de Daphné Du Maurier), son exploit majeur bien sûr, couronné d’une nomination aux Oscars dans la catégorie meilleur second rôle féminin, et surligné par un tournage chaotique, chimérique, clinique, atypique, saphique, épidermique, dramatique, tout en hics. Elle échappera même de peu à la chute d’un pondéreux pan de décor entier dont Joan Fontaine ressortira elle aussi quasi indemne. Sachant que l’attribution du rôle principal de la jeune et jolie Mrs de Winter, deuxième du nom, s’est disputée lors des castings entre Joan et sa sœur ennemie Olivia de Havilland, cet effondrement d’une partie des studios de Culver City reste à ce jour un mystère non élucidé et, sans le moindre doute, l’un des mieux gardés de Sunset Boulevard. D’autant que quelques jours plus tard, une autre avalanche, de projecteur cette fois, coutera la vie à l’anonyme acteur D’Arcy Forrester, assis par inadvertance sur le siège de Joan Fontaine. Puis ce sera le suicide de la scripte Lydia Milner. Et ainsi de suite. C’est autour de ces évènements suspects, entraves à la réalisation du premier chef-d’œuvre hollywoodien et seul oscarisé du « Maître du suspense », que Michel Moatti (à qui nous devons également le récent épisode de La Fille du Poulpe intitulé Moscou & blessures, aux éditions Moby Dick) construit aujourd’hui un roman adroitement équilibré entre fiction et authentiques crépages de chignons mortifères.

Au crépuscule de ses jours, Judith Anderson narre. Et nous l’écoutons raconter les coulisses et alentours d’un tournage épuisant : en extérieur un tueur en série bien réel surnommé le Nocturne enchaîne les meurtres de starlettes, en studio les guerres de position ne sont pas en reste pour cumuler d’autres victimes collatérales. Un parallèle interlope se dessine. Entre scènes de crime et scènes de film, l’auteur joue ainsi avec l’ombre des fantômes de Manderley pour calibrer en contrechamp un monde de trahisons et de fausses connivences, de chats affamés et d’ingénues souris attirées par les sunlights. Judith enquête vaguement, extrapole un peu, observe surtout ce vase clos californien propice aux coups bas et coups de sang : « Hollywood est un rideau que l’on tire sans jamais savoir ce qu’il y a derrière ». Et ce qui pouvait n’être qu’un simple épisode biographique mute de fait en un habile roman noir. Les nobles figures d’étoiles avérées, celles dont les noms s’étalent désormais en faux marbre rose façon terrazzo sur le macadam du Walk Of Fame, s’y révèlent moches, pleutres ou calculatrices, prêtes à mordre aussi sauvagement que le serial killer concomitant, qui d’ailleurs signe chacun de ses méfaits d’un « R » comme Rebecca. Au bout du compte, images d’archives et interprétations subjectives se superposent en une intéressante relecture transversale d’un sommet de l’art noir.

JLM

LES LENDEMAINS QUI CHANTENT d’Arnaldur Indridason / Métailié Noir.

 Sæluríkið

Traduction: Eric Boury

« Le moteur de la Lada s’étouffa et cala une fois de plus, ils la poussèrent jusqu’au bout de la jetée où était amarré le chalutier russe.»

C’est le début du sixième tome de la série « Konrad » d’ Arnaldur Indridason…Mais avant de se prononcer sur cette nouvelle enquête, il faudrait faire un peu de ménage. Il faudrait se débarrasser d’un nombre important de pages qui, pour moi, affaiblissent la progression de l’intrigue, diluent les nouvelles investigations, cassent les ressorts et irritent le lecteur fidèle et non amnésique qui aurait juste besoin de petites allusions ou de simples références aux livres concernés pour se remettre dans le bain…

Il faudrait donc rejeter tout ce qui concerne la mort d’Erna, (la femme de Konrad), les infidélités de Konrad et ses regrets…Les souvenirs de camping avec les amis Léo et Dora. La tentative d’assassinat (un anesthésiste sorti de prison lui administre un produit et l’envoie en soins intensifs)… Les relations avec son fils Hugo qui s’améliorent après l’agression subie par Konrad …La sœur Beta qui a été rouée de coups et hospitalisée entre la vie et la mort… Eyglo et ses visions…L’histoire du meurtre de Seppi, le père de Konrad, devant les abattoirs…

Il faudrait aussi passer outre un certain nombre de répétitions agaçantes : J’ai lu 7 ou 8 fois quasiment le même paragraphe, expliquant le trafic de vieilles Lada volées embarquées sur des chalutiers soviétiques…

Le livre (l’opuscule ?) qui survivrait à tous ces rejets nous offre un enchevêtrement d’intrigues provenant d’affaires résolues auxquelles Konrad, toujours à la retraite, se consacre avec l’espoir de rendre justice aux victimes. Les réseaux d’espionnage russes organisent des disparitions inquiétantes dans les années 60. Léo, l’ami policier de Konrad a fait sciemment accuser un innocent. Le mystère de la mort du père de Konrad … Là, on retrouve « notre » Arnaldur Indridason, mais si on pouvait lui susurrer quelque chose dans l’oreille on lui dirait : « Laisse tomber Konrad, il tourne en boucle, il a bien mérité sa retraite !»

Indridason chez Nyctalopes: LE LAGON NOIR, DANS L’ OMBRE, PASSAGE DES OMBRES, LES ROSES DE LA NUIT, LA PIERRE DU REMORDS, LE MUR DES SILENCES, LES PARIAS,

Soaz.

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