Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Brother Jo (Page 3 of 9)

DÉLIVREZ-NOUS DU BIEN de Joan Samson / Toussaint Louverture

The Auctioneer

Traduction:  Laurent Vannini

A Harlowe, paisible communauté rurale du New Hampshire située à quelques heures de Boston, la vie suit son cours : les gens travaillent la terre, coupent du bois et achètent ce qu’ils ne peuvent produire. John Moore et les siens vivent un peu à l’écart, et, à leur façon simple et rude, ils sont heureux. Jusqu’au jour où un homme sorti de nulle part – mais qui a bourlingué partout -, un commissaire-priseur au charme diabolique, s’allie au shérif pour organiser des enchères publiques afin de renflouer les caisses de la police locale et pouvoir mieux protéger la commune de la violence rampante des grandes villes.

Les habitants sont habilement amenés à donner ce dont ils ne veulent plus, à se séparer de ce qui les encombre, à vider – encore et encore – leur grenier pour la bonne cause. Mais jusqu’à quand ? 

Une qualité qu’il faut reconnaître à la maison d’édition Monsieur Toussaint L’Ouverture c’est qu’elle soigne ses publications, en tant qu’objet livre j’entends, et le rendu visuel est si soigné qu’ils nous feraient lire n’importe quoi. Sauf qu’elle ne soigne pas que la forme et que ce qu’elle nous donne à lire n’est de loin pas n’importe quoi. Ce Délivrez-nous du bien ne fait pas exception. Initialement publié en janvier 1976 aux Etats-Unis, ce premier roman de l’autrice Joan Samson fut aussi son dernier, car tragiquement fauchée par un cancer en février de la même année, à 38 ans seulement. Presque un demi siècle plus tard, le voici enfin publié en France.

Alors que la vie suivait son cours comme elle l’a toujours suivie dans la petite ville de Harlowe, un certain Perly Dunsmore fait son apparition. Priseur charismatique, qui présente bien, parle bien et n’ayant aucun mal à convaincre les gens quand il s’adresse à eux, va progressivement manipuler et duper les habitants. Il se fait, en quelque sorte, prêcheur investi d’une mission quasiment messianique. Il annonce un futur radieux pour Harlowe mais pour ce faire, pour entreprendre tous les changements nécessaires, il pousse les gens à se délester des quelques biens qui trainent chez eux pour ensuite les vendre dans des enchères de plus en plus nombreuses. Dans un premier temps, les sommes récoltées servent à développer de façon disproportionnée la police locale. Des adjoints sont nommés les uns après les autres et envoyés chez les particuliers pour les délester de leurs biens, au point de les déposséder entièrement. Etrangement, alors que la police se développe, là où tout était plutôt calme, les incidents se multiplient. La famille Moore, impactée comme beaucoup, perd la grande majorité de ses biens. Mais que se passera-t-il quand Mim et John Moore n’auront plus rien d’autre que leur terre et leur petite fille ? Pourquoi tout le monde se laisse ainsi faire ? Vont-ils perdre leur terre, voire leur petite fille ? Qui est le plus coupable ?

Dans un style d’écriture de facture assez classique mais parfaitement maîtrisé, Joan Samson installe, très lentement mais méticuleusement, toute une atmosphère, un décor, dans lequel la peur se répand telle un poison. Cette peur est le produit, entre autres, d’un capitalisme à outrance et d’un fascisme latent. Une tension rampante mais constante. Bien que cité comme influence par Stephen King pour son livre Bazaar, Délivrez-nous du bien n’est pas un livre horrifique à proprement parler. Il n’y a rien de frontal ici. Le mal s’installe subtilement. On est plus entre le thriller psychologique et le grand roman américain. Si le dénouement tarde à arriver, il est néanmoins fort,  mais tout ici réside dans la lente progression des faits.

A l’évidence, Délivrez-nous du bien de Joan Samson est un roman plus que recommandable et dont il y a largement matière à discuter. Nul doute qu’il en fascinera certain(e)s autant qu’il en frustrera. Il y a tout à parier que, si Joan Samson avait eu l’opportunité d’écrire d’autres livres, elle serait aujourd’hui certainement citée parmi les noms incontournables de la littérature américaine.

Brother Jo

ROSE MUSEAU de Jean-Pierre Ancèle / Editions Fugue.

Au temps où la banlieue était à la campagne, on rencontrait parfois sur les marchés des dresseurs de rats. C’est le métier d’Urbain, qui habite un petit pavillon avec sa fille Paulette, surnommée Belette. Sa rencontre avec Modard, acrobate de cirque, et leur complicité scellée autour de quelques bouteilles de sauvignon vont infléchir leur destin : sauront-ils ensemble déjouer les affreuses manœuvres qu’un voisin ourdit au fond de son hangar ? Élucider la mystérieuse attaque perpétrée par le plus agile des rats, au museau d’un rose si tendre qu’il réconcilierait presque les hommes avec sa race ? Apprendre pour de bon les secrets de la conjugaison à Belette ? Savoir, enfin, où disparut un jour la maternelle Félie ?

Longtemps professeur de littérature anglaise en classes préparatoires, Jean-Pierre Ancèle se consacre désormais à l’écriture. Après Au rendez-vous des Pas-pareils, un premier roman publié chez Phébus en 2022, il récidive avec Rose museau, un deuxième roman cette fois-ci publié aux éditions Fugue.

Un peu à l’instar du Lapin maudit de Chung Bora que j’avais chroniqué ici, la couverture de Rose museau passe difficilement inaperçue avec son rat vêtu de lunettes de soleil noires et d’un blouson en cuir noir. Non seulement elle ne passe pas inaperçue, mais elle fait partie de ces couvertures dont on se souvient même si l’on devait oublier le contenu du livre. A l’éditeur, j’ai envie de dire, bien joué !

A couverture insolite, livre inattendu. Enfin, pas certain que ce soit toujours le cas, mais c’est la logique que j’ai en tête. Ici, tout du moins, ça se vérifie. Drôle et décalé. C’est un peu là les traits principaux qui caractérisent Rose museau. Ce qui est décalé n’étant pas du goût de toutes et tous, il est évident qu’il ne fera pas le bonheur de tout le monde. Si vous n’êtes pas réfractaire à cela, vous passerez, à minima je pense, un agréable moment à lire ces quelques 229 pages.

Ce n’est certainement pas l’action, ni même franchement l’intrigue, qui fait la force de ce roman. Car, autant le dire, il ne s’y passe pas grand-chose. On a un acrobate qui vient à la rencontre d’un éleveur et dresseur de rats, bien embêté depuis que son rat le plus fameux a fait des siennes sur le marché où il se produit. L’acrobate se rend chez l’éleveur en question, où il fera la connaissance de sa fille, de son voisin/propriétaire louche et d’un commerçant du coin. Et tout ce petit monde va converser dans un cadre bien rural et pas tout rose, voire plutôt noir. Et pour causer, ça cause beaucoup. Beaucoup de dialogues. Même notre rat s’y met. Faut donc aimer cela sinon, fatalement, il y a moyen de passer facilement à côté du livre. Mais ces dialogues sont aussi sa force. L’écriture, très orale, est, dans son genre, tout à fait maîtrisée. C’est du parler populaire de bout en bout. Il y a un petit – et je dis bien un petit – quelque chose de Céline, avec une touche d’Audiard et un poil de Jeunet. Ça devrait vous donner une idée de l’univers de ce Rose museau. Au fil de ces dialogues, on se demande si on va vraiment aller quelque part, où on ne va, finalement, jamais vraiment. Le plaisir de la lecture réside ici, surtout, dans la langue et nos quelques personnages assez hauts en couleurs qui nous font parfois sourire. 

Rose museau de Jean-Pierre Ancèle est une étonnante surprise. Avides de lectures qui ne s’inscrivent pas pleinement dans des codes, que l’on ne peut pas tout à fait catégoriser, vous aurez là de quoi passer un bon et amusant moment. Et pour les autres, que dire ? Osez donc !

Brother Jo.

EN AVEUGLE de Eugene Marten / Quidam

In the Blind

Traduction : Stéphane Vanderhaeghe

Un homme sorti de prison revient sur les lieux de son passé douloureux, une ville qu’il n’est plus sûr d’avoir connue et où grouille une misère anonyme. En quête d’une deuxième chance, il trouve une chambre dans un quartier mal famé. Le désœuvrement le conduit chez un serrurier d’origine syrienne, qui le prend sous son aile et lui apprend les ficelles du métier. De quoi lui fournir un salaire – et un peu de contact humain. Mais à quel prix retrouver une forme de liberté ? 

Découvert, en France, l’année dernière avec la parution du fascinant Ordure chez Quidam, Eugene Marten roule sa bosse comme écrivain plus de 20 ans outre-atlantique. En aveugle, le deuxième livre que Quidam publie de lui en ce début d’année 2024, est en fait son tout premier roman. Un auteur aussi remarquable que décontenançant et dont l’originalité, à mon sens, fait de lui une voix incontournable de la littérature américaine contemporaine. 

Si vous aviez aimé Ordure, vous apprécierez retrouver la froide et clinique plume de notre auteur. A nouveau, ou déjà (celui-ci ayant été écrit avant Ordure), Eugene Marten est dans l’économie de mots. Des phrases courtes et beaucoup de détails laissés de coté. En tant que lecteur, cela demande un minimum d’imagination pour arriver à se projeter hors champ et tenter de saisir ce qui, contrairement à ce dont on a l’habitude, ne nous est pas dit ici. 

Notre narrateur, qui demeura sans nom, fait son retour dans une ville, elle aussi sans nom, après ce que l’on apprend par bribes au fil des pages, un accident de voiture sous l’emprise de l’alcool qui lui vaudra quelques années de prison. Cet accident, aux conséquences dramatiques, le condamne à porter un bien lourd passé. Ainsi, il arrive là, sans vraiment être là. Un peu éteint et sans véritable but, il entame – et le lecteur avec – une sorte d’errance urbaine. Nous ne savons pas véritablement d’où il vient, n’y où nous sommes, et encore moins où nous allons. Il n’y a pas d’intrigue en tant que tel. Rien à quoi vraiment se raccrocher n’y s’attacher émotionnellement. On suppose, que peut-être, quelque chose finira par se passer. Une sorte de vide qui nous happe.

Ce qui devient notre fil conducteur c’est le boulot que va se trouver notre narrateur. Serrurier. Un univers qu’il découvre complètement et nous avec. Plus il en apprend sur le sujet, plus nous apprenons. Plusieurs passages du livre, particulièrement maitrisés et documentés, sont consacrés à des mécanismes de serrures et de clés. La précision et la méticulosité dont Eugene Marten fait preuve élève véritablement la serrurerie au rang d’art. Bluffant et impressionnant. Ainsi, au fil d’interventions sur le terrain, le narrateur développe ses compétences et reprend, en quelque sorte, la main sur sa vie. Mais derrière chaque serrure, chaque clé, il y a un ou une cliente et l’on apprend vite que toutes les portes ne sont pas bonnes à ouvrir. On espère, et peut-être que notre narrateur aussi, qu’une de ces clés permettra un jour de s’extraire de la misère et la médiocrité dans lequel le monde semble couler. Sauf que la réalité est ce qu’elle est.

« Il faut vivre avec soi-même si on veut vivre par soi-même.

J’avais une baignoire mais pas de douche. Un homme à l’autre bout du couloir a fait une overdose. J’ai mangé la croute d’un bout de pain avant de faire une boule avec la mie. J’ai songé à me raser en me brossant les dents, me suis rasé en songeant à la suite. Sa porte était ouverte quand je suis passé. Il était à genoux sur le sol, en sous-vêtements, visage contre le lit comme s’il s’était endormir en récitant ses prières. Tube en caoutchouc autour du bras. Un flic gribouillait dans un carnet. Plus tard j’ai entendu quelqu’un frapper à sa porte.

J’ai regardé par la fenêtre à l’heure de pointe et j’ai vu deux personnes s’embrasser sur le trottoir. Les gens sinon passaient tous les uns à travers les autres.« 

En aveugle est un roman d’un noir sans emphase, mais véritable et profond. De prime abord impénétrable mais définitivement pénétrant. Un livre passionnant d’un auteur qui mérite toute votre attention. 

Brother Jo.

BILAN BROTHER JO 2023

Littérairement parlant, 2023 m’aura réservé son lot de surprises. Moi qui aime bien l’inclassable, j’ai particulièrement apprécié Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich. Je me suis également pris d’affection pour Jerry Stahl avec son NEIN, NEIN, NEIN ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar (ce titre est parfait !) et la réédition de Permanent midnight. Et puis cette claque bien brutale que je me suis prise avec Black flies de Shannon Burke. Je pourrais tout aussi bien m’étaler à nouveau sur la beauté de Trop loin de Dieu de Kim Zupan. Quelques grands livres donc et d’autres très bons. On oubliera l’oubliable.

CE QUI VIT LA NUIT de Grace Krilanovich / Editions Le Gospel

Mettez Louis-Ferdinand Céline, Williams S. Burroughs, Charles Baudelaire, GG Allin et Charles Burns dans une pièce, filez leur un bon stock de buvards de LSD et psilocybes, demandez leur d’imaginer une histoire de vampires dans les décors de Twin Peaks (le Nord-Ouest Pacifique), et le résultat devrait se rapprocher de ce qu’a réalisé Grace Krilanovich avec Ce qui vit la nuit. Un roman fou, sale et obsédant. On a là un souffle de liberté salvateur qui explose les codes et délie l’imagination. Incontournable !

NEIN, NEIN, NEIN ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar de Jerry Stahl / Rivages

Amateurs d’humour non filtré (ce qui tend à manquer par les temps qui courent), ou simples curieux d’approcher l’Histoire sous un angle (clairement) différent, ce Nein, Nein, Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar ne devrait pas vous laisser insensible. Une parenthèse (toujours ces parenthèses!) bienvenue de franche rigolade, de traits d’esprits douteux et un bain d’Histoire – au regard du monde tel qu’il est aujourd’hui – nécessaire pour rafraîchir un peu les mémoires. Aussi jouissif qu’impertinent ! Une lecture de premier Shoah.

PERMANENT MIDNIGHT de Jerry Stahl / Rivages

Dans son genre, Permanent Midnight est un chef-d’œuvre. Un classique voué à faire éternellement référence dans une certaine littérature de la drogue mais dont la portée va bien au-delà. Une lecture aussi tragique que comique qui reste gravée en mémoire. 

BLACK FLIES de Shannon Burke / Sonatine

Black Flies est un roman d’une noirceur abyssale au style implacable. Une intense plongée dans les bas-fonds de la vie. Une lecture terrassante dont on ressort méchamment sonné. N’ayons pas peur des mots, nous avons là une fulgurance littéraire. Un coup de maître !

TROP LOIN DE DIEU de Kim Zupan / Gallmeister

Trop loin de Dieu est un brillant mais douloureux roman noir sur les petites gens d’une Amérique profonde en proie à ses démons. Kim Zupan déploie toute une galerie de personnages usés, enchaînés à leur quotidien et qui semblent oubliés de tous, sur lesquels il porte néanmoins un regard plein d’humanité, dans un livre d’une grande beauté et saisissant de justesse.

LE PLUS GROS JEU d’Al Alvarez / Métailié

Al Alvarez nous offre une plongée réaliste et immersive dans l’univers du poker au coeur même de Las Vegas. Le plus gros jeu est un livre fascinant et passionnant. Ecrit d’une main de maître, il a tous les atouts pour satisfaire bien plus que les amateurs de poker.

CABDRIVER de Dege Legg / Editions du Sonneur

Ecrit simplement et avec sincérité, Cabdriver est un instantané, aussi crépusculaire que lumineux, des bas-fonds de la vie. Avec Dege Legg pour chauffeur, on plonge en taxi dans les vicissitudes de la vie et on parcourt les fêlures, les travers et les plaies du tout un chacun. Une courte lecture qui en dit long sur l’humanité. 

MOUREZ JEUNESSES de Christian Casoni / Le mot et le reste

Christian Casoni signe un polar assurément bien ficelé au héros attachant. C’est excellemment bien écrit, riche en matière et répliques ciselées qui surinent. Foncièrement drôle sans oublier d’être noir. Les amateurs seront ravis, les autres aussi. 

CLIENT MYSTÈRE de Mathieu Lauverjat / Scribes / Gallimard

Client mystère est un premier roman qui a tous les atouts pour faire parler de lui, comprenez par là un sujet totalement dans l’air du temps et une écriture qui s’imprime avec force dans le cerveau du lecteur. Un livre autant taillé pour le pur plaisir de la lecture que pour éveiller les consciences.

PLAN AMERICAIN de Seth Greenland / Editions Liana Levi

Plan américain est un roman d’initiation perspicace et intimement new-yorkais dont on ne peut qu’apprécier la lecture.

Si, musicalement, l’année 2023 fut une fois de plus riche en découvertes, nombreux furent les grand(e)s artistes qui nous ont quittés. Parmi eux, je peux citer Sinéad O’Connor, Sixto Rodriguez, ou encore l’irremplaçable Shane MacGowan. Un autre géant qui s’en est allé, c’est l’incroyable Ryuichi Sakamoto. Pour la peine, je ne peux que vous inviter à l’écouter, ainsi qu’à visionner cette sublime vidéo live du titre Merry Christmas Mr. Lawrence, filmée peu de temps avant sa disparition, alors même qu’il se savait déjà condamné. C’est purement et simplement sublime.

Brother Jo.

ENTRETIEN AVEC DEGE LEGG à propos de CABDRIVER.

Dege Legg, plus connu par chez nous sous Brother Dege, est notamment musicien. Son titre, Too old to die young, s’est un jour retrouvé dans la bande-son du film Django Unchained de Quentin Tarantino et fut nommé aux Grammy Awards pour cela. Pour autant, il demeure un artiste de l’ombre, terré dans son bayou. Mais il n’est pas que musicien. Grace aux Editions du Sonneur, nous pouvons enfin découvrir en France une autre de ses facettes, celle d’écrivain. Avant d’en arriver là où il en est aujourd’hui, Dege Legg a eu bien des métiers, donc celui de chauffeur de taxi. De cette expérience, il en a tiré un livre assez fort intitulé Cabdriver

Est-ce que le projet d’écrire un livre sur ton expérience en tant que chauffeur de taxi était quelque chose que tu avais en tête dès le début de ton boulot ?

En fait, j’avais juste besoin d’un putain de travail. J’étais fauché, triste et un peu perdu, mais après quelques jours passés à observer les personnages dans et autour du boulot de chauffeur de taxi – à voir les gens faire des choses bizarres et drôles – j’ai définitivement été inspiré pour documenter cette expérience. J’essaie de tout transformer en art quand la vie craint. Les citrons en limonade. C’est la seule façon de tolérer la quantité massive de conneries auxquelles l’humain moyen est confronté.

Ecrivais-tu tous les jours tel un journal ou t’es tu mis à écrire ce livre après coup, en te basant sur tes souvenirs ?

Je prenais des notes de ce qui se passait dans le taxi, puis je transcrivais et étoffais les notes le lendemain de mon service, avant d’aller travailler le jour suivant. C’était donc un processus constant d’écriture quotidienne. Au moment où j’ai quitté mon emploi, j’avais un fichier Word de 800 pages. Et puis je l’ai finalement révisé, révisé et révisé jusqu’à obtenir une taille raisonnable.

Si tu as écris ce livre au moment où tu étais chauffeur de taxi, pourquoi a-t-il mis autant de temps à être publié ?

Après avoir quitté mon emploi, j’avais besoin d’une longue pause. Je ne voulais plus penser aux gens et aux expériences. C’était comme si j’avais besoin de me désintoxiquer. Mais ensuite, je suis revenu au texte et j’ai commencé à le réviser encore et encore. Et puis j’en avais à nouveau marre. Et puis je reprenais là où je m’étais arrêté. C’est pourquoi cela a pris si longtemps.

Certaines parties de Cabdriver, dans lesquelles tu livres certaines de tes pensées, sont écrites comme des poèmes. Pour ma part, ces textes m’ont rappelé Charles Bukowski. Est-ce l’une de tes influences ? Avais-tu des influences spécifiques pour ce livre ?

J’adore Bukowski et il a définitivement été une influence, tout comme Kerouac, Henry Miller et même Gabriel Garcia Marquez. Les chapitres en prose du livre semblaient mieux fonctionner pour les sections méditatives où je réfléchis à l’expérience au lieu de simplement raconter une autre histoire.

Les textes qui composent ce livre sont souvent courts et bruts. On peut imaginer que, si tu l’avais voulu, tu aurais pu mettre un peu plus de détails. Mais tu ne l’as pas fait. Qu’est-ce qui a motivé ce choix d’être aussi factuel ?

Car je prenais des notes dans les marges de mon journal de bord (où j’écrivais l’adresse et les destinations), le manque d’espace m’a obligé à écrire des phrases et des notes plus courtes. Lorsque je transcrivais les notes, j’aimais l’apparence des phrases courtes et du verbiage sur la page. Cela a influencé la sensation « d’écriture rapide » de la prose du livre et son formatage, car je n’avais pas beaucoup de temps pour prendre des notes tout en faisant le travail, donc le rythme rapide du travail a influencé la vitesse à laquelle le texte s’écoule.

Il y avait cet écrivain français appelé Joseph Ponthus, qui n’a publié qu’un seul livre en 2019, intitulé A la ligne, avant de décéder en 2021 à l’age de 42 ans. Un très beau livre où il écrit sur son expérience de travailleur à la chaine en usine. Mais compte tenu du rythme, de la fatigue et du peu de temps qu’il avait pour écrire, tous ses textes sont écrits de la façon dont il devait travailler. Des textes courts, sans ponctuation, épurés et puissants. Est-ce que tu te retrouves dans cette démarche ?

Oh, complètement. Comme mentionné ci-dessus, le rythme accéléré du travail a influencé la nature de l’écriture. Parfois, les répartiteurs me criaient « Dépêchez-vous ! » Ce genre de stress ne laisse pas beaucoup de temps pour de longs passages fleuris. De plus, les quarts de travail de 12 heures et l’intensité des expériences étaient vraiment fatiguants, donc en quelque sorte ça élimine toutes les conneries de l’écriture de quelqu’un. Pas le temps pour faire joli. 

Peut-être ai-je tort, mais j’imagine que tu n’as pas mis tout ce que tu aurais pu mettre dans ce livre, en tant que souvenirs j’entends. Est-ce qu’il y a des choses que tu as hésité à mettre mais n’as finalement pas mis ? Si oui, pourquoi ?

En bref, oui. Il y avait beaucoup de redondance : différentes personnes ivres faisaient toujours la même chose. Ou différents toxicomanes ou personnes dysfonctionnelles, faisant des choses similaires. Cela devient ennuyeux. Quand les mêmes choses se produisent si fréquemment, cela m’ennuie d’écrire à leur sujet. De plus, il y avait des histoires que je n’arrivais pas à comprendre, alors je les ai laissées de côté. Des trucs qui n’avaient aucune résolution ni signification. Il y en a déjà une partie dans le livre, ainsi que certaines expériences que je n’ai pas pu rendre saisissantes. Il y a eu aussi quelques incidents classés X, mais ils n’étaient en réalité pas très intéressants.

Quand j’ai lu ton livre, j’ai eu l’impression de voir une photo de l’humanité, à un endroit et à un instant donné, qui nous donne un bon aperçu sans filtre de la réalité et de la société dans laquelle on vit. Je suppose que depuis, tu es repassé dans certaines des rues que tu as parcourues en taxi. Est-ce que ce que tu vois aujourd’hui est différent ? Constates-tu une quelconque évolution ?

Cela n’a fait qu’empirer, je pense. Il y a une horrible et triste beauté aux ghettos américains. Je ne sais pas comment y remédier. Ce n’est pas mon travail. Mon travail consistait à le parcourir, à écrire sur les choses que je pouvais comprendre et à continuer d’avancer.

On comprend que tu-as beaucoup été amené à parler avec tes clients. Quelle est la pire ou la plus belle chose que tu aies entendu à ce moment là ?

Oh, c’est difficile. De toutes les personnes, je pense que ce sont les femmes qui disent les choses les plus lourdes. Entendre une femme au cœur brisé dire à propos de son mari : « Il ne veut plus de moi. » Elle pleurait hystériquement.

Tu dis clairement que, pour un chauffeur de taxi, conduire de jour ou de nuit sont des choses très différentes. Que c’est même presque deux mondes différents. Comment expliques-tu cela ?

Les monstres sortent la nuit. Le jour est réservé aux personnes responsables. La nuit, c’est quand ils se transforment tous en vampires, toxicomanes et alcooliques. C’est sauvage. C’est la façon la plus simple que je puisse le dire.

Ton livre m’a beaucoup rappelé Night on Earth, le film de Jim Jarmusch. As-tu déjà vu ce film ?

Je l’ai vu il y a longtemps, mais je ne m’en souviens pas beaucoup. Mais j’aime ses films. Down By Law et Stranger Than Paradise.

Tu as composé une bande-son pour ce livre. Peux-tu m’en dire plus à ce propos ? Comment as-tu procédé ?

Oui, c’est maintenant un album de 36 chansons intitulé Only the Dust. Lorsque j’ai enregistré le livre audio, j’en ai eu marre d’entendre simplement le son de ma propre voix. C’était tout simplement trop sec et plat. Étant musicien et habitué à entendre plusieurs pistes audio sur les compositions de chansons, j’ai commencé à mettre des morceaux de musique d’ambiance originale en arrière-plan pour transmettre davantage de sens et de ton. Et ça a marché. Ça a élevé chaque chapitre du sol jusque dans les airs. Je suis un grand fan de musique d’ambiance, mais ma musique d’ambiance est moins « élévatrice » et méditative, et plus sombre et pensive, ce qui, je pense, fonctionne bien avec le livre.

Est-ce qu’il y a une chanson en particulier qui te rappelle cette période de ta vie en tant que chauffeur de taxi ?

Stone Dead Forever by Motorhead ou In The Wee Small Hours Of The Morning by Frank Sinatra.

Quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui voudrait devenir chauffeur de taxi ?

Même conseil que les chauffeurs de taxi chevronnés m’ont donné : « Faites confiance à votre instinct ».

As-tu recroisé le manchot (un client récurrent et haut en couleur)?

Non. Cependant, j’ai entendu des gens dire qu’il était devenu sobre et qu’il menait désormais une belle vie.

Est-ce qu’aujourd’hui tu vis de ta musique ou est-ce que tu continues d’enchainer les boulots ?

Heureusement, je suis maintenant musicien, écrivain et artiste à plein temps.

As-tu d’autres expériences sur lesquelles tu as ainsi écrit et qui, peut-être, pourraient un jour faire l’objet d’un livre ?

Oui, je travaille déjà sur mon prochain livre, qui s’appellera Roadlog. C’est une collection de toutes mes histoires de tournée au cours de mes 20 années passées dans différents groupes. Ça devrait être bon. Écrit dans le même style et format que Cabdriver. J’ai beaucoup de bonnes histoires sur toutes les choses folles que font les musiciens, semblables aux gens du taxi à bien des égards.

As-tu des projets musicaux à venir ?

Nouvel album à venir en mars 2024.

As-tu lu un ou des livres dernièrement que tu recommanderais ?

J’aime les livres de non-fiction sur la survie.

Endurance : L’incroyable voyage de Shackleton d’Alfred Lansing

Skeletons on the Zahara de Dean King

Aussi loin que mes pas me portent de Josef M. Bauer

Depuis que ta chanson Too old to die young a figuré dans la bande son de Django Unchained de Tarantino, à chaque fois que l’on te présente, on te lie à ce film et à Tarantino. As-tu encore des nouvelles de lui ?

Tarantino est le meilleur. Il a des couilles, de l’intellect et une vision. On ne peut pas en demander beaucoup plus.

Brother Jo.

Entretien réalisé en novembre 2023 par mail.

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Is the project of writing a book on your experience as a cabdriver something that you had in mind since the beginning of your job?

Actually, I just needed a damn job. I was broke, sad, and kind of lost, but after a few days of observing the characters in and around the cab job – seeing people do weird and funny stuff – I definitely became inspired to document the experience. I try to turn everything into art when life sucks. Lemons to lemonade. It’s the only way to tolerate the massive amount of bullshit that the average human is confronted with.

Did you really write it every day as a diary or did you start later on based on your memories?

I took notes of things were happening in the cab and then I would transcribe and flesh out the notes the day after my shift, before I went to work the following day. So it was a constant process of writing daily. By the time I quit the job, I had a 800-page Word file. And then I eventually revised and revised and revised it down to a manageable size.

If you wrote that book at the time when you were a cabdriver (2003-2008), why did it take so many years to be published?

After I quit the job, I needed a long break. I didn’t want to think about the people and the experiences anymore. It was like I needed to detox. But then, I came back to the text and began the process of revising it over and over. And then I would get sick of it again. And then I would pick up where I left off. That’s why it took so long.

Some parts of Cabdriver, in which you open up about some of your thoughts, are written as poems. Those texts reminded me of Charles Bukowski. Is he one of your influences? Did you have any specific influences for that book?

I love Bukowski and he was definitely an influence as well as Kerouac, Henry Miller, and even Gabriel Garcia Marquez. The prose chapters in the book seemed to work better for the meditative sections where I’m reflecting on the experience instead of just telling another story.

Your texts in that book are often short and raw. We can imagine that, if you wanted to, you could have put some more details. But you didn’t do it. What has motivated that choice to be that factual?

Because I took notes in the margins of my log book (where I’d write address and destinations), the space limitations made me write shorter sentences and notes. When I would transcribe the notes, I liked the way the shorter phrases and verbiage looked on the page. That influenced the “speed writing” prose feel of the book and formatting, because I didn’t have a lot of time to take notes while actually doing the job, so the quick pace of the work influenced the speed at which the text flows.

There was this French writer named Joseph Ponthus who published only one book in 2019 called A la ligne before passing in 2021 at the age of 42. A beautiful book on his experience as a worker on production lines. But because of the pace, the tiredness and the little time he had to write, all of his texts are written the way he had to work. They are short, raw, with no punctuation but very powerful and true. Do you recognize yourself in that approach?

Oh, completely. As mentioned above, the accelerated pace of the job influenced the nature of the writing. Sometimes I was getting yelled at by the dispatchers to “Hurry up!” That kind of stress doesn’t give one a lot of time for long, flowery passages. Also, the 12-hour shifts and the intensity of the experiences were really tiring, so that kind of squeezes all the bullshit out of one’s writing. There’s less energy for putting lipstick on a pig.

Maybe I am wrong, but I imagine that you didn’t put everything you could have put in that book, in terms of memories I mean. Are there things that you have hesitated to put in that book but finally didn’t? If yes, why? 

In short, yes. There was a lot of redundancy: different drunk people doing the same thing over and over. Or different drug addicts or dysfunctional people, doing similar things. That gets boring. When the same things happen with such great frequency, I become bored writing about them. Also, there were stories that I couldn’t make sense of, so I left them out. Stuff that didn’t have any resolution or meaning. There’s some of that already in the book, but some experiences I couldn’t make jump off the page. There were also a couple X-rated incidents, but they were actually not that interesting.

When I read your book, I had that feeling of seeing a picture of humanity taken at a given place and time, which gives us a good insight without a filter of the reality and the society in which we live. I suppose that since you have come back in some of the streets where you have wandered in with your cab. Do you see any difference today? Do you observe any evolution, good or bad?

It’s only gotten worse, I think. There’s a horribly, sad beauty to American ghettos. I don’t know how to fix it. That’s not my job. My job was to drive through it, write about the stuff I could make sense of, and keep moving.

We understand that you are often required to speak with your clients. What is the worst or the most beautiful thing you’ve heard at that time?

Oh, that’s hard. Out of all the people, I think women say the heaviest things. Hearing a heartbroken woman say about her husband, “He doesn’t want me anymore.” She was crying, hysterically.

You clearly say that for a cabdriver, driving during the day or the night are very different things. That it is almost two different worlds. How do you explain that?

The freaks come out at night. Daytime is for the responsible people. Nighttime is when they all turn into vampires and drug addicts and alcoholics. It’s wild. That’s the simplest way I can put it.

Your book reminded me a lot of Night on Earth, that Jim Jarmusch movie. Have you seen it?

I saw it a long time ago, but I don’t remember much about it. I like his movies, though. Down By Law and Stranger Than Paradise.

You have composed a soundtrack for that book. Can you tell me more about it? How did you proceed? 

Yes, it’s now a 36-song album called Only the Dust. When I recorded the audiobook, I became bored with just hearing the sound of my own voice. It was just too dry and flat. Being a musician, and used to hearing multiple tracks of audio on song compositions, I started putting bits and pieces of original, ambient music in the background to further convey meaning and tone. And it worked. It lifted each chapter off of the ground into the air. I’m a big fan of ambient music, but my ambient music came out sounding less “uplifting” and meditative, and more dark and pensive, which I think works well with the book.

Is there a song in particular which reminds you of your time as a cabdriver?

Stone Dead Forever by Motorhead or In The Wee Small Hours Of The Morning by Frank Sinatra.

What advice would you give to someone who would like to become a cabdriver?

Same advice the veteran cabdrivers gave me, “Trust your gut.”

Have you met again the one-armed client?

I have not. However, I have heard reports through people that he got sober and is living a good life now.

Today do you live of your music or do you still have to do all kinds of jobs?

Thankfully, I am a full-time musician, writer, and artist now.

Do you have other experiences on which you have written and might maybe one day become a book?

Yes, I am already working on my next book, which is going to be called Roadlog. It’s a collection of all my tour stories over the course of 20-years of being in different bands. Should be good. Written in the same style and formatting as Cablog. I’ve got a lot of good stories about all the crazy things musicians do, similar to the cab people in a lot of ways.

Do you have new music projects to come?

New album coming in March 2024. 

Have you read one or some books recently that you would recommend?

I like nonfiction books about survival.

Endurance: Shackleton’s Incredible Voyage by Alfred Lansing

Skeletons on the Zahara by Dean King

As Far as My Feet Will Carry Me by Josef M. Bauer

Since your song Too old to die young ended up in the soundtrack of Django Unchained, every time you are introduced somewhere you are bound to that movie and to Quentin Tarantino. Do you still have news from the man? 

Tarantino is the best. He’s got balls, intellect, and vision. Can’t ask for much more.

Brother Jo / Nyctalopes.com

RENTRE CHEZ TOI, RICKY! de Gene Kwak / Le Gospel

GO HOME, RICKY!

Traduction : Alice Butterlin

Élevé par une mère hippie célibataire et légèrement toquée, Ricky a trouvé depuis l’enfance des figures paternelles de substitution dans les superstars du catch. Devenu lutteur à son tour, il partage son temps entre la ligue amateur et un travail de concierge dans un lycée.

Un soir de match, il se brise le cou et devient la risée du milieu suite à la diffusion virale d’une vidéo antipatriotique. Cloué au lit, sans le sou, il apprend que sa petite amie de longue date a avorté sans lui en parler. Fatigué de se gaver de malbouffe et de séries télé, il entreprend alors avec sa mère un road trip à la recherche de son père biologique, un Natif américain disparu peu après sa naissance.

C’est chez Le Gospel, la encore toute jeune maison d’édition que j’avais déjà évoquée cette année avec la sortie de l’immanquable Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich, que vient de sortir Rentre chez toi, Ricky !, le tout premier roman de l’américain d’origine coréenne Gene Kwak. Une nouvelle publication qui confirme que l’on a là une maison d’édition originale et définitivement à suivre.

La loose. On aime la loose, non ? Je veux dire, dans nos histoires, nos films et j’en passe. Ces éternels perdant(e)s, auxquels on s’attache ou pas, qui nous font rire ou pleurer. Si comme moi vous avez une affection particulière pour la loose, Rentre chez toi, Ricky ! devrait être l’un de ces romans qui ne vous laissera pas indifférent, que ce soit un véritable coup de cœur ou pas, vous devriez y trouver votre compte.

Ah, Ricky. Notre personnage principal. Quelle tête à claques. Ce que l’on appellerait peut être un éternel ado. Un adulescent ? Tout du moins un jeune adulte qui a du mal à se mettre du plomb dans la tête alors même qu’il a du plomb dans l’aile. Toujours immature et parfois exaspérant. Attachant pour les uns et certainement insupportable pour les autres. Mais sous la plume de Gene Kwak, qui a une tendresse évidente pour lui et ses différents personnages, j’ai personnellement partagé cette tendresse. 

En parlant des autres personnages, il y a notamment la mère de Ricky, très libre et éveillée, particulièrement proche de son fils. Cette relation, Gene Kwak la construit très bien. On l’éprouve et on l’apprécie. Tout particulièrement quand les deux s’engagent dans un road trip en quête du père de Ricky, enfin, du probable père de Ricky… S’en suit une belle série de moments et de rencontres qui illustrent bien cette relation singulière.

Enfin, il y a Frankie, sa copine dont il va se séparer, bien maladroitement, mais pour laquelle il gardera des sentiments à toute épreuve, ou presque. C’est un peu niais comme relation. Et lui est un peu bête. Mais c’est touchant, disons les choses comme elles sont.

J’ai aussi beaucoup apprécié le jeune conseil tribal de l’école dans laquelle il travaille. Des natifs américains dont il se sent assez proche mais dont il n’est peut être pas si proche. Bon, je ne vais pas tous les citer non plus. Vous m’avez compris. Une belle galerie de personnages.

Ce récit initiatique et ce road trip à travers l’Amérique ont une saveur un peu particulière pour moi et plus spécifiquement ma génération, les trentenaires. Nombreuses sont les références « pop » très contemporaines, entre autres par le biais du catch, mais pas seulement. Ayant grandi avec toutes ces références, cela m’a donné l’impression de traverser l’Amérique que je connais et non pas celle fantasmée. C’est presque exotique tellement je n’ai pas l’habitude. On peut dire que Gene Kwak a plutôt bien cerné son époque. Plus encore pas les thématiques qu’il explore avec, par exemple, la quête d’identité, le racisme ou une certaine masculinité toxique. C’est assez bien pensé de sa part.

Vous l’aurez compris, ce premier roman de Gene Kwak est tout à fait appréciable. Il m’a un peu rappelé, toutes proportions gardées, le John Irving du Monde selon Garp. Il a aussi ses défauts. Peut être un peu expéditif par moments. Certaines choses auraient pu être plus développées. Et la fin est trop abrupte à mon goût. Mais cette lecture n’en est pas pour autant gâchée, de loin pas, vous pouvez me prendre au mot.

Rentre chez toi, Ricky ! est l’un de ces premiers romans que l’on est bien content d’avoir vu arriver jusqu’à nous car il annonce un auteur déjà affirmé mais encore capable de nous surprendre. Un plaisir de découvrir ce Gene Kwak. Une lecture franchement drôle et parfaitement agréable, donc recommandée. 

Brother Jo.

CABDRIVER de Dege Legg / Editions du Sonneur

Cablog, Diary of a Cabdriver

Traduction: Dennis Crowch

« Chaque boulot est sa propre aventure. Conduire un taxi la nuit à Lafayette en Louisiane n’a pas fait exception.

Il y a eu des hauts exaltants, des bas dévastateurs, des moments de terreur, d’hilarité, d’invraisemblable absurdité, et des nuits sans fin de banale routine, ponctuées d’épisodes touchants, capables de vous faire sereinement retrouver foi en l’humanité. Ce fut une sacrée virée. […]

C’était mon job, et voici mon livre. Bon voyage. »

Le nom de Dege Legg ne vous évoque peut-être pas grand-chose, mais pourtant, il a comme qui dirait roulé sa bosse. Il écrit, il voyage et surtout, ce pour quoi on le connaît le plus, il est un musicien averti qui, sous le blase Brother Dege (notamment mais pas que), a déjà enregistré une belle collection d’albums. Cela ne vous dit toujours rien ? Mais si, souvenez vous le film Django Unchained de Tarantino, avec le titre le plus marquant de la bande-son, j’ai nommé Too old to die young. C’était lui. Cela lui a d’ailleurs valu une nomination aux Grammy Awards mais ne l’a pas empêché de rester terré en Louisiane. Dege Legg est donc un artiste, et pour survivre dans son Sud profond des Etats-Unis, il aura eu toute une pelletée de jobs. Faut ce qu’il faut pour casser sa croûte. Parmi ces boulots, il exerça celui de chauffeur de taxi de 2003 à 2008. De cette expérience, il en a tiré un livre. Edité en 2020 outre-Atlantique, Cabdriver est désormais publié en France, aux Editions du Sonneur.

Quand je pense taxi, je pense indubitablement vie nocturne et ce sont deux films qui me reviennent à l’esprit. Il y a bien évidemment le culte Taxi Driver de Martin Scorsese, mais aussi Night on Earth de Jim Jarmusch. Alors si les taxis roulent aussi de jour, Dege Legg fut bien chauffeur de nuit. Une toute autre ambiance que celle des rues la nuit. L’humanité y prend parfois un tout autre visage…

Tel un journal de bord fragmenté, ce sont de courts épisodes de vie que nous donne à lire Dege Legg. Écrits à l’os, ces textes ne font que quelques lignes, et jusqu’à deux ou trois pages maximum. Il va droit à l’essentiel. Parfois, aussi, il couche sur papier quelques pensées, façon poèmes à la Charles Bukowski. Point de superflu. C’est brut, pur et assez fascinant. D’une course à une autre, une rue après l’autre, d’une rencontre à une autre, on voyage dans les entrailles de l’humanité. Ces petites chroniques, ces souvenirs mis bout à bout, se font le miroir d’une Amérique souvent sur la brèche. On rit beaucoup. Mais on pleure aussi. Un impressionnant panel de personnalités défilent au gré de ses interactions avec ses clients. C’est sombre, violent, beau, touchant, dur, et j’en passe. En toile de fond, souvent, une certaine misère. Des gens pauvres, abandonnés (les ravages de Katrina ne sont pas loin), perdus, infectes, allumés, flippants, abîmés, on voit vraiment de tout ou presque. Et ces moments, aussi courts soient-ils, disent tous quelque chose du monde dans lequel on vit.

Ecrit simplement et avec sincérité, Cabdriver est un instantané, aussi crépusculaire que lumineux, des bas-fonds de la vie. Avec Dege Legg pour chauffeur, on plonge en taxi dans les vicissitudes de la vie et on parcourt les fêlures, les travers et les plaies du tout un chacun. Une courte lecture qui en dit long sur l’humanité. 

Brother Jo.

PERMANENT MIDNIGHT de Jerry Stahl / Rivages

Traduction: Emmanuelle et Philippe Aronson

Ex-scénariste à succès et ex-junkie, voici Jerry Stahl cloué à un lit d’hôpital alors qu’il vient d’être opéré des testicules pour cause de résidus toxiques laissés par une consommation exubérante de drogues. Circonstances idéales pour se pencher au-dessus du gouffre de ses années d’addiction et purger ses péchés.

Découvert cette année avec le brillant NEIN, NEIN, NEIN ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar publié chez Rivages, je n’avais depuis qu’une seule envie, en lire plus de Jerry Stahl. Avec la parution de Permanent Midnight en poche, publié en 1995 aux Etats-Unis, puis en 2010 en France par les regrettés 13e Note et alors sous le titre Mémoires des ténèbres, c’est l’occasion parfaite pour me plonger plus encore dans son œuvre. 

Si vous ne vous êtes jamais drogué, il est peu probable que Jerry Stahl ne vous donne envie de vous y mettre. Si vous vous êtes déjà drogué dans des proportions similaires, vous n’aurez probablement pas envie de vous y remettre après cette lecture, si tant est que vous ayez réussi à décrocher. Et si vous cherchez un livre à mettre entre toutes les mains et à ne surtout pas mettre entre toutes les mains, Permanent Midnight est certainement celui qu’il vous faut. Accrochez bien votre ceinture car Jerry Stahl nous embarque pour un voyage qui secoue violemment, celui de sa propre descente aux enfers, qu’il nous raconte sans filtre et avec un sens de l’humour parfaitement corrosif. Certains doivent probablement penser qu’il faut être un peu masochiste pour avoir envie de lire les confessions d’un polytoxicomane qui écrit avec une aiguille plantée dans le bras. Ce que je peux comprendre. Mais s’en priver, c’est risquer de passer à côté d’un (très très) bon livre, qu’importe le sujet et même si cela doit remuer des choses difficiles. 

Quelqu’un à qui j’ai recommandé Permanent Midnight avant même de l’avoir terminé m’a dit que c’est un peu du Bukowski avec la dope à la place de l’alcool. Il y a définitivement de cela. A ça s’ajoute l’esprit gonzo sauce Hunter S. Thompson. On peut aussi faire un rapprochement avec le William S. Burroughs de Junky. Une certitude c’est que Jerry Stahl est clairement à la hauteur de ces quelques noms cités. 

Le Jerry Stahl de Permanent Midnight est un scénariste reconnu pour son talent. Il est demandé et est capable de gagner des sommes non négligeables d’argent, jusqu’à 5000 dollars par jour. Il est également marié, finit par avoir une petite fille et vit dans une belle grande maison. Mais il y a l’envers du décor. Une double vie menée par notre auteur. Une vie de junkie tourmenté d’une profonde solitude. Son argent et celui d’autres personnes, il le claque pour s’enfiler des quantités monstrueuses de drogues. Une consommation qui régit et empoisonne sa vie. Cette vie d’addict il nous la raconte dans toute sa brutalité, son absurdité et sa laideur, en ne nous épargnant aucun détail. C’est très cru et parfois très glauque. Il est difficile d’oublier des scènes telles que Jerry se rendant sur un deal d’héroïne dans un endroit sordide avec son bébé dans les bras, ou encore se piquant devant la même enfant, en espérant que celle-ci ne s’en souvienne jamais. Tout ça toujours sur le ton de l’humour bien noir, nous menant vers de grands moments de rire quand bien même nous sommes portés par un profond désespoir. Il se met à nu, sans jamais chercher à paraître à son avantage et en semblant toujours honnête.

Les années défilent, les quantités de dope aussi mais sans mener pour autant à une fin du livre moraliste et pleine d’espoir, comme cela peut souvent être le cas. En fait, il n’y a pas de véritable dénouement. Si Jerry Stahl s’en est sorti depuis, les dernières pages laissent entendre que rien n’est gagné et que, malgré les multiples tentatives de décrocher, c’est le travail d’une vie qui lui reste à accomplir.. Et puis, quelles dernières pages ! Avec un Jerry Stahl à l’agonie, complètement paumé en pleines émeutes à Los Angeles, qui écrit : « JE SUIS UNE VILLE EN RUINE, je m’entends déclarer à un moment donné. JE BRÛLE MAIS NE PEUX PAS ME CONSUMER… ».

Dans son genre, Permanent Midnight est un chef-d’œuvre. Un classique voué à faire éternellement référence dans une certaine littérature de la drogue mais dont la portée va bien au-delà. Une lecture aussi tragique que comique qui reste gravée en mémoire. Il serait peut être sensé de dire aux âmes sensibles de s’abstenir, pour autant, je vous le dis sans détour, c’est un livre à lire absolument.

Brother Jo.

TOR:TREIZE MAISONS ET TROIS MORTS de Carles Porta / Marchialy

 Tor. Tretze cases i tres morts

Traduction: Marc Audi

Le hameau isolé de Tor, perché dans les Pyrénées orientales, est tristement célèbre pour une série de meurtres qui ont eu lieu entre les années 1980 et 1990. À l’occasion d’un reportage en 1997 sur l’un des trois meurtres, toujours non élucidé, le journaliste Carles Porta découvre un monde à part, fait de contrebande, de manigances et de luttes internes pour la propriété de la montagne. 

Amatrices et amateurs d’enquêtes singulières, si vous ne connaissez pas encore l’adresse, je ne peux que vous inviter à jeter un œil du côté des éditions Marchialy qui sont pour moi une référence incontournable en la matière. Non seulement vous aurez le contenu, mais aussi de biens belles éditions aux visuels soignés. Ceci étant dit, attaquons nous à cette nouvelle publication, Tor : Treize maisons et trois morts, signée Carles Porta, longtemps journaliste pour TV3, une chaîne de télévision publique catalane en Espagne.

Le hameau de Tor peut nous paraître bien loin à nous lecteurs. Grâce à internet, il est possible de s’y promener un peu, histoire de voir à quoi nous avons à faire. Quelques grandes maisons et une église, effectivement très isolées, entourés de très beaux paysages montagneux. Un cadre assez idyllique dans son genre, apaisant à regarder, qui semble idéal pour y couler des jours tranquilles. Pour autant, difficile de s’imaginer une ambiance de voisinage aussi délétère que celle relatée par Carles Porta dans son livre. 

Dans le cadre de son travail au sein de la chaîne de télévision TV3, et avec bien sûr l’aval de sa hiérarchie, Carlos Porta se met en tête de réaliser un reportage sur Tor, ses habitants et plus spécifiquement un meurtre non résolu. Il s’entoure d’une petite équipe pour mener son enquête et se retrouve vite embarqué dans un bourbier sans nom. Le meurtre en question est un peu l’arbre qui cache la forêt. Les règles qui régissent la petite communauté de Tor sont chaotiques, assez hors du commun, et les gens qui en font partie sacrément hauts en couleurs. De quoi se demander si l’isolement ne les a pas tous un peu rendu fous.

Ce livre est avant tout le journal intime d’une enquête. On y suit sa construction et son évolution, étape par étape, ce qui au fil des pages prend tout autant de place que l’histoire en elle-même. Comprenez par là que l’on est amené à vivre les mêmes piétinements que notre petite équipe dans leur travail. Aussi, on réalise quand même rapidement que ce meurtre non résolu restera non résolu, et que cette enquête est vouée à l’échec. Rien que de parer aux innombrables manquements policiers et juridiques semble assez vain. Ce n’est pas un constat qui pousse franchement à la lecture, mais il faut s’en accommoder pour pouvoir être en mesure d’apprécier les faits relatés, qui valent quand même leur pesant de cacahuètes. 

L’excentricité des protagonistes et les discours plus farfelus les uns que les autres, rendant l’enquête justement nébuleuse, nourrissent une atmosphère assez surréaliste qui nous embrume un peu le cerveau et nous demande un minimum d’attention pour suivre. Aussi, le mélange des langues catalane et espagnole, traduites ici, laisse dire que l’on manque peut être quelques subtilités de langage mais cela n’entache pas la lecture. La seule chose, pour ma part, que je trouve assez discutable, c’est la propension que l’auteur a à faire des commentaires assez peu objectifs, pour ne pas dire avilissants sur certains protagonistes là où une certaine distance s’imposerait, sans parler de ceux que l’on peut juger misogynes quand il s’agit de femmes. Cela mis à part, il est intéressant d’assister à tout le processus qui entoure cette enquête et il est assez facile de partager la curiosité de Carles Porta pour son sujet.

Tor : Treize maisons et trois morts embarque le lecteur dans une enquête assez improbable où il est difficile de déceler ce qui tient de la vérité où du mensonge. Il y a quelque chose de pourri à Tor et nul ne semble assez armé pour y remuer tout la merde qu’il y a à y remuer. Une toute petite communauté déchirée par quantité de secrets, de magouilles et de crimes crapuleux. Bonjour l’ambiance !

Brother Jo.

PLAN AMERICAIN de Seth Greenland / Editions Liana Levi

Bleecker and Bowery

Traduction : Adélaïde Pralon

New York, fin des années 70. La ville est sale, les immeubles délabrés, et il ne fait pas bon s’y promener seul après minuit, mais elle bouillonne de créativité. Les cinémas d’art et d’essai pullulent, les films au casting majoritairement noir connaissent leur âge d’or, et tous les espoirs d’une mixité harmonieuse semblent permis. C’est là que Paul, alias Pablo, fils d’un marchand de boutons juif, rêve de lancer sa carrière de cinéaste. Et que Jay Gladstone, promis à un avenir tout tracé dans l’immobilier, ambitionne de produire son premier long-métrage. Dans le rôle principal, Avery, comédienne afro-américaine qui voudrait devenir une star du grand écran. Un projet aussi ambitieux que fou, porté par l’enthousiasme de la jeunesse, qui pourrait bien rencontrer quelques obstacles…

Pour Plan américain, son sixième roman publié chez Liana Levi, l’américain Seth Greenland a fait le choix délibéré de ne pas le présenter aux éditeurs américains et de le sortir directement en France, celui-ci laissant entendre que son contenu est trop dérangeant dans le contexte actuel qui ne permettrait plus aux auteurs de pouvoir écrire sur ce qu’ils veulent, notamment pour un blanc de créer des personnages noirs (voir interview de L’Express). Si c’est pour ma part mon premier livre de l’auteur, les lecteurs familiers de son œuvre retrouveront ici des personnages de Mécanique de la chute, le précédent roman de Seth Greenland, les deux romans pouvant néanmoins être lus indépendamment.

Bienvenue à New York, quelques années avant l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir, aux côtés du jeune Paul Schwartzman encore pétri d’idéaux et d’illusions. Il rêve de cinéma mais produit essentiellement des chroniques pour une revue porno. C’est qu’il faut bien payer les factures en attendant des jours meilleurs. A l’époque qui est la sienne, la ville encore violente et chaotique est en plein bouillonnement culturel. La blaxploitation, genre de films au casting afro-américain, a le vent en poupe, et la culture punk se répand elle aussi. Que de stimulus créatifs pour Paul qui ne sait pas encore trop où il va. Sa petite amie du moment, Kit, avec qui il se mariera pour lui éviter d’être renvoyée dans son pays par l’immigration à la fin de son visa étudiant, le pousse à écrire un scénario dans lequel elle pourrait tenir un rôle important plutôt que de tourner pour de petits films étudiants. Alors que Paul s’y affaire, sa route croise celle de Jay Gladstone, un ancien ami aujourd’hui dans l’immobilier. Cette amitié retrouvée va bousculer le quotidien de Paul quand Jay lui annonce sa volonté de produire un film dont Paul serait le scénariste. Un scénario qui va évoluer et pousser Paul à s’engager, non seulement dans l’écriture de celui-ci, mais aussi dans sa réalisation. C’est une aventure enivrante qui débute mais qui va connaître son lot de péripéties.

Avec Plan américain, Seth Greenland nous plonge, non sans humour, dans le New-York de sa jeunesse. Une plongée particulièrement riche et immersive tant il maîtrise son sujet. Le décor est parfaitement posé et ses personnages finement construits. Tout est très réaliste. On se délecte de son roman rien que pour le voyage qu’il nous permet de vivre. Au cœur de son roman se trouve notamment le sujet des relations raciales aux Etats-Unis qui reste encore pleinement d’actualité aujourd’hui. 

Si on aime apparemment à dire que Seth Greenland est le digne héritier de Philip Roth, je vous laisse juge de cela, il est indéniablement un excellent écrivain. Plan américain est un roman d’initiation perspicace et intimement new-yorkais dont on ne peut qu’apprécier la lecture. Il ferait sans nul doute un très bon film 

Brother Jo.

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