Traduction: Morgane Saysana

Les éditions Agullo publiaient il y a trois mois un deuxième titre de l’américain Joe Meno, après Le Blues de la Harpie (janvier 2017) chroniqué en son temps par les Nyctalopes. C’est aussi l’exclamatif « Solide ! » qui terminait alors le rapport de Wollanup, les autres critiques lues ça et là, qui nous donnaient envie de découvrir ce nouveau texte de Meno.

1995. A Mount Holly, au fin fond de l’Etat rural de l’Indiana, The Hoosier State selon l’historique surnom en usage qu’on pourrait méchamment traduire par « l’Etat des bouseux », Jim Falls attend un peu que le ciel lui tombe sur la tête ou que la terre l’engouffre. Il s’efforce de faire vivoter sa ferme à volaille, s’efforce d’accepter son veuvage et la déchéance sans fin de sa fille unique, une junkie paumée qui apparaît et disparaît au gré de ses démêlés avec des petits amis violents. Il s’efforce de se rapprocher de son petit-fils, Quentin, un métis de père inconnu, s’inquiète en tout cas de l’avenir de cet adolescent renfermé, craintif, affamé d’amour, qui ne semble intéressé que par les jeux vidéo et l’élevage de reptiles. L’expérience violente de Jim Falls, MP pendant la guerre de Corée, remonte par bouffées, par dessus un mouron quotidien car les dettes s’accumulent.

Jusqu’ au jour où une magnifique jument blanche taillée pour la course est livrée à la ferme suite à une erreur  mais dont la légalité pourra difficilement être remise en cause. C’est un choc émotionnel pour le vieillard et l’adolescent, soudain ébranlés par l’espoir et la beauté. Quelque chose se craquelle en eux, la lumière pourrait bien y pénétrer.  Mais l’animal attise les convoitises et deux frangins accros au crystal-meth parviennent à s’en emparer une nuit. Jim et Quentin se lancent alors sur leurs traces à travers une Amérique du milieu, entre Indiana, Kentucky et Tennessee, une Amérique des routes secondaires et des villes moyennes pour tenter de récupérer la bête merveilleuse avant qu’elle ne soit refourguée. Au cours de cette folle poursuite, grand-père et petit-fils traversent une contrée oubliée, en pleine débine économique, culturelle, morale où drogue et violence semblent être les seuls horizons d’une jeunesse sans repères que la vieillesse ne comprend plus. Et pourtant, grâce à l’amour que chacun porte au cheval miraculeux, l’aïeul et le garçon trouveront le chemin d’une rédemption mutuelle.

Vous lisez bien « rédemption » et vous auriez peut-être l’envie de vous rétracter, agacés par ces désormais habituelles étiquettes (« rédemption », « leçon de vie », « apprentissage ») auxquelles les romans se devraient de contribuer. Ce serait vouloir ignorer les qualités du texte de Joe Meno. D’abord une délicatesse à évoquer des sentiments, ou leurs brouillons, leurs états gazeux, leurs devenirs, essayant de s’affirmer, de se poser et de s’accorder. Même des types dans le dur et leur descendance bancale veulent se sentir bien dans leur peau et sans doute, qu’un peu d’amour et un peu de joie peuvent y contribuer. Et lire, sous la plume de Joe Meno,  Jim et Quentin essayer, trébucher, mais avancer sur ce chemin est une grande joie littéraire et humaine.

De façon impressionniste, à petites touches, Joe Meno décrit aussi avec un art consommé des paysages douloureux, tantôt ruraux, tantôt suburbains. L’addition de simples enseignes de commerces suffit parfois à créer une atmosphère. Le roman avance au départ au rythme du soleil par dessus la campagne, les bâtiments agricoles et la tête des plants de maïs. C’est l’été et tout mijote dans une brume de chaleur. Puis le texte va s’accélérer et lancer la course-poursuite, à laquelle le lecteur ne pourra donner le moindre coup de frein,nerveuse, violente, impitoyable, jusqu’au dénouement final.

« Indianapolis. Les lumières et les ossatures d’immeubles imposants, de maisons, de cours, de rues, de véhicules circulant même à cette heure tardive, pas loin de deux heures du matin. Les visages derrière les pare-brise des voitures qui les croisaient étaient sombres, indistincts. Un panneau publicitaire annonçait une sortie sur grand écran. Une ambulance les doubla en hurlant. Un enfant, recroquevillé, assoupi sur la banquette arrière d’un van. La musique d’un autre automobiliste rugissant à travers des enceintes immenses. Des lumières dans les bureaux, les habitations, les feux arrière décrivant des arcs rouges devant eux. Des cheminées qui, même dans le noir, encrassaient le ciel de leur fumée poussiéreuse, signalant la présence inaltérable de l’humain. Mégots de cigarettes. Canettes de bière. Les détritus d’une civilisation autocentrée. La métropole se dressait devant eux avec ses barrières de béton, ses garde-fous en métal. Son allure revêtit soudain celle d’un cimetière, les lumières pareilles aux halos de mille et un ectoplasmes insondables. La ligne d’horizon capturée par le rétroviseur. Le retour des ténèbres. Puis le silence sinistre. Et eux de rouler toujours plus avant.

Les terres qu’on vient de labourer. Les sillons frais s’étirant à l’infini dans toutes les directions, la terre retournée, exhalant des remugles de pousses moisies, de putréfaction, les champs gorgés de purin. Le tout pareil à une plaie ardente. Une fistule de tiges coupées, de métal, de graines, d’excrément et de terre.

Un trognon de pomme sur le tableau de bord, un paquet de cigarettes froissé, une bouteille de whisky à demi-bue, trois bouteilles de Coca-Cola en plastique achetées dans un Quick-E-Mart ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les chansons de Hank, Williams, comme une accusation, résonnant depuis la bande AM, puis s’estompant. »

Un périple dans un espace corrompu par le déclin et où quelques hommes essaient de ne pas totalement sombrer. Puissant. Une de mes plus belles lectures de l’année.

Paotrsaout