Ça a l’air con comme ça mais c’est un peu le roman que j’attendais depuis longtemps. Pour être honnête jusqu’au bout, je n’attendais pas Joe Meno là-dessus : les deux romans publiés par Agullo jusqu’à présent, Le Blues de la Harpie et Prodiges et Miracles, textes superbes de poésie et bourrés de talent, n’auguraient pourtant pas ce roman générationnel qui, j’en suis sûre, parlera à des milliers – que dis-je ! centaines de milliers de lecteurs.
Vous pensez sûrement que j’exagère mais non, en fait pas du tout : je défie quiconque aurait vécu et écouté les années 90 à rester insensible à La Crête des Damnés. Vous me direz.
Déjà, le début : « Mon autre problème, c’était que j’étais en train de tomber amoureux de ma meilleure amie, Gretchen, que le reste du monde considérait comme grosse, en tout cas c’est ce que je pensais. On était dans sa caisse pourrie, on chantait, et à la fin de la chanson « White Riot », celle des Clash, je me rendis compte, à la façon dont je l’observais faire la moue et sourire, cligner des yeux et ciller, que nous étions bien plus que des amis, au moins pour moi. »
« Mon autre problème » c’est le pote qui vous cause déjà depuis un moment et qui reprend le fil de son monologue. J’adore. Il ne commence pas son histoire, il la poursuit : c’est une histoire universelle qui devrait parler à tout le monde. Vous me direz, c’est le but de toute « coming of age » et c’est probablement pour cette raison qu’on pense à Holden Caulfield lorsqu’on parle de Brian, le narrateur et personnage principal de La Crête des Damnés. J’ai, pour ma part, plutôt pensé à Price de Tesich. Peut-être parce que nous sommes à Chicago. Ou parce qu’il y a une histoire de père aussi.
Mais surtout parce que, contrairement à Holden et sa solitude, même si Brien est un freak à sa façon, il fait partie d’un ensemble : l’ensemble de freaks de ces années ’90 pour qui la musique était un signe de ralliement, une langue commune, un marqueur évolutif – et la BO du livre est là pour nous le rappeler (et est à écouter d’urgence !).
Donc lisez ce bouquin en écoutant un morceau des Guns, ensuite des Misfits ou des Clash, de Megadeth… que sais-je, faites-vous la meilleure compil’ rock-punk des ’90 – il faut rendre justice à Brian mais aussi à Gretchen, guerrière aux cheveux roses à jamais blessée.
C’est le roman de l’adolescence à lire par tous. Mais surtout par vous, ceux qui étiez ados dans les ’90, car ils représentent bien la fin de l’innocence – la suite nous y sommes encore.
Les éditions Agullo publiaient il y a trois mois un deuxième titre de l’américain Joe Meno, après Le Blues de la Harpie (janvier 2017) chroniqué en son temps par les Nyctalopes. C’est aussi l’exclamatif « Solide ! » qui terminait alors le rapport de Wollanup, les autres critiques lues ça et là, qui nous donnaient envie de découvrir ce nouveau texte de Meno.
1995. A Mount Holly, au fin fond de l’Etat rural de l’Indiana, The Hoosier State selon l’historique surnom en usage qu’on pourrait méchamment traduire par « l’Etat des bouseux », Jim Falls attend un peu que le ciel lui tombe sur la tête ou que la terre l’engouffre. Il s’efforce de faire vivoter sa ferme à volaille, s’efforce d’accepter son veuvage et la déchéance sans fin de sa fille unique, une junkie paumée qui apparaît et disparaît au gré de ses démêlés avec des petits amis violents. Il s’efforce de se rapprocher de son petit-fils, Quentin, un métis de père inconnu, s’inquiète en tout cas de l’avenir de cet adolescent renfermé, craintif, affamé d’amour, qui ne semble intéressé que par les jeux vidéo et l’élevage de reptiles. L’expérience violente de Jim Falls, MP pendant la guerre de Corée, remonte par bouffées, par dessus un mouron quotidien car les dettes s’accumulent.
Jusqu’ au jour où une magnifique jument blanche taillée pour la course est livrée à la ferme suite à une erreur mais dont la légalité pourra difficilement être remise en cause. C’est un choc émotionnel pour le vieillard et l’adolescent, soudain ébranlés par l’espoir et la beauté. Quelque chose se craquelle en eux, la lumière pourrait bien y pénétrer. Mais l’animal attise les convoitises et deux frangins accros au crystal-meth parviennent à s’en emparer une nuit. Jim et Quentin se lancent alors sur leurs traces à travers une Amérique du milieu, entre Indiana, Kentucky et Tennessee, une Amérique des routes secondaires et des villes moyennes pour tenter de récupérer la bête merveilleuse avant qu’elle ne soit refourguée. Au cours de cette folle poursuite, grand-père et petit-fils traversent une contrée oubliée, en pleine débine économique, culturelle, morale où drogue et violence semblent être les seuls horizons d’une jeunesse sans repères que la vieillesse ne comprend plus. Et pourtant, grâce à l’amour que chacun porte au cheval miraculeux, l’aïeul et le garçon trouveront le chemin d’une rédemption mutuelle.
Vous lisez bien « rédemption » et vous auriez peut-être l’envie de vous rétracter, agacés par ces désormais habituelles étiquettes (« rédemption », « leçon de vie », « apprentissage ») auxquelles les romans se devraient de contribuer. Ce serait vouloir ignorer les qualités du texte de Joe Meno. D’abord une délicatesse à évoquer des sentiments, ou leurs brouillons, leurs états gazeux, leurs devenirs, essayant de s’affirmer, de se poser et de s’accorder. Même des types dans le dur et leur descendance bancale veulent se sentir bien dans leur peau et sans doute, qu’un peu d’amour et un peu de joie peuvent y contribuer. Et lire, sous la plume de Joe Meno, Jim et Quentin essayer, trébucher, mais avancer sur ce chemin est une grande joie littéraire et humaine.
De façon impressionniste, à petites touches, Joe Meno décrit aussi avec un art consommé des paysages douloureux, tantôt ruraux, tantôt suburbains. L’addition de simples enseignes de commerces suffit parfois à créer une atmosphère. Le roman avance au départ au rythme du soleil par dessus la campagne, les bâtiments agricoles et la tête des plants de maïs. C’est l’été et tout mijote dans une brume de chaleur. Puis le texte va s’accélérer et lancer la course-poursuite, à laquelle le lecteur ne pourra donner le moindre coup de frein,nerveuse, violente, impitoyable, jusqu’au dénouement final.
« Indianapolis. Les lumières et les ossatures d’immeubles imposants, de maisons, de cours, de rues, de véhicules circulant même à cette heure tardive, pas loin de deux heures du matin. Les visages derrière les pare-brise des voitures qui les croisaient étaient sombres, indistincts. Un panneau publicitaire annonçait une sortie sur grand écran. Une ambulance les doubla en hurlant. Un enfant, recroquevillé, assoupi sur la banquette arrière d’un van. La musique d’un autre automobiliste rugissant à travers des enceintes immenses. Des lumières dans les bureaux, les habitations, les feux arrière décrivant des arcs rouges devant eux. Des cheminées qui, même dans le noir, encrassaient le ciel de leur fumée poussiéreuse, signalant la présence inaltérable de l’humain. Mégots de cigarettes. Canettes de bière. Les détritus d’une civilisation autocentrée. La métropole se dressait devant eux avec ses barrières de béton, ses garde-fous en métal. Son allure revêtit soudain celle d’un cimetière, les lumières pareilles aux halos de mille et un ectoplasmes insondables. La ligne d’horizon capturée par le rétroviseur. Le retour des ténèbres. Puis le silence sinistre. Et eux de rouler toujours plus avant.
Les terres qu’on vient de labourer. Les sillons frais s’étirant à l’infini dans toutes les directions, la terre retournée, exhalant des remugles de pousses moisies, de putréfaction, les champs gorgés de purin. Le tout pareil à une plaie ardente. Une fistule de tiges coupées, de métal, de graines, d’excrément et de terre.
Un trognon de pomme sur le tableau de bord, un paquet de cigarettes froissé, une bouteille de whisky à demi-bue, trois bouteilles de Coca-Cola en plastique achetées dans un Quick-E-Mart ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les chansons de Hank, Williams, comme une accusation, résonnant depuis la bande AM, puis s’estompant. »
Un périple dans un espace corrompu par le déclin et où quelques hommes essaient de ne pas totalement sombrer. Puissant. Une de mes plus belles lectures de l’année.
Le roman noir ricain, valeur refuge du monde de l’édition. Agullo, accroche un deuxième auteur américain à son catalogue, Joe Meno. Un inconnu pour moi, donc toujours une bonne chose de découvrir l’univers d’un auteur et gageons que chez Agullo, ils n’ont pas traversé l’Atlantique pour nous ramener une brêle.
« Alors qu’il s’enfuit après un petit braquage, Luce Lemay perd le contrôle de sa voiture et renverse un landau ; le bébé qui y dormait est tué sur le coup. Trois ans plus tard, il sort de prison et revient dans sa ville natale de La Harpie, Illinois où il retrouve Junior Breen, un ami ex-taulard, colosse au grand cœur. Tous deux s’efforcent de rester sur le droit chemin, mais les choses se gâtent quand Luce tombe amoureux de la belle Charlene, toujours harcelée par sa brute épaisse d’ex-fiancé; et tournent à l’aigre quand les rednecks de la ville apprennent le passé criminel des deux amis. Luce et Junior parviendront-ils à échapper à la violence qui semble les poursuivre quoi qu’ils fassent ? »Continue reading
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