Chroniques noires et partisanes

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Entretien avec Frédéric Paulin

J’ai découvert Frédéric Paulin avec « La peste soit des mangeurs de viande » en 2017. J’ai fait un tour du côté  de quelques uns de ses romans précédents, et j’ai continué à le suivre avec la géniale trilogie Benlazar parue chez Agullo entre 2018 et 2020. J’ai lu, apprécié et chroniqué son dernier roman, « La Nuit tombée sur nos âmes », toujours chez Agullo. Je remercie Frédéric Paulin d’avoir répondu aussi généreusement.

1 – Que faites-vous à part écrire ?

À part écrire, je ne fais rien. En tout cas professionnellement. Écrire est mon activité, mon métier. Le roman et depuis quelque temps, le scénario, mais j’écris. Après, un écrivain c’est un type comme un autre, son quotidien est tout aussi ennuyeux que celui de la plupart de ses concitoyens. Ou tout aussi passionnant s’il le désire.

2 – Quelles sont vos lectures ?

Elles sont multiples : un peu de roman noir, de polar, mais aussi des classiques ou de la littérature blanche. Je ne suis pas corporatiste à ne lire que des histoires de flic et de voyous. J’adore la BD, de la ligne claire au roman graphique, manga, comics, je prends tout. Je crois que si j’en avais eu le talent, je serais devenu dessinateur de bande dessinée.

Et puis, je lis des essais, des documents pour écrire mes romans.

3 – Qu’écoutez-vous ? Que regardez-vous ?

Je ne suis pas un musicologue ou un cinéphile de choc, mais j’écoute beaucoup de musique et je regarde beaucoup de films (ou de séries). Du récent ou du vieux, du facile ou de l’austère, du pour les jeunes et du pour les anciens qui ont connu ce monde avant le numérique.

4 – Cela fait 12 ans maintenant que vous publiez, mais depuis quand écrivez-vous ? Et pourquoi écrivez vous ?

J’ai un peu écrit quand j’étais adolescent, mais j’ai vraiment écrit sérieusement après trente ans.

J’écris parce que c’est ce que je sais le mieux faire et que ça me permet de ne pas avoir de hiérarchie au-dessus de ma tête et pas d’horaire à respecter, le matin ou le soir. Mais j’écris surtout pour essayer de répondre à cette question (que se posait déjà Jean-Patrick Manchette) : « Comment en est-on arrivé là ? »

5 – Vous étiez à Gênes en 2001. Est-ce que « La Nuit tombée sur nos âmes » est pour vous une façon de fixer ces moments de peur de les oublier ?

Moi je ne les oublierai pas, ces moments. Par contre, mes contemporains et les générations qui viennent risquent de les oublier. D’où, en effet, la croyance (peut-être illusoire) que le roman pourra les transmettre. C’est peut-être aussi une manière de clore un cycle de vingt ans : après être revenu de Gênes, je ne savais pas quoi faire de ma colère, de ma peur. Vingt ans après, j’en fais un livre.

6 – « La Nuit tombée sur nos âmes » est-elle un miroir que vous nous tendez, histoire de dire regardez ce qui se passe en ce moment ici ?

Ce n’était pas forcément mon idée première même si je suis suffisamment conscientisé

politiquement pour être en colère contre ce qui se passe aujourd’hui, et particulièrement contre les violences policières et le mépris de nos dirigeants à l’encontre d’une grande partie du peuple.

Cependant, écrire sur l’histoire, et l’histoire récente dans mon cas, c’est avoir la certitude que l’histoire a des retentissements sur le présent. Les violences policières à Gênes étaient sans aucun doute un avant-propos de ce que l’on connaît aujourd’hui en matière de maintien de l’ordre. Et refuser de se souvenir de ces violences d’il y a vingt ans, c’est favoriser l’apparition des violences d’aujourd’hui.

7 – Comment, d’après vous serait perçu le livre en Italie ?

Sera-t-il perçu ? S’il l’est, il le sera comme en France, je pense : certains le soutiendront, d’autres le critiqueront, selon leur positionnement politique et social. Après, il y a le plan de l’oeuvre littéraire stricto sensu : on peut ne pas aimer mon écriture et mes partis pris.

8 – Après le Rwanda, les abattoirs, le terrorisme, voici Gênes et sa violence d’état. Êtes-vous en train d’écrire une histoire de la violence moderne ?

Là encore, ce n’est pas entièrement conscient, mais je reconnais que la violence de l’État moderne me fascine. Cette violence parle de l’état de nos démocraties et du seuil d’acceptation des citoyens.

9 – Comment naissent vos personnages ? Dans le cas de « La Nuit tombée sur nos âmes », comment est né Cazalon, celui qui sort le plus transformé de ces quelques jours ?

Gislain Cazalon est un personnage de fiction. Lui, il ne m’a pas été inspiré par un flic que j’aurai croisé – d’ailleurs je croise très peu de flics dans ma vie. Mais mes personnages sont parfois inspirés de gens que j’ai connus. Un flic ou un journaliste peut d’ailleurs m’être inspiré par un plombier ou un paysan : une attitude, une façon de percevoir le monde m’intéressera plus que le port de l’uniforme ou de l’appareil photo.

10 – Vos personnages fonctionnent souvent par paire. Pour quelle raison ?

Peut-être parce que les hommes et les femmes n’ont pas la même perception du monde et que chaque perception du monde est intéressante pour comprendre un évènement.

11 – Comme Joseph Andras ou Didier Castino, vous vous emparez d’un pan de réel, y plongez votre fiction, et nous par la même occasion. D’où vient ce nécessaire ancrage dans la réalité ?

Chacun fait ce qu’il veut, mais moi, je n’écris pas du feel good ou du thriller à 4e Reich et complot franc-maçon dans lequel le héros ne savait pas que son meilleur ami était un serial killer sadique et nécrophile…. Si j’écris du roman, c’est pour parler du monde, de notre société. Et comment ils vont mal. C’est pour questionner notre responsabilité en tant que citoyens, électeurs, consommateurs, père ou fils, dans ce malheur aussi.

12 – Une phrase m’a particulièrement marqué. Je vous cite : «Dans la soirée, des voitures de patrouille ont été prises à partie par des émeutiers devant l’école Diaz — deux ou trois canettes ont été lancées, en réalité, mais la réalité est ce qu’on décide d’en dire, songe Carli.» Ce dernier bout de phrase est un véritable concentré de réflexion, quasiment un concept. D’où vient une phrase pareille ?

Je ne sais pas réellement d’où elle vient, mais elle résume ce que je pense du discours politique et bien trop souvent du discours historique. La réalité est bien trop complexe pour qu’on prenne le temps de l’expliquer. Pour expliquer la complexité, il faut du temps et du savoir-faire, de la pédagogie. Les réseaux sociaux et de moins en moins les médias ne sont plus le lieu de ce temps long nécessaire. J’ose croire que la littérature peut servir à cette explication. Voltaire disait que l’Histoire est un malentendu sur lequel les historiens ont choisi de s’entendre. Nombre de décideurs politiques, économiques, médiatiques ont choisi de s’entendre sur un malentendu, sur un mensonge.

Espérons que quelques romanciers et romancières s’y refusent encore.

13 – « La Nuit tombée sur nos âmes » quelle est la raison de N majuscule ?

Aucune idée. Il faudrait demander à mes éditeurs. Ou à ma psychanalyste.

14 – La nouvelle présentation des livres chez Agullo tombe à point. Rarement couverture aura aussi bien représenté un texte. D’où vient cette photo, et comment l’avez vous choisi ?

Aucune idée. Il faudrait demander à mes éditeurs. Parce que ma psy n’en sait absolument rien, j’en suis certain. La couverture est chouette, c’est vrai. Mais Agullo est une maison d’édition d’un très grand professionnalisme et lorsqu’ils m’ont fait voir la couverture, elle m’a paru évidente. Ce n’est pas donné à tous les écrivains d’avoir des éditeurs comme les gens d’Agullo !

15 – Pour terminer Frédéric Paulin, quels sont vos projets ? Peut-on espérer voir vos nouvelles en recueil ? Quel sera le théâtre de votre prochain roman ?

Honnêtement, je ne suis pas le meilleur nouvelliste de mon village de 2500 habitants. J’en écris parfois, mais à la demande d’amis qui éditent des recueils. La nouvelle est un art compliqué pour moi, je suis plus à l’aise dans le roman. Chacun son job.

Je suis en train d’écrire sur le prolétariat, sur la transformation de la classe ouvrière depuis 1945. Je me documente, j’écris, je m’arrête, je copie-colle, je vais promener mon chien dans la campagne, je me dis c’est nul ou c’est bien, en d’autres termes j’avance. Mais dire si tout ça donnera un roman, je ne peux pas le certifier. « Work on progress », comme disent les jeunes gens branchés aux dents longues.

Entretien réalisé par échange de mails le 03/09/2021.

Nico Tag.

LA NUIT TOMBÉE SUR NOS ÂMES de Frédéric Paulin / Agullo

« Vive la Révolution ! entend-on. À mort les bourgeois ! À mort le capitalisme !

Une jeune femme masquée d’un foulard échappe de peu au poitrail démesuré d’un hongre dacaraçonné. Elle rit en lançant une pierre qui rebondit sur le casque du cavalier.

Un homme propulse un pavé sur la vitrine de l’agence NordBanken. Deux ou trois autres, cagoulés, vêtus de noir, l’imitent puis s’enfuient. Un jeune type, l’air sérieux, agite un drapeau rouge sur lequel les visages de Marx, Lénine et Mao sont dessinés. Une camionnette est la proie des flammes, des détonations claquent, la fumée, le gaz, lacrymogène tourbillonnent dans les rues. 

Un vieil empire chancelle t-il sur ses fondations déjà ébréchées ?

Un nouveau monde est-il en train de naître ?

Samedi 16 juin 2001, Göteborg est en feu.« 

Frédéric Paulin n’attend pas. Premières phrases, premiers paragraphes de ce qui sert de prélude, il nous jette en Suède, sous la mêlée entre manifestants et forces de l’ordre.

Après les mercenaires, le Rwanda, les abattoirs, la lutte contre le terrorisme, notre auteur nous embarque direction Gênes. Pendant le sommet du G8 de juillet 2001. 

Gênes 2001, on s’en souvient ou pas, on se renseigne si besoin. Paulin s’en souvient bien, il en était. Ce n’est pas pour autant qu’il écrit en ancien combattant, ou en s’attribuant quelques glorioles. Sa mémoire se trouve probablement au creux de ces pages, mais elle n’est pas son unique base de travail, tout au plus une contribution comme une autre. Car à la lecture, on sent bien le foisonnant travail de documentation, la masse ingérée des lectures de la presse de l’époque, d’essais historiques parus depuis ; il est en cela l’héritier d’un autre écrivain de romans noirs, Didier Daeninckx, il possède ce même souci du détail historique et idéologique.
Paulin est dans un travail d’investigation, le récit frôle parfois le reportage au long cours. Il ne reste que peu de place pour l’imagination du lecteur tant son écriture est précise, minutieuse, exigeante de vérité dans les moindres détails. Le livre démarre par ce court prélude de juin, rebondit à Rennes le 13 juillet, puis suit, presque heure par heure, le déroulement des événements du mardi 17 au dimanche 22 juillet. 

Le travail de fiction est ailleurs. Comme dans la trilogie Benlazar, c’est grâce à ses personnages que Frédéric Paulin nous remet en mémoire des événements importants qui s’évaporent de nos souvenirs avec le temps.
Ce que j’aime dans son écriture, c’est le regard, la tendresse qu’il porte justement à ses personnages. Il n’a rien du dieu créateur malveillant, du démiurge tout puissant. Ses personnages n’ont rien de surhumain, il les pétrit à hauteur de femmes, d’hommes.

Il y a d’abord Wag et Nathalie, la confrontation entre les tenants des revendications pacifiques, et ceux pour qui la violence est le moyen d’action. La LCR d’un côté, la CNT de l’autre. Ils sont rennais comme Paulin. Ils ont en commun leur fougue et leur jeunesse. Nathalie brûle, irradie le roman, quand lui, Wag, joue, bien malgré lui, dans des zones plus sombres, glauques. 

Autre duo. On change d’ambiance avec Lamar, conseiller communication de Jacques Chirac ; autre milieu, autre violence, celle d’un arriviste pour qui le G8 n’est qu’une occasion de briller. Son incompétence se double d’une exceptionnelle poltronnerie, prêt à envoyer les autres sur le ring, il est poule mouillée devant celui qui parle fort.
Seul italien du tableau, Franco de Carli, conseiller sécurité du ministre de l’Intérieur du nouvellement réélu Berlusconi, responsable de la sécurité du G8. Un fasciste qui voit dans les manifestations l’occasion de traquer et briser du rouge, en usant de toutes les roueries dont son intelligence est capable. 


Martinez et Cazalon, deux flics de la DST qui ne savent pas trop pour quelles raisons ils se retrouvent mêlés à cette histoire si ce n’est qu’ils tiennent Wag depuis un certain temps. Eux-mêmes sont tenus par Lamar, qui a lui-même les mains ficelées par Carli.

Gênes est un point de convergence. Plus on progresse, plus Paulin imbrique ses personnages les uns dans les autres. 

Pour compléter ce tableau, Génovéfa, journaliste au JDD, qui se débrouille pour être à Gênes et se métamorphoser en reporter dans une ville en état de siège. Suivie par un photographe rencontré sur place, un peu balourd, cynique mais expérimenté qui m’a rappelé un autre journaliste, celui de « Ça change quoi ». Ce roman de Roberto Ferrucci reprend ses propres souvenirs durant les événements génois.


Comme dans ses ouvrages précédents, le manichéisme n’a pas sa place dans ce roman.

On voit comment un événement peut chambouler des vies du tout au tout. L’un arrête le militantisme, l’autre quitte son fiancé, d’autres encore mettront fin à leur carrière, etc. Ce que ces gens ont vu et vécu les a transformés.
Les trois femmes, Nathalie et Génovéfa, et Martinez à moindre échelle, s’en tirent le mieux, Paulin les laisse sortir grandies de cette histoire. Cazalon s’en sort bien aussi.

Son écriture nous place à l’endroit exact où se trouve ses personnages, on bouge quand ils bougent, on court quand ça panique, on s’étouffe et pleure avec les fumigènes ; au coeur de la manipulation, politiciens d’extrême droite proches de Berlusconi et agitateurs complices des forces de l’ordre. 

« La manifestation de l’après-midi a encore donné lieu à des saccages et à des affrontements.

« Putain ! On leur tue un des leurs et ça ne les calme même pas. Il faudrait quelques fusillés pour l’exemple. »

Franco de Carli observe les individus autour de lui. On dirait des coqs excités par des poignées de gravier lancées par le public, juste avant le combat.

Dans la soirée, des voitures de patrouille ont été prises à partie par des émeutiers devant l’école Diaz — deux ou trois canettes ont été lancées, en réalité, mais la réalité est ce qu’on décide d’en dire, songe Carli. Les habitants de la rue Battisti ont signalé que des jeunes habillés de noir, battes de baseball ou manches de pioche à la main, s’étaient réfugiés dans les locaux de l’école.« 

Paulin maîtrise le pouvoir de la fiction qui lui permet de digérer un cadre historique précis pour le transformer en décor dans lequel il emmène ses lecteurs. Il place « La Nuit tombée sur nos âmes » au carrefour du récit historique et du roman réaliste.

L’histoire, je l’ai dit, suit pas à pas ce qui s’est passé au long de ces jours funestes.

Frédéric Paulin ne cesse d’augmenter la tension, très graduellement, à la David Peace.

Il tourne son récit autour d’un point précis de son histoire jusqu’à nous faire tomber dessus avec une rare violence, typiquement ce qui se passe la journée du vendredi. Il revient à la charge au même endroit, en multipliant les points de vue, en disséquant un moment très court, il braque un télescope sur un événement qui dure quelques minutes, et comme David Peace il cherche à pénétrer le cœur de la vérité. Même, surtout, si celle-ci n’est pas belle à voir, en l’occurence ce que l’on voit c’est une démocratie moderne sombrée dans une extrême violence, avec coups de toutes sortes, tortures et meurtre à la clef. Le dernier chapitre, le dimanche 22 juillet, est le plus noir du roman, c’est à une vision effroyable que nous sommes confrontés, en prison ou à l’hôpital la répression est illimitée. J’ai terminé ma lecture avec un goût de sang dans la bouche.

« La tête de Wag bascule en arrière et il chute dans un puits sans fond. Il sait qu’il n’en remontera pas, il sait que sa jeunesse qu’il voulait encore retenir un peu vient de lui échapper. Il sait qu’il ne reviendra pas de Gênes comme il y était venu. Les flics italiens ont réussi ça : le renvoyer en France en lui volant ses espoirs.« 

On peut avoir plusieurs lectures de ce roman, soit purement littéraire ou de plaisir, roman noir ou vaguement historique, la lecture politique me semble la plus enrichissante. Paulin nous rappelle qu’il faut continuer à lutter pour rester libre.

« La Nuit tombée sur nos âmes”, c’est deux cents soixante-dix pages tendues, brutales, terriblement réalistes. 

NicoTag

J’aurais pu choisir « Rodney King » de Ben Harper ou « London Calling » du Clash, mais j’ai préféré un morceau qui a souvent résonné dans ma tête pendant ma lecture. En plus cette version sauvage est d’une rare intensité. « Rockin’in the free world » de Neil Young à Glastonbury en 2009.

IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST d’ Arpad Soltész / Agullo.

Mäso – Vtedy na východ

Traduction: Barbora Faure

« Vous les flics, vous êtes de la vermine. Vous n’avez aucune discipline. Ni honneur. Vous êtes comme des pétasses. Vous suivez le premier qui vous paie. D’accord. Mais toi, c’est nous qui t’avons acheté. Tu vas faire ce pour quoi on te paie, fils de pute ! »

Il était une fois dans l’Est se situe à cette frontière un peu floue entre le documentaire et la fiction : fiction les personnages, les situations, la construction du récit. Document(aire) : le no man’s land qu’est devenue une partie de l’Europe Centrale et Orientale suite à la chute des régimes communistes. La corruption endémique cultivée par ces derniers durant la deuxième moitié du 20e siècle s’est enkystée et devenue mortelle après la libération et l’indépendance. L’entrée dans l’Union Européenne n’a malheureusement pas résolu ce problème mais a favorisé le développement d’actions criminelles à travers la facilitation d’échanges avec d’autres pays voisins contaminés par le même fléau.

Pourquoi ? vous demandez-vous. Parce qu’une véritable transition démocratique ne peut s’effectuer qu’en présence d’hommes – ou femmes – intègres et mus par le désir du bien collectif. Chose qui n’est arrivée dans pratiquement aucun des anciens pays du Bloc Soviétique.

« Après quatre-vingt-neuf, les agents du KGB étaient rentrés chez eux, mais les contacts s’étaient maintenus. Lors de l’effondrement de l’Union Soviétique, bien des hommes s’étaient convertis du service secret au business. Et bien plus encore étaient restés dans le service, tout en se lançant dans le business. Quelques privilèges t restaient attachés et l’accès aux informations demeurait acquis. Les types qui n’étaient pas dégoûtés de plonger au fond du cloaque pour récupérer des diamants s’étaient fabuleusement enrichis. Et cela ne gênait pas grand monde. Cela avait toujours été leur travail, mais ce qu’ils faisaient auparavant contre un salaire, ils le faisaient maintenant contre de l’argent. Beaucoup d’argent. »

S’il existe en Slovaquie une personne qui soit parfaitement au fait des agissements de ce monde parallèle – parallèle à l’état de droit, à l’Europe et à la démocratie – il s’agit d’Árpád Soltész, journaliste d’investigation et désormais à la tête du Centre Slovaque pour l’investigation journalistique créé suite au double assassinat en février 2018 de son confrère Jan Kuciak et de sa compagne.

La trame du roman pourrait sembler simple : une jeune fille de 17 ans, Veronika, se fait kidnapper pendant qu’elle fait du stop pour rentrer chez elle. Séquestrée et violée en attendant d’être livrée au boss du marché de la prostitution en Albanie (étant mineure, on ne prendra pas le risque de la mettre sur le marché européen), elle parvient à s’échapper avant la transaction.

Sans le vouloir, sans le savoir et surtout portée par une seule pensée – la vengeance – elle provoque une série de remous au sein du milieu gangréné de la justice, des renseignements (la SIS), des politiques, de la mafia. A ses côtés, avec plus ou moins son accord, les flics Miki, Valent le Barje et Kovak, Pali, le journaliste et Andrea, le procureur.

La construction du roman est un modèle du genre : Il était une fois dans l’Est se mérite et sa forme est aussi complexe que le fond. Alternant passé et présent, la focale peut se déplacer en espace d’un paragraphe changeant de contexte et de personnages. Le style est sobre, efficace. La langue (merci pour la traduction, Barbora Faure !) claque et n’a pas froid aux yeux.

Amateurs de folklore et d’ambiances kitch, passez votre chemin. C’est violent, parfois répugnant, c’est peuplé d’hommes avides de pouvoir, de quartiers pauvres, de villages laissés à l’abandon. C’est le visage d’une certaine Europe, aujourd’hui. Merci infiniment, Árpád Soltész pour votre travail, merci Agullo éditions d’avoir apporté ce texte en France !

Et pour finir, juste ceci : « Bodnar se sent épuisé et résigné. Il connaît les policiers d’ici. Seul l’uniforme les distingue des voyous. Chaque famille a son contrebandier, son douanier, son passeur et son flic. Chacun d’eux soutient sa famille comme il peut. Les uns avec l’argent, les autres par leur pouvoir officiel. »

Bodnar est le père de Veronika. Vous lisez un roman. Cet été, en Roumanie, une jeune fille de 15 ans a été kidnappée et séquestrée pendant qu’elle faisait du stop pour rentrer chez elle. Elle a été assassinée le temps que les flics arrivent sur les lieux (quelques bonnes heures après l’appel qu’elle a passé pour appeler au secours). On sait, à partir de son cas qu’un réseau de trafic humain est implanté dans la région. L’enquête est toujours au point mort.

Monica.


LA CRÊTE DES DAMNÉS de Joe Meno / Agullo.

Traduction: Estelle Flory

La Fin de l’Innocence

Ça a l’air con comme ça mais c’est un peu le roman que j’attendais depuis longtemps. Pour être honnête jusqu’au bout, je n’attendais pas Joe Meno là-dessus : les deux romans publiés par Agullo jusqu’à présent, Le Blues de la Harpie et Prodiges et Miracles, textes superbes de poésie et bourrés de talent, n’auguraient pourtant pas ce roman générationnel qui, j’en suis sûre, parlera à des milliers – que dis-je ! centaines de milliers de lecteurs.

Vous pensez sûrement que j’exagère mais non, en fait pas du tout : je défie quiconque aurait vécu et écouté les années 90 à rester insensible à La Crête des Damnés. Vous me direz.

Déjà, le début : « Mon autre problème, c’était que j’étais en train de tomber amoureux de ma meilleure amie, Gretchen, que le reste du monde considérait comme grosse, en tout cas c’est ce que je pensais. On était dans sa caisse pourrie, on chantait, et à la fin de la chanson « White Riot », celle des Clash, je me rendis compte, à la façon dont je l’observais faire la moue et sourire, cligner des yeux et ciller, que nous étions bien plus que des amis, au moins pour moi. »

« Mon autre problème » c’est le pote qui vous cause déjà depuis un moment et qui reprend le fil de son monologue. J’adore. Il ne commence pas son histoire, il la poursuit : c’est une histoire universelle qui devrait parler à tout le monde. Vous me direz, c’est le but de toute « coming of age » et c’est probablement pour cette raison qu’on pense à Holden Caulfield lorsqu’on parle de Brian, le narrateur et personnage principal de La Crête des Damnés. J’ai, pour ma part, plutôt pensé à Price de Tesich. Peut-être parce que nous sommes à Chicago. Ou parce qu’il y a une histoire de père aussi.

Mais surtout parce que, contrairement à Holden et sa solitude, même si Brien est un freak à sa façon, il fait partie d’un ensemble : l’ensemble de freaks de ces années ’90 pour qui la musique était un signe de ralliement, une langue commune, un marqueur évolutif – et la BO du livre est là pour nous le rappeler (et est à écouter d’urgence !).

Donc lisez ce bouquin en écoutant un morceau des Guns, ensuite des Misfits ou des Clash, de Megadeth… que sais-je, faites-vous la meilleure compil’ rock-punk des ’90 – il faut rendre justice à Brian mais aussi à Gretchen, guerrière aux cheveux roses à jamais blessée.

C’est le roman de l’adolescence à lire par tous. Mais surtout par vous, ceux qui étiez ados dans les ’90, car ils représentent bien la fin de l’innocence – la suite nous y sommes encore.

Monica.


PRODIGES ET MIRACLES de Joe Meno / Agullo.

Traduction: Morgane Saysana

Les éditions Agullo publiaient il y a trois mois un deuxième titre de l’américain Joe Meno, après Le Blues de la Harpie (janvier 2017) chroniqué en son temps par les Nyctalopes. C’est aussi l’exclamatif « Solide ! » qui terminait alors le rapport de Wollanup, les autres critiques lues ça et là, qui nous donnaient envie de découvrir ce nouveau texte de Meno.

1995. A Mount Holly, au fin fond de l’Etat rural de l’Indiana, The Hoosier State selon l’historique surnom en usage qu’on pourrait méchamment traduire par « l’Etat des bouseux », Jim Falls attend un peu que le ciel lui tombe sur la tête ou que la terre l’engouffre. Il s’efforce de faire vivoter sa ferme à volaille, s’efforce d’accepter son veuvage et la déchéance sans fin de sa fille unique, une junkie paumée qui apparaît et disparaît au gré de ses démêlés avec des petits amis violents. Il s’efforce de se rapprocher de son petit-fils, Quentin, un métis de père inconnu, s’inquiète en tout cas de l’avenir de cet adolescent renfermé, craintif, affamé d’amour, qui ne semble intéressé que par les jeux vidéo et l’élevage de reptiles. L’expérience violente de Jim Falls, MP pendant la guerre de Corée, remonte par bouffées, par dessus un mouron quotidien car les dettes s’accumulent.

Jusqu’ au jour où une magnifique jument blanche taillée pour la course est livrée à la ferme suite à une erreur  mais dont la légalité pourra difficilement être remise en cause. C’est un choc émotionnel pour le vieillard et l’adolescent, soudain ébranlés par l’espoir et la beauté. Quelque chose se craquelle en eux, la lumière pourrait bien y pénétrer.  Mais l’animal attise les convoitises et deux frangins accros au crystal-meth parviennent à s’en emparer une nuit. Jim et Quentin se lancent alors sur leurs traces à travers une Amérique du milieu, entre Indiana, Kentucky et Tennessee, une Amérique des routes secondaires et des villes moyennes pour tenter de récupérer la bête merveilleuse avant qu’elle ne soit refourguée. Au cours de cette folle poursuite, grand-père et petit-fils traversent une contrée oubliée, en pleine débine économique, culturelle, morale où drogue et violence semblent être les seuls horizons d’une jeunesse sans repères que la vieillesse ne comprend plus. Et pourtant, grâce à l’amour que chacun porte au cheval miraculeux, l’aïeul et le garçon trouveront le chemin d’une rédemption mutuelle.

Vous lisez bien « rédemption » et vous auriez peut-être l’envie de vous rétracter, agacés par ces désormais habituelles étiquettes (« rédemption », « leçon de vie », « apprentissage ») auxquelles les romans se devraient de contribuer. Ce serait vouloir ignorer les qualités du texte de Joe Meno. D’abord une délicatesse à évoquer des sentiments, ou leurs brouillons, leurs états gazeux, leurs devenirs, essayant de s’affirmer, de se poser et de s’accorder. Même des types dans le dur et leur descendance bancale veulent se sentir bien dans leur peau et sans doute, qu’un peu d’amour et un peu de joie peuvent y contribuer. Et lire, sous la plume de Joe Meno,  Jim et Quentin essayer, trébucher, mais avancer sur ce chemin est une grande joie littéraire et humaine.

De façon impressionniste, à petites touches, Joe Meno décrit aussi avec un art consommé des paysages douloureux, tantôt ruraux, tantôt suburbains. L’addition de simples enseignes de commerces suffit parfois à créer une atmosphère. Le roman avance au départ au rythme du soleil par dessus la campagne, les bâtiments agricoles et la tête des plants de maïs. C’est l’été et tout mijote dans une brume de chaleur. Puis le texte va s’accélérer et lancer la course-poursuite, à laquelle le lecteur ne pourra donner le moindre coup de frein,nerveuse, violente, impitoyable, jusqu’au dénouement final.

« Indianapolis. Les lumières et les ossatures d’immeubles imposants, de maisons, de cours, de rues, de véhicules circulant même à cette heure tardive, pas loin de deux heures du matin. Les visages derrière les pare-brise des voitures qui les croisaient étaient sombres, indistincts. Un panneau publicitaire annonçait une sortie sur grand écran. Une ambulance les doubla en hurlant. Un enfant, recroquevillé, assoupi sur la banquette arrière d’un van. La musique d’un autre automobiliste rugissant à travers des enceintes immenses. Des lumières dans les bureaux, les habitations, les feux arrière décrivant des arcs rouges devant eux. Des cheminées qui, même dans le noir, encrassaient le ciel de leur fumée poussiéreuse, signalant la présence inaltérable de l’humain. Mégots de cigarettes. Canettes de bière. Les détritus d’une civilisation autocentrée. La métropole se dressait devant eux avec ses barrières de béton, ses garde-fous en métal. Son allure revêtit soudain celle d’un cimetière, les lumières pareilles aux halos de mille et un ectoplasmes insondables. La ligne d’horizon capturée par le rétroviseur. Le retour des ténèbres. Puis le silence sinistre. Et eux de rouler toujours plus avant.

Les terres qu’on vient de labourer. Les sillons frais s’étirant à l’infini dans toutes les directions, la terre retournée, exhalant des remugles de pousses moisies, de putréfaction, les champs gorgés de purin. Le tout pareil à une plaie ardente. Une fistule de tiges coupées, de métal, de graines, d’excrément et de terre.

Un trognon de pomme sur le tableau de bord, un paquet de cigarettes froissé, une bouteille de whisky à demi-bue, trois bouteilles de Coca-Cola en plastique achetées dans un Quick-E-Mart ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les chansons de Hank, Williams, comme une accusation, résonnant depuis la bande AM, puis s’estompant. »

Un périple dans un espace corrompu par le déclin et où quelques hommes essaient de ne pas totalement sombrer. Puissant. Une de mes plus belles lectures de l’année.

Paotrsaout

LE BLUES DE LA HARPIE de Joe Meno / Agullo.

TRADUCTION: Morgane Saysana.

Le roman noir ricain, valeur refuge du monde de l’édition. Agullo, accroche un deuxième auteur américain à son catalogue, Joe Meno. Un inconnu pour moi, donc toujours une bonne chose de découvrir l’univers d’un auteur et gageons que chez Agullo, ils n’ont pas traversé l’Atlantique pour nous ramener une brêle.

« Alors qu’il s’enfuit après un petit braquage, Luce Lemay perd le contrôle de sa voiture et renverse un landau ; le bébé qui y dormait est tué sur le coup. Trois ans plus tard, il sort de prison et revient dans sa ville natale de La Harpie, Illinois où il retrouve Junior Breen, un ami ex-taulard, colosse au grand cœur. Tous deux s’efforcent de rester sur le droit chemin, mais les choses se gâtent quand Luce tombe amoureux de la belle Charlene, toujours harcelée par sa brute épaisse d’ex-fiancé; et tournent à l’aigre quand les rednecks de la ville apprennent le passé criminel des deux amis. Luce et Junior parviendront-ils à échapper à la violence qui semble les poursuivre quoi qu’ils fassent ? » Continue reading

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