Marin Ledun est un auteur reconnu qu’on aime beaucoup chez Nyctalopes. L’auteur de « No more Natalie » a peu écrit sur l’Amérique mais sait très bien en parler. On retrouvera le Marin Ledun du roman social noir de « Les visages écrasés » et « En douce » prochainement dans un entretien avec Chouchou.
- Première prise de conscience d’une attirance pour l’Amérique
Une attirance, c’est un mot sans doute excessif, concernant mes sentiments vis-à-vis de l’Amérique – si, comme je l’imagine, vous parlez d’Amérique du nord, des Etats-Unis en particulier. Je devais avoir quelque chose comme dix ou onze ans. J’avais vu un film américain, impossible de me rappeler quoi que ce soit à son propos, ni titre, ni noms d’acteurs, dans lequel des gamins de mon âge jouaient au baseball. Je me suis fabriqué dans la foulée une batte, sculptée à l’Opinel dans un bout de bois ramassé sur les bords du Rhône, près de chez moi, récupéré une balle de tennis et tenté de reproduire les gestes des acteurs. Je crois qu’une semaine plus tard, ma soudaine passion s’éteignait déjà quand j’ai compris qu’il allait me falloir aller chercher la balle dans le jardin du voisin. Mais maintenant que j’y pense, non, ça remonte à plus loin, encore, avec cet album de Lucky Luke dessiné par Morris, A l’ombre des derricks, sur le forage du pétrole, où chacun veut sa part de pétrole et devenir riche. Lucky Luke me plaisait bien parce que la question du fric lui passait totalement au-dessus de la tête. Et rapidement après Le bon, la brute et le truand, qui est pourtant un film germano-hispano-italien, mais dans lequel je retrouve encore aujourd’hui tout ce qui me fascine et me fait vomir dans le mythe américain, notamment autour de la figure du chasseur de prime.
- Une image
Cette photo ultra-célèbre qu’on retrouve dans les salles d’attente de cabinets médicaux ou sur des murs de bureaux des cadres supérieurs , sur laquelle on voit des ouvriers en train de prendre leur casse-croûte sur une poutre métallique, au sommet d’un gratte-ciel new-yorkais en construction, le Rockefeller Center. La photo s’appelle « Déjeuner en haut d’un gratte-ciel », on y voit des types manger, s’allumer une cigarette. Ça me paraissait dingue quand j’étais gamin. Je voyais ces ouvriers comme des hommes libres, un peu comme ces alpinistes, Mesmer ou Loretan, parmi les premiers à avoir gravi les 14 sommets de plus de 8000 m, comme quoi la propagande véhiculée sur le progrès technique et économique fonctionne à merveille sur l’imaginaire d’un enfant : ces ouvriers bossaient dans des conditions de travail épouvantables et sont les symboles de la Grande Dépression des années 30.
- Un événement marquant
Le 11 septembre 2001. Je bossais à l’époque sur ma thèse de doctorat, à France Télécom R&D, près de Grenoble. Un « salon VIP » (une salle bourrée de « bidules » de démonstration marketing achetés dans le monde entier pour épater nos « clients » et supposés stimuler nos neurones de chercheurs) venait d’être inauguré et il était doté d’un téléviseur immense. Tout le monde avait arrêté le boulot pour venir regarder les images des tours qui s’effondraient en direct, alors que depuis son ouverture, beaucoup d’entre nous boycottaient cette pièce qui ne servaient qu’à mousser le responsable marketing qui avait obtenu le fric nécessaire pour la faire aménager. Il y avait comme une sorte de passerelle entre les images sur le téléviseur et l’ambiance de travail tendue à France Télécom.
- Un roman
Le petit arpent du bon dieu, d’Erskine Caldwell. C’est mon premier choc littéraire, je devais douze ou treize ans. Je l’ai relu des dizaines de fois, depuis. Il est pour moi l’un des pères incontestables du roman noir, avec D. Hammett et R. Chandler.
- Un essai
Golden Holocaust de Robert N. Proctor, sur l’histoire de l’industrie du tabac, l’invention du marketing, le perfectionnement du mensonge de masse et l’organisation d’un assassinat industrialisé.
- Un auteur
Pour ne pas répéter Erskine Caldwell, je citerai Harry Crews qui est l’un des auteurs américains qui propose l’une des critiques les plus féroces du capitalisme sauvage américain, tout en étant un formidable raconteur d’histoires, créateurs de personnages déments et un admirable styliste !
- Un film
West Side Story, quand j’étais gamin, avec Natalie Wood, le rêve américain, la violence, les bandes de types prêts à en découdre.
Aujourd’hui, ce serait plutôt Paperboy, tiré du livre de Pete Dexter du même nom.
- Un réalisateur
Denis Villeneuve. Incendies et Sicario sont des chefs d’œuvre ! Ce type met en scène comme je rêve d’écrire.
- Un disque
Sans hésiter, « .5 : The grey Chapter », du groupe Slipknot et Aftermath des Rolling Stones. Le fossé entre les deux albums est abyssal, mais j’ai les poils qui se dressent à chaque écoute de l’un ou de l’autre – jamais le même jour.
- Un musicien ou un groupe
On va dire le guitariste Slash des Guns n’Roses et de l’après Guns n’ Roses. Ce n’est pas un virtuose, certainement, mais sa musique vit et vibre à la perfection. J’ai grandi au son de ses Gibson, on ne se refait pas.
- Une série
Tout le monde doit répondre The Wire, à cette question, non ? Je ne dérogerai pas à la règle, même si j’avoue que, dans un autre genre, il me semble que Breaking Bad est plus abouti du point de vue technique du mélange fiction / critique sociale. Après, je n’y connais absolument rien en séries, vu que je n’ai la télé que depuis très récemment, que je ne télécharge rien, pas même légalement, car le débit Internet de l’endroit où je vis ne le permet pas, je ne suis même pas cinéphile, et je préfère lire, me promener ou travailler en forêt que de m’épuiser les yeux sur un écran.
- Un personnage de fiction
Laura Palmer dans Twin Peaks – pour enfin comprendre ce qui lui passait par la tête – et Robert Redford dans Les 3 jours du Condor, tiré du roman de James Grady. D’ailleurs, qu’est-elle devenue, Sheryl Lee, l’actrice qui jouait Laura Palmer et sa cousine, Maddy Ferguson ?
- Un personnage historique
Ronald Reagan : je suis adolescent et je prends conscience, grâce à lui, pour la première fois, qu’on peut être une parfaite ordure, être au pouvoir et prêcher les pires idéologies ultra-libérales et conservatrices et sourire malgré tout à la télévision comme si on était un brave type.
- Une personnalité actuelle
Donald Trump : il faut tout de même avouer que dans le genre, les électeurs américains ont fait fort, très fort. Je ne pensais pas qu’on pouvait faire pire que George W. Bush, et bien si ! Dans le genre la réalité dépasse la fiction… on finit par ne même plus savoir si on est dans une superproduction hollywoodienne ou au journal télévisé – quoi ? Les deux, en même temps ? Forts ! Très forts !
- Une ville, une région
Yellowstone National Park, dans le nord-ouest du Wyoming – je me sens mal en zone urbaine, quel que soit le pays. J’ai eu la chance de m’y rendre en 1992. Et pour être franc, je n’ai jamais remis les pieds sur le sol américain depuis.
- Un souvenir, une anecdote
Je suis parti faire du monoski, il y a vingt-cinq ans, avec mon correspondant américain, en plein été, sur une dune de sable, au sud de Boise, Idaho. Tout le monde trouvait ça « cooool » ! J’ai essayé, je ne suis pas borné, comme type, mais après la première descente, je ne suis jamais remonté, tant je trouvais ça stupide d’avoir fait tous ces kilomètres pour glisser sur du sable, mal en plus !
- Le meilleur de l’Amérique
L’invention du marketing et de l’organisation scientifique du travail qui sont aujourd’hui les outils du contrôle social les plus perfectionnés qui soient ou comment aliéner le monde entier avec son accord et sa bénédiction. Forts ! Vraiment très forts !
- le pire de l’Amérique
Ah bon, il y a encore pire que tout ce que je viens d’énumérer ?
- Un vœu, une envie, une phrase.
God bless you, America !
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