Chroniques noires et partisanes

Entretien Thomas Bronnec / « EN PAYS CONQUIS » / Série Noire Gallimard.

La Série Noire l’annonce comme le roman noir de la présidentielle. Après « Les initiés » sorti en janvier 2015, Thomas Bronnec revient avec les sales combines des politiques, avec toujours l’empreinte des énarques présents dans le premier volet. Ce coup-ci, ils sont conseillers des hommes politiques dans une période d’élection présidentielle et de législatives et manœuvrent…L’auteur a eu la gentillesse de répondre à des questions qui certainement vont aideront à mieux comprendre les enjeux cruciaux.

  • Vous en êtes à votre troisième roman, quand l’envie d’écrire vous est-elle venue ?

J’ai commencé à écrire mon premier roman à l’âge de 21 ans. C’était un texte, disons… baroque que j’ai rapidement repris de fond en comble et qui a donné Léo l’ivresse, publié en 2001. Depuis, je n’ai pas cessé. Même si je n’ai publié aucune fiction entre 2001 et 2012, j’en ai écrit plusieurs qui, complètes ou incomplètes, n’ont pas trouvé d’éditeur. De fait, je trouve aujourd’hui ces textes inaboutis, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas compté dans l’évolution de mon écriture.

 

  • Pourquoi le roman noir ou le polar ?

 

Le premier « polar » que j’ai lu doit être un Alfred Hitchcock, de la série des trois jeunes détectives – je n’ai appris que récemment que Hitchcock n’avait pas grand chose à voir avec cette série, que j’ai littéralement dévorée lorsque j’étais enfant. Même si j’ai aussi lu, dans ma jeunesse, la quasi intégralité des Agatha Christie, ma scolarité a plutôt été bercée par la littérature classique et je n’ai redécouvert le plaisir du suspense que bien plus tard via des auteurs comme Tonino Benacquista ou Sébastien Japrisot. Ce sont eux qui m’ont fait toquer à la porte de cet univers du noir. Et si j’y suis définitivement entré, c’est grâce à une bibliothèque de backpackers, dans une petite boutique de Nha Trang, au Vietnam. J’habitais dans le pays depuis plusieurs mois et j’avais épuisé mon stock de livres en français. J’ai trouvé dans ce magasin de souvenirs, où les touristes pouvaient vendre leurs livres de voyage, une large palette de polars, du Da Vinci Code à Donald Westlake en passant par Didier Daeninckx. Et c’est sans doute cette découverte qui m’a fourni le déclic pour écrire La Fille du Hanh Hoa, cette certitude que l’histoire et l’intrigue, portés par des personnages forts et ambigus, voilà ce qui importe par-dessus tout pour écrire un bon roman.

 

  • Votre premier roman policier « La fille du Hanh Hoa » chez Rivages est situé au Vietnam où vous avez vécu, le second « les initiés » à la SN se situe dans les arcanes du ministère des finances à Bercy sur lequel vous aviez déjà écrit avec Laurent Fargues « Bercy, au cœur du pouvoir. Enquête sur le Ministère des finances » aux éditions Denoël et réalisé pour France Télévisions « Le Monde en face. Une pieuvre nommée Bercy ». Peut-on supposer que vous avez besoin d’une connaissance parfaite du décor pour écrire un roman ? Est-ce que c’est le décor, avant toute autre chose, qui vous inspire l’histoire ?

 

Je trouve cela très difficile d’écrire sur des univers que je ne connais pas du tout. J’ai du mal à me contenter de la documentation, même si elle est évidemment nécessaire et j’éprouve, c’est vrai, le besoin de connaître réellement le sujet sur lequel j’écris. Les lieux, les situations, les personnages que je mets en scène naissent le plus souvent de visites et de rencontres réelles, d’une immersion dans l’univers qui constitue ensuite le décor du roman : les vétérans amériains et le Vietnam pour La Fille du Hanh Hoa, le ministère des Finances pour Les initiés, les politiques et leurs conseillers pour En pays conquis. J’écris des romans solidement ancrés dans le réel, des histoires authentiques qui se situent dans le monde dans lequel nous vivons. Cette démarche rejoint mon travail de journaliste. Elle la complète aussi. Après tout, la fiction est une réalité comme les autres…

  • Peut-on considérer « en pays conquis », qui reprend certains personnages du précédent roman comme une suite ? Pour vous, peut-il être lu sans connaître « les initiés » ?

 

Au départ, En pays conquis n’avait rien à voir avec Les initiés. Petit-à-petit, au cours de l’écriture, plusieurs personnages que j’avais créés pour Les initiés s’invitaient dans le roman. D’abord, c’était un clin d’oeil : une scène anodine avec Isabelle Colson, la ministre des finances. Puis le président et son conseiller, Claude Danjun, se sont faufilés dans l’intrigue et ont fini par prendre beaucoup de place. Dans une première version, j’ai même fait revenir le héros des Initiés, Christophe Demory, mais il s’est fait éjecter par la suite. Et le banquier, Antoine Fertel, a fini par s’imposer dans les versions suivantes. J’en profite pour remercier mon éditeur Aurélien Masson, qui m’a énormément aidé, sans hésiter à me bousculer, dans la reconstruction nécessaire de l’histoire initiale. Mais en réalité, En pays conquis n’est pas une suite de mon précédent roman. C’est plutôt un spin-off : il s’agit du même univers, on retrouve certains personnages mais il peut se lire sans connaître Les initiés

 

  • Bien sûr, il y a la quatrième de couverture de la SN mais vous, comment présenteriez-vous « en pays conquis »?

 

J’apporte un soin particulier à la 4e de couverture et je tiens à la rédiger moi-même, au moins dans sa première version. Il est cependant difficile de faire tenir dans ces quelques lignes les multiples aspects d’un roman. « En pays conquis » pourrait être présenté de plusieurs façons très différentes : un roman politique sur l’évolution idéologique de la droite dans les quinze dernières années, une histoire de solitudes qui se consolent et se fondent dans la destinée d’un pays, un texte qui décrit l’importance croissante de l’argent dans la captation du pouvoir… Je laisse le lecteur choisir ce qu’il lira, quelle dimension de l’intrigue il retiendra, à quels personnages il s’attachera. 

 

  • Proposer un scénario politique six mois avant les réelles élections, c’est forcément attirant pour le lecteur mais n’est-ce pas peut-être un peu casse gueule et très difficile à réaliser pour l’auteur à la lecture de ce que sera la réalité du paysage politique de juin 2017?

 

Il aurait été vain de vouloir courir après une actualité politique qui n’aime rien tant que s’emballer. L’intrigue de « En pays conquis » se déroule certes à l’été 2017, après la présidentielle et les législatives. Mais je n’ai pas la prétention de prédire je ne sais quelle issue à la séquence électorale dans laquelle nous sommes entrés. J’ai simplement voulu poursuivre, dans la lancée des « Initiés », une chronique politique parallèle à celle que nous vivons dans la réel, qui met en oeuvre les mêmes forces souterraines : la montée du populisme et la condamnation des élites, la revanche inattendue de la tradition, l’estompage du clivage gauche-droite au profit d’un combat entre les « patriotes » et les défenseurs de l’Europe. Tout ceci n’aura pas disparu à l’été. 

  • Qui est « en pays conquis » comme le dit le titre de votre roman ?

 

Je pars d’un double constat. D’une part, il y a un rapprochement idéologique à l’oeuvre depuis une quinzaine d’années entre la droite et l’extrême-droite sur certains thèmes, et d’autre part ces thèmes se sont imposés avec force dans le débat public : la sécurité, la justice, l’immigration, l’identité… Pour le moment, ce rapprochement ne s’est pas traduit en termes politiques, notamment parce que la question de l’Europe reste un point de clivage très important. Même si dans le discours, les hommes et les femmes politiques de droite poussent des cris d’orfraie à l’idée de gouverner avec l’extrême-droite, même s’ils n’en ont pas forcément envie, ma conviction est que certains seront prêts à le faire si le contexte s’y prête. C’est ce contexte que je mets en scène dans le livre : une République paralysée par le résultat des élections, où l’extrême-droite se retrouve en position d’arbitre. Le rapprochement idéologique, le fait d’avoir gagné la bataille des idées, tout cela peut préparer, à un moment ou à un autre, à un rapprochement politique parce que le pays est mûr pour cela. Dans mon roman, l’extrême-droite participe au pouvoir dans un pays déjà conquis par ses idées, un pays épuisé, à bout de souffle, qui tombe un peu comme un fruit pourri. 

 

 

  • Que peut bien penser l’auteur d’un roman qui parle de financements de campagne frauduleux quand il suit l’actualité de ce début d’année de Mme le Pen sur le financement de son parti?

 

En politique comme ailleurs, l’argent c’est le nerf de la guerre. Le financement des campagnes électorales est très encadré en France. Il existe des règles strictes pour les donateurs, des plafonds de dépense pour assurer une certaine équité entre les candidats, des plafonds imposés aux donateurs, contrairement aux Etats-Unis. Mais l’existence de règles ne signifie pas qu’on ne peut pas les contourner, comme le montre l’actualité récente. Et les contournements ne sont pas l’apanage de Marine Le Pen. 

 

 

  • Vous dites que « les personnages ne sont rien d’autre que des constructions intellectuelles », que vous avez écrit une fiction, il n’empêche que vous les faites évoluer  dans un cadre bien réel avec un calendrier qui est celui de notre république pour 2017 avec les échéances des présidentielles et des législatives. Pourquoi avoir changé le nom du parti d’extrême droite ainsi que les noms de tous les responsables politiques qui, si certains ne sont pas réellement reconnaissables, d’autres comme la famille Varennes sont totalement identifiables? Vouliez-vous vous éviter toute pression, tout procès d’intention ?

 

Je vous confirme qu’il s’agit bien d’une fiction ! Si le calendrier est calqué sur le calendrier réel, c’est aussi parce que cette histoire s’inscrit dans la continuité des Initiés et hérite donc du contexte que j’ai imaginé à l’époque. A quoi cela aurait-il servi de déplacer la chute de Lehman Brothers d’un an ou deux, de mettre les législatives en 2016 ou en 2018 ? Qu’est-ce que cela aurait apporté ? Rien de plus. En conservant le contexte, je renforce l’effet de réel. Cet effet de réel n’aurait pas été plus efficace en tentant de conserver nos vrais responsables politiques, avec lesquels mes personnages ne se confondent évidemment pas. Ma conviction est que cela aurait même été moins efficace. Je ne vois pas pourquoi j’aurais fait une exception pour l’extrême-droite. Le livre n’est certainement pas un scénario de politique-fiction. Il explore la possibilité d’une jonction entre la droite et l’extrême droite, une jonction intellectuelle, idéologique et politique.

 

 

  • Après avoir dépeint les énarques, hauts fonctionnaires à Bercy, banquiers d’affaires, ministres dans les Initiés, vous nous les faites découvrir cette fois-ci comme conseillers des politiques. Vu que vous avez beaucoup travaillé sur cette caste et connaissant votre expérience journalistique, je ne peux m’empêcher de vous demander ce que vous pensez de monsieur Macron (énarque, inspecteur des finances, banquier d’affaires chez Rothschild, conseiller à l’Elysée, ministre de l’économie, leader d’un mouvement politique et candidat à la présidentielle) quand il se proclame candidat « hors du système »?

 

Le terme de « système », à défaut d’être précis, est évidemment péjoratif : Paris, les médias, la classe politique… c’est un fourre-tout, une sorte de prêt-à-dénoncer facile à utiliser pour séduire les électeurs. Pourquoi se focaliser sur Emmanuel Macron ? La plupart des candidats à la présidentielle, pas seulement lui, ont un point commun : ils aiment dénoncer ce « système » mais ils en font aussi partie. Quand on est vraiment « hors système », c’est très difficile d’accéder à des fonctions politiques. Et les électeurs ne sont sans doute pas exempts de responsabilité dans cet état de fait. 

 

 

  • Dans votre roman, le débat politique est centré sur l’appartenance à l’Europe, pensez-vous que ce soit la préoccupation première des Français en ce début d’année ? Les politiques de votre roman ne se trompent-ils pas de débat ? Les politiques de manière plus générale ont-ils encore les pieds sur terre ?

 

Je ne sais pas si c’est la préoccupation première des Français, mais l’appartenance à l’Europe est certainement un débat important pour tous ces politiques qui parlent sans cesse de réformes et de changements. D’abord, elle peut justifier des réformes jugées douloureuses, comme l’allongement de la durée légale de travail ou de l’âge de départ à la retraite. Ensuite, pour ceux qui veulent modifier les règles communes actuelles, il n’y a pas trente-six solutions : soit on est capable de peser auprès des partenaires de l’Union européenne, soit on sort de l’Union européenne. Et on voit bien qu’au clivage droite-gauche traditionnel se superpose un autre clivage, entre les pro et les anti-Européens, et que les deux ne se recoupent pas du tout. 

 

  • Je comprends bien vos explications. Néanmoins, quand un de vos personnages se rassure en déclarant que 75% des électeurs français ont voté pour des candidats pro-Europe, cette pensée européenne est-elle vraiment dans la réalité du Français qui met son bulletin dans l’urne ? N’y a-t-il pas un débat des politiques concernant l’Europe et d’autres débats brûlants moins médiatisés, de la base, sur la précarité, la sécurité, l’identité que vous citez mais qui sont nettement plus importants pour elle, même si l’appartenance ou non à l’Union européenne est une question primordiale pour l’avenir dans un pays qui a rejeté sévèrement l’Union européenne lors du référendum sur la question en 2005 ?

 

Je ne pense pas que les autres débats dont vous parlez soient moins médiatisés : la précarité, la sécurité, l’identité ne sont pas des thèmes absents du débat politique, et c’est une litote. Ils sont même plus présents que le débat sur l’Europe, sans doute parce que celui-ci fait l’objet d’un relatif consensus au sein des médias et de la classe politique dite « de gouvernement ». Seuls les partis « contestataires » sont véritablement anti-européens et à ce titre le fait d’être contre l’Europe est souvent présenté comme un manque de « crédibilité ». Comme vous dites, mon personnage « se rassure » parce qu’il pense peut-être que le vote pour un parti vaut adhésion à toutes les propositions dudit parti, ou qu’on ne vote pas pour un parti pro-européen si l’on n’est pas soi-même pro-européen. Mais qui peut se targuer d’être dans la tête de chaque électeur ? C’est peut-être pour cela que les résultats des référendums sur l’Europe sont souvent autant de surprises…

 

 

  • Entre votre fiction et votre ouvrage documentaire sur le ministère des finances, lequel aura été le plus difficile à boucler ?

 

Vous voulez sans doute parler de la fiction précédente, Les initiés. Les deux exercices sont très différents. La difficulté du travail journalistique repose principalement sur l’enquête. Celle de l’écrivain sur la faculté à mettre en scène des personnages crédibles, entraînés dans une intrigue qui ne doit pas l’être moins… Mais il est évident que le matériau journalistique nourrit l’imaginaire de l’auteur. Pour écrire En pays conquis, qui met en scène des conseillers de l’ombre, j’ai ainsi puisé dans l’enquête effectuée sur le ministère des Finances, dans celle effectuée pour le documentaire Ces conseillers qui nous gouvernent, diffusé cet automne sur France 5, dans quantité d’ouvrages également. Il faut bien quelques mois pour que ce matériau brut mature, infuse, interagisse, rentre en conflit aussi avec les envies et les idées purement littéraires. Et petit-à-petit, les personnages prennent vie, se rencontrent, l’histoire prend forme et alors il faut poursuivre et travailler, encore et encore. 

  • Il est évident que le lecteur attend une suite. Est-elle prévue, entamée ?

 

Je suis désolé, mais je n’aime pas parler de mes projets en cours.

 

  • Qui sont vos modèles en écriture ? Quels sont les auteurs ou les romans que vous nous conseilleriez ?

 

Plus on me la pose, plus je m’aperçois que cette question me trouve toujours un peu dépourvu. J’y apporte souvent des réponses différentes selon le lieu et le moment. Preuve sans doute que je n’ai pas de « modèle » ni d’idole même si j’ai évidemment un Panthéon personnel, dans lequel je placerais ceux dont j’ai relu plusieurs fois les livres, comme Marguerite Duras, Albert Camus, Antonio Tabucchi, Graham Green, John Le Carré ou encore Sébastien Japrisot… Liste non exhaustive. 

 

  • Est-ce que vous pensez que le stade brestois va remonter en ligue 1 ?

 

Je l’espère en tous cas. Revivre la magie du Brest Armorique, des années Buscher/Cabanas, cette ville extraordinaire le mérite !

 

  • Et puis, bien sûr, la question que vous auriez aimé que je vous pose  ainsi que sa réponse, bien sûr.

 

Pourquoi écrivez-vous ?

 

On me pose souvent la question. Si j’avais la réponse, j’arrêterais probablement…

 

Merci à vous Thomas pour tous ces nombreux moments d’échange qui permettront certainement aux lecteurs de « En pays conquis » de mieux comprendre votre roman et les enjeux des prochaines élections qu’il souligne si finement.

 

Entretien réalisé par échanges de mails entre le 31 décembre et le 13 janvier.

Wollanup.

2 Comments

  1. Simone

    Super !

    • clete

      You’re welcome.

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