Chroniques noires et partisanes

Catégorie : JLM (Page 2 of 5)

HERVÉ LE CORRE, MÉLANCOLIE RÉVOLUTIONNAIRE de Yvan Robin /Playlist Society.

Après un passionnant DOA, rétablir le chaos consacré aux échanges entre le père des Citoyens clandestins ou Pukhtu et Élise Lépine, la collection Face B des éditions Playlist Society enfonce le clou avec le même à-propos en publiant un nouvel opus joliment charpenté autour des mots d’Hervé Le Corre recueillis par Yvan Robin. En incipit d’ailleurs, nous soulignerons la légitimité d’Yvan Robin pour mener à bien ce difficile exercice de l’interview fleuve. Il suffit de mentionner son remarquable roman Après nous le déluge (éditions IN8, 2021, réédition poche J’ai Lu, 2023) pour valider un indubitable lien entre ses écrits et certains élans dystopiques d’Hervé Le Corre. Leurs envolées se conjuguent donc en cette Mélancolie révolutionnaire pour raconter un auteur et son œuvre exceptionnelle. Selon une formule éprouvée, le livre se divise en deux parties : soit une longue introduction, entre hommages et repaires biographiques, suivie de 150 pages d’entretiens à cœur ouvert.
Dire que l’on en apprend beaucoup sur l’initiateur des munificents L’Homme aux lèvres de saphir, Après la guerre ou du récent et magistral Qui après nous vivrez est un doux euphémisme. S’il reste discret et sobre, peu enclin à trop se dévoiler, Hervé Le Corre laisse néanmoins filer au gré des questions quelques recettes et ingrédients de ses formules magiques. Aucun des protagonistes ne baisse totalement la garde, mais les évidentes connivences des deux Bordelais transforment le ping-pong en une chorégraphie du meilleur effet. Yvan Robin a chiadé ses questions : Hervé Le Corre le lui rend bien, sans esquives ni revers liftés. Affirmer que l’homme et son œuvre ne font qu’un est sans doute risible, mais rarement une telle lapalissade n’aura autant pris les traits de l’évidence. Né de parents modestes, engagé politiquement avant les vingt printemps chers à Charles Aznavour, professeur de lettres autant que passeur de mots, il n’aura de cesse d’insuffler aux réalités les plus sordides un lyrisme contrôlé et toujours coloré, « capable de concilier la brutalité littéraire de James Ellroy avec le naturalisme de Zola ».
De ce gamin renversé par une voiture à huit ans, puis peu après par des lectures dont il puisera l’essentiel de ses voyages intérieurs, nous suivons le chemin cohérent d’un jeune type droit, bientôt batteur au sein d’un anonyme groupe de rock’n’roll girondin, bientôt auteur novice mais déjà inscrit dans le sillage de Jean-Patrick Manchette ou Jean-Bernard Pouy (dont nous attendons avec impatience le retour prochain, à la tête d’une nouvelle collection goguenarde, intitulée La Fille du Poulpe, aux éditions Moby Dick), bientôt maître de l’uppercut majeur avec cet Homme aux lèvres de saphir qui nous laissera tous groggy. Hervé Le Corre parle aussi de ce changement de statut, de son réapprentissage de l’écriture, avec passion et pudeur à la fois, comme le constaterait surpris un sculpteur ou un pépiniériste. Parfois il se lâche, parfois se rebiffe, pour faire de cette Mélancolie révolutionnaire, non pas une dissection, mais plutôt une mise en lumière de sa riche palette. Violences faites aux faibles, rebuffades météorologiques infligées à la planète, fantômes, luttes et cicatrices sociales : tout y est. « Il y a là l’eau, le feu, le computer, Vivendi et la terre » comme le chantaient d’autres Bordelais.
JLM

SABLE NOIR de Cristina Cassar Scalia / L’Archipel.

Sabbia nera

Traduction : Laura Brignon

L’Etna crache ses glaires sombres et acides sur Sciara, comme jadis le Vésuve sur Pompéi. Alors forcément, les corps qui déambulent dans les rues y prennent les mêmes postures silencieuses et stupéfaites, statufiées et asphyxiées par la colère et le sable noir des cieux. Néanmoins, ce n’est pas pour une concrétion anthracite et carbonisée qu’est appelée en urgence la commissaire Vanina Guarrasi mais pour le cadavre momifié d’une femme chiquement vêtue mais sans identité. Le job n’attend pas. Et c’est à regret qu’elle abandonne dans la seconde ses scacce encore tièdes, ces petits casse-croûte emblématiques de la cuisine sicilienne, genre de mini calzones farcies selon les recettes établies ou selon ce qu’il tombe sous la main de la Mamma. Ah les scacce ! Au singulier scaccia : mais impossible de n’en manger qu’une. Comme il est d’ailleurs impossible de ne pas croiser dans un polar italien quelques références à la gastronomie locale. Meurtre aux petits oignons donc : et tant pis si l’assiette refroidit, mais l’affaire doit se régler à chaud.
Les premiers constats sont moins gustatifs. Certains protagonistes présents y rendent leur quatre-heures. Mais Vanina et son passé plombé (fille d’un flic exécuté hier par la pègre insulaire) ont le cœur définitivement plus aguerri. Elle se dresse d’emblée face à l’aristocratie forcément muette du cru pour mener à bien sa mission. Elle scanne les lieux et une pléthore de personnages, chacun la guidant sur autant de pistes fausses ou crédibles, d’impasses ou de carrefours à décrypter. Avec l’aide de ses adjoints, de profils et d’obédiences différentes, elle démêlera l’écheveau, mettant à contribution les derniers neurones valides de quelques contemporains de l’embaumée. Elle rouvrira ainsi quelques portes closes et d’anciennes maisons du même nom. Elle remuera ciel noir et terre aride jusqu’à dénouer six décennies de liens mafieux, jusqu’à nous conduire en soft mood à l’épilogue et aux coupables, certes avec la douce tranquillité d’une Fiat 500 plutôt qu’avec la vélocité rugueuse d’une Lancia Flaminia version coupé Zagato. Mais les pièces d’un puzzle à la fois familial et crapuleux, notarial et sentimental, défilent avec toute l’aisance nécessaire à l’échafaudage d’un honnête divertissement.
Lorsque Cristina Cassar Scalia, ophtalmologue de profession, délaisse le scalpel pour le stylo, c’est avec la même précision qu’elle incise les enquêtes de Giovanna « Vanina » Guarrasi pour les retranscrire « à l’italienne », sans chichis et al dente, au seul rythme d’une écriture à la fois simple et fluide, un brin mainstream, empesée à l’occasion de ces clichés dont s’encombrent les thrillers trop bavards, mais suffisamment bien menée pour ne pas s’ériger en rédhibitoire repoussoir. À noter également qu’une série télévisée, tirée des romans de l’autrice et produite par les instigateurs de celle consacrée au commissaire Montalbano d’Andrea Camilleri, est d’ores et déjà diffusée sur les canaux transalpins.

JLM

CHEVREUIL de Sébastien Gendron / La Noire / Gallimard.

Une fois encore, c’est le grand n’importe quoi, et nous ne pouvons que nous en réjouir. La parution d’un nouvel opus de Sébastien Gendron c’est métronomiquement la garantie d’une vraie récré, d’une bonne tranche de rigolade acidulée et démâtée. Et le présent Chevreuil ne déroge pas à la règle, si tant est que le mot « règle » soit inscrit au registre du gonze en question. Lois, règles, ordres, usages, codes : pas sûr que l’un de ces mots amidonnés puisse s’accorder à ses partitions en vrilles majeures. Peut-être pourrions nous lui reconnaître quelques connivences avec les lois de la nature s’il ne prenait pas un malin plaisir à en détourner du droit chemin tous les gentils clichés bienveillants et printaniers. Loin des souriants 30 millions d’amis potentiels, ses bestiaires sans queue (de pie) ni tête (de veau) tournent régulièrement au désastre sanguinolent, voire au carnage aussi peu végan que pacifiste. On se souviendra des requins hypertrophiés de Fin de siècle (Série Noire 2020) avant d’appréhender prudemment son nouvel Arche de Noé foutraque. Chevreuil commence d’ailleurs par une parenthèse sans grand rapport avec le tangage des chapitres suivants, mais avec un lien certain entre squales et félins, unis dans leur volonté dans découdre avec cet abruti d’homo sapiens, celui qui chasse, vote, drague, roule, avec les mêmes égoïsme, machisme, suffisance, vanité, brutalité, stupidité…
Chevreuil donc. Soit, après Chez Paradis (Série noire 2022), un autre tour de piste au cœur de la France rurale de Dupont Lajoie et des racismes ordinaires. En route pour Saint-Piéjac alors. Là où ailleurs, le constat sera le même, la constante sera la même peur de l’étranger. Sauf qu’à Saint-Pièjac, le seul migrant est anglais. Qu’à cela ne tienne : tous les maux et soupçons retombent sur le paletot de métèque en puissance du dénommé Connor Digby. Les ennuis condensent au-dessus de sa tête comme autant de cumulonimbus au bord de la rupture. Qu’ils aient les traits amènes de l’improbable Marceline ou ceux beaucoup plus menaçants d’un joli panel de crétins, les orages s’annoncent puis se succèdent avec la même densité d’inepties navrantes. Toute la populace a quelque chose à reprendre au Briton : une bagnole, une nana, un honneur mal placé, chacun avec cette notion étriquée et bien française de la propriété. Tous finiront mal sans nous arracher une larme. C’est plutôt avec de larges sourires que nous assistons à l’hécatombe orchestrée par un Sébastien Gendron en bonne forme. De ce mec nous supportons à la fois les dérapages incontrôlés et les cinquante nuances de gris, du plus lumineux au plus sombre, du plus aimable au plus hostile. Pire, nous les validons et les faisons nôtres avec une complicité goguenarde. Et pire, voire encore pire, nous recommandons sans vergogne à d’autres organismes blindés ce mille feuilles (330 pour le coup) parfaitement dosé entre une forme quasi hystérique et un fond beaucoup plus pertinent.

JLM

REPENTIE de Margot Douaihy / Harper Collins, Noir.

Scorched Grace

Traduction : Sophie Aslanides et Peggy Rolland

Sœur Holiday, aussi chrétienne qu’agnostique marche sur les dalles du cloître sans en effleurer les angles ni en égratigner les règles. Non, d’ailleurs : elle s’en fout des dalles, de que dalle, de l’ordre comme du désordre. Plus Carpe diem que Jour du seigneur, et confrontée soudain à un incendie criminel au cœur de son sacerdoce entre les murs de l’Ecole Saint-Sébastien, elle écrase derechef son mégot et se lance corps et âme, voire corps et amen, sur les traces du ou des coupables pyromanes. Tabagique, accro à toutes les bribes d’un passé qui nous sont diffusées au fil des escarbilles, elle mute en détective improvisée et auxiliaire de police dubitative. La paix de son sanctuaire est à ce prix, mais son passé rock’n’roll de nonne queer’n’punk n’est pas sans luttes internes ni sacrifices personnels. Fidèle, c’est le mot, à ce refuge où la foi en la rédemption l’a acceptée lorsque sa jeunesse bringuebalante fermait toutes les autres portes, elle délaisse les serpillières et les cours de chant dont elle a la charge pour rechausser les Docs et emprunter un chaotique chemin de croix, aussi binaire que dévoyé. Des basses besognes qu’elle considère comme un privilège (« Ressentir la douleur ? La preuve qu’on progresse ») aux pénitences infligées, elle relativise toutes les conneries des clochers dominants et finit par statuer que survivre aux flammes est un peu son destin de dure à cuire, dure en cuir, voire dure en queer. Et en toute logique, avec ce personnage central qui fume comme un pompier, Repentie commence par le feu et finit par le feu, sans cesse attisé par les gerbes d’étincelles noires d’une écriture inédite qui à la fois se moque de tout et respecte tout. L’équilibre est parfait, porté haut par un humour pointu, déchargé à chaque page par les canons surchauffés d’une arme littéraire à répétition, aussi intelligente qu’intelligible, entre révérences, références et irrévérences.
Diluant ainsi la rigueur paroissiale grise dans la moiteur colorée de la Nouvelle-Orléans, Margot Douaihy (poétesse et figure de la communauté LGBT yankee, enseignante à l’université Franklin Pierce du New Hampshire et rédactrice en chef du Northern New England Review) réussit un premier roman pétillant et joliment rythmé. C’est totalement foutraque et charpenté d’un humour décapant, mais incroyable d’assurance et de modération entre le respect des croyances et le désir de sauter à pieds joints dans le marigot. À noter que la VO américaine du livre (titrée Scorched Grace, grâce brûlée) est publiée par Gillian Flynn, l’autrice de Gone Girl devenue éditrice pour le coup.

JLM

CIEL DE RÉGLISSE de Marc Villard / La Noire / Gallimard.

On ne peut pas dire que ses personnages soient à la fête. Néanmoins, s’immerger dans un nouveau recueil de Marc Villard en est toujours une pour nous. Successeur de Raser les murs, publié début 2022 aux éditions Joëlle Losfeld, voici donc Ciel de réglisse que nous accueillons avec la même confiance, sans cesse renouvelée, sans cesse validée. On a beau connaître l’univers et les codes de l’orfèvre français de la nouvelle sur le bout des doigts, on se laisse à chaque fois emporter par les déclinaisons du jour. À chaque livraison inédite, sa poésie anthracite nous entraîne, nous laissant dériver vers des méandres inconnus. L’œuvre de Marc Villard est un fleuve dont chaque affluent apporte de nouveaux remous. Ciel de réglisse ne déroge pas à ces regains de flux et de courants, dramatiques et mélodieux, sobres et harmonieux. Pour le coup, c’est à un renouvellement de la forme auquel nous sommes conviés. Le présent recueil s’articule autour de deux novellas intitulées En danseuse et Ciel de réglisse, encadrant une série de six courtes nouvelles regroupées sous le titre générique de Musique soûle.

De la Syrie aux buttes parisiennes, il n’y a qu’un raidillon, aussitôt franchi à vélo et en danseuse donc, entre soupe populaire et prose de Patti Smith : « fille puisses-tu tournoyer en riant, puisses-tu tournoyer quand tombent les roses ». Bilal est homo, réfugié et bientôt mort, jusqu’à téléporter ses guirlandes de problèmes et celles de Sylvia sur le Vieux Port marseillais. Du pur Villard, tout en mesure et mélodies. Quant à l’agrégation Musique soûle, elle commence par un Transfert entre les rêves d’un baroudeur chenu et ceux d’un couple de jeunots. Yasmina, Marcus, Alex, Papa Ours, Tine, des destins de rien portés par des chorus feutrés complètent le sextet à cordes sensibles. Puis vient avec Ciel de réglisse l’heure des romances et trahisons concomitantes. Marc Villard transpose ses meilleurs refrains jusqu’à Los Alamos, Nouveau-Mexique, où se cristallise un amour impossible entre l’ingénieur expat’ Sylvain et la jolie potière indienne Kwanita. D’autant que l’argent, toujours l’argent, s’en mêle. Pas bon ça. Entre l’ocre des terres de l’Ouest et le noir de torves desseins se tisse un clair-obscur aussi aride et flou qu’un mirage dans le désert des Mojaves : décor rêvé pour clôturer un court opus de 180 pages tendues, comme l’arc qui en ponctue la fin.

JLM

LE DERNIER LOUP de Corrado Fortuna / Gallmeister

Traduction : Anita Rochedy

Décidément, l’Italie noire a le vent en poupe. Après les excellents Péché mortel de Carlo Lucarelli et Ce n’est que le début de Valerio Varesi, voire l’exposition de la littérature transalpine sous les feux de la rampe du tout récent Festival du livre de Paris, c’est au tour de Corrado Fortuna d’immiscer son Dernier loup dans le sillage d’un filon dont les gemmes séduisent. Déjà responsable d’un Un giorno sarai un posto bellissimo en 2014, passé sous les radars français, le Sicilien repart aujourd’hui sur les sentiers escarpés de ses terres natales. Acteur (brièvement aperçu jusque dans les ruelles du To Rome With Love de Woody Allen), réalisateur de clips et documentaires, il sera cette fois spectateur et auteur d’un huis clos étouffant au cœur du massif des Madonie, sous l’ombre du Pizzo Carbonara, point culminant du nord de l’île.


Piano Battaglia, minuscule village incrusté dans la roche et l’omerta : Tancredi Pisciotta, natif du coin et lecteur assidu de Jean-Claude Izzo, compte bien s’y oublier un temps, pour fuir la camurrìa, en VF « pour fuir les emmerdes du quotidien », ce qui traduit en truismes siciliens n’est pas dénué d’inhérents problèmes. À deux heures de route chaotique de Palerme, Tancre’, comme l’appelait Ruggero, son petit frère disparu, retrouve cet oxygène dont son statut de critique musical et citadin l’a exclu.


Mais la soixante-quinzième brebis d’Amir, berger sympathiquement intégré mais néanmoins ex-naufragé médusé et repêché au large de Lampedusa, n’est pas rentrée. Amir ne rentrera pas non plus. Et le brouillard s’incruste sur les côteaux comme sur les profils de quelques personnages guère moins flous, dont la belle et mutique Angela, son père Piero, l’aubergiste un peu ours, Gaetano, le grand-père et père des deux précédents. Et puis il y a aussi l’ombre d’Adelmo, l’autre grand-père, celui de Tancredi, parti depuis belle lurette mais laissant à la postérité son prestige de tueur du dernier loup de l’île, quarante ans auparavant. Ajoutez Mimmo, le vieil Abele, puis l’inspectrice Gaia Di Bello, venue démailler l’écheveau, et le casting serré est complet.


Alors, c’est quoi cette histoire d’une possible résurgence du canis lupus sur les hauteurs ? Conte, mythe ou légende ? D’autant que l’humain et ses travers s’invitent en filigrane pour une sorte d’allégorie entre le loup des bois et ses homologues bipèdes, bien plus néfastes. Forcément, de ce soupçon de fable exsude le souvenir de l’époustouflant Bois-aux-renards d’Antoine Chainas, paru aux premières heures de l’année. Le dernier loup n’en a certes que les frondaisons et les racines sylvestres, mais une jolie structure entre présent et flashbacks, ainsi qu’une écriture souple et intense, parsemée de belles tournures et d’adroits coups de crocs, lui confère haut la main un honorable rang de lecture conseillée. « L’homme est un loup pour l’homme » écrivait Thomas Hobbes il y a des lunes (Du citoyen, 1641). Et Corrado Fortuna nous confirme que ce prédateur-là n’est pas en voie d’extinction.

JLM

ZONE TENDUE de Gérard Alle / Editions In8

« La notion de « Zone tendue » qualifie les agglomérations où le marché immobilier souffre dun grave déséquilibre entre loffre et la demande de logement. La Loi ALUR (Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour lAccès au Logement et à un Urbanisme Rénové) censée sopposer à ce déséquilibre ne sapplique pas aux territoires fortement impactés par le tourisme saisonnier. »

Être autochtone et trouver un logement à l’année sur un littoral squatté en pointillé par les estivants : l’équation n’est pas simple à résoudre. Avec une pensée, là, pour les amis finistériens confrontés à l’épineux problème. Lui-même Breton de cœur et d’adoption, c’est à Douarnenez que Gérard Alle pose cette fois le doigt là où ça fait mal. Dans la cité sardinière d’Iroise comme ailleurs, le moindre immeuble avec vue sur mer et dividendes à venir attire les convoitises et sourires faux-derches des Stéphane Plaza locaux. Ici, le vautour a la tronche de Kersauzon et se prénomme André. Pour le (sale) coup, c’est au nid délabré de Lola, pipelette au look de zadiste en cale sèche, et Alex, jeune type un tantinet simplet et entravé par une mère haut perchée, que le rapace s’attaque. L’une est intérimaire à la conserverie de poisson, l’autre s’ignore en Monsieur Jourdain du slam inné.
Quand arrivent les courriers synonymes d’expulsion, les trois locataires, moineaux aussi déplumés que démunis, serrent les ailes. La mère (surnommée Tit’Annick, c’est dire l’étendue du naufrage) tangue un peu mais se rallie à l’active résistance soudaine de son fils et de Lola. La fronde est en marche. Les voisins s’en mêlent, le quartier s’en mêle. Même la presse vient en soutien aux insurgés. Même André se prend un méchant coup de blues et voit ses convictions professionnelles s’effriter comme les murs du vieux bâtiment convoité. Mais un contrat reste un contrat et le dépeçage des bords de mer continuera, avec ou sans Lola, avec ou sans Alex.

Les mots lestes (qui molestent finement aussi) de Gérard Alle, conjugués à ceux qui dansent et pétillent dans la tête d’Alex, rythment les 90 pages de ce court roman allègre autant qu’ébouriffé. À la bonne franquette, pour ainsi dire, l’auteur des mémorables Il faut buter les patates et Babel Ouest (aux éditions Baleine au début du siècle), réussit avec cette intrusion en Zone tendue un autre de ces sprints sympathiques et humanistes à porter au crédit de la collection Polaroid, cette série de novellas initiée par Marc Villard pour les éditions In8. Trugarez ! Certes. Mais, de toute façon, on ne peut que faire confiance à un mec qui cite sans ciller Billy Bullock And The Broken Teeth, l’héroïque combo du punk’n’roll penn-sardin…

JLM

LE SACRIFICE DES AFFREUX de Jean-Noël Levavasseur / Editions AFITT.

Sur l’étal de la boucherie Chilard, le pâté de tête fait grise mine. Surtout que la tête en question, parée comme celle d’un veau, s’avère être celle de Louis Leblanc, capitaine d’industrie, notable du cru, résistant respectable jadis, puis plus ou moins barbouze à ses heures subséquentes. Voilà comment les Affreux du Katanga s’invitent en filigrane à Granville, gracieuse cité corsaire du Cotentin, et rappelle à la grande histoire que notre belle France a aussi eu ses Commandos Wagner bien avant ceux de Vladimir. Bref… Elisa, journaliste cantonnée aux marronniers locaux, saute à pieds joints dans le prévisible marigot et y laisse toutes ses plumes. La rédaction de sa frileuse feuille de choux régionale la vire, préférant jouer l’autruche fasse aux éventuels ressacs. Que ne ferait-on pas pour préserver son budget pub et ses invitations aux pince-fesses municipaux ? Qu’à cela ne tienne, avec l’aide de son ami Luc Mandoline, Elisa continue de tamiser la boue pour essayer dans tirer la vérité.
Luc Mandoline donc ? L’Embaumeur : cette série créée au début des années 2010, un peu dans le sillage du Poulpe de Jean-Bernard Pouy, par Stanislas Petrosky et les éditions de l’Atelier Mosésu. Adopté depuis par plusieurs maisons (Voir le Deadline à Ouessant de Stéphane Pajot réédité en 2022 sous le titre Meurtres sur l’Île chez Le Geste Noir), l’enquêteur, thanatopracteur de profession, nous revient aujourd’hui chez un nouvel éditeur et sous la plume alerte de Jean-Noël Levavasseur.
Si Jean-Noël, journaliste et chroniqueur noir à Ouest-France, romancier et coordinateur de recueils collectifs, est favorablement connu de nos services, l’éditeur de ce nouvel opus est plus surprenant. En y regardant de plus près, AFITT Editions, sous-titrées La Mort est notre métier, se consacraient jusqu’à lors à des manuels de thanatopraxie. Les voici donc en route pour la fiction, sous l’égide de… Stanislas Petrosky, lui-même thanatopracteur, cet Anubis des temps modernes, capable de rendre leur sourire aux cadavres. Autant dire que les (têtes de) veaux seront bien gardés.
Quant à nos Affreux, ainsi qu’étaient réellement nommés les mercenaires en terres africaines du tristement célèbre Bob Denard, leurs cauchemars, attisés sans cesse par le souvenir des féroces guerriers Balubas, tournent en une hécatombe bien réelle. Au chuintement des machettes répond désormais le tonnerre du plomb et le cliquetis de diamants volés jadis. La vengeance déferle, faisant payer à chacun ses idéaux coloniaux et la perdurance de mauvaises manières envers tout bipède à l’épiderme un peu trop sombre, homme ou femme.
Epaulé par des illustrations ad-hoc d’Ugo Panico et une préface forcément historique et carrée de Frédéric Paulin, Jean-Noël Levavasseur gagne la Manche haut la main, voire « aux poêles » comme on dirait du côté de Villedieu, à un jet de pavé de Granville…

JLM

PAYSAGES TROMPEURS de Marc Dugain / Editions Gallimard / collection Espionnage

Et si soudain, au hasard d’un hall de gare, vous tombiez sur un volume idoine, magnifique et inespéré, une sorte de SAS ou OSS 117 luxueux ? Oui, vous souriez face à l’impossible rencontre. Pourtant cette chimère existe et vient d’être publiée sous la plume et l’égide du certes hautement crédible Marc Dugain. De l’auteur nous connaissions La Chambre des officiers (1998) bien sûr, d’autres Une exécution ordinaire (2007) ou La Malédiction d’Edgar (2005). Nous le savions multicarte, enseignant, capitaine d’industrie, économiste, réalisateur… Et, cerise sur le gâteau, nous apprenions récemment qu’il prenait la baguette de chef d’orchestre d’une nouvelle collection Espionnage chez Gallimard. C’est donc avec un appétit aiguisé que nous recevions en avril dernier un premier opus intitulé Des hommes sans nom, signé Hubert Maury et Marc Victor, jolies prémices d’une souche dont le maître de cérémonie paraphe lui-même le second volet.


Action, dépaysement, séduction, magouilles, paranoïa, coups fourrés, doubles jeux, tous les ingrédients chers à Ian Fleming ou Graham Greene sont ici présents, transcendés par une écriture qui ne laisse rien ni au hasard ni à la facilité. Différence de taille néanmoins, la présence récurrente de paragraphes limpides et érudits sur la géopolitique, sur les réflexions et les arrangements collectifs ou individuels : « l’existence n’a aucun sens, raison pour laquelle nous cherchons à lui en donner un ». On est dans l’aventure, certes, mais rien ne saurait être juste survolé ou négligé, la privant ainsi de ses amarres à une réalité passionnante. Un équilibre parfait s’opère entre une histoire échevelée, menée ventre à terre, et ses ramifications historiques, coloniales, guerrières ou muettes. Bref, la gâchette et les tractations n’empêchent pas la pensée et l’élévation. Ce livre est un bonheur à la fois simple et éclairé.


De Somalie au Maroc, de Paris au Groenland, via l’Islande, les courts chapitres s’accélèrent pour tisser une toile où les volte-face et la conjuration des intérêts surfent sur les pentes savonneuses du volcan mondial. « La vie est bien l’exception et la mort la règle » : alors autant jouer le jeu en improvisant un hold-up suicidaire et baroque au service de l’équilibre planétaire et de quelques visées plus personnelles.


Le narrateur, Lévia et Ben s’y collent avec autant de minutie que de désinvolture. Et ça marche, avec même un président orange en guest-star. Les fonds serviront la planète. Quant à l’autre fond, celui du livre, entre punchlines et vraies questions, le tout servi par une verve magistrale, il confère à ces Paysages trompeurs une rare et habile symétrie entre sens et vivacité. On y pense, on s’y dépense, entre nécessités du jour et aléas d’hier. Les décennies s’y télescopent avec brio : même les obligés flashbacks tintent comme du cristal, même les services secrets, tellement à contre-courant de l’exhibitionnisme de l’époque, s’y trouvent bousculés et soudain désuets. Reste le business roi et ses lois inaltérées depuis trois mille ans : « Le business c’est la zone de tolérance absolue, la seule où n’importe quel individu est susceptible de s’accorder avec n’importe quel autre. Religion, couleur, race, croyances, idéologie, classe sociale, tout disparaît miraculeusement, comme si ces différences n’étaient entretenues que pour divertir l’opinion pendant que circule l’argent, le vrai ».

Le monde moderne n’est plus le nôtre, ni celui des personnages de Marc Dugain. Mais si, à l’occasion, Robin des Bois peut encore gommer quelques dysfonctionnements, alors nous retrouverons foi en lui. En attendant, on flingue, et ça nous détend joliment.

JLM

BARAQUE À FRITES de Jérémy Bouquin / Editions In8

Jérémy Bouquin n’arrête pas. Il est partout, sur chaque passe décisive, de toutes les échappées à l’approche du col à venir. Sûr que le prochain contrôle antidopage lui sera fatal. Mais en attendant, c’est toujours un plaisir de retrouver ses personnages de petites gens pas vraiment gâtées par le destin. Nous pourrions bien entendu évoquer ses nombreuses nouvelles numériques chez Ska, ses Enfants de la meute au Rouergue, son Chien de guerre aux éditions du Caïman, et ainsi de suite. Mais c’est avec une pensée pour son Précédent Maurice de 2020, dans la même collection Polaroid (Dirigée par Marc Villard pour les éditions In8 si besoin de le rappeler, soit plus de trente novellas en 12 ans) que nous entamons le présent Baraque à frites. Maurice était un gamin mutique et déboussolé, Julien n’a guère plus de chance dans la cartouchière. Si le parcours du bringuebalé Maurice cumulait les chaos, celui de Julien est morne, cadenassé et sécurisé par la vigie maternelle. Trentenaire autiste, il tient une friterie forcément nordiste, avec Maman donc. Il gère, la production, la cuisson, la caisse. Il gère, il assure, depuis toujours. Julien gère, ne sait faire que ça et le fait bien. Mais un rien peut déstabiliser la précarité de l’équilibre : un mot de travers, une cliente trop jolie, une question en marge. Au moindre écart, même le plus infime, la terre tremble, le ciel tourne, les séismes grondent. Alors, lorsque le drame majeur survient, un vent de panique se lève. Pas comme Maman qui justement, ce matin-là, ne se lève pas. Un ou deux samaritains plus ou moins bons, veillent et épaulent l’orphelin sans amarres. Mais aucun horizon n’existe sans Maman. Seul un miracle pourrait tirer Julien du marasme. Une fée, peut-être ?

Un autre joli moment de vie crue signé Jérémy Bouquin, en 80 pages vives, servies au rythme soutenu de phrases courtes, denses et dansantes.

JLM

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