Chroniques noires et partisanes

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LA FILLE DU POULPE – DES CLICS ET DES CLAQUES de Dominique Sylvain / Moby Dick.

Nous apprenions il y a quelques mois que Le Poulpe avait une fille, ou presque. Elle se prénomme Gabriella et sa fiche anthropométrique nous dit qu’elle aurait grandi dans les prisons boliviennes avant de débarquer à Paris pour rallier les causes de son paternel adoptif, Gabriel Lecouvreur : ce Poulpe récurrent initié par Jean-Bernard Pouy en 1995 et adopté par toute la galaxie noire, de Didier Daeninckx à Caryl Férey, de Franz Bartelt à Hervé Le Tellier…
Après deux épisodes inauguraux, menés tambour battant par Thomas Cantaloube et Maryssa Rachel, c’est entre les mains assurées de Dominique Sylvain que Gabriella confie sa troisième enquête au pays des injustices criantes et des petits, Poucets et poussés à la faute. De Dominique Sylvain nous connaissons les Sœurs de sang, bien sûr, ou ces Passeurs de l’étoile d’or (Editions Autrement, collection Noir Urbain, 2004) et Passage du désir (Grand prix des lectrices de Elle en 2005), géographiquement proches du bar de la Sainte-Scolasse, estaminet sis au cœur du onzième arrondissement d’un Paris d’hier, d’un Paris maltraité aujourd’hui. La voici de fait aux commandes d’un imbroglio complotiste, juché sur les canons d’une mode tarifée par les réseaux sociaux, calibré par le meilleur de la littérature de gare à l’ancienne et doté d’un Samouraï plus japonais que Delon, plus Jo qu’Elvis néanmoins pour rester chez les Costello.
L’affaire de ce troisième tome donc : Solveig, une influenceuse en vue se fait agresser et torturer à bord de la péniche qu’elle compte aménager en scène-sur-Seine de ses activités parisiennes, du côté du canal de l’Ourcq et de l’extension des contreforts de Boboland au nord-est de la capitale. Qui dit péniche, nous pousse à penser à un autre Dominique (Delahaye en l’occurrence, pour ses histoires de batelier, dont À fond de cale ou Naufrages aux éditions In8), mais Gabriella s’avère elle aussi un sérieux marin d’eaux plus troubles que vives ou douces quand il s’agit de défendre son port d’attache et ses fidélités ancrées au zinc de la Sainte-Scolasse. Alors, si Julie et Juliette, les deux patronnes à la barre du bar cher aux Poulpes, sont impliquées, voire en danger, la chica au sang chaud s’engage, quitte à affronter les extrêmes du moche : extrême droite comme extrême connerie concomitantes. Et en toute logique, elle se fait molester à son tour. Son CV chargé d’ex-taularde lui permet de mettre en fuite un ingénu qui passera l’arme à gauche (si tant est qu’un front comme le sien puisse pencher à gauche) quelques chapitres plus tard, exécuté par ses propres commanditaires. Autre preuve qu’en politique, les ennemis sont toujours plus fiables que les amis. Bref, le miroir aux alouettes de la toile tue Solveig d’abord et entraîne pas mal de monde dans la même fosse, commune pour le coup. Ҫa va vite. Ҫa bouge fort…

JLM

L’AGENT de Pascale Dietrich / Liana Levi.

Pascale Dietrich, sociologue de profession, possède une bibliographie déjà importante, portée par ses précédents « polars » à l’humour noir roboratif. On avait déjà constaté le succès critique de ses autres romans et il nous a semblé qu’il était bon de franchir le pas et de se laisser guider par l’auteure dans une histoire abracadabrantesque en diable.

« Après une enfance calamiteuse, Anthony Barreau s’enorgueillit d’habiter le XVIe arrondissement parisien, de porter d’impeccables chemises blanches et de mener une brillante carrière d’agent. Pas agent d’auteurs ou de stars. Non, lui gère les contrats qu’on pose sur la tête de certains indésirables et qui rapportent dix pour cent du montant destiné au tueur. Un travail méticuleux et tranquille, tant qu’on efface ses traces et qu’on évite les ratés. Mais le jour où une mission tourne au fiasco et que le commanditaire, un caïd redoutable, se retourne contre lui, tout part en vrille. Face au règlement de comptes annoncé, Anthony doit au plus vite trouver une planque. Quoi de plus insoupçonnable que le camping de Vierzon ? Et quelle meilleure couverture qu’une vieille dame en cavale prête à tout pour échapper à l’Ehpad ? »

La première erreur à faire en ouvrant ce roman serait de le considérer comme un polar, qu’il n’est absolument pas. Dès les premières pages, au ton, on comprend vite qu’on est plutôt dans une comédie plus ou moins noire, empruntant des décors, des personnages, des situations propres au polar. Le premier moment chaud du roman, non crédible, achèvera de vous convaincre. Pour autant, il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin. Si la crédibilité n’est pas à l’ordre du jour, on suit avec le sourire des personnages charmants dont on n’a pas envie qu’ils aient des problèmes. Un agent de tueurs Anthony Barreau aux allures de gendre idéal, une vieille dame craquante voulant éviter la prison des personnes âgées, l’Ehpad, et une jeune sportive à la carrière brisée, un joli trio qui va s’unir pour combattre l’adversité et les tueurs.

Survolant avec respect les thèmes de la marginalité, de la vieillesse et des tueurs de l’ombre, Pascale Dietrich mène bien sa barque jusqu’à une issue qui laisse envisager avec une certaine sérénité une suite qu’on espèrera aussi sympathique que L’agent, gentil remède à la « merditude des choses ».

Clete

TERRES PROMISES de Bénédicte Dupré La Tour / Editions du Panseur.

Bon, novembre, et on ne vous apprendra rien, n’est pas le mois le plus fécond pour les sorties de polars et autres romans noirs. Les vitrines des librairies se parent déjà des couleurs de Noël, assez peu complémentaires avec la noirceur que nous privilégions. Moins qu’en décembre peut-être mais déjà le regard a tendance à se tourner vers l’avant, vers les promesses de janvier, février. Néanmoins, novembre est la bonne période aussi pour regarder un peu en arrière, vers les bouquins qu’on a négligés ou tout simplement pas vu passer et qui sont loués un peu partout mais surtout chez les signatures qui comptent pour nous. Terres promises nous a été proposé, à moi toujours, et je viens de le terminer, en PDF, avec trois mois de retard, bien après la furie de septembre.

Bon, d’emblée, ce premier roman entre dans mon top 3 de l’année et je vais m’employer à tenter de vous expliquer pourquoi un tel émoi pour un roman et d’ailleurs est-ce vraiment un roman ? Pas très bien vendu par l’éditeur, soit dit en passant, une couverture vierge pour une auteure inconnue, pas très attirant tout ça. Je ne veux pas excuser mon oubli, juste dire que l’ouvrage ne vous saute pas à la tronche quand vous entrez dans une boutique.  Et pourtant…

« Entendez dans ce roman choral les voix oubliées de la conquête de l’Ouest : Eleanor, la prostituée qui attend l’heure de se faire justice ; Kinta, l’indigène qui s’émancipe de sa tribu ; Morgan, l’orpailleur fou défendant sa concession au péril de sa vie.

Par-delà les montagnes, arpentez les champs de bataille avec Mary ; suivez la traque de Bloody Horse, et rêvez de la liberté sauvage avec Rebecca.

Parmi les colons et les exilés, vous croiserez sûrement la route du Déserteur, et une fois imprégnés de la véritable histoire de l’Ouest, le Bonimenteur vous apportera votre consolation contre quelques pièces. »

Ce premier roman de Bénédicte Dupré la Tour est un sacré western sale, bien dégueulasse, dans une version dépoussiérée, déchiquetée de nos visions hollywoodiennes. Alors, c’est bien souvent très douloureux à lire, tous nos clichés sont salis mais surtout débités pour ne laisser que la pire version de ces existences en pleine nature dont on a des images plus ou moins poétiques, féériques. Ici y est montrée la plus grande des souffrances des personnes que nous allons rencontrer, leur combat terrible pour la survie. C’est un méchant mille-feuilles que nous propose l’auteure avec plusieurs couches de tourments pour ces pouilleux, dégénérés, misérables, boiteux malades, psychopathes, ratés qui peuplent ces terres nouvelles et qui contribueront à bâtir un pays qui deviendra le leader mondial au sortir de la première guerre mondiale. On le sait l’homme est un loup pour l’homme et le premier niveau du malheur proposé provient des tourments provoqués par les autres humains, ces compagnons d’infortune lancés eux aussi dans un rêve fou de possession d’or, d’une boucle de rivière, d’un bout de terre promise. Tous ces gens endurcis par une existence misérable en Europe connaissent la lutte quotidienne depuis leur enfance, comme présente dans leurs gènes et les plus violents, les plus rusés, seront les plus aptes à s’extirper de la fange. Souvent évoquée et décrite avec un lyrisme aussi enchanteur que tragique, la nature est, bien entendu, la deuxième cause de la souffrance de ces pionniers démunis devant son hostilité, ses obstacles infranchissables ou ses dédales dangereux. Toutes ces histoires de destins malheureux interpellent bien sûr notre imagerie populaire : la prostituée arnaqueuse, le patron de bar, l’orpailleur, le notable, le pasteur, le bonimenteur, les pionniers, les indiens… Tous dans des décors que l’on connait mais qu’on redécouvre uniquement dans leur côté sombre. Et par-dessus tout cet enfer perpétuel plane, pèse la pire des engeances pourtant portée en étendard : la religion, la foi qui salit, ment, pervertit, déforme, effraie, soumet, tue.

Ces histoires poisseuses, malheureuses, sont magnifiées par une écriture de tout premier ordre aussi dure et poignante dans la souffrance et la douleur que poétique dans des temps où il fait bon calmer un peu l’incendie, voiler un peu l’indicible. Dès la première page, j’ai « prié » pour que l’enchantement ne soit pas un simple embrasement de brindilles, mais pas une seule histoire, pas un seul paragraphe qui ne soit maîtrisé ou animé par la même fièvre fatale, létale. On peut penser, au premier regard, que Terres promises n’est qu’un recueil de nouvelles, terme qui effraie le lecteur français auquel on préfèrera toujours le terme plus appâteur de roman choral. Mais très vite, les liens entre les histoires apparaissent au lecteur curieux n’hésitant pas à retourner en arrière, toutes ses destinées sont liées et pas seulement par leur présence dans un même pandémonium. Il y aurait beaucoup de belles choses à dire sur l’écriture, sur la construction, le rythme mais nous nous contenterons juste d’évoquer Donald Ray Pollock l’auteur de Le diable tout le temps et de Une mort qui en vaut la peine à qui ce roman fait terriblement penser. Les fans de l’auteur de l’Ohio trouveront ici de quoi patienter agréablement pendant l’attente interminable de son nouveau livre ; un peu comme l’attente qu’a su créer chez nous Bénédicte Dupré la Tour avec ce premier roman phénoménal.

Clete.

LA MAISON DU DIABLE de John Darnielle / Le Gospel.

Devil House

Traduction: Janique Jouin-de Laurens

Gage Chandler est un descendant des rois. C’est ce que sa mère lui a toujours raconté, durant une enfance tranquille dans une petite ville californienne. Devenu auteur à succès de récits de true crimes, il reçoit une nouvelle proposition de son éditeur, un sujet taillé pour lui. En 1986, dans la petite ville de Milpitas, des adolescents désœuvrés ont massacré deux personnes dans une ancienne boutique porno transformée en refuge par leurs soins. Si ce crime d’apparence rituelle est intervenu en pleine fièvre satanique, il est pourtant passé sous le radar médiatique et, étrangement, resté impuni. Les personnalités de ces jeunes en rupture, amateurs de comics, de cinéma d’horreur et de rock’n roll touchent l’écrivain qui achète la maison où a eu lieu le meurtre, désormais transformée en habitation banale. Alors qu’il commence son enquête et son immersion dans cette énigme policière, l’histoire qu’il espérait écrire se complexifie et il se heurte peu à peu à sa responsabilité d’auteur exploitant la violence du monde réel et à ses obsessions de créateur.

En tant qu’écrivain, le nom de John Darnielle ne vous dit probablement rien. Mais peut-être le connaissez-vous sous son autre casquette, celle de chanteur, multi-instrumentiste et leader du groupe américain The Mountain Goats. A ce jour, on lui doit trois romans qui ont eu une belle reconnaissance aux Etats-Unis. Le premier, Le loup dans le camion blanc, est sorti en 2015 chez Calmann-Levy, son deuxième n’est toujours pas arrivé jusqu’à chez nous, et son troisième, La Maison du diable, vient de paraître chez Le Gospel. Une superbe couverture et un titre un brin racoleur lui confèrent d’emblée une aura qui ne passe pas inaperçue. Mais soyez prévenus, ce roman n’est pas ce que l’on vous vend, et peut-être pas ce que vous lirez non plus. Comprendra qui s’y plongera…

Emballé, je le fus dès les premières pages. J’avais l’impression de tenir un page-turner qui allait me porter d’une traite jusqu’à sa fin. Je me disais encore naïvement que j’allais plonger dans les affres d’un crime sous couvert d’une simple enquête menée par un écrivain. Mais chez Le Gospel, une fois de plus, il faut être prêt à se laisser surprendre. John Darnielle nous embarque là où il veut, pas du tout là où vous espériez ou imaginiez aller, et ce d’une main de maître. 

La Maison du diable ne nous effraie pas, comme on pouvait le supposer, mais il nous envoûte. Découpé en plusieurs parties, ce sont autant de points de vue et de narrateurs qui nous conduisent dans une labyrinthique exploration fictionnelle du true crime, ici façon West Memphis Three, et de son lectorat. Le true crime, je le rappelle, ce sont ces livres documentaires qui reviennent sur des crimes et leurs perpétrateurs et qui connaissent un certain succès. John Darnielle, au travers de Gage Chandler, questionne un genre littéraire, son sensationnalisme, ses conséquences, le poids de la vérité, l’éthique des auteurs concernés, notre relation à ces faits divers souvent sordides, et cela tout en proposant une réflexion sur le récit et sa construction. Mais ce n’est pas tout ! D’autres questions posées ici sont: pourquoi faisons-nous ce que nous faisons et quelle est l’importance de l’adolescence dans notre construction et nos trajectoires de vie ? Vous cherchiez une lecture stimulante pour votre cerveau ? Vous l’avez trouvé !

Pour arriver à ses fins, John Darnielle prend des chemins sinueux avec plusieurs histoires en une et plusieurs strates de lecture. Il mélange passages du travail en cours de Gage Chandler, extraits d’un précédent livre de Chandler (La sorcière blanche), lettre d’une mère dont le fils est au coeur de La sorcière blanche, références régulières à un film sur un autre crime qui a eu lieu à Milpitas quelques années avant celui dont il est initialement question ici, ainsi qu’une partie plus étonnante encore mais que je vais vous laisser découvrir. Alors oui, on s’y perd un peu, jusqu’au très adroit final qui rassemble toutes les pièces de ce puzzle narratif. 

Ce roman de John Darnielle n’est rien de moins qu’une ambitieuse et passionnante métafiction. Une œuvre d’art minutieuse et une expérience littéraire unique en son genre qui ne peut que devenir culte. Puissant !

Brother Jo.


LA FERTILITE DU MAL d’Amara Lakhous / Actes Noirs / Actes Sud

Tair al-lail

Traduction: Lotfi Nia

Algérien de naissance, Amara Lakhous né en 70 , a vécu en Italie à partir de 1995 avant de s’exiler aux USA où il exerce la charge de professeur à l’université de Yale. Il a déjà écrit plusieurs comédies en italien, traduites par Actes Sud. « La fertilité du mal » marque son entrée dans le monde du polar et se trouve être le premier de ses romans écrits en arabe et mettant en scène l’Algérie, comme pour mieux se faire entendre de ses compatriotes.

« Oran, le 5 juillet 2018, fête de l’Indépendance en Algérie. Soltani, colonel spécialisé dans l’antiterrorisme, doit renoncer à profiter de ce jour férié : son supérieur l’a débusqué chez sa maîtresse, où il se pensait injoignable. Car l’affaire est grave. Un ancien combattant du FLN, membre des services de renseignement et magnat du pouvoir algérien, a été retrouvé mutilé et égorgé. »

Soltani, bon flic, marche sur des œufs dès le début de son investigation qui ne durera pas plus d’une journée, ce fameux 5 juillet où l’Algérie s’affranchit de la pression coloniale de la France. Egorger et trancher le nez d’un ancien héros de la révolution algérienne et notable oranais le jour de la fête nationale fait mauvais effet et Soltani est pressé par sa hiérarchie et par le pouvoir de réussir rapidement dans son entreprise. Très vite, trois directions se présentent : la voie historique, la victime a fait partie d’un petit groupe de résistants du FLN ayant connu la clandestinité suite à une trahison dans le groupe jamais élucidée. Une autre, beaucoup plus actuelle avec des soupçons de trafic d’armes avec la Libye et de cocaïne et autres activités coupables très familières à Miloud Sabri la victime. S’y ajoutera l’option familiale parce beaucoup de monde finalement avait très envie d’en finir avec ce salaud de Sabri, protégé par les dossiers qu’il a accumulé sur les gens de pouvoir depuis des décennies.

L’enquête, assez brève et très bien montée, est entrecoupée de retours dans le temps très efficaces : la guerre d’indépendance, la libération, la guerre civile, les diverses politiques mises en place, les luttes de pouvoir… qui permettent de connaître ou de rappeler l’histoire chaotique d’un pays qui n’a jamais réussi à connaître l’accalmie, la paix des braves. Classique dans la mesure où la corruption, les abus de pouvoir, les magouilles financières, ne sont pas l’apanage de cette seule Algérie, La fertilité du mal offre par contre un joli visuel surla particularité algérienne.

Didactique à souhait mais sans excès, avec un suspense tenu de bout en bout, la fertilité du mal s’avère au final un polar tout à fait recommandable surtout si vous désirez découvrir l’Algérie et Oran « la radieuse ».

Clete.

BIEN ETRE de Nathan Hill / Gallimard

Wellness

Traduction: Nathalie Bru

Franchement impressionné par son premier roman, la superbe fresque américaine Les fantômes du vieux pays paru en 2017, il était évident que roman noir ou pas, rien à faire, on ne pouvait que plonger aveuglément dans le second imposant roman de Nathan Hill, Bien être.

« À l’aube des années 1990 à Chicago, en pleine bohème artistique, un homme et une femme vivent l’un en face de l’autre et s’épient en cachette. Rien ne semble les relier — elle est étudiante en psychologie, lui photographe rebelle. Mais lorsqu’ils se rencontrent enfin, le charme opère et l’histoire d’amour démarre aussitôt entre Elizabeth et Jack. Ils ont la vie devant eux et, même si leurs rêves et leurs milieux divergent, ils sont convaincus que leur amour résistera à l’épreuve du temps. Mais qu’en est-il vingt ans plus tard ? »

Jack est universitaire dans le domaine de la photographie, dans l’extrême limite de l’art mais le job permet de vivre. Elisabeth est maintenant psy et gère sa clinique spécialisée nommée « Bien être » qui aide à « supporter » la vie aux gens qui ont de la thune et du temps à perdre pour se lamenter. Ils sont les heureux parents d’un joyeux bambin qu’Elisabeth verrait bien hpi mais qui se dévoile uniquement pénible. Tout semble, à peu de choses près, bien aller et leur destin de couple blanc américain plutôt nanti n’est pas le plus dur à porter dans ce pays. Mais le couple romantique qui s’est créé dans des petits appartements d’étudiants il y a plus de vingt ans n’a plus grand-chose à voir avec ce couple bobo d’aujourd’hui. Par de petits détails de leur vie, Jack va commencer à avoir des doutes sur leur devenir… Après le glam, le drame !

Et là vous vous dites, avec raison, que ce genre d’histoires de couples qui se déchirent, la crise de la quarantaine etc, vous en avez déjà lu beaucoup… Mais, parce qu’il y a bien sûr un énorme mais, un grand roman comme Bien être, pas certain que vous en lisiez un tous les ans…

Nathan Hill, étonnant conteur, ne s’attache pas réellement au futur du couple, préférant raconter Jack et Elisabeth maintenant et il y a vingt ans quand ils se sont liés pour remonter ensuite jusqu’à leur tendre enfance, leurs multiples environnements, leurs premières angoisses, interroger le désir de leurs parents, effectuant de divers brillants allers retours dans le temps. Précis parfois jusqu’à la manie, Nathan Hill, avec brio, tente de dévoiler les multiples facettes de la personnalité kaléidoscopique de ses deux héros. Il ne néglige aucun aspect, montre l’évolution de la passion amoureuse, du désir… n’omet aucune variable. Dans de multiples et brillantes digressions, Hill creuse dans des différents domaines scientifiques jusqu’au détail, va à la racine, cherchant le petit truc physique ou affectif qui aurait pu plomber l’avenir, tentant de répondre à la réflexion d’Elisabeth « Etaient-ils faits l’un pour l’autre ? Etaient-ils même compatibles ? »

Le roman, par sa volonté d’universalité sur l’histoire d’un couple, se mérite, c’est certain. Quelques digressions, moins évidentes, peuvent paraître interminables mais le propos, empathique, s’avère toujours étonnamment charmant, joliment enrobé d’un humour très fin et enrubanné de clins d’œil au lecteur très réussis. Prenez garde à la puissance des évocations et aux sentiments que peut faire éclore Nathan Hill. L’intrigue, aussi fine soit-elle, se couvre de gravité dans son final basculant parfois dans le drame, la douleur, les remords.

Si Bien être est une histoire racontée avec une intelligence et un talent hors du commun, méfiez-vous néanmoins du miroir dévastateur que Nathan Hill vous tend.

Clete

CHACUN POUR SOI ET DIEU CONTRE TOUS de Werner Herzog / Editions Séguier.

Jeder für sich und Gott gegen alle. Erinnerungen

Traduction: Josie Mély

Est-ce encore nécessaire de présenter Werner Herzog ? Réalisateur allemand aux milles vies, aujourd’hui âgé de 82 ans, on lui doit nombre de films cultes, incontournables même pour les plus méconnus d’entre eux. Il y a bien évidemment Aguirre, la colère de Dieu et Fitzcarraldo, deux films incroyables et mythiques pour leurs tournages complètement fous. Le genre de films que l’on ne pourrait plus tourner aujourd’hui, tout du moins pas dans les conditions de l’époque. Et la liste est longue, très longue. Des fictions et beaucoup de documentaires. Mais il est aussi écrivain (Sur le chemin des glaces, Le Crépuscule du monde…) ou metteur en scène d’opéras (Lohengrin, Tannhäuser…). Il est un artiste entier et un travailleur acharné. 

Si, comme moi, vous êtes un inconditionnel de Werner Herzog, vous avez probablement déjà lu ou écouté quantité d’interviews de lui. Dans ce cas là, et dans ce cas là seulement, ses mémoires intitulés Mémoires – Chacun pour soi et Dieu contre tous, publiées chez Séguier, seront un rappel de pas mal de choses que vous pourriez déjà connaître. Mais la somme de tout cela, toutes ces histoires, ces anecdotes et ces réflexions mises bout à bout, vous réjouiront comme si vous n’en aviez jamais eu connaissance. 

La vie de Werner Herzog est un roman en soi. Si on se régale de ses récits de tournage, et de certaines parties de sa vie, on s’émerveille peut-être plus encore de sa manière bien à lui de nous raconter les autres. Au gré de multiples voyages et projets, il nous narre pléthore de rencontres fascinantes. Des personnalités souvent aussi singulières que lui et sur lesquelles on lirait volontiers des pages et des pages.

Si Werner Herzog a tant vécu, et donc, tant à raconter, c’est avant tout car il a une vision artistique qu’il défend avec pugnacité, ou peut-être plus exactement une vision intellectuelle, qui lui est propre et qu’il n’a cessé, au cours de sa vie, de mettre à l’épreuve. C’est ce qui transparaît au fil des pages. Il est en constante réflexion qui s’accompagne ici de nombreuses références, notamment littéraires. Un puits de connaissances qui semble sans fond.

Fidèle à lui-même, Herzog n’a, une fois encore, pas fait les choses comme les autres. Son livre s’achève en plein milieu d’une phrase. Nul doute qu’il a encore de nombreuses pages de sa vie à écrire, même si âgé de 82 ans aujourd’hui.

Ces mémoires, foisonnants de réflexions et d’anecdotes, sont d’une rare sagacité. Une lecture  passionnante, de bout en bout, et peut-être même la lecture la plus exaltante de cette année 2024. Frustrante tant on en veut plus ! Purement et simplement brillant. Que vous connaissiez Werner Herzog ou non, foncez !

Brother Jo.


SATURATION TOTALE de Jakub Szamalek / Métailié Noir.

Gdziekolwiek Spojrzysz

Traduction: Kamil Barbarski

Saturation totale est le dernier volet de la « trilogie du Dark Web » du Polonais Jakub Szamalek. Entamée par Tu sais qui en 2022 et surtout brillamment poursuivie, semble-t-il vu les échos, par Datas sanglantes en 2023, la série livre ici son verdict et tous ses secrets jusque-là incomplets. Il est évident que commencer une série par la fin n’est sûrement pas un conseil à donner mais on s’en sort néanmoins dans les grandes largeurs, restant juste un peu de côté quand sont évoqués certains épisodes précédents.

« Julita est une journaliste indépendante reconnue, mais elle est toujours obsédée par le créateur du site qui a essayé de l’assassiner, elle est toujours aussi intriguée par ses sentiments à l’égard de Jan, son partenaire qui lui a appris à éviter les embûches du dark net.

Le roman suit les trajectoires de différents acteurs du web. Un mathématicien soviétique viré de l’université pour avoir travaillé sur la création d’un monstre informatique inutile : l’Intelligence artificielle.

Un mystérieux homme d’affaires qui signe des contrats avec toutes les bibliothèques pour numériser leurs fonds. Un jeune père dépassé, devenu spécialiste des fraudes informatiques, perplexe devant le virus étrange qu’il vient d’isoler. Tout ça sur fond d’éboulement du barrage d’une mine de cuivre qui n’est peut-être pas un hasard non plus. »… et qui s’avèrera être un Tchernobyl polonais.

Il est bien sûr impossible d’évoquer la valeur, l’intérêt soutenu ou pas de cette série et on se contentera de donner quelques impressions sur ce dernier volume. Deux personnages sont déjà connus il s’agit de la journaliste Julita et son compagnon d’aventures, son sherpa du Dark Web, Jan. Seront adjoints trois, quatre autres personnages importants et autant de parcours de vie que nous suivrons et où nous seront montrés les doutes, les interrogations, les combats, les douleurs et peines. C’est la première belle surprise du roman, les personnages sont canons, bien brossés, développant d’emblée un intérêt voire une empathie. Finalement les seuls « boiteux » du roman sont l’équipe Julita/Jan dont les relations amoureuses tumultueuses sont pénibles voire franchement insupportables et ralentissent parfois, sans aucun intérêt, une intrigue menée tambour battant dans les labyrinthes du Web.

Jakub Szamalek montre de vraies belles qualités de conteur et l’histoire se dévoile passionnante, rôdant dans les entrailles du web mais aussi dans des terrains beaucoup plus politiques et économiques et le nom du Polonais est à cocher pour l’avenir. L’auteur nous apprend beaucoup sur les données informatiques qui errent sur le net, notre présence jamais effacée, nos failles face à une nouvelle criminalité techno. On est souvent stupéfait par ce qu’on y apprend. Et même si parfois, on a l’impression de se trouver un peu dans un épisode de Mission Impossible, reconnaissons la belle maîtrise du récit de Szamalek parvenant à nous informer sans nous perdre ou nous lasser. S’il va bien vous informer sur les maux que nous aurons tous à subir à plus ou moins longue échéance, Saturation totale, de révélation en révélation, de surprise en surprise, risque aussi de vous saisir… Quoi mon grille-pain me flique ? Quoi, ma machine à laver serait une balance ?

Sérieux, costaud, très informatif, un bon polar.

Clete

LE PRETRE ET LE BRACONNIER de Benjamin Myers / Seuil.

Beastings

Traduction: Clément Baude

On vous a déjà parlé de l’auteur anglais Benjamin Myers pour deux polars Degradation et Noir comme le jour, sortis au Seuil en 2018 et en 2020. Deux intrigues policières particulièrement troubles, parfois dérangeantes dans une ambiance gothique très prononcée.

« Au nord de l’Angleterre, dans la région des lacs, une jeune fille s’enfuit avec un bébé. Ignorante de tout, elle plonge dans une nature sublime et dangereuse ; elle lutte contre la faim, les éléments, les hommes qu’elle croise – l’agriculteur, l’ermite, le chasseur ; elle rêve de traverser les eaux pour gagner une île miraculeuse où elle élèverait l’enfant dans la joie. Mais le prêtre local est chargé de les retrouver. Il engage le braconnier pour l’aider à les traquer. »

Ecrit avant les deux polars précédemment cités, Le prêtre et le braconnier, au titre lorgnant de manière très manifeste vers la parabole biblique, a toutes les couleurs blafardes d’un vrai sale « South Gothic » à la seule différence très significative que l’on n’arpente pas ici le Texas ou la Louisiane mais le nord de l’Angleterre, une région de lacs, de tarns comme on dit là-bas où pointent fells, des collines couvertes de lande, ainsi que des crags, des éperons rocheux escarpés.

Sur cette lande, désespérée mais totalement déterminée, fuit une gamine, une ado mal finie qui porte serrée contre elle un nourrisson qui ne serait pas le sien. Au début, on est dans un vrai brouillard typiquement anglais. Qui est cette fille ? Pourquoi fuit-elle. ? A qui est ce bébé ? Qu’a donc vécu cette gamine au point de quitter son existence de domestique pour affronter de son plein gré le froid, la faim, la soif, la peur, la douleur, la violence et la terreur ? Petit à petit, de  petites lucarnes s’ouvrent partiellement vers la vérité, nous informent, nous laissent imaginer… sans aucune certitude. On est vraisemblablement au début du XXième siècle quand démarre ce périple où à la fureur des éléments se joindra l’inhumanité des humains rencontrés, faux amis et vrais salauds : paysan, chasseur, ermite… Mais c’est le prêtre qu’elle redoute le plus, qu’elle fuit de tout son corps et de son âme.

A sa poursuite, principal acteur de l’hallali, un prêtre, pervers, comme on s’en aperçoit très rapidement mais dont on ignore jusqu’à quelles extrémités peuvent le mener sa vilainie, ses perversions et ses visions de la foi déformées par sa folie et une addiction à la cocaïne très vite incontrôlée. Il est évident que la rencontre qui aura lieu sera éprouvante pour la petite fille qui ne sera jamais nommée ainsi que pour le lecteur très vite attrapé par la toxicité extrême du roman.

On est souvent déçus par ce genre de romans qui ont tendance à tomber rapidement dans les bains de sang dégueulasses et autres boucheries gratuites salopant, plombant parfois des cadres joliment baroques pour les transformer en navrants théâtres de grand guignol. La qualité des deux écrits déjà lus de Benjamin Myers nous préservait d’un tel marasme a priori et son roman, effectivement, s’avère hautement recommandable. La narration de la tentative de survie de la gamine et du nourrisson d’un côté et les errements « bibliques » du salopard ensoutané de l’autre rendent la lecture inquiétante, très rapidement. Tout au long de cette traque, Myers réussit à nous épouvanter. D’ailleurs beaucoup plus avec ce qu’il pourrait advenir que par ce qu’il se produit en fait, un des marques des grands auteurs.

Conte effrayant, méchamment toxique, Le prêtre et le braconnier, certainement la bonne surprise de l’automne.

Clete.

L’ARGENT DE MES AMIS d’Elie Robert-Nicoud / Rivages.

Elie Robert-Nicoud qui nous a quittés l’an dernier à la veille de ses 60 ans, avait été entraîneur de boxe, traducteur, chroniqueur, éditeur et écrivain. Il avait aussi publié des romans chez Rivages Noir sous le nom de Louis Sanders, des polars situés dans une Dordogne qu’il adorait, souvent peuplée d’Anglais un peu perdus. On vous a déjà présenté son sympathique précédent roman, l’histoire étonnante d’un braquage très gonflé perpétré pendant un combat de boxe historique de Mohamed Ali, Deux cents noirs nus dans la cave. Changement de lieu et d’ambiance pour ce dernier rendez-vous avec Elie Robert-Nicoud.

À la mort soudaine de son ami et voisin Michel, Gilbert apprend que celui-ci était en fait richissime. Face à la pauvreté qui grève son quotidien, il cède à la tentation de s’accaparer sa fortune. Or, dans cette région isolée, ses agissements maladroits éveillent les soupçons et les convoitises de son entourage. Prêt à tout pour cacher son forfait, Gilbert s’enfonce dans une spirale irréversible de mensonges…

Au fin fond du Périgord noir et perdu, Gilbert, honorable vieillard entre en délinquance, aidé en cela par un employé de banque… original mais peu professionnel, semblant sorti de l’univers fantasque d’un Franz Bartelt. Gilbert n’est pas trop fier de lui mais ses mensonges, le cadavre caché dans un congélateur, ses petites facilités nouvelles dans la vie, tout ça, ça tient à peu près jusqu’au jour où apparait le neveu du défunt, tout juste sorti de taule et en quête d’un peu d’oseille facile récupérée dans le giron familial. Pas facile le gaillard, suspicieux devant l’absence prolongée de son oncle, prompt à balancer des beignes à sa compagne et décidant d’attendre sur place le retour de son tonton adoré… Gilbert ne fait plus le malin. Peut-il compter sur l’aide de son voisin anglais, pas au mieux en ce moment ? Plus de boulot, femme partie, plus d’argent et donc plus d’alcool à engloutir pour oublier sa misère…

Joli conte noir, L’argent de mes amis séduira tous ceux qui désirent un cadre romanesque chaleureux aux notes humoristiques très prononcées. La tension monte petit à petit, la peur de Gilbert croît et le vieil homme en panne de solutions doit se résoudre à prendre comme allié un Anglais alcoolo. Le roman déborde de tendresse, se lit avec un sourire constant et on n’a pas envie que cela se termine mal… mais va savoir les auteurs sont parfois fourbes.

Clete.

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