Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Chroniques (Page 1 of 153)

LA MER SE RÊVE EN CIEL de John Hornor Jacobs / Styx / Fleuve.

The Sea Dreams It Is the Sky

Traduction: Maxime le Dain

Pour fuir la violente dictature qui a décimé sa famille, Isabel s’est exilée en Espagne. Un soir, elle fait la rencontre d’un poète dissident, Rafael Avendaño, surnommé l’Œil. Cet énigmatique intellectuel vient comme elle du Magera, et porte les stigmates des tortures subies aux mains de la répression politique.
Pourtant, lorsqu’il reçoit une mystérieuse lettre, il repart brusquement au Magera, sans plus donner de nouvelles. Chez lui, Isabel découvre d’étranges textes, parmi lesquels le récit détaillé de la capture de l’Œil pendant la révolution. Ces pages obscures et écœurantes l’entraînent dans une spirale d’événements surnaturels et oppressants qui la poussent à retourner dans sa contrée d’origine.
Son pays est perdu comme l’est son seul ami, désormais. Pour les retrouver, il ne lui reste qu’elle-même à sacrifier.

Styx, toute nouvelle collection chez Fleuve éditions dirigée par Laurent Queyssi, entend faire la part belle à l’horreur et au fantastique les prochains temps. Celle-ci s’inaugure avec La mer se rêve en ciel, roman de l’écrivain américain John Hornor Jacobs, qui n’en est clairement pas à son coup d’essai, mais n’avait jusqu’alors jamais été publié en France.

Sous des promesses de récit à la Lovecraft, selon Fleuve éditions, John Hornor Jacobs nous livre une histoire qui n’est pas tout à fait ce que l’on aurait pu s’imaginer. Si vous pensiez plonger, comme moi, dans un roman purement fantastique, il y a matière à être surpris.
Tout d’abord, nous avons la rencontre de deux personnages exilés en Espagne du sud. Une jeune enseignante universitaire lettrée, Isabel, et un poète à la réputation sulfureuse, Rafael Avendaño. Le profil de ce dernier m’a un peu évoqué une sorte de croisement entre un Edouard Limonov et un William S. Burroughs. Enfin, c’est ainsi que je l’ai visualisé dans ma tête. Un personnage mystérieux qui a vite fait de fasciner Isabel, ainsi que le lecteur, et dont le mystère ne désemplit pas au fil des pages.
Alors que Rafael quitte l’Espagne pour retourner au Magera, le pays d’origine (fictif) de nos deux protagonistes, qui subit les affres d’un climat géopolitique tendu qui n’est pas sans rappeler le régime de Pinochet (mais on peut en imaginer d’autres), Isabel va investiguer plus encore le mystère Avendaño et ce au point de partir sur ses traces, à ses risques et périls, et d’abandonner brutalement son quotidien.

Dans La mer se rêve en ciel, si on retrouve bien dans l’air quelque chose du cosmicisme de Lovecraft, cela n’occupe, au final, qu’une petite partie du livre. Du fantastique plus suggéré, que concret. Et pour garder une part de mystère, je n’en dirai pas plus. Mais ici, l’horreur est avant tout humaine. Elle est le fruit du climat géopolitique en place. Et c’est là-dedans que se jette notre protagoniste Isabel, dans la gueule du loup, soumettant le lecteur a une tension grandissante et a un suspens de toutes les pages. On traverse des paysages fascinants en s’enfonçant toujours plus dans les racines du mystère. Si le roman n’est pas bien long, cela n’empêche pas John Hornor Jacobs d’arriver à produire des personnages avec une certaine profondeur, ainsi que de développer une écriture diversifiée et d’un niveau littéraire évident et appréciable.

« Il est des poètes qui se prennent pour des anges et pensent devoir leur inspiration à quelque puissance divine et transcendante. Il en est d’autres qui se croient démons, donnant voix aux paroles en fusion du subconscient, vomissant la poix chaude de leur psyché sur le monde qui les entoure. »

La mer se rêve en ciel est un roman inattendu, d’apparence un poil trompeuse, mais qui nous absorbe de bout en bout. John Hornor Jacobs nous rappelle que les pires monstres ne viennent pas forcément d’ailleurs. Un rude et risqué voyage aux frontières du fantastique et au cœur du mal.

Brother Jo.

LA SUÉDOISE de Giancarlo De Cataldo / Métailié

La Svedese

Traduction: Anne Echenoz

« Sharon, dite Sharo, est une fille de banlieue comme tant d’autres, avec des rêves pas trop grands. Elle est blonde, grande, mince et a toujours l’air renfrogné ; ce n’est pas une beauté classique, mais elle attire les hommes comme le miel attire les mouches. Ayant grandi aux Tours, dans la banlieue romaine, elle a une vie plus dure que la moyenne. Elle vit avec sa mère invalide et a enchaîné les petits boulots précaires pour la même raison : les mains baladeuses de ses patrons. Puis, une mystérieuse livraison effectuée pour le compte de son petit ami, un petit voyou, change le cours de son existence. Sous la protection d’un aristocrate blasé, Sharo entame son irrésistible ascension criminelle. »

Sharo devient ainsi la Suédoise, à cause de sa chevelure blonde. Et elle monte dans les réseaux criminels de la came. Alors certains y verront une victime entrée dans ce trafic accidentellement, pour se sortir d’une situation difficile à s’occuper de sa mère invalide… Néanmoins, aussi sympathique qu’elle puisse paraître, elle s’engage et devient tout simplement et vulgairement une dealeuse spécialisée dans la « gina » mixture bourrée de GHB qui, quand elle est prise de manière consciente provoque une grande euphorie, une désinhibition… dont les clients friqués de Sharo se délectent pour rendre encore plus « libres » leurs victimes consentantes… ou pas ! Et bienvenue dans les orgies romaines modernes.

 — Tu as besoin de quelque chose ?

— La Suédoise

—  Quoi ?

—  Elle doit mourir.

Dès le premier chapitre, on sait que les jours de la jeune femme sont comptés, malgré le soutien d’un de ses admirateurs, noble désœuvré, très classe en apparence, mais en fait un sinistre individu aux loisirs et pulsions bien dégueulasses. On va suivre le parcours de Sharo pendant quinze mois, en espérant que la gamine des quartiers populaires s’en sortira face aux chefs mafieux…

S’il n’a pas l’ampleur de certains autres de ses romans, — Giancarlo De Cataldo glisse d’ailleurs au détour d’une page « on n’est pas dans Romanzo Criminale » — La Suédoise n’est pas pour autant une série B. Le roman offre un bel instantané de la capitale italienne en période de confinement COVID ainsi que des éléments sur les nouvelles drogues en vogue chez une population romaine très friquée et très perverse, voire puante. Parallèlement, De Cataldo montre les quartiers périphériques de la cité, misérables, où certains desperados tentent l’aventure comme Sharo. De Cataldo, c’est l’esprit du roman noir romain, sa plus belle et plus convaincante émanation.

Clete

Du même auteur:

JE SUIS LE CHÂTIMENT, ALBA NERA, L’ AGENT DU CHAOS, ROME BRÛLE, SUBURRA.

UN AVENIR RADIEUX de Pierre Lemaitre / Calmann Levy

«Il en allait ainsi chez les Pelletier. Émotions, secrets, silences, aveux et déclarations se succédaient, il y aurait eu un roman à écrire sur les pensées des uns et des autres. Une vie de famille.» (Pierre Lemaitre, Le Silence et la Colère)

Le premier volet de la tétralogie Les Années Glorieuses était Le Grand Monde (2022). Le second, Le Silence et la Colère (2023). Le troisième, Un avenir radieux (2025).

Les Pelletier, ce sont Jean, François, Hélène, Etienne…et Dagobert…Non, je plaisante… et Joseph et c’est un chat… Si cette allusion irrévérencieuse au Club des cinq me traverse l’esprit, c’est peut-être parce que Pierre Lemaitre, lui-même, reconnaît volontiers dans le Dictionnaire amoureux du polar (paru chez Plon en 2020) avoir « palpité des heures et des jours » avec ces « histoires approximatives ! » du Club des cinq… Il avait 8 ou 9 ans …

Revenons aux Pelletier. Leur histoire est loin d’être approximative ! Aujourd’hui, ils sont en couples, ont des enfants (sauf le plus jeune, Etienne qui est mort à Saïgon)…C’est d’ailleurs Colette, une petite fille mal aimée, maltraitée, violentée, qui relance l’histoire…Sa mère est haïssable «d’une injustice ravageuse. », son père, incapable « de résister à la perversité des attaques » de sa femme, se libère du poids de l’humiliation en tuant des jeunes femmes …des excès de violence inouïs qu’il semble oublier, jusqu’à la prochaine victime…
Le reste de la famille, pourtant souvent bienveillante, va devoir faire face à une manipulation extravagante des Services du Renseignement , autrement dit l’espionnage, qui, jouant sur sa corde patriotique et sa loyauté vont entraîner François, le brillant journaliste, dans les serres terrifiantes de la police Tchèque…(on est en 1959 !)

Si on prend cet ample roman sans en avoir lu les premiers volets, qu’on se rassure, les événements précédents sont évoqués comme des souvenirs qui nous reviendraient naturellement et suffisent pour suivre la trame du récit.

On est tellement près des personnages, que l’émotion ressentie semble nous protéger de la fébrilité et l’anxiété de l’époque: guerre froide, menace nucléaire, guerre d’Algérie… C’est tout le talent de l’auteur !

Le travail de Pierre Lemaitre est précis, méticuleux. Son style est à la fois fluide et charpenté. Les mots sonnent juste.

«Pour le moment, on se gorgeait de profits, plus ou moins licites, on roulait plus vite, on lavait plus blanc, tout se vendait, tout s’achetait. Mais rien ne resterait impuni. Les années à venir allaient demander des comptes à ceux qui avaient vécu sans compter et sans crainte du lendemain. C’est ce que craignait Jean, et il n’avait pas tort.» : Dans l’épilogue, c’est le quatrième volet qui se profile: Les Belles Promesses, qui va paraître le 6 janvier prochain toujours chez Calmann-Lévy. On a hâte !

Soaz.

Du même auteur chez Nyctalopes: Couleurs de l’incendie, Trois jours et une vie.

L’ECLAT DES FRACAS de Jérémy Beschon / Editions Quiero.

La nuit se déposait comme un film de ténèbres. Les premières étoiles scintillaient. J’avais fini, et n’étais pourtant pas moins déprimé. Je rangeai les outils dans le coffre de la voiture et j’entrai dans la boulangerie boire un dernier chocolat. Dedans, la tiédeur était étouffante. Aucun client dans la salle, personne derrière la caisse. Je m’assis et attendis. La Sainte-Victoire veillait comme un dieu malfaisant sur l’écran des cloisons.

Parfois, une action en appelle une autre, et éventuellement pour le meilleur. C’est quand j’ai publié mon entretien avec Donald Ray Pollock que j’ai été contacté par les éditions Quiero, qui m’invitaient à jeter un œil à L’éclat des fracas de Jérémy Beschon publié cette année par leurs soins. Ne connaissant ni les éditions Quiero, ni l’ouvrage en question, mais ayant foi dans les personnes qui portent un intérêt à Donald Ray Pollock, j’ai présumé que cela pourrait être l’occasion d’une bonne découverte.

Recueil de nouvelles protéiforme plutôt que roman, et peut-être même plus encore recueil de vignettes, L’éclat des fracas est composé de toute une série de petites histoires. Ces vignettes nous plongent dans l’intime de toute une galerie de personnages, tous abîmés, au cœur de leurs douleurs et dérives. Des damnés de la vie relégués à la marge. Des êtres humains abattus et désabusés ici dans des épisodes de vies fracassées, frappés par une réalité économique et sociale implacable. Toutes proportions gardées, on peut voir dans ce livre un petit air de l’inégalable Knockemstiff de Donald Ray Pollock.

Avec son ouvrage, pourtant relativement court (seulement 82 pages), Jérémy Beschon passe la société au vitriol. Une sorte de constat d’échec. C’est noir, très noir, et bien cru. Le trait est peut-être même un peu trop forcé. Il y a, par moment, une certaine lourdeur. De par sa construction un peu chaotique, voire décousue, une confusion règne mais participe à créer un climat un poil oppressant. Le ton est irascible, enragé et un peu désespéré. S’il y a certains moments plus forts que d’autres, l’auteur arrive tout de même à nous cueillir et on se laisse porter sans mal.

L’éclat des fracas c’est la découverte d’un auteur et d’une maison d’édition. C’est une expérience littéraire rude, imparfaite mais assez solide pour marquer. Une bouffée d’air rance dans ce monde aliéné et aliénant. Court mais féroce.

Brother Jo.

COMME UN PAPILLON de Christophe Molmy / La Martinière

Avec Comme un papillon, Christophe Molmy signe cette année son cinquième roman chez la Martinière. Il a également remporté le grand prix du Quai des Orfèvres 2026 récompensant un manuscrit inédit de roman policier soumis anonymement à un jury de 22 personnes du milieu judiciaire. Brûlez tout est sorti dernièrement chez un éditeur que nous tairons qui a publié dernièrement Bardella, De Villiers, Zemmour en attendant Jean Valjean Sarkozy… donc pas un écho, pas un écu ici. Passons…

Le nom de Christophe Molmy ne doit pas vous être inconnu si vous suivez un peu l’actualité. Flic, il était le boss de la BRI en 2015 et est entré en premier dans le Bataclan avec son groupe un triste soir de novembre pour sauver des vies et stopper les barbares. Pénétrer dans le pandémonium ce soir-là doit poser un homme, une vie. Respect ! Christophe Molmy est entré en littérature en 2015 mais ces polars n’ont jamais été chroniqués chez nous. Il est vrai que notre plaisir se manifeste plus dans le Noir que dans le polar ces derniers temps. « Armé » de son expérience professionnelle, l’auteur a ainsi écrit trois histoires où sont présentes les luttes entre les gangs et les flics. Son quatrième roman, La fosse aux âmes racontant un attentat et ses conséquences directes ou indirectes sur les victimes, montrait peut-être une nouvelle direction donnée à son œuvre. Ce virage vers le Noir est joliment confirmé par ce nouveau roman qui m’a bluffé.

« Comme un papillon : épinglé au mur.

 Mathieu Ezcurra n’avait jamais douté de lui. De ses actes. De sa légitimité. De son mariage. Jusqu’au jour où il est arrêté pour viol, les menottes passées devant l’école de ses enfants. C’est le début d’un vertige sans fin pour cet homme qui ne savait pas qu’il pouvait tomber.Autour de lui, les voix des femmes qui croisent sa trajectoire. Son épouse qui décide que c’est la fois de trop. La psychologue experte auprès de la Cour d’Appel, qui l’invite à remonter aux origines de la faille. Et puis cette femme dont on ignore l’identité, mais dont la vie a été percutée par celle de Mathieu, et qui ne s’en est jamais remise. »

Comme un papillon raconte la chute d’un homme qui n’a pas compris les effets du mouvement Me too, prenant en considération la parole des femmes, mettant à la lumière la notion de consentement que les hommes depuis le début des temps n’avaient jamais vraiment acquise, mettant ainsi fin à des siècles d’omerta. Matthieu Ezcurra, le mâle Alpha, Priape moderne, universitaire qui laisse son cerveau à la fac le soir pour devenir l’étalon de Tinder va tout perdre du jour au lendemain… famille, boulot, respectabilité et même conscience, la folie le guette, la prison aussi. Allez, on ne va pleurer non plus sur le sort d’un pervers narcissique même si Molmy fait le choix de raconter le coupable et son déni qui ne le quitte pas. Tout en traitant avec intelligence le thème du consentement, des violences physiques infligées aux femmes, des blessures psychiques inoculées, Christophe Molmy y adjoint deux thèmes aussi costauds dont le respect pour l’intrigue, prenante, ne nous autorise pas à parler. Ajoutons que le final, très surprenant, en laissera plus d’un sur les fesses.

Pour la réflexion qu’il impose aux hommes, pour la sobriété et l’efficacité de la plume et pour son final machiavélique Comme un papillon est une réussite. Un roman intelligent, creusant profondément, invitant parfois à se retourner sur sa propre histoire… peut-être…

Clete.

QUITTER LA VALLÉE de Renaud de Chaumaray / Gallimard.

« Et le temps a pris forme autour de ton squelette : des dentelures se sont sédimentées sous tes clavicules et tes côtes, la calcite a soudé tes vertèbres au sol et l’épine qui traversait ta poitrine a grandi. Elle monte maintenant vers le plafond comme une fleur patiente. Un jour, elle atteindra sa concrétion jumelle qui en descend. » (Prologue)

Tout au long de ce récit, nous allons progresser sur trois axes différents, dans l’espace mais aussi dans le temps.
Le pays de la Vézère, des grottes de Lascaux, de Font-de-Gaume et de Rouffignac… Un pays dans lequel le minéral et le vivant dialoguent avec la préhistoire et les traces des humains.

Trois êtres attachants vont entrecroiser leurs destinées :

Clémence qui fuit un mari violent en entraînant Tom, son fils de six ans. Elle a trouvé une petite maison « encastrée telle une marche dans le relief. » d’ « une falaise concave ressemblant à une vague pétrifiée. Tom va disparaître dès le deuxième jour de leur arrivée… déclenchant une investigation policière.

Fabien, la cinquantaine, féru de paléolithique, spéléologue amateur et qui rêve de découvrir une grotte non répertoriée…et justement « un arbre pluri centenaire a été déraciné par les intempéries, ouvrant une brèche vers l’inconnu souterrain» dans laquelle sa fille adulte Johanna, va le suivre.

Guilhèm, jeune paysan, qui s’échine à cultiver du tabac, sous l’emprise d’une mère à demi folle, défiguré par une tâche lie de vin …qui va tomber fou amoureux de Marion, une jeune vacancière, incarnation d’ «une destinée fantasmée. »

Clémence entraîne Tom. Fabien entraîne Johanna, Guilhem entraîne

Marion…mais vers quelles échappées possibles ?  

Quitter la vallée, édité chez Gallimard est le troisième livre de Renaud de Chaumaray ( Que reste-t-il, recueil de poèmes paru en 2019 chez Ex-Aequo, et Mille hivers, premier roman, sorti en 2023 chez Le mot et le reste). Dans tous ses livres la nature est omniprésente. Ici, elle est à la fois accueillante : verte, sauvage et limpide : on tente de s’y reconstruire, on y respire…et oppressante : les blocs calcaires, les galeries obscures, les aiguilles de calcite peuvent à tout moment nous faire disparaître.

Le récit est bien structuré, il est assez court mais dense. Les références préhistoriques bien documentées… Les descriptions de la faune et de la flore m’ont paru parfois un peu artificielles, comme un peu forcées, mais l’écriture est indéniablement poétique.

Nous suivons beaucoup de « traces » dans ce livre : Des ecchymoses sur le corps de Clémence à toutes les traces de sa vie qu’elle efface soigneusement, aux traces pariétales, aux « deux grandes traces de pieds sous la fenêtre», à une silhouette gribouillée dans le carnet oublié d’un petit garçon… Traces contemporaines ou millénaires que l’on va suivre au rythme palpitant imposé par l’auteur jusqu’au dénouement totalement imprévisible…

Un bon moment à passer dans ce Périgord Noir !

Soaz

RIEN NE POURRA T’ATTEINDRE de Nicola Maye Goldberg / Le Gospel

Nothing Can Hurt You

Traduction: Floriane Herrero

Un jour d’hiver 1997, la jeune Sara Morgan est retrouvée morte dans les bois, non loin de son université. Son petit ami est jugé puis acquitté. Dès lors, ce crime odieux, impuni, hante les membres de la communauté entourant le jeune couple : la mère de Sara devenue médium, la jeune femme ayant découvert le corps, ou encore une journaliste débutante documentant l’affaire. Cette dernière cherche un lien avec le procès en cours de John Logan, un tueur en série sévissant dans la région…

A nouveau une illustre inconnue, ici l’Américaine Nicola Maye Goldberg, qui arrive jusqu’à nous grâce à la maison d’édition Le Gospel. Rien ne pourra t’atteindre est un premier roman noir plein de promesses si on se fie au descriptif de l’éditeur : « Ce premier roman pourrait être le miroir gothique de l’univers de Gillian Flynn, baigné de l’influence de la série Twin Peaks et verni de nostalgie 90’s. » Je ne sais pas vous, mais moi, ça me fait tout de suite envie.

D’emblée, il y a de quoi se dire, encore l’histoire d’une femme morte assassinée par son petit ami. Et ce serait juste de penser cela car, autant dans la fiction, que malheureusement dans la réalité, c’est un cas de figure qui tend à se répéter. C’est d’ailleurs, d’une certaine façon, ce que nous raconte ce livre qui se fait l’écho de la réalité et serait d’ailleurs inspiré d’une histoire vraie. Nicola Maye Goldberg nous immerge dans une communauté traversée par un drame, la mort d’une jeune femme, une victime parmi d’autres, vouée à l’oubli et dont l’histoire personnelle est fatalement supplantée par celle du tueur qui, on le sait, fascine toujours dans la société qui est la notre. Mais en pénétrant dans la vie ordinaire d’une galerie de personnages ayant tous un lien avec la victime, ce pour mieux nous raconter cette mort brutale et ses conséquences, elle donne une perspective plus intime à un fait divers sordide. Pour autant, nulle enquête, nul mystère à résoudre. On connaît le tueur et les conclusions de la justice. Celui-ci n’a jamais été incarcéré, le verdict ayant été « l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ». Puis la vie a suivi son cours pour celles et ceux qui ont connu Sara, la victime. Donc ni enquête, ni volonté de refaire le procès. Pas un roman policier, ni un thriller, ni un roman à suspens. Simplement le constat d’une réalité. Est-ce juste qu’elle soit morte et lui vivant et libre ? C’est la question qui demeure en suspens. Et comme toujours, un tel fait divers éveille le côté obsessionnel des uns ou voyeuriste des autres.

Écrit d’une plume dépouillée et particulièrement fluide, l’originalité de Rien ne pourra t’atteindre réside avant tout dans son procédé narratif sous forme de roman choral. Chaque chapitre est consacré à un personnage différent et selon son propre point de vue. Ainsi, les chapitres tiennent plus de vignettes ou de nouvelles, qui s’assemblent comme les pièces d’un puzzle. Un puzzle dont on n’a pas toutes les pièces mais assez pour avoir une image d’ensemble évocatrice. Alors, si parfois une telle construction peut nous laisser une impression de profusion de personnages et de confusion, nous faisant perdre le fil du récit, il n’en est rien ici. C’est intelligemment mené et complètement prenant.

C’est un peu la marque de fabrique du Gospel, Rien ne pourra t’atteindre de Nicola Maye Goldberg n’est évidemment pas un livre pour tout le monde. Mais qu’on se le dise, on a là l’un des page-turners de l’année. Un roman noir absorbant et en marge de ce qui se fait habituellement dans le domaine. Également un bon rappel que ceux qui aiment ou disent aimer, sont aussi capables de violence, et que les femmes en sont généralement les premières victimes.

Brother Jo.

DU BLEU SUR LES VEINES de Tony O’Neill / La Croisée.

Digging the Vein

Traduction: Annie-France Mistral

« Roman autobiographique, Du bleu sur les veines nous plonge dans la descente rock et opiacée de Tony O’Neill, musicien de Los Angeles et Hollywood. Alors qu’il joue dans des groupes à succès, son addiction aux drogues douces puis dures le coupe de sa passion, de ses amis, et du monde réel. Ne restent que les anges déchus de L.A. qu’il fréquente, qui vivent comme lui une « vie en combustion », prêts à tout pour planer. Jusqu’à s’écraser. »

Du bleu sur les veines, roman paru en 2006 aux USA et chez nous en 2013 aux éditions 13ème note connait une deuxième jeunesse aux éditions La Croisée. Après Mark SaFranko, c’est le deuxième auteur des éditions 13ème note repris par La Croisée. Pour autant, ce bouquin paraît plus proche de Fuck up, roman d’ Arthur Nersesian, auteur new-yorkais également publié par la Croisée qui écrit sur la même fin de siècle, mais sur la côte Est.

Vous l’aurez compris à la présentation de l’éditeur, Du bleu sur les veines raconte le parcours « suicidaire » d’un jeune musico anglais venu chercher la gloire et l’argent à L.A. et qui se brûlera les ailes, tout seul comme un grand, sans jamais approcher la célébrité. Tony connaît la came très jeune, il était déjà addict, entre autres à la coke, bien avant son grand saut dans la Cité des anges et son soleil implacable.  

Ce genre de témoignages d’une descente aux enfers due à l’héroïne ou tout autre pourvoyeuse de déchéance, on l’a déjà souvent lu, alors pourquoi s’attacher à une histoire de mec cabossé une fois de plus ? Peut-être bien, j’en suis d’ailleurs convaincu, que la jolie plume de O’Neill réussit très rapidement à capter l’attention du lecteur pour ne plus le lâcher. On connait d’avance les horreurs de la déchéance, mais tout n’est pas entièrement noir, tout n’est pas entièrement dégueulassé. Aussi terribles que soient la chute, la déchéance et l’isolement créés par l’addiction à l’héroïne, il reste une petite lumière, le bout du tunnel n’est jamais très loin. Encore faudrait-il que Tony décide de l’emprunter. Deux écueils à sa rédemption : sa dépendance bien sûr, mais aussi, hélas, le bonheur infini, la jouissance incomparable que lui procure un shoot.

Ecrit sans aucun misérabilisme, mais aussi avec une franchise pouvant parfois choquer, Du bleu sur les veines séduit durablement. Par son personnage, parfois touchant, souvent troublant, son parcours et ses galères avec des zombies anonymes comme lui. Mais aussi par ses rencontres avec des toxicos plus connus comme l’inénarrable « Atom », fou furieux, que l’on connait mieux sous le nom d’Anton Newcombe leader du foutraque et génial The Brian Jonestown Massacre. On peut voir dans l’extrait ci-dessous, vingt ans après, l’ambiance toujours festive d’un concert de BJM ! Anton Newcombe dans ses œuvres…

Un document fort, une écriture sympa, franchement recommandable.

Clete.

LA MAISON AUX NEUF SERRURES de Philip Gray / Sonatine.

The House with Nine Locks

Traduction : Élodie Leplat

«Le mort avait été évacué. La seule chose encore vivante dans le squelette carbonisé de l’entrepôt était un chat tigré aux yeux jaunes démoniaques.»

Roman étrange. Sensation de bric à brac : Des bribes de conte d’enfant, des bouts de roman à l’eau de rose, de bonnes pages de vrai polar bien noir…des fanfreluches rocambolesques, des machins élastiques mais finalement bien ficelés pour un ensemble, au bout du compte, cohérent…

Adélaïs a 11 ans au début de l’histoire, elle a une jambe déformée par la polio et un oncle énigmatique, Cornelis, en qui elle a confiance (c’est bien la seule !). Il va lui offrir un drôle de vélo qui se manœuvre à la force des bras. Au cours de ses périples, elle va sauver de la noyade Sébastien…C’est autour de lui que se jouera plus tard la romance, mais passons…

Les choses deviennent intéressantes (c’est dommage car on déjà lu un bon tiers du livre ! mais à partir de là, on ne va plus le lâcher) quand Adélaïs, qui a maintenant 20 ans, hérite de son oncle une maison mystérieuse à Gand.

« À Gand ? – À Patershol, exactement. »
« Patershol : un vieux quartier délabré sur une berge étroite de la Lys. Sa mère lui avait toujours recommandé de ne pas s’en approcher, surtout la nuit. »

Neuf clés, des verrous, des pièces sombres qui s’ouvrent les unes après les autres révélant des choses insolites, interdites.

Elle va en effet y trouver fournitures, machines et modes d’emploi (fort bien documentés) pour fabriquer des faux billets de 500 francs (belges). Avec son amie Saskia, et avec art, elle va s’en donner à cœur joie et, sans scrupules, trouvera rapidement comment accéder à la haute société (je veux dire celle du monde des jeux, des lustres clinquants et du champagne).

Le commandant De Smet, « comme une araignée pâle et exsangue qui, immobile dans un coin de sa toile, attendait le frémissement qui lui indiquerait le moment où frapper.» va poursuivre son travail minutieux, tendre ses fils entre ses punaises :

«Une grande carte de la Belgique recouvrait presque tout un mur. Il y avait désormais des punaises noires sur 153 lieux différents. Chacune correspondait à la découverte, au cours des quatre années qui venaient de s’écouler, de faux billets de 500 francs du genre de ceux qui avaient fait leur première apparition à Tournai. À chaque punaise était attachée une petite étiquette en papier qui portait un numéro de référence soigneusement noté par De Smet.»

Du mystère. Du suspens. Des révélations de secrets de famille. Des rebondissements…

Dans le premier roman de Philip Gray, Comme si nous étions des fantômes , Amy, une jeune femme intrépide, pas toujours très lucide, «faisant abstraction du raisonnable  » mais tenace, ressemble Adelaïs. Des femmes libres, en milieu de 20ème siècle, qui bravent l’autorité militaire des champs de bataille ou la société bien-pensante belge.
Ce second roman me semble plus mat que le précédent, plus brumeux. Mais ce sont peut-être les brumes de la Lys et de l’Escaut qui infligent au tableau cet univers sombre et chaotique comme ceux du peintre De Smet (Gand, 1877-1943)  homonyme de « notre » commandant pointilleux et vivant lui aussi « sur une berge étroite de la Lys » ???

Soaz.

UN LIEU ENSOLEILLÉ POUR PERSONNES SOMBRES de Mariana Enriquez / Editions du Sous-Sol

Un lugar soleado para gente sombría

Traduction: Anne Plantagenet

Des voix magnétiques, pour la plupart féminines, nous racontent le mal qui rôde partout et les monstres qui surgissent au beau milieu de l’ordinaire. L’une semble tant bien que mal tenir à distance les esprits errant dans son quartier bordé de bidonvilles. L’autre voit son visage s’effacer inexorablement, comme celui de sa mère avant elle. Certaines, qu’on a assassinées, reviennent hanter les lieux et les personnes qui les ont torturées. D’autres, maudites, se métamorphosent en oiseaux.

Il y a comme une aura, depuis quelques temps, autour de l’oeuvre de Mariana Enriquez. Son nom devient une référence pour les amatrices et amateurs de littérature sombre et dérangeante. Elle m’intrigue depuis un certain temps maintenant. Il ne me fallait guère plus qu’un titre aussi fort que Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, ainsi qu’une couverture assez fascinante (une magnifique peinture signée Guillermo Lorca), pour me décider enfin à me plonger dans l’univers de Mariana Enriquez. Un livre publié chez les toujours assez classieuses Editions du sous-sol.

C’est un recueil de douze histoires que nous propose Mariana Enriquez. Douze histoires noires ancrées dans notre réalité post-pandémie, et plus spécifiquement en Argentine, peuplées de divers monstres et fantômes. De texte en texte, le lecteur navigue entre ruralité et urbanité, à travers différentes classes sociales, pour une exploration des zones sombres de notre société et de nos âmes. Elle réussit à injecter du social dans l’horreur et le fantastique, et inversement, faisant flirter ses personnages avec un ailleurs obscur et ce pour mieux nous parler de notre monde. Si vous êtes sujet aux rêves et cauchemars durant vos nuits, il y a ici matière à perturber et fertiliser ceux-là.

La force d’Un lieu ensoleillé pour personnes sombres ne réside pas dans la qualité de son écriture à proprement dite, mais plus exactement dans l’art de son autrice à manier la nouvelle. Plutôt que de proposer des chutes concrètes à ses textes, elle s’amuse à nous laisser sur des fins relativement ouvertes qui nous plongent dans l’incertitude et laissent ainsi libre cours à notre imagination. Elle excelle à installer des atmosphères prenantes qui nous possèdent sans aucun mal. On peut penser à pas mal de références notables telles que Lovecraft ou Junji Ito, mais Mariana Enriquez a définitivement sa propre patte qui ne laisse pas indifférent.

Avec son livre Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, Mariana Enriquez saura, à minima, vous inquiéter, mais peut-être même vous glacer le sang. L’exercice de la nouvelle, trop souvent mésestimé, est ici exécuté avec une intelligence certaine et un imaginaire captivant. Un recueil de nouvelles effroyablement appréciable.

Brother Jo.

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