Chroniques noires et partisanes

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Entretien avec Sébastien Raizer pour LES NUITS ROUGES à la Série Noire.

copyright Uma Kinoshita

On avait déjà fait un entretien avec lui en 2017 mais un nouveau polar de Sébastien Raizer « Les nuits rouges », c’était vraiment l’occasion de le questionner sur ce très bon roman et sur ses dernières productions « 3 minutes, 7 secondes » et « Confession japonaise ».

1- Depuis la trilogie des Équinoxes, on vous a lu dans le ciel asiatique pour la novella 3 minutes, 7 secondes parue à la Manufacture de Livres, puis au Japon pour le roman Confession japonaise, publié au Mercure de France. Comme vous résidez au Japon depuis quelques années, on pensait saluer votre retour à la SN avec un polar nippon et puisvous débarquez dans la Lorraine daujourdhui, encore hantée par le marasme de la crise sidérurgique de la fin des années 70. Pourquoi ? Votre expérience à Kyōto nouvrait pas les portes à une intrigue noire locale ?

En plus, je ne projetais pas d’écrire Les Nuits rouges sous forme de polar !

En novembre 2015, Aurélien Masson, qui dirigeait la Série Noire, était chez moi à Kyōto. On était en plein dans la trilogie des Équinoxes. Sagittarius allait sortir au mois de mai suivant et on parlait de Minuit à contre-jour, le troisième volume. Au cours d’une discussion, j’ai évoqué mon enfance, le Nord-Est de la France, la crise de la sidérurgie, l’impact terrible des multiples mensonges et trahisons politiques sur la vie de toute la région, et leurs effets qui perdurent encore, près de quatre décennies plus tard — tout comme l’incurie politique et les trahisons syndicales, d’ailleurs. Je lui racontais, en gros, que cette crise était l’archétype de tous les démantèlements suivants, industriels d’abord, structurels ensuite : services publics, infrastructures, écoles, hôpitaux, Ehpad, etc. Et que ce que l’on nomme la « crise » est fondamentalement constitutive du capitalisme, tout comme le chômage, les conflits, la destruction de la biosphère et finalement, d’une humanité dans laquelle l’individu n’a déjà plus grand chose d’humain, mais est devenu une ressource comparable aux fossiles, une simple donnée de la destruction de masse, une variable d’ajustement dans l’anéantissement par le profit. Au siècle dernier, la lobotomie était transorbitale, puis elle est devenue chimique et aujourd’hui, elle est électronique. L’une des étapes cruciales de ce processus généralisé de négation de l’humain au profit du capital, c’est le protocole établi pour le priver de son outil de travail. Aurélien m’a immédiatement affirmé que je devais écrire un roman sur le sujet. Je lui ai répondu que c’était un projet lointain. Il a insisté. J’ai terminé Les Nuits rouges exactement trois ans plus tard, après avoir écrit les autres livres que vous citez.

Finalement, Aurélien Masson avait raison. Il fallait écrire Les Nuits rouges à ce moment-là de ma vie, et sous forme de polar.

2- Écrit-on mieux à partir de son expérience personnelle ? L’éloignement géographique incite-t-il à une réflexion personnelle décentrée de son passé ? 

On écrit toujours à partir de son expérience personnelle. On met ses propres tripes sur la table, pas celles d’un auteur imaginaire. Bien sûr, toute la richesse vient de la capacité à étendre le champ de son empathie le plus largement possible. Si on ne peut pas être profondément ému par la parole, le geste ou le regard d’un inconnu, on est limité à une écriture de l’ego peu enthousiasmante. Il faut des collisions sensibles avec ce qui nous entoure, ce qui nous est extérieur, le plus possible.

L’éloignement, donc. Géographique, temporel, intérieur… Ce sont clairement des conditions favorables pour atteindre le cœur de ce que je tenais à exprimer. Même si je n’avais que 9 ans, j’ai un vécu et un ressenti très vifs, très précis de cette année 1979, qu’il était difficile de mettre en mots. Je ne tenais pas spécialement à écrire que tout pouvoir, et surtout politique, ne repose fondamentalement que sur le cynisme, le mensonge et la trahison, voire la maladie mentale pure et simple — c’est une tautologie qui ne fait pas vraiment avancer les choses. Ce qui m’intéressait, c’était les chairs, les corps, les larmes et le sang, les espoirs, la formidable force de vie, la colère des gens de toute une région. La parole politique est irrévocablement vile et obscène en regard de la force de vie qui s’est exprimée dans la révolte des ouvriers. Et elle l’est toujours, dans une forme de plus en plus dégradée, et violemment condamnable. Burroughs parle des mots devenus comme un puzzle émietté jusqu’à l’absurde : c’est exactement le discours politique d’aujourd’hui. Le tournant,  c’est Mitterrand, qui après être arrivé au pouvoir par la force tranquille de la manipulation, du mensonge et du cynisme, vend l’intégralité du pouvoir politique à la finance. Eltsine a fait la même chose avec l’URSS, et la liste est longue. C’est un hold-up mondial. Depuis, la parole politique s’amenuise à mesure que la finance lui dévore son pouvoir, pour arriver aux aberrations d’aujourd’hui, qui ne sont plus que des gesticulations ineptes, des doubles injonctions vides de sens. Je me demande sincèrement qui peut encore croire en cette farce tragique jouée par de la canaille en col blanc et aux mains sales, et dictée par le véritable pouvoir, qui est financier. Ou plutôt : est-ce que les médias qui répètent ces turpitudes jusqu’à l’ivresse croient vraiment qu’il y a encore quelqu’un pour les écouter ? Désormais, le mensonge n’est plus dans ce flux permanent de déclarations improvisées qui rivalisent avec les Shadoks (« à force d’échouer, ça finira bien par marcher » est leur unique programme). Le mensonge est dans la parole elle-même, qui voudrait se faire passer pour maîtrisée et performative. Le mensonge, c’est de parler comme un maître quand on est le laquais de la finance, servile jusqu’à l’ignominie. D’ailleurs, le Discours du Bourget constitue un passage tragicomique à la fois dans la vie politique française et dans Les Nuits rouges

Je m’éloigne du sujet, mais il me paraissait nécessaire de rappeler ces évidences. Il est peut-être également utile de dire d’où je parle. Depuis le zendō et le dōjō que je fréquente quotidiennement. Zen, sabre et plume. Et rien d’autre.

Pour revenir à la question d’éloignement, j’ai fini par comprendre pourquoi ces mots de Dazai Osamu se sont imprimés en moi : « Il sentait toujours la terre noire de son pays natal », écrit-il. Natif d’Aomori, son arrivée dans le Tōkyō des années 1930 a produit quelques anecdotes savoureuses. En écrivant Les Nuits rouges, j’ai senti avec une acuité et une intensité particulières la terre noire de mon pays natal, alors que je vis à dix mille kilomètres. Peut-être aussi du fait que la nature japonaise a peu d’odeurs… Et avec la mémoire de ces forêts sombres, de ces champs écrasés de soleil, de l’asphalte, des usines et du métal, c’est toute l’atmosphère de l’époque qui s’est reconstituée, avec une quantité incroyable de souvenirs, de gestes, de mots, d’ambiances. J’entendais des voix, des discussions, des harangues. Tout ce que j’avais perçu et inconsciemment enregistré en 1979 a nourri l’écriture des Nuits rouges. L’éloignement géographique et temporel a paradoxalement permis un rapprochement intérieur inédit. Je parierais qu’Aurélien Masson l’avait pressenti.

À propos de « 3 minutes, 7 secondes« .

Après Lalignement des équinoxes, trilogie volumineuse, on vous retrouve en 2018 avec 3 minutes, 7 secondes,  mais vous n’offrez quune novella et de surcroît, plus à la Série Noire mais à la Manufacture de LivresIl y a une explication ?

Une explication simplissime : la Série Noire ne publie pas de novella. Stefanie Delestré, qui succède à Aurélien, m’a confirmé qu’elle ne projetait pas d’en inscrire au catalogue de la collection. Je pouvais donc en publier ailleurs, même en étant sous contrat avec Gallimard.

Une fois 3 minutes, 7 secondes terminé, on constate très vite que ce nest pas juste lhistoire dun crash et que ce petit entretien sera sûrement utile pour donner quelques clés supplémentaires sur votre volonté. Mais, tout dabord et tout simplement, comment est née cette histoire ?

Le déclencheur, c’est Pierre Fourniaud, de la Manufacture de Livres, qui me demande en septembre 2017 si j’ai une novella dans mes tiroirs. J’avais écrit une histoire inspirée du vécu du soldat japonais Hirō Onoda, qui a continué la Deuxième guerre mondiale jusqu’en 1974, seul sur une île des Philippines. D’ailleurs, j’ai ensuite traduit son récit stupéfiant pour la Manufacture de Livres. Plutôt que de reprendre ladite novella, j’en ai écrite une autre dans le vol qui me ramenait au Japon. Je n’ai pas pu résister à l’idée de la concordance totale du réel et de la fiction : écrire un texte en douze heures, dans un seul segment spatio-temporel, ce qui est également un impératif de la novella : une seule intrigue unie dans le temps et l’espace, mais avec la possibilité de multiplier les personnages et les explorations psychologiques. C’est ce que j’ai fait avec ce qui m’entourait. Stewards, hôtesses, passagers sont devenus des personnages de fiction. Évidemment, je les ai intégralement violés — du moins psychologiquement, mais ils n’en savent rien. Sauf le commandant de bord et le copilote, que j’ai inventés de A à Z. Je me suis moi-même dépouillé et fictionnalisé pour « créer » l’un des personnages. Le plus drôle, c’est l’arrivée à Osaka. Je rallume mon téléphone et je lis le message d’un ami qui me conseille de ne pas traîner pour rentrer à Kyōto, car un typhon approche. Je survole les infos et j’apprends que la Corée du Nord vient de procéder à un tir de missile. Soit exactement l’histoire que je viens d’écrire dans l’avion. Une histoire réelle aspirée dans une fiction, à son tour aspirée dans une réalité plus vaste. Le tout en direct. Welcome back home !

Si cette œuvre semble, au premier abord, très différente, on saperçoit vite quon retrouve des thèmes, des « obsessions » déjà lues chez vous. Nest-on pas ici aussi dans une nouvelle métaphore du kōan « face au gouffre un pas en avant », qui ponctue chaque histoire de la trilogie des Équinoxes ? La mort serait-elle uniquement un passage, un voyage ?

Si c’est un passage, on est déjà en plein dedans. C’est d’ailleurs l’un des thèmes de Confession japonaise. Dans 3 minutes, 7 secondes, il y a autant d’obsessions que de personnages. Toutes ont un point commun : la mort révèle le sentiment de réalité d’une vie. La mort imminente, dans le cas des passagers de cet avion. C’est un raccourci fulgurant qui permet de sonder de façon violente, crue et directe la psyché des personnages. Plus de temps pour les faux-semblants, les mensonges, les excuses, plus le temps de fabriquer des justifications, des illusions. Plus le temps de fuir. Le révélateur absolu est déjà en action. Donc oui, face au gouffre, un pas en avant. Ce kōan est très sibyllin, très subtil, malgré son aspect brutal. Dans Lalignement des équinoxes, Wolf, l’un des personnages principaux, le comprend de différentes façons. L’une d’elles est : on ne se retrouve pas face à un gouffre par hasard. C’est un rendez-vous que l’on a sans doute provoqué sans en avoir conscience. Il faut donc aller explorer la réalité qu’il contient. Mais il y a beaucoup de lectures possibles de cette phrase de Dōgen. En japonais, elle se formule aussi de cette façon : « arrivé au sommet d’un bambou de cent pieds, continue de grimper ».

Tous ces personnages qui vont connaître la mort en même temps, sont déjà bien dépeints, créant très rapidement un réel intérêt pour les fragments de vie racontés, nont sûrement pas été choisis au hasard. On a un peu l’impression de voir au moins deux visages du Japon, lun éternel et lautre plus moderne, des codes, des morales différentes mais cest sûrement beaucoup plus pointu

Surtout le commandant de bord et le copilote, et c’est tout à fait intentionnel. J’ai un peu forcé le trait entre deux générations, l’une traditionaliste, l’autre occidentaliste, et toutes les deux également perdues. En réalité, ces deux caractères cohabitent profondément chez de nombreux Japonais, et cela forme un équilibre. Bien que souvent, l’occidentalisme ne soit qu’un vernis : grattez un peu, et vous vous retrouvez face à une personne de l’ère d’Edo. Commandant de bord et copilote sont comme les deux hémisphères d’un seul cerveau : l’un ne va pas sans l’autre. Pareillement, j’ai fait en sorte que tous les personnages, aussi différents et singuliers soient-ils, forment les différentes facettes d’une seule et même persona.

Sans rien dévoiler de lintrigue, vous nous offrez aussi un petit éclairage géopolitique de cette région de lAsie. Quelles sont les craintes des Japonais ?

Les Japonais se méfient de tout et n’ont peur de rien… ! Les enjeux japonais actuels sont les mêmes qu’avant la Deuxième guerre mondiale : créer une sphère de coprospérité indo-pacifique. Mais il y a eu entre temps un changement majeur : la position de la Chine, devenue hégémonique, et dont la puissance économique, technologique et militaire, alliée à un régime crypto-totalitaire, est perçue comme une menace par le reste de l’Asie. Pour le dire en deux mots, c’est un allié dangereux. La sphère de coprospérité indo-pacifique devait garantir l’indépendance de l’Asie vis-à-vis de l’Occident. Désormais, elle prend lentement et timidement la forme d’une garantie contre la domination mondiale chinoise.

Avec Internet maintenant, même très loin comme vous à Kyōto, on nest plus jamais vraiment isolé des siens, de ses racines. Néanmoins, des aspects de votre vie française vous manquent-ils et bien sûr, quand vous rentrez en France, quelle part du Japon vous fait défaut ?

Rien ne me manque de la France. Ma vie est pleinement japonaise. Chaque fois que j’allais en France pour la sortie d’un livre, c’était le Japon tout entier qui me manquait. Je m’accrochais au jet-lag : tiens, c’est l’heure où le soleil se lève. La cloche du temple Kōshōji, le début de la méditation zen, l’heure du iaidō, le chien et la chatte qui me cherchent dans le bureau, l’heure du déjeuner des milans au bord de la rivière, les lueurs du crépuscule, l’effervescence de Kiyamachi-dōri… Je sentais dans mes chairs que tout cela avait lieu et que c’était ma véritable place.

Vous avez été co-fondateur des éditions du Camion Blanc, « L’éditeur qui véhicule le rock ! » et donc vous ny couperez pas. Quelle zik pour illustrer 3 minutes, 7 secondes ?

Le Boiler Room de Nisennenmondai.

November 25th: The Last Day de Philip Glass.

Aerian de Maximum The Hormone.

Everything In Its Right Place de Radiohead, dans la version enregistrée en 2008 à Saitama.

À propos de « Confession japonaise« .

Paru en 2019 au Mercure de France, Confession japonaise est une lacune dans les chroniques de Nyctalopes, peut-être trop japonais pour nos esprits occidentauxPourriez-vous nous le vendre, nous expliquer notre erreur? 

(Sourire) Un ami japonais et francophone l’a lu et s’est exclamé : « C’est incroyable, c’est roman japonais ! » Je prenais ça pour un compliment, mais je sentais que quelque chose le gênait. « Vous êtes auteur japonais, mais vous n’êtes pas Japonais ! » ll avait l’air à la fois fier et contrarié, c’était assez drôle.

Si on tient à utiliser des couleurs, Confession japonaise est un roman noir dans la littérature blanche. Il contient une part réaliste et une part fantasmagorique – la seconde étant tout aussi réelle que la première. Ce roman repose sur l’absence de hiatus entre le monde flottant et le monde invisible, celui des humains et des esprits, de l’histoire et de la légende : c’est le même monde et cela s’exprime de façon très concrète. C’est sans doute ce qui est difficile à concevoir pour un esprit occidental.

C’est l’idée qu’il n’y a pas de frontière entre la vie et la mort, que les deux états ou territoires s’imbriquent et communiquent en permanence. On peut le constater dans la vie quotidienne, surtout à Kyōto. Les mythes sont aussi réels que l’histoire, ils ont même sans doute plus de poids dans l’inconscient collectif. Juste un exemple : j’ai récemment vu une exposition de photos de Koga Eriko, intitulée BELL, qui nous fait voir la légende d’Anchin dans le Japon d’aujourd’hui. Il est admis de façon absolument équivalente que son amoureuse Kiyohime s’est transformée en serpent pour le suivre, et que la chose est simultanément impossible. Et cette contradiction va de soi : elle n’en est pas une, en fin de compte.

De la même façon, le narrateur de Confession japonaise vit à la fois dans le monde flottant (visible, celui des vivants, que l’on appelle le « nôtre ») et dans le monde invisible, celui des morts, des esprits, des démons, obake, yōkai, oni, tengu et consorts. Tout ce qu’il voit, expérimente, les personnes qu’il rencontre lui apparaissent soit sous leur aspect et comportement « flottant », soit « invisible ». Tout a commencé pour le narrateur avec le tremblement de terre de Kobe en 1995. Il avait 5 ans et ses parents ainsi que sa petite sœur ont été emportés au royaume des morts. Il est incapable de distinguer les deux mondes, jusqu’à ce qu’il rencontre une jeune femme absolument fascinante — qui est également une renarde, une incarnation d’Inari… Là, l’histoire devient violemment noire. Et solaire, par la même.

Des projets littéraires, des amorces de romans, est-il trop tôt pour en parler ? Vous traduisez aussi pour la SN, un roman qui vous a particulièrement séduit ?

Le dernier roman traduit pour la Série Noire est un excellent souvenir — de lecture comme de traduction. C’est Seules les proies s’enfuient, de Neely Tucker. Une pleine cohérence entre l’histoire et le style, une dynamique narrative qui démultiplie le cadre initial sans le briser, une narration sobre, rugueuse et intense. Nickel.

J’ai écrit plusieurs textes depuis Les Nuits rouges. D’abord un « roman japonais », Ame no neko (Un chat de pluie), que je vais reprendre de fond en comble pour lui donner sa tonalité exacte, maintenant que j’en connais la fin. Ensuite, j’ai rédigé un long texte qui sert de base à un projet plus vaste. Et au printemps prochain doit sortir un récit sur le zen et le sabre, La Caverne aux chauves-souris sous la montagne noire. Une approche pragmatique de la méditation zen en tant qu’expérience totale.

Pour revenir brièvement à votre première question, celle de l’inspiration. Au Japon, on évolue entre de multiples couches d’histoire, de mythologie, de folklore, on trouve des veines narratives partout, à la fois totalement disparates et unies par l’esprit japonais, pour le dire rapidement. Et tout cela se manifeste dans le quotidien. C’est en étant à l’écoute de ces expressions qu’on laisse le roman naître de lui-même… avant de le saisir à la gorge. J’étais en train d’écouter Les Nuits rouges depuis pas mal d’années quand Aurélien Masson m’a poussé à passer à l’action. Déjà pour Lalignement des équinoxes, j’avais l’impression qu’il connaissait le manuscrit avant même que je ne l’écrive. C’est le don de l’éditeur total : celui de lire les manuscrits qui sont en vous.

Je vous remercie.

(Je viens d’apprendre la fermeture des librairies pendant le deuxième confinement. Leur credo est donc : détruisons tout, et on n’aura plus besoin d’échouer. Comme s’il fallait encore des preuves de la soumission absolue des hommes politiques aux GAFAM, dans ce cas précis, ou à Barclays, Capital Group Companies, FMR Corp., AXA, State Street Corp., etc. Tristes, tristes et stupides fossoyeurs. Et le jury Femina décerne quand même son prix, qui ne profitera qu’à Amazon — no comment. Jeff Bezos, champion de la défiscalisation et du salariat au rabais, mais aussi ministre de la Culture, de l’Économie, des Phynances et du Commerce, vous salue bien. Rajoutons Fuck Off And Die de Darkthrone à la play-list. Ouvrir les librairies, avec toutes les précautions sanitaires requises, c’est un acte de désobéissance qui refuse  le système de mort culturelle et sociale à l’œuvre depuis des décennies. Il ne saurait plus être question de quémander les conditions de la survie aux laquais de la morgue affairiste.)

Merci à Sébastien pour sa grande disponibilité et la richesse de ses propos.

Entretien réalisé par échange de mails octobre/ novembre 2020.

Clete.

LA FEMME DU CHEF DE TRAIN de Ashley Hay / Mercure de France.

Traduction : Josette Chicheportiche (Australie)

Ashley Hay résidente de Brisbane, édite ce deuxième roman couronné par plusieurs prix en Australie mais c’est la première fois qu’elle est publiée en France

« En un instant, le bonheur paisible d’Ani Lachlan, entre un mari très amoureux et leur petite fille de dix ans, a volé en éclats. On est à Thirroul, une petite ville australienne au bord de la mer, en 1948. Mac, chef de train, est mort dans un accident sur les voies.

Parmi les voisins d’Ani, ils sont au moins deux frappés de plein fouet, eux aussi, par le malheur : Roy McKinnon, un jeune poète dévasté d’avoir dû tuer pendant la guerre en Europe, et le docteur Draper, qui ne peut oublier ce qu’il a découvert à la libération des camps de concentration.

Dans le cadre somptueux d’une nature superbe et bien sûr indifférente, chacun tente de reprendre le cours de sa vie. Un des deux hommes saura-t-il, pourra-t-il toucher le cœur d’Ani? Mais le désire-t-elle? »

Annika conserve une dignité « somptueuse » dans son deuil. Son isolement intérieur se mêle avec un froid réalisme de cet isolement à travers cette étendue paysagère de carte postale.

Le dédain irrémédiable de la nature n’a cure de la souffrance du manque et l’évolution des endeuillées ne peut que se rattacher à des souvenirs, à des lumières du passé. La gravitation d’Ani, tentant d’exister dans une acceptation conditionnée, autour de moteur qu’est sa fille, s’intercale deux hommes marqués par leur passé respectif récent.

Mais, et surtout, elle s’accroche à des rameaux matérialisés par le pouvoir des livres. Et c’est aussi, en partie, une ode à ce vecteur thérapeutique, à cette alternative de reconstruction. Ils seront par ailleurs les ponts, les liens entre ces trois adultes en  perte de repères nécessitant de nouveau de tracer une ligne vers l ‘avant.

La question, alternant régulièrement avec les souvenirs forts égrainés remémorant Mac, d’un hypothétique frémissement des sentiments envers ce docteur ou ce poète lacéré de meurtrissures sombres heurtant leur conscience.

L’écriture est fine, luxuriante, pointilliste dans cette palette chromatique, on a envie d’adhérer au propos mais, malgré de concrètes propensions stylistiques, l’ambiance sirupeuse générale ne m’a pas incliné à une sincère et profonde plongée. Mon esprit du moment ne m’aura pas  infléchi à cette fusion espérée.

L’écriture est bien présente, le fond un peu tendre à mes aspirations, mes attentes.

Chouchou.

 

 

 

CRIS DE GUERRE AVENUE C de Jérôme CHARYN/ Mercure De France

Traduction: Marc Chénetier

Carrefour d’avenues de Manhattan, jonction d’une sous civilisation dans le New York de quartiers disparates d’une mégalopole exsangue dans ces années reaganiennes, se cristallise un îlot protecteur dans cette école hébraïque, ce Talmud Torah. De cette communauté matriarcale, symbolisée par Sarah « Saigon », se juxtapose un panégyrique de personnalités disparates et belliqueuses ourdie par leurs histoires gangrenées par les parasites d’Hô Chi Minh Ville.

« Les avenues A, B, C et D forment une espèce d’appendice crasseux du Lower East Side de Manhattan : ces îlots à initiale sont devenus territoire indien, le pays du meurtre et de la cocaïne… Interrogés sur les origines de leur Alphabetville, les habitants répondront que le Christ s’est arrêté à l’entrée de l’avenue A… Mais enfoncez-vous un peu plus loin dans le quartier. L’avenue B, où tous les repères rassurants s’évaporent, arbore les couleurs de la pauvreté les plus primaires… Or c’est quasiment la civilisation comparée à la C.

Avenue C, ce sont des patrouilles d’ados qui font régner l’ordre – enfin, leur ordre –, protégeant les dealers du coin et dissuadant les malfrats du nord de la ville de venir s’aventurer par là. Leur chef est une femme, Sarah, surnommée Saïgon, parce qu’elle a été infirmière militaire au Vietnam. Avec Howie, son amour d’enfance, on va se laisser emporter dans des aventures qui défient l’imagination la plus enfiévrée, entre les rois de la drogue, les agents doubles, les truands de haut vol, les coups tordus des uns, les crimes des autres. »

Saigon, ex-infirmière militaire au Vietnam, règne sur un royaume composé de rebuts d’une société au sortir d’un conflit lytique des âmes, lytique des destinées. Enfouraillée de deux colts 45 en permanence, son assise dans ce monde rugueux est aussi le fruit de sa propre histoire. Son idylle précoce avec Howie, alias le Prof durant le conflit Viet, la pousse à une émancipation forcée. Parcours de vie, parcours familial la poussent à afficher cette poigne de titane dans un gantelet de simili velours.

Ce « petit » monde est tiraillé dans des frictions létales claniques. Baladé alternativement entre des faubourgs de Brooklyn, Hô Chi Minh, le berceau de « boulangers » russes (hum, hum,…Peaky Blinders ?!) l’affrontement gronde dans un voyage immobile des songes suscités par les galets de goudron, les sucettes de réglisse ou autres boules d’opium. De ces tribulations introspectives d’opiacés hérités du conflit du Sud-Est asiatique, on voit flou, on mange mou, on déambule dans des mondes parallèles oniriques.

Ce château de cartes qu’est le Talmud Torah nous invite dans des lieux de villégiatures disparates, peuplés d’habitants perclus de stigmates mentaux légués du Vietnam, véritable broyeur d’illusions perdues, d’innocences remisées, et la résultante en est un monde psychédélique.

Ce récit rime avec poésie. Poésie du propos, poésie crue du style. Charyn nous submerge d’un halo multicolore, drapé dans des sentiments éphémères. De cette fable, de ce conte onirique, on est exfiltré du monde réel, manichéen le temps de cette lecture lysergique.

Lyrisme brut déconnectant et surprenant dans un contre pied continu !

Chouchou.

LA MORT de MITALI DOTTO de Anirban Bose / Mercure de France

Traduit de l’anglais (Inde) par Josette Chicheportiche

L’Inde a ses rites, ses us et coutumes. Pays en plein essor économique, il conserve, néanmoins, derrière les devantures, aux périphéries des mégalopoles, des scissions profondes sociales et des habitudes ancestrales dans ses relations humaines. Le retour au pays d’un brillant chirurgien oncologue, promis à la félicité, ne sera que désenchantement, surprises malsaines et vérités « boomerang ».

« Après avoir exercé aux États-Unis pendant quinze ans, le docteur Neel Dev-Roy est revenu en Inde pour travailler dans un hôpital de New Delhi. Plein d’enthousiasme au début, il va vite se heurter à une insupportable bureaucratie, une déplorable gestion et surtout une corruption à tous les échelons.

Quand il est confronté au cas si douloureux de la jeune et jolie Mitali Dotto, plongée dans le coma après avoir été poignardée, il va se battre pour essayer de sauver cette patiente qui n’intéresse personne : pas d’argent, pas de famille, pas de relations. Mais il devra redoubler d’efforts, après avoir découvert que Mitali est enceinte de trois mois. Ce n’est plus pour une vie, mais deux, qu’il lutte désormais, contre à peu près tout le monde. »

L’auteur né en 1970 a lui-même exercé aux Etats Unis après avoir étudié la médecine à Bombay, vivant à Calcutta. Et cet ouvrage est le premier à être édité dans la langue de Modiano, l’on peut aisément se dire que celui-ci renferme une part d’histoire personnelle.

Neel rentre donc au bercail bardé d’une expérience médicale solide dans sa spécialité. Son choix de retour est délibéré et acté par son épouse initialement retors à ce virage de vie. Dans une utopie, une crédulité sincère professionnelle, il pense que les portes du milieu hospitalier indien seront grandes ouvertes. Il y découvre un système qui se veut être l’égal des établissements occidentaux, voire leur ravir le leadership, qui derrière les murs opaques d’un théâtre de dupes, en parallèle les démons séculaires d’une société sclérosée par des habitus délétères à cette expansion.

Derrière ses choix, son trajet hospitalier, Neel conserve le but inavoué de renouer avec ce père légendaire, tant dans sa dimension médicale que par son engagement politique, et de remonter un temps jonché de frustrations, de non dits, de zones d’ombres. Son amour pour sa mère décédée et le mystère concomitant de ce père dont l’image instantanée reste voilée déroule le fil d’un écheveau ponctué de nœuds.

L’histoire au médian du récit vire dans une narration et des thématiques proches du polar avec ses manipulations, ses menaces, ses conspirations et l’on se prête volontiers aux combats du personnage principal. Ces thématiques intriquées politique, déontologique, morale et rattachées par des traditions séculaires « trahissent » les idéaux de Neel mais lui permettent irrémédiablement de recouvrer ses racines et comprendre la genèse de son éducation et ses ramifications.

Ouvrage empreint d’émotions, de reconstructions morales, de désillusions abreuvées par des chimères friables, on est emporté dans ce récit sincère qui dresse le portrait sans concessions d’une société mi-dorée, mi-terne. Riche d’enseignements sur cette culture ambivalente et face à un bel objet littéraire on referme ce livre rasséréné.

Eclairant, jubilatoire, remise à plat de valeurs humaines fondamentales !

Très belle découverte.

Chouchou.

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