Chroniques noires et partisanes

Étiquette : éditions joëlle losfeld

ICEBERG de Cynan Jones / Editions Joëlle Losfeld.

Stillicide

Traduction: Mona de Pracontal

Stillicide, titre original de ce texte de Cynan Jones, désigne une eau qui s’écoule goutte à goutte. On est ici propulsé dans un monde dystopique où un convoi protégé par un commando de militaires achemine l’eau jusqu’à la ville : l’eau est une ressource rare, tellement qu’il faut des tickets de rationnement pour en obtenir et que les icebergs, avec leur provision d’eau douce, sont commercialisés et charriés à travers le monde. Ainsi se dévoile lentement une intrication d’êtres qui, en douze chapitres, dépeint une société terriblement plausible, happée par le problème de l’eau et de sa redistribution. 

Iceberg est mon premier roman de l’écrivain gallois Cynan Jones, dont on m’a à nouveau dit le plus grand bien, mais il n’est peut être pas le livre le plus évident pour entrer dans son œuvre. Néanmoins, il était assez singulier pour qu’il soit légitime d’en parler. 

Les amatrices et amateurs de dystopies ont probablement déjà eu plus que leur lot de lectures ayant pour thème le réchauffement climatique. Celle-ci, en revanche, se démarque peut-être plus par sa forme, que sur le fond. Estampillé roman, Iceberg n’en est pas vraiment un. C’est avant tout un recueil de courtes de nouvelles, que l’on perçoit ici comme des fragments, et dont certaines histoires s’entrecroisent. Ces textes furent initialement pensés pour être lus à la radio, sur la BBC, sous forme d’épisodes de 15 minutes. On  apprend ça dans les notes de l’auteur, en fin de livre, mais il eut été pertinent de faire figurer cette information en début de livre, cela afin que le lecteur ne se trouve pas trop dérouté par la forme dès les premières pages. 

Ces textes courts, très épurés, pour ne pas dire parfois minimalistes, sont écrits avec une certaine urgence dans la plume. Tout va très vite. Les textes sont parfaitement cadencés et confectionnés avec précision. Néanmoins, ce rythme rapide, cette immédiateté, demande une attention de tous les instants au risque de vite être perdu. Il est facile de trouver l’ensemble confus, que tout est délié, tant le rythme est particulier. Si c’est ce qui peut faire sa faiblesse, c’est aussi ce qui fait sa force, l’expérience étant ainsi relativement unique.

Iceberg est un livre à part dans la bibliographie de Cynan Jones, et un livre à part tout court. Il ne plaira pas à tous, c’est certain, mais la singularité de la forme et la pertinence du fond ont de quoi séduire les plus curieux. Aussi bref que percutant.

Brother Jo.

Du même auteur: A COUPS DE PELLE, VERS LA BAIE.

VERS LA BAIE de Cynan Jones / Editions Joëlle Losfeld / Gallimard.

Traduction : Mona De Pracontal.


Il y a de l’eau, tout autour. Alors forcément, les ombres du Robinson de Defoe ou du vieil homme d’Hemingway s’invitent et dessinent le seul horizon disponible au milieu d’un océan sans fin. Il n’a pas de nom, il dérive, à bord de son kayak, frappé par la foudre, abandonné par ses amarres terrestres. Il dérive, ses pensées aussi, entre désespoir et instinct de survie, entre le présent, à savoir une épouse et un enfant à naître, et les réminiscences d’un passé aux côtés d’un père récemment décédé.

Parti justement pour disperser en mer les cendres paternelles, le naufragé se retrouve quasiment amnésique et engoncé dans un corps diminué par de multiples blessures.

« Peu importe qui tu es. Tu sais ce que tu es, physiquement, et que tu es dans un kayak en pleine mer. La seule chose qui compte, pour le moment, c’est ce que tu es. »

À la fois riche et précise, rythmée, ramassée, comme pour résister aux vents, l’écriture de Cynan Jones ressemble à la végétation rase et dure au mal de son Pays de Galles natal. Aberaeron, Aberystwyth, des lieux où l’iode vous fouette le sang mais où l’humidité ambiante n’irrigue jamais l’aridité des existences. En une prose épurée, aisément poétique, l’auteur du déjà sublime À coups de pelle (En 2017, aux éditions Joëlle Losfeld également) nous emmène au large cette fois, et ce n’est pas si large, le large. Il nous y entraîne pour mieux nous étouffer entre le clapot des souvenirs, leurs ressacs en ordre aléatoire, et des piques de douleurs tant physiques que morales. Chaque phrase ricoche contre les murs imaginaires d’un huis clos à ciel ouvert pour nous rappeler l’insignifiance de l’être humain face à l’infinité des éléments. Les rêves et les efforts s’entremêlent en de brefs paragraphes qui prennent leur temps sans le perdre puisque cette notion a disparue : « Temps est un mot qui lui semble trop spécifique. Il pense en moments, en instants, des éléments moins mesurables ».

Si les mots adoptent l’état vaporeux de leur victime solitaire, il ne faudrait pas néanmoins prendre ce livre pour un exercice de style. Sa petite centaine de pages se lit bien au contraire avec toute l’aisance d’un flux marin sans colère. Il suffit de se laisser porter, on dira plutôt de se laisser flotter.

JLM


DES JOURS SANS FIN de Sebastian Barry /Editions Joelle Losfeld.

 

Traduction: Laetitia Devaux.

J’ai lu ces deux dernières années un certain nombre de romans auxquels j’ai pensé au fil de pages de celui de l’Irlandais Sebastian Barry. Des romans qui, par leur cadre historique, leurs personnages, leurs choix narratifs et dramatiques, se sont imposés comme des références à mes yeux. Je me suis posé cette question : peut-on encore lire et apprécier un texte comme Des jours sans fin après avoir été marqué par les lectures cumulées de Neverhome de Laird Hunt, L’oiseau du Bon Dieu de James McBride, Les marches de l’Amérique de Lance Weller, La poudre et la cendre de Taylor Brown (ouvrages tous chroniqués par Nyctalopes, ce qui n’est pas hasard) ?

La réponse, fort heureusement, est oui.

Des Jours sans fin est le récit de Thomas McNulty, jeune Irlandais, seul survivant de sa famille décimée par la famine, qui n’arrive pas cadavre sur la terre d’Amérique, comme des milliers d’autres, abîmés par les privations et l’éprouvante traversée. Thomas va lier son destin à celui de John Cole, un paria vagabond comme lui, rencontré sur un chemin qui n’a pas de direction véritable. Ils sont jeunes, doivent survivre, leur gracile constitution physique va leur permettre dans un premier temps de travailler dans un saloon, grimés en femmes. Ce n’est pas sans provoquer des émois profonds à Thomas, qui se sait très vite attiré par John Cole. Pudiquement, Sebastian Barry nous fait comprendre que ces deux-là sont plus qu’un couple d’amis. Les garçons mûrissent physiquement et changent, ils n’ont d’autre choix à un moment que d’embrasser une carrière militaire. Sous l’uniforme, après tout, la promiscuité masculine n’a rien de suspect. Cette décision les emmènera dans l’ouest. Avec leur unité, ils « pacifient » la nouvelle colonie de Californie, combattent plus tard les Indiens des Plaines. Ce à quoi ils participent, ils le réalisent, est de la violence pure, raciste, aveugle. De façon incompréhensible, cela se déroule dans un pays magnifique et redoutable et parmi les êtres vrillés par la guerre qu’ils côtoient, il y en a certains pourtant qui deviennent leurs fidèles amis. A l’issue d’un énième affrontement avec une tribu tantôt amicale tantôt rétive, ils recueillent Winona, petite fille sioux désormais orpheline. Quand vient le temps de la démobilisation, Winona est comme la fille du couple John Cole – Thomas McNulty. Celui-ci reprend sa vie de travestis de cabaret, avec un talent nouveau. Un vieillard noir, McSweny, devient le grand-père de cette famille improbable. Mais quand résonnent à nouveau les tambours de la guerre, Thomas et John rejoignent leurs frères d’armes et les troupes de l’Union sur le champ de bataille, jusqu’à la capture et l’emprisonnement, puis la paix. Cette fois, il faudra payer un prix bien plus lourd pour trouver le peu de bonheur auquel ils aspirent tous ensemble avec Winona. Ce n’est qu’une particule dans des existences âpres, brutales, mais qui donne l’impression que, malgré tout, la vie vaut la peine d’être vécue et que, au moment où elle est goûtée, « le jour sera sans fin. »

Le texte de Sebastian Barry est tout simplement magnifique. Il repose sur une voix, celle de Thomas McNulty. D’origine populaire, il s’exprime comme tel. Le travail d’écriture est là. Les phrases sont courtes, épurées, l’expression est « vulgaire » (au sens de contraire à « littéraire »). Pourtant c’est d’une puissance imagée rare. Bien souvent, la poésie étincelle. Et par poésie, j’entends le pouvoir du parler du banal, du trivial, du détail, d’une façon unique. Sebastian Barry évoque une violence terrible, les souffrances, le sang, la merde, la beauté du monde aussi et la quête d’un sens que nous cherchons à donner à notre passage sur terre (aussi particuliers soyons-nous ou pensons-nous être).  Il a été écrit ailleurs que l’écriture de ce roman doit beaucoup au fait que l’auteur et son fils homosexuel se sont libérés l’un et l’autre de se dire la vérité sur qui ils étaient et ressentaient l’un pour l’autre.  Il ne faut pas oublier que ce roman nous parle de l’homosexualité de l’identité sexuelle, avec beaucoup de justesse et de délicatesse.

Dans le tohu-bohu de nos vies, où qu’elles se passent, n’importe quand et comment elles se passent, nous ne cherchons sans doute que de simples moments de bonheur (un foyer, des proches, des sentiments) qui nous permettront peut-être de traverser nos existences sans être dominés par la défaite de l’absurdité. Alors voilà un roman historique empli de vacarme, aux ramifications existentielles, qui pourrait, vous donner à penser et, comme à moi, vous serrer les tripes et la gorge.

Vif et poignant. Même si l’année est loin d’avoir donné toutes ses récoltes, il me semble déjà qu’il me sera difficile d’ignorer ce roman à l’heure des bilans.

« On échange une poignée de main, et Lige part, peut-être à pied jusqu’au Tennessee. Il dit qu’il doit bien y avoir un moyen de traverser les Blue Ridge Mountains. Personne le sait. Il va tenter sa chance. Ecris-nous dès que tu peux, dit John Cole. Nous oublie pas. Je garde le contact, dit Lige, je vous abandonnerai pas. John est un type grand et maigre dont le visage exprime jamais grand-chose. Quand il prend une décision, il s’y tient. Il a mon soutien, il veut le meilleur monde possible pour Winona et il néglige pas non plus ses amis. Pourtant, quand Lige Magan sous-entend cette sorte d’amour pour lui, on distingue quelque chose sur le visage de John Cole. Peut-être qu’il se rappelle de sa maladie, quand il pouvait pas bouger un muscle, et que Lige était aux petits soins. Pourquoi un homme en aide-t-il un autre ? Ça sert à rien, la vie s’en moque. La vie, c’est qu’une succession de moments difficiles en alternance avec des longues périodes où il se passe rien, à part boire de la chicorée, du whisky, et jouer aux cartes. Sans aucune exigence. On est bizarres, nous autres soldats engoncés dans la guerre. On est pas en train de discuter des lois à Washington. On foule pas leurs grandes pelouses. On meurt dans des tempêtes ou des batailles, puis la terre se referme sur nous sans qu’il y ait besoin de dire un mot, et je crois pas que ça nous dérange. On est heureux de respirer encore quand on a vu la terreur et l’horreur qui, juste après, se font oublier. La Bible a pas été écrite pour nous, ni aucun livre. On est peut-être même pas des humains, puisqu’on rompt pas le pain céleste. Pourtant, si Dieu essayait de nous trouver une excuse, il pourrait invoquer cet étrange amour parmi nous. C’est comme quand on cherche dans l’obscurité, qu’on allume une lampe et que la lumière vient à notre rescousse. On découvre des objets ainsi que le visage d’un homme qui est pour vous comme un trésor déterré. John Cole. Une sorte de nourriture. De pain terrestre. La lumière de la lampe va jusqu’à ses yeux, et une lueur leur répond. »

Paotrsaout

HERESIES GLORIEUSES de Lisa McInerney / Losfeld.

Traduction: Catherine Richard-Mas.

« Cork serait-il le meilleur endroit au monde ? C’est en tout cas ce que pensent ses habitants. Vous remarquerez rapidement que cette rafraîchissante ville cosmopolite du sud-ouest de l’Irlande inspire une dévotion inégalable de la part de ses habitants. » www.ireland.com

Voilà une citation qui ferait certainement hurler de rire la pétillante Lisa McInerney, qui ne travaille certainement pas pour l’office du tourisme de Cork mais vient par contre de lâcher un bon pavé dans la mare aux canards : « Hérésies Glorieuses », son premier roman, sonne définitivement le glas de cette ville d’Irlande et de ses prétentions touristiques. Ad patres, le « Arse End of Ireland » le trou du cul de l’Irlande pour reprendre son expression favorite, également titre du blog qui lança notre auteure sur les routes de l’aventure littéraire (voir interview).

Telle une Zola celte et cinglante, Lisa McInerney tire un portrait noir aux lignes grinçantes des âmes damnées errant dans les bas-fonds de cette ville, sombre dédale qui suinte le vice et la folie, la pauvreté et l’égarement. Un ado dealeur et frondeur, une pute toxico, un père alcoolo, une voisine pédophile, une mère mystiquo-pyromane et son fils malfrat : tels sont les personnages dont nous suivrons l’aride et iconoclaste destin aux atours de balbutiements erratiques, de virée malsaine et cocasse vers un vide absolu. Une ébauche de rédemption ? Certes, le thème est central, mais les personnages semblent prisonniers d’une tragédie familiale et personnelle aux accents névrotiques avancés et somme toute indépassables. Une trace de tendresse ? Peut-être dans le portrait de Tony, dont la complexité et la véracité forment sans doute la plus grande réussite du livre.

Bien qu’il n’y ait que peu de lumière dans cette plongée en apnée, beaucoup d’humour, de finesse et d’intelligence soutiennent en permanence le récit comme autant de bulles d’oxygène salvatrices. Car c’est là que les Hérésies savent se faire jouissives : Lisa envoie de la punchline au kilomètre comme d’autres bûcherons-ninjas débiteraient des tronçons de bois en allumettes. Ca fuse et ça fustige, chaque phrase est profilée comme un missile balistique dans la grande tradition des écrits d’Irvin Welsh, Bret Easton Ellis et autre Guy Ritchie version Snatch. La tragédie sociale irlandaise décapée aux traits d’esprit corrosifs et à l’acide cynique impitoyable : voilà une belle potion revigorante que nous propose cette jeune et deux fois primée romancière dont la suite des mésaventures “corkiennes” sait déjà se faire attendre.

Wangobi.

LES HOMMES de Richard Morgiève / Losfeld.

« C’est surtout l’histoire de Mietek, un individu en déshérence, amoureux d’une femme qui ne peut pas l’aimer. Mietek ne s’en sort pas, s’enlise dans des histoires dont le dénouement risque d’entraver sa liberté. »

Mietek, dans les vingt-cinq ans, dans les années 70, sous Giscard, sort de prison et ne veut surtout pas y retourner. Il replonge dans la voyoucratie de bas-étage, proxénétisme, vol de voitures, petits cambriolages, une criminalité de petite envergure d’une époque artisanale de la délinquance.

«Depuis pas mal de temps, je me disais que c’était fini les hommes, que c’était vraiment une espèce en voie de disparition – ce qu’on appelait les hommes, c’était les derniers singes, quoi. J’ai écrit une cinquantaine de pages – et ils sont venus les hommes de ma jeunesse et ma jeunesse avec. Mais dans toutes les histoires d’hommes, il y a une fille, et même il faut une fille – sans fille, pas d’homme. Et l’autre raison du livre m’est apparue, c’était elle – ma fille, Cora. C’était pas une histoire d’homme que je voulais écrire, pas exactement, c’était une histoire de père et de fille.» Richard Morgiève.

Quand on lit ce petit texte de l’auteur, on comprend qu’on va se glisser dans l’intimité et combien il va creuser dans ses souvenirs, dans son histoire, lui, qui avait l’âge de son héros à cette époque.

Alors, c’est un bouquin extrêmement troublant, qui ne se lit pas comme un polar ordinaire qu’il n’est d’ailleurs pas vraiment même s’il met en scène divers petits malfrats , les pages sur les médiocres affaires de Mietek n’étant pas les plus passionnantes du roman. Chronique d’une époque en train de se terminer, une France qui peine à se libérer de l’héritage de la libération où ceux qui avaient choisi le bon camp pendant la guerre ou juste avant la chute, ont pu obtenir un blanc-seing de l’état pour revenir à leurs magouilles quand ils n’étaient pas directement dans les hautes sphères de la nation. 68 était passé mais les rapports hommes femmes étaient quasiment les mêmes que 30 ans auparavant, les femmes depuis la libération pouvaient voter mais Simone Veil était encore à fignoler cette réforme sur l’avortement qui allait tant faire pour les femmes.

Selon son âge, on ne lira pas cette chronique d’une époque révolue au travers de l’itinéraire d’un voyou de la même manière. Morgiève n’a pas voulu faire un tableau idyllique de son héros. Proxénète à ses heures, il voue une grande admiration pour José Giovanni l’auteur et cinéaste  dont le passé de collaborateur d’abord et de meurtrier ensuite glace un peu l’ambiance. D’autre part, Mietek collabore avec ce qui semble être le SAC ou une autre organisation identique avec ses entrées dans toutes les branches du pouvoir, une police parallèle au service du pouvoir gaullien au départ mais qui par sa présence auprès du pouvoir en place a su faire de belles affaires avec la pègre de l’époque avant d’être dissoute en 82 après deux décennies d’obscures manœuvres. Ces aspects ne nuiront pas à l’image de beau ténébreux à qui ne connait pas ces histoires mais cela peut avoir quelques aspects répulsifs mais Mietek, par manque d’informations, a peut-être mal choisi ses guides… Complexe et imprévisible dans ses rapports avec les gens, animé d’une grande volonté d’assistance aux cabossés de son entourage, amis alcoolos, putes toxicos, vieille femme esseulée, Cora, petite fille en péril… Mietek séduira les lecteurs qui aiment les héros tordus, ambigus et toutes celles et ceux qui trouveront que la balance penche du côté mec bien.

Chacun verra sa vérité de l’histoire dans une France aujourd’hui disparue, verra naître ou pas l’empathie pour Mietek. Par contre, on doit constater le talent de Richard Morgieve pour nous installer dans l’univers et le milieu des malfrats décrits par ses aînés Dard, Simonin ou Le Breton. On n’oublie pas non plus des pages gorgées de tendresse et d’amour, masquées pudiquement, sans dramatisation des effets. Enfin, « les hommes » est un roman qui respire l’authenticité, la sincérité, l’excellence, la belle ouvrage d’un auteur qui se souvient et dont le roman, par son originalité, fait finalement un bien fou.

Authentique.

Wollanup.

DANS LES EAUX TROUBLES de Neil Jordan / Editions Joëlle Losfeld.

 

Traduction: Florence Lévy-Paoloni

Dans une ville crasseuse d’Europe de l’Est, coincée dans une bulle temporelle post-communiste, coule une rivière brune et visqueuse. Un pont l’enjambe, sur lequel des anges aveugles sont sculptés. Serait-ce le fleuve des amours perdues que ces êtres de pierre ne sauraient voir, témoins estropiés des errances humaines et de leurs passions meurtrissantes ? A moins que ce ne soient les vérités d’un autre monde, jetées dans ces rues antiques et pavées au grès de la folie des dieux.

C’est imbibée d’une moiteur estivale éreintante que commence l’enquête de Jonathan, anglais expatrié et patron d’une agence de détectives locale lancé sur les traces de la petite Petra, disparue il y a fort longtemps lorsqu’elle était enfant. Rongé par ses problèmes de couple, Jonathan semble perdre pied au fur et à mesure que l’enquête avance. De moins en moins maître d’une situation qu’il ne parvient plus à gérer, il s’enfonce viscéralement dans les affres de la jalousie et de la rancœur.

Sa vie va pourtant basculer lors d’une rencontre impromptue sur le pont des anges aveugles : il va en effet sauver de la noyade une jeune violoncelliste aux charmes mystérieux et envoûtants.

« Dans les eaux troubles » est un roman piège, une lente plongée hors de la matière vers des territoires immergés et hallucinatoires. Ouvrage Kafkaïen et lovecraftien pour ainsi dire, on serait bien tenté d’y voir aussi comme une ode parallèle à l’incantatoire ‘ »Eyes Wild Shut » de Kubrick.

Au fil des pages, on croisera dans le dédale de cette étouffante cité des personnages complexes et attachants, fragiles, hésitants, pétris d’incertitude ou de souffrance…finalement terriblement humains.

Ainsi Gertrude, la voyante aux atours de Marlène Dietrich, ancienne beauté toujours impeccablement fardée et passerelle emblématique entre notre monde et l’immatériel. Sarah la femme archéologue de Jonathan – très inquiète pour leur fille Jenny et son imaginaire débordant – fera quant à elle surgir de terre un saint ou une victime d’outrages préhistoriques, porteur d’une rébellion insoupçonnée…

Nos pas, cherchant désespéramment un peu de quiétude et de réconfort, nous mèneront aussi au cabinet du « Viennois », psychologue de couple aux sourcils broussailleux et à la rhétorique sibylline. Il nous apprendra par exemple que « le but de la thérapie est la transformation de la souffrance névrotique en souffrance ordinaire ». Trébuchant de concert avec Jonathan, il semblerait que cette ville souhaite nous dissoudre totalement dans sa torpeur toxique et éternelle.

Et puis, il y a aura ce moment de bascule. Celui on l’on perd définitivement pied avec le réel pour pénétrer dans quelque chose de plus intangible, hors des limites du temps et sur lequel notre emprise est futile, désespérée.

Cela arrive doucement, un glissement vers le fantastique comme une trame qui se dérobe ; les eaux montent et les esprits qui se noient.

Rationalité et fantasme s’enchâssent de manière sinueuse dans ce recueil onirique, inquiétant mais non dénué d’humour, un peu comme ces notes d’une gamme en mineur, étranges mais familières, tirées sur les cordes d’un instrument vibrant d’un diapason magique.

On s’enlise, on s’enlace et l’on glisse avec celle ou celui qui n’est pas l’autre dans les plaisirs coupables des relations délétères. Fuir l’amertume, fuir le passé… Se perdre corps et âme malgré le remord et la folie : voilà le leitmotiv en filigrane emporté par les eaux troubles de ce roman au parfum d’étrangeté, à mi-chemin entre rêve et réalité.

Réalisateur, producteur, scénariste et écrivain irlandais, Neil Jordan cumule les succès. On lui doit notamment le cultissime « Entretien avec un vampire », mais aussi « The Crying Game » ou encore plus récemment la réalisation de la série  » Les Borgias ». Il est l’auteur de six romans, dont « Confusion » publié également aux éditions Joëlle Losfeld en 2013.

Wangobi.

 

A COUPS DE PELLE de Cynan Jones / Editions Joëlle Losfeld.

Traduction: Mona de Pracontal.

C’est parfois des romans dont vous n’attendez pas réellement grand-chose, d’auteurs inconnus loin des sentiers battus, de maisons d’édition que vous ne lisez pas fréquemment, de sujets qui apparemment ne font pas partie de votre univers que vous arrivent les plus grands chocs, la rencontre improbable entre un auteur, son écriture et vous, pas du tout préparé au choc que vous allez avoir ou plutôt subir tant la violence et la beauté parfaite quasiment irréelle de ce court roman anodin, rural entre élevage de moutons et dératisation de granges au Pays de Galles, foudroiera tous ceux qui ont aimé « grossir le ciel ».

Cette comparaison avec le roman de Franck Bouysse m’a paru évidente pas vraiment sur le style, qui, ici, est aussi virtuose mais dans un genre différent où chaque phrase, chaque mot, chaque silence contribuent à créer un immense océan de réflexion dans un texte réduit à une épure pour en faire un immense roman, un diamant brut. C’est plutôt dans la poésie et la tendresse réelle dans une terrible douleur que se retrouvent la parenté.

Deux hommes, deux destins autour des animaux. Daniel élève des moutons. Sa première apparition le montre dans l’étable en train d’aider une brebis à mettre bas. Le Grand, lui, connu comme un gitan, débute le roman en massacrant volontairement un blaireau déjà mort et mutilé qui a servi dans des combats illégaux contre des chiens auxquels il participe en débusquant les animaux et en les vendant aux organisateurs bestiaux.

Deux personnalités différentes dans leur rapport à la vie, aux animaux. Le Grand a déjà fait de la prison pour ces méfaits, Daniel vient de perdre sa femme, son amour, victime d’une ruade de leur cheval… Ils se côtoient mais ne se fréquentent pas et finiront par se rencontrer…

Tout est enchantement dans ce roman. Amour, solitude, tendresse, cruauté et désespoir humains et animaux se côtoient dans une magnifique ode à la vie, à la mort, à l’humanité. Les parallèles et les croisements entre destins des hommes et des bêtes sont prodigieusement amenés. C’est beau, triste à pleurer mais c’est magnifique. Du noir dans toute sa noblesse.

Mawreddog !

Sortie le 23.

Wollanup.

 

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