Chroniques noires et partisanes

DES JOURS SANS FIN de Sebastian Barry /Editions Joelle Losfeld.

 

Traduction: Laetitia Devaux.

J’ai lu ces deux dernières années un certain nombre de romans auxquels j’ai pensé au fil de pages de celui de l’Irlandais Sebastian Barry. Des romans qui, par leur cadre historique, leurs personnages, leurs choix narratifs et dramatiques, se sont imposés comme des références à mes yeux. Je me suis posé cette question : peut-on encore lire et apprécier un texte comme Des jours sans fin après avoir été marqué par les lectures cumulées de Neverhome de Laird Hunt, L’oiseau du Bon Dieu de James McBride, Les marches de l’Amérique de Lance Weller, La poudre et la cendre de Taylor Brown (ouvrages tous chroniqués par Nyctalopes, ce qui n’est pas hasard) ?

La réponse, fort heureusement, est oui.

Des Jours sans fin est le récit de Thomas McNulty, jeune Irlandais, seul survivant de sa famille décimée par la famine, qui n’arrive pas cadavre sur la terre d’Amérique, comme des milliers d’autres, abîmés par les privations et l’éprouvante traversée. Thomas va lier son destin à celui de John Cole, un paria vagabond comme lui, rencontré sur un chemin qui n’a pas de direction véritable. Ils sont jeunes, doivent survivre, leur gracile constitution physique va leur permettre dans un premier temps de travailler dans un saloon, grimés en femmes. Ce n’est pas sans provoquer des émois profonds à Thomas, qui se sait très vite attiré par John Cole. Pudiquement, Sebastian Barry nous fait comprendre que ces deux-là sont plus qu’un couple d’amis. Les garçons mûrissent physiquement et changent, ils n’ont d’autre choix à un moment que d’embrasser une carrière militaire. Sous l’uniforme, après tout, la promiscuité masculine n’a rien de suspect. Cette décision les emmènera dans l’ouest. Avec leur unité, ils « pacifient » la nouvelle colonie de Californie, combattent plus tard les Indiens des Plaines. Ce à quoi ils participent, ils le réalisent, est de la violence pure, raciste, aveugle. De façon incompréhensible, cela se déroule dans un pays magnifique et redoutable et parmi les êtres vrillés par la guerre qu’ils côtoient, il y en a certains pourtant qui deviennent leurs fidèles amis. A l’issue d’un énième affrontement avec une tribu tantôt amicale tantôt rétive, ils recueillent Winona, petite fille sioux désormais orpheline. Quand vient le temps de la démobilisation, Winona est comme la fille du couple John Cole – Thomas McNulty. Celui-ci reprend sa vie de travestis de cabaret, avec un talent nouveau. Un vieillard noir, McSweny, devient le grand-père de cette famille improbable. Mais quand résonnent à nouveau les tambours de la guerre, Thomas et John rejoignent leurs frères d’armes et les troupes de l’Union sur le champ de bataille, jusqu’à la capture et l’emprisonnement, puis la paix. Cette fois, il faudra payer un prix bien plus lourd pour trouver le peu de bonheur auquel ils aspirent tous ensemble avec Winona. Ce n’est qu’une particule dans des existences âpres, brutales, mais qui donne l’impression que, malgré tout, la vie vaut la peine d’être vécue et que, au moment où elle est goûtée, « le jour sera sans fin. »

Le texte de Sebastian Barry est tout simplement magnifique. Il repose sur une voix, celle de Thomas McNulty. D’origine populaire, il s’exprime comme tel. Le travail d’écriture est là. Les phrases sont courtes, épurées, l’expression est « vulgaire » (au sens de contraire à « littéraire »). Pourtant c’est d’une puissance imagée rare. Bien souvent, la poésie étincelle. Et par poésie, j’entends le pouvoir du parler du banal, du trivial, du détail, d’une façon unique. Sebastian Barry évoque une violence terrible, les souffrances, le sang, la merde, la beauté du monde aussi et la quête d’un sens que nous cherchons à donner à notre passage sur terre (aussi particuliers soyons-nous ou pensons-nous être).  Il a été écrit ailleurs que l’écriture de ce roman doit beaucoup au fait que l’auteur et son fils homosexuel se sont libérés l’un et l’autre de se dire la vérité sur qui ils étaient et ressentaient l’un pour l’autre.  Il ne faut pas oublier que ce roman nous parle de l’homosexualité de l’identité sexuelle, avec beaucoup de justesse et de délicatesse.

Dans le tohu-bohu de nos vies, où qu’elles se passent, n’importe quand et comment elles se passent, nous ne cherchons sans doute que de simples moments de bonheur (un foyer, des proches, des sentiments) qui nous permettront peut-être de traverser nos existences sans être dominés par la défaite de l’absurdité. Alors voilà un roman historique empli de vacarme, aux ramifications existentielles, qui pourrait, vous donner à penser et, comme à moi, vous serrer les tripes et la gorge.

Vif et poignant. Même si l’année est loin d’avoir donné toutes ses récoltes, il me semble déjà qu’il me sera difficile d’ignorer ce roman à l’heure des bilans.

« On échange une poignée de main, et Lige part, peut-être à pied jusqu’au Tennessee. Il dit qu’il doit bien y avoir un moyen de traverser les Blue Ridge Mountains. Personne le sait. Il va tenter sa chance. Ecris-nous dès que tu peux, dit John Cole. Nous oublie pas. Je garde le contact, dit Lige, je vous abandonnerai pas. John est un type grand et maigre dont le visage exprime jamais grand-chose. Quand il prend une décision, il s’y tient. Il a mon soutien, il veut le meilleur monde possible pour Winona et il néglige pas non plus ses amis. Pourtant, quand Lige Magan sous-entend cette sorte d’amour pour lui, on distingue quelque chose sur le visage de John Cole. Peut-être qu’il se rappelle de sa maladie, quand il pouvait pas bouger un muscle, et que Lige était aux petits soins. Pourquoi un homme en aide-t-il un autre ? Ça sert à rien, la vie s’en moque. La vie, c’est qu’une succession de moments difficiles en alternance avec des longues périodes où il se passe rien, à part boire de la chicorée, du whisky, et jouer aux cartes. Sans aucune exigence. On est bizarres, nous autres soldats engoncés dans la guerre. On est pas en train de discuter des lois à Washington. On foule pas leurs grandes pelouses. On meurt dans des tempêtes ou des batailles, puis la terre se referme sur nous sans qu’il y ait besoin de dire un mot, et je crois pas que ça nous dérange. On est heureux de respirer encore quand on a vu la terreur et l’horreur qui, juste après, se font oublier. La Bible a pas été écrite pour nous, ni aucun livre. On est peut-être même pas des humains, puisqu’on rompt pas le pain céleste. Pourtant, si Dieu essayait de nous trouver une excuse, il pourrait invoquer cet étrange amour parmi nous. C’est comme quand on cherche dans l’obscurité, qu’on allume une lampe et que la lumière vient à notre rescousse. On découvre des objets ainsi que le visage d’un homme qui est pour vous comme un trésor déterré. John Cole. Une sorte de nourriture. De pain terrestre. La lumière de la lampe va jusqu’à ses yeux, et une lueur leur répond. »

Paotrsaout

2 Comments

  1. Pyrrus

    Waouh ! Tu parles de gorge serrée à la lecture du roman et c’est vrai, mais je l’ai aussi eue à la lecture de ta critique. Merci de mettre des mots sur mes pensées.

  2. Paotrsaout

    Merci. Quand on écrit une chronique, on souhaite qu’elle soit à la hauteur du plaisir du lecture et des émotions ressentis. Quand ils sont là, bien entendu. Dans le cas présent, nous avons un texte vraiment inspirant. C’est ça le plus beau.

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