Chroniques noires et partisanes

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ILLUMINATINE de Simon Bentolila / Albin Michel

Illuminatine : une drogue puissante qui a la particularité de faire saillir dans l’esprit du consommateur la vérité cachée, jusqu’à renverser tous les narratifs sur lesquels repose la société. Une véritable arme de guerre pour un groupe de survivalistes reclus dans un bunker au fin fond d’une forêt.

En s’aventurant sur cette terra incognita, le narrateur de ce roman, qui s’est juré d’achever un livre sur lequel il travaille depuis des années, est certain de trouver parmi ces gourous de la paranoïa de quoi alimenter son projet.

Mais dans un monde où la maladie du soupçon a remplacé l’esprit de révolte, comment ne pas passer de l’autre côté de la barrière ?

Journaliste et animateur de débats et rencontres littéraires, Simon Bentolila s’attaque à un sujet relativement sensible, le complotisme, avec Illuminatine, son premier roman publié chez Albin Michel.

Nombreux sont ceux, plus même qu’on ne l’imagine, à être concernés par le complotisme, soit en souscrivant eux-mêmes à des théories complotistes, soit en ayant été confrontés aux dites théories par des tiers. Un sérieux fléau et donc un important sujet de société. Qui se risque à en parler de façon critique n’est pas à l’abri de déclencher l’ire des premiers concernés. Mais cela, Simon Bentolila, ne semble guère s’en inquiéter, puisqu’il dresse ici un portrait peu flatteur de toute cette sphère.

Notre narrateur, un trentenaire un peu paumé et lui-même un poil paranoïaque, se donne pour projet d’écrire un livre sur le complotisme. Déjà entouré par quelques énergumènes hauts en couleurs, il décide d’infiltrer le milieu comme il peut. Son immersion, qui n’arrange rien à sa propre paranoïa, ne s’annonce pas sans conséquences. Au fil des pages, il rencontre des profils de tous types, certain(e)s plus atteints que d’autres qui plongent le narrateur, mais aussi le lecteur, dans une confusion certaine. Ils nous rendent dingos et c’est peu de le dire. Des délires et des dérives accentués par une drogue faisant de nombreux émules, l’Illuminatine, dont une molécule spécifique est supposée rendre ses consommateurs plus clairvoyants. Plus nous avançons dans l’histoire, plus le livre du narrateur se mêle à celui écrit par Simon Bentolila. Si certains risquent de s’y perdre un peu, cela permet d’ajouter à l’effet troublant de cette espèce de folie ambiante contagieuse.

Pour ceux familiers du complotisme en France, vous reconnaitrez des grandes figures du mouvement à peine déguisées, parmi lesquelles on peut citer Alain Soral ou Dieudonné. Les références ne manquent pas ! Il est d’ailleurs assez drôle de les deviner. Drôle, Simon Bentolila essaye de l’être. Il joue la carte de l’absurde, grossit les traits, caricature à foison. C’est parfois assez grotesque mais, à l’évidence, mieux vaut essayer d’en rire car le sujet est tout de même bien effrayant. On peut éventuellement reprocher à l’auteur de s’éparpiller un peu mais son écriture, franchement soignée, font de cette lecture un moment tout à fait appréciable.

Illuminatine ne satisfera peut-être pas tout le monde mais c’est une bonne idée de cadeau pour s’assurer des débats d’idées houleux, le soir de Noël, en famille. Un roman qui ne rendra pas les complotistes moins complotistes, ni les cons moins cons, mais permet de se payer un peu leur tête sous couvert d’un livre pittoresque. 

Brother Jo.

SOLEIL OBLIQUE ET AUTRES HISTOIRES IRLANDAISES de Donal Ryan / Albin Michel

A Slanting of the Sun

Traduction: Marie Hermet

En le suivant depuis son arrivée dans les librairies françaises, on pensait, vraiment à tort, connaître, au moins en partie, l’univers de Donal Ryan. Des histoires simples de gens ordinaires comme  Une année dans la vie de Johnsey Cunliffe dans la difficulté ou déjà dans la marge, sans misérabilisme, avec beaucoup de respect, d’une compassion  jamais surjouée avec une faculté impressionnante à conter d’une manière somme toute très banale, pudiquement mais souvent assassine pour le lecteur.

On attendait, on espérait fortement Strange Flowers, son roman sorti en Irlande en 2020 voire le dernier de 2022 The Queen of Dirt Island et puis finalement on découvre Soleil oblique et autres histoires irlandaises daté de 2015, un recueil de vingt nouvelles n’excédant que très rarement la dizaine de pages. Alors on connaît le couplet sur les lecteurs français qui goûtent peu la nouvelle mais je sais très bien que tous ceux qui ont un jour pénétré l’univers de Donal Ryan y retourneront les yeux fermés. 

Si on s’arrête sur le titre, Soleil oblique est la dernière histoire du recueil, découvrez l’émotion et l’horreur qui s’en dégagent pour savoir si vous serez capables d’appréhender la peine en totalité. Et autres histoires irlandaises semble très réducteur car on est très loin du microcosme irlandais et d’une celtitude fantasmée très barbante et autres biniouseries très à la mode par chez nous, c’est beaucoup plus universel. Les gens que raconte Donal Ryan, on les croise tous les jours aussi ici, on tourne juste un peu la tête pour ne pas savoir, pour ne pas voir mais ils sont présents parmi nous. Ryan nous montre leurs failles, leurs malheurs, leur déchéance, leurs regrets, leur noyade, leur ignominie, leur cruauté aussi,  rien n’est épargné, rien n’est faussé, aucun manichéisme juste la manifestation du malheur, quel qu’il soit, subi ou volontaire, parfois, mais juste parfois, atténué par un trait d’humour prouvant une fois de plus, s’il le fallait, la noblesse de l’auteur, le respect pour ces êtres et ses lecteurs.

Méfiez-vous de la couverture très belle mais qui vous donne une idée bien fausse de la réalité du bouquin.

Ces vingt nouvelles sont toutes écrites, sauf une, à la première personne, créant rapidement une promiscuité avec les personnages, une intimité avec leur mouise ou leurs dérives qui pourra s’avérer très douloureuse voire gênante quand vous comprendrez, par petites touches, la réalité des êtres pas tous recommandables. Elles se déroulent principalement en Irlande mais on voyage aussi vers le drame syrien comme dans Par une mer basse et tranquille et même jusqu’à Kinshasa.

Alors, toutes ne vous émouvront pas de la même façon, selon votre humeur, votre vie, votre histoire mais sûr que certaines vous seront très douloureuses. Il est vraisemblablement très difficile de les lire à la suite, l’émotion vous étreint trop durablement et de manière, ma foi, souvent insupportable. J’ai été obligé de prendre un autre ouvrage pour me changer les idées. J’ai été plombé par Soleil oblique, détruit par un tout petit passage vraiment anecdotique dans Le peloton, choqué par Nephtys et l’alouette, horrifié par Départ en retraite, gêné par La passion, ému aux larmes par Bleu roi, ébloui par Grace… 

“Le monde est rempli de mots que personne n’a envie d’entendre.”

Donal Ryan les dit avec talent et c’est aussi douloureux que frappant et imparable.

Clete.

CEREMONIE de Leslie Marmon Silko / Terres d’Amérique / Albin Michel

CEREMONY

Traduction : Michel Valmary

C’est avec un petit décalage de quelques mois que notre regard se porte aujourd’hui sur cette réédition d’un roman de 1977 (avec traduction révisée, avant-propos inédit et préface de Larry McMurtry extraite de l’édition anniversaire des trente ans du texte chez Penguin Classics). Terres d’Amérique ne surprend pas en proposant à nouveau l’ouvrage de l’autrice d’origine Laguna Pueblo du Nouveau-Mexique, reconnue aux côtés de James Welch, N. Scott Momaday et Louise Erdrich comme l’un des quatre piliers de la Renaissance indienne sur le plan littéraire.

Tayo, un jeune Indien du Nouveau-Mexique, revient de la Seconde Guerre mondiale hanté par la mort de son cousin et l’âpreté des combats contre les Japonais dont il a été prisonnier. Son retour sur la réserve de Laguna Pueblo ne fait qu’accroître son sentiment d’aliénation, car pour Tayo comme pour nombre des siens, l’amour de sa terre porte en lui la honte de l’avoir perdue à jamais. Tandis que certains vétérans se réfugient dans l’alcool ou la violence, Tayo s’interroge sur le véritable sens de son mal. Sa quête, qui le ramène aux croyances et aux traditions de son peuple, prend alors la forme d’une cérémonie, seule voie pour retrouver la lumière.

Cérémonie est tout d’abord un roman sans fard sur les difficultés de réadaptation des soldats submergés par leur expérience intime avec la violence et la mort. Soyons clairs, cela a nourri et nourrira encore hélas d’excellents et douloureux textes. La particularité du roman de Leslie Marmon Silko réside en ce que ce terrible bouleversement est aussi vécu par un Native American. Appartenant à une communauté déjà méprisée, spoilée, sous le joug d’un racisme quotidien, Tanyo découvre avec son enrôlement une sorte d’émancipation et de reconnaissance par la société blanche. En réalité les Etats-Unis ont besoin de chair à canon, peu importe la couleur de peau de ses soldats tant qu’ils sont prêts à endurer et verser leur sang. Revenus à leurs vies d’avant, Tanyo et les GI amérindiens ne peuvent digérer l’amertume qu’ils éprouvent : fini les sourires des Blancs, le prestige de l’uniforme, les conquêtes féminines… Ils boivent, errent, se font rouler, se battent.

Pour Tanyo, ce retour au pays est alourdi d’une culpabilité immense : lui, le bâtard, sans père, à part dans la famille et la communauté, n’a pu revenir de la guerre sans son cousin-frère Rocky, mort dans les terribles conditions de la détention par les Japonais. Loin du foyer, il n’a pu apporter non plus de l’aide à son oncle, qui s’est épuisé à récupérer des vaches volées ou enfuies. Sa dépression abyssale le mène aux portes de la folie et de la mort. Il accepte de se soumettre à une cérémonie, de se reconnecter aux croyances et aux traditions pour comprendre ce qui lui arrive et échapper aux forces noires, pour réparer et se réparer.

Leslie Marmon Silko nous ouvre une porte vers la spiritualité et une cosmogonie syncréthique des peuples voisins, Pueblo, Zuni, Navajo, du Sud-Ouest montagneux des Etats-Unis. Le paysage fait l’objet de magnifiques descriptions « habitées ». Pour ceux qui veulent encore les voir, les mythes et les histoires dessinent les points remarquables, les pistes et les contours de terres volées pour la plupart à leurs habitants anciens. Ils sont l’ancrage d’un peuple. Il en résulte un texte marqué par une forte spiritualité, comme un appel nécessaire à renouer avec ses racines.

Un texte sur la dévastation sociale et spirituelle d’une communauté amérindienne au milieu du XXe siècle mais aussi un très beau roman d’éveil.

Paotrsaout

NOUS AURIONS PU ETRE DES PRINCES d’Anthony Veasna So / Terres d’Amérique – Albin Michel

Afterparties

Traduction : Héloïse Hesquié

Il aurait pu un prince des lettres issu de la population des Asian-Americans. Mais le destin en a décidé autrement : Anthony Veasna So est mort d’une overdose le 8 décembre 2020, à l’âge de 28 ans. La publication de son recueil de nouvelles à titre posthume a bénéficié de critiques élogieuses et de diverses récompenses, celle par exemple de la Fondation Ferro-Grumley pour les littératures LGBTQ. Tandis que le reste de son œuvre pourrait être édité en 2023, Terres d’Amérique, les radars toujours orientés vers l’actualité de la littérature contemporaine américaine, nous propose la traduction française de ces neuf nouvelles au goût doux-amer.

À Stockton, Californie, les temples bouddhistes et les épiceries cambodgiennes ont fleuri depuis l’arrivée massive de familles ayant fui leur pays et le régime génocidaire des Khmers rouges. Dans cette ville entre Asie et Amérique, on croise ainsi des bonzes, de vieilles tantes intrusives et des adolescents mortifiés par l’ennui, tout un monde d’histoires passées sous silence, de désirs naissants, de tiraillements identitaires et sexuels, où l’avenir tente de se construire sur les fondations d’un traumatisme profond et en dépit du poids des traditions.

Se pouvait-il qu’un peuple martyrisé par les débordements (non officiels) de la guerre du Viet Nam sur son propre territoire – ce qui provoqua un chaos social et politique – et l’avènement d’un régime parmi les plus paranoïaques et sanguinaires de l’histoire, celui des Khmers rouges, produise des exilés sans lourd bagage traumatique ? Heurtés de surcroît par un choc culturel, les survivants du Cambodge de Pol Pot ont transmis une partie de leur blues à leurs enfants nés eux Américains, qui se débattent avec leur sexualité, la consommation de drogues et les problèmes de karma. C’est ce que raconte Anthony Veasna So au long de neuf histoires sises dans le microcosme de la Central Valley en Californie où s’est regroupée la communauté des Cambos, travaillée par les vieilles solidarités, le poids des traditions et des rêves de réussite sociale presque aussi insaisissable que la fumée des bâtons d’encens.

Avec un sens du détail nerveux, une dérision certaine non dénuée de tendresse, l’auteur nous donne, au travers de plusieurs personnages, un portrait attachant d’une composante de la société américaine probablement sans porte-voix littéraire jusque-là. Voilà une marchande de donuts et ses filles, un joueur de badminton vieillissant sur le retour, l’héritier d’un garage familial, des jeunes gens aux problèmes d’addiction ou relationnels, un universitaire par dépit en pleine quête de soi homosexuelle, une jeune infirmière en soins gériatriques aux prises avec un spectre de l’ère Pol Pot… Entre les effluves de la cuisine pays, les formules de politesse communautaire et les auras bouddhistes, chacun patauge pour trouver sa voie, avec une sorte de rapport au monde schizophrénique. Ils sont des Cambos, veulent ou doivent rester des Khmers – malgré les difficultés psychologiques liées à l’appartenance à un peuple qui a pratiqué l’autogénocide (sic) – mais est-ce si aisément conciliable avec l’American way of life suintant l’obsession du matérialisme et du sexe ? La réponse convoque un certain nombre de déconvenues et de déboires qui pincent ou font sourire.

C’est criant d’intelligence, de justesse et de modernité et fait regretter la disparition prématurée de ce jeune auteur qui s’annonçait comme une voix américaine talentueuse.

Paotrsaout

HARLEM SHUFFLE de Colson Whitehead / Terres d’Amérique / Albin Michel

Traduction: Charles Recoursé

Époux aimant, père de famille attentionné et fils d’un homme de main lié à la pègre locale, Ray Carney, vendeur de meubles et d’électroménager à New York sur la 125e Rue, « n’est pas un voyou, tout juste un peu filou ». Jusqu’à ce que son cousin lui propose de cambrioler le célèbre Hôtel Theresa, surnommé le Waldorf de Harlem…

Chink Montague, habile à manier le coupe-chou, Pepper, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, Miami Joe, gangster tout de violet vêtu, et autres flics véreux ou pornographes pyromanes composent le paysage de ce roman…

On a tous des auteurs incontournables, quoi qu’ils écrivent, qu’importent les sujets, on suit. Leur talent, leur travail leur permet de traverser les genres, de les apprivoiser, de les faire leurs pour mieux transmettre leur message. Colson Whitehead fait partie pour moi de cette catégorie des auteurs immanquables.

Comme beaucoup en France, j’ai découvert Whitehead avec ses deux dernières fulgurances, Underground railroad et Nickel Boys, deux romans auréolés par le prix Pulitzer. On pouvait penser à ce moment-là que le New Yorkais était beaucoup dans l’affectif et aux marges du Noir. C’était oublier qu’il avait aussi écrit précédemment un roman d’initiation avec Sag Harbor et que Zone 1 était tout simplement une histoire de zombies. Colson Whitehead est donc capable de couvrir différents univers. Pas une réelle surprise donc de le voir débarquer dans le Noir.

Dans l’Intuitionniste, son premier roman (nouvelle parution à l’automne chez Albin Michel), on pouvait penser mais sans certitude qu’il montrait NY. Le Colosse de New York : Une ville en treize parties, très jolie variation sur New York que tout amoureux de la ville doit lire: des lieux célèbres, des coins discrets, des moments dans la journée. Il témoignait alors  «Si je suis ici, c’est parce que je suis né ici, à jamais perdu pour le reste du monde”.  New York, véritablement une passion.Ses débuts dans l’écriture se manifesteront par des articles pour le Village Voice, bible de l’agitation culturelle de la ville, très branché underground, indé, indie… Mais il n’avait encore jamais écrit une fiction sur New York, il a remédié à cette absence avec Harlem Shuffle, première partie d’une trilogie qu’il consacre à Harlem principalement mais en fait aussi à toute l’insularité de Manhattan. 

Harlem, dans les années 60, c’est le pire d’une ville très dangereuse, plus des deux tiers des toxicos de NY y résident avec la violence prévisible et incontrôlée qui en découle. C’est aussi le principal bastion dans la lutte pour les droits civiques des populations afro-américaines. Voilà pour le décor.

Colson Whitehead, pour ce roman, revendique l’héritage de deux grands auteurs de polars qui ont pris pour cadre la Grosse Pomme. La filiation entre Carney, le personnage de Whitehead et Jackson, le héros du fabuleux La reine des pommes de Chester Himes est évidente. Les points communs : Harlem et la naïveté “apparente” des deux personnages. L’héritage de Donald Westlake se retrouve dans une certaine similitude entre Carney  et le cambrioleur John Dortmunder, un homme qui a un talent surnaturel pour rater des coups immanquables ou pour dérober des objets qu’il n’aurait même pas dû effleurer du regard. John Dortmunder sait très bien que son destin est d’échouer mais il ne sait pas résister à la tentation, aux plans géniaux de ses camarades d’infortune. Et Carney, de la même manière, va se laisser entraîner par son cousin Freddie, son ami, son pote et surtout un vrai voyou, lui. Au début, ce sont des marchandises tombées du camion qui vont emplir le magasin de meubles de Carney avant qu’il devienne rapidement un fourgue qui va planquer des objets qu’il n’aurait jamais fallu dérober. La police aux trousses, ce n’est déjà pas toujours simple quand on n’a pas la même couleur de peau que les flics locaux irlandais. Mais avoir la moitié de la pègre new-yorkaise et une des familles les plus puissantes de la ville sur le dos, cela devient très dangereux.

Colson Whitehead raconte trois casses, cambriolages situés en 59, 61 et 64. Si l’humour est souvent présent, il ne masque pas pour autant le racisme, les discriminations. Carney en est souvent la première victime, lui qui veut juste le meilleur pour son épouse et ses deux enfants et devenir un simple commerçant respecté. Si le rythme, le ton, les histoires sont parfois de l’ordre de la comédie, le drame n’est jamais loin. Tous les ingrédients d’un polar délicieusement vintage sont réunis, mais ils ne sont néanmoins qu’une très jolie façon de raconter New York et Harlem dans les années 60. Et cela fonctionne très bien pendant les deux premières parties. La dernière partie, la plus dangereuse et la plus dramatique aussi, est par contre un tout petit peu encombrée par la narration des émeutes raciales de 64, des évocations de Martin Luther King et du KKK, éléments importants de l’époque, mais qui n’ont rien à voir avec le déroulement de l’intrigue et nuisent un peu à un suspense assez terrible. Mais on l’aura compris aussi, le personnage principal de l’histoire est Harlem.

La plume est superbe. Harlem Shuffle ne s’avèrera peut-être pas aussi évident que Nickel Boys pour les lecteurs de littérature blanche mais pour tous les amateurs de vieux polars en noir et blanc, des Série Noire de Duhamel, quel régal, quelle ivresse.

Clete

LÉOPARD NOIR, LOUP ROUGE de Marlon James / Albin Michel

Black Leopard, Red Wolf

Traduction: Héloïse Esquié

 J’ai laissé le borgne en vie car on a besoin d’histoires pour vivre, n’est-ce pas, prêtre ? Inquisiteur. Je ne sais pas comment t’appeler.

 Mais ce n’était pas tes hommes. Bien. Tu n’as donc pas de chant mortuaire à entonner devant leurs veuves. 

 Tu es venu pour une histoire, or je suis d’humeur à parler, donc les dieux nous sourient à tous les deux. 

 Il y avait dans la Cité mauve un marchand qui disait avoir perdu sa femme. Elle avait disparu avec cinq bagues en or, dix et deux paires de boucles d’oreilles, vingt et deux bracelets, et dix et neuf chaînes de cheville.

Les premières pages de Léopard noir, loup rouge sont une véritable définition de la violence. Mains coupées, têtes écrasées, nuques brisées, membres tranchés, cœurs perforés, j’en passe. Le Pisteur hésite peu, même pas à laisser pour mort son propre père. Il a quelque chose du super-héros, du chevalier légendaire, du génie malfaisant. Vif, rapide, musclé, puissant, souple, redoutablement intelligent.
Et ce n’est que la première trentaine de pages sur les sept cents du livre.
C’est un roman dont on part à la conquête, qui se mérite, comme une face nord en alpinisme. Dès le début, il faut bien avoir à l’esprit que l’on a rien à quoi se raccrocher, toutes nos références familières sont restées à la porte de Léopard noir, loup rouge, premier volume de la trilogie L’étoile sombre. Ou alors il faudrait en citer trop, d’Homère à Lovecraft, de l’Ancien Testament aux Monty Python, de Chrétien de Troyes aux Marvels, de Rahan à Jerome Bosch, et beaucoup, beaucoup d’autres. Mais avant tout, c’est un livre autonome et singulier, une création ex nihilo, radicale.

Le Pisteur, personnage principal, est en quête, et vraisemblablement en fuite, il cherche l’héritier d’un royaume tout en se découvrant une identité inattendue. Il traverse des lieux plus ou moins magiques, ensorcelés, avec des démons, des animaux extraordinaires, d’illustres chefs de tribus. C’est une véritable épopée où les phrases tournent sur elles-mêmes, s’entremêlent comme les lianes d’une jungle. C’est une lecture attentive, concentrée, qui nécessite du temps, beaucoup de temps.

 Je croyais qu’on cherchait une clairière, mais on s’est enfoncés dans la brousse. Des branches se retiraient et revenaient me frapper en plein visage, des lianes s’enroulaient autour de mes jambes et me tiraient vers le bas, des arbres se penchaient pour me regarder et chaque trait de leur écorce était une grimace désapprobatrice. Puis Kava a commencé à parler aux feuilles. Et à jurer. Le garçon-clair-de-lune était devenu fou.


La lecture est parfois si touffue que naît l’impression de se débattre avec les mots, les pages ; la progression est lente, ténue, rude. D’autant plus que nous courons de mythes en rituels, de meurtres en cérémonies, au gré des embûches et des haltes du Pisteur, on se perd dans les nombreuses histoires qu’il sème autour de lui. Le fil conducteur se cache assez souvent pour ressurgir quelques paragraphes plus loin parmi les cadavres.

Embarquer dans ce roman c’est être secoué dès le début, attrapé au cou par une écriture étoffée et volubile, aussi rythmée qu’un cheval lancé au galop poursuivi par un lion. Tout défile à une vitesse époustouflante, si vite qu’il faut parfois relire le passage avant de reprendre.

C’est un roman où le décor, le contexte, les mythes, appelez ça comme vous voulez, sont aussi importants que les faits et gestes des personnages. Ces mythes sont le moteur de Léopard noir, loup rouge. Peut-être qu’une personne plus versée dans les mythologies africaines pourraient y trouver d’autres qualités, d’autres chemins. J’ai accueilli ces mythologies comme un charme qui accentue le plaisir de lecture. 

 Mais, c’est avant tout une littérature née dans les replis de l’imaginaire de Marlon James, une profondeur que peu d’auteurs ou d’artistes peuvent atteindre. L’illustration de couverture (qui continue sur le dos puis sur la quatrième) du Vénezuélien Pablo Gerardo Camacho, propre à illustrer nos phobies et nos peurs abyssales, est en parfaite adéquation avec les chimères du roman.

Bi oju ri enu a pamo (La bouche n’a pas à dire tout ce que les yeux voient). Cette phrase en yoruba est placée en exergue de la première partie. Est-ce à dire qu’il ne raconte pas tout ? Quant à moi j’ai lu, et relu de nombreux passages, mais je ne suis pas sûr d’avoir tout vu. Le roman est si dense qu’il mérite très certainement plusieurs lectures avant de se déployer entièrement, comme souvent avec les récits épiques ; ma chronique ne fait probablement qu’effleurer Léopard noir, loup rouge

 « Je nique les dieux, car à présent j’ai le sentiment que je peux glisser sur l’air » ai-je dit tout haut.

NicoTag

LA CITÉ DES NUAGES ET DES OISEAUX d’Anthony Doerr / Terres d’Amérique / Albin Michel

Cloud Cuckoo Land

Traduction: Marina Boraso

Quand Anthony Doerr était venu à Etonnants Voyageurs, il y a maintenant sûrement plus d’ une décennie, charmé par la cité malouine et son histoire, il avait promis à son éditeur français Francis Geffard de revenir un jour à Saint Malo avec un roman parlant de la ville. C’était une belle et bonne idée en plus d’une promesse puisque en 2015, il obtenait le Pulitzer avec “Toute la lumière qui est en nous, fantastique roman qui se déroulait en grande partie à Saint Malo sous les bombes pendant la seconde guerre mondiale.

Les bandeaux qui fleurissent sur les romans doivent bien avoir un effet autre que répulsif puisque la mode ne faiblissant pas La cité des nuages et des oiseaux se trouve affublé d’un vilain rectangle rouge de papier annonçant “chef d’oeuvre”. Les lecteurs passionnés de Doerr doivent vraiment se demander ce qui pourrait justifier -maintenant- un tel qualificatif que méritait déjà amplement Toute la lumière qui est en nous. Néanmoins, une source particulièrement autorisée, m’a innocemment glissé que Doerr avait encore franchi un palier

Et après lecture c’est l’évidence, son propos, ses histoires, ses ambiances, son humanité, sa bienveillance, son message, son écriture et son intelligence, découverts dans ses premiers romans, sont ici à leur apogée, illuminant de mille feux un roman qui fera date, intemporel, indémodable, d’une beauté et d’une délicatesse rarement égalés.

“Un manuscrit ancien traverse le temps, unissant le passé, le présent et l’avenir de l’humanité.

Avez-vous jamais lu un livre capable de vous transporter dans d’autres mondes et à d’autres époques, si fascinant que la seule chose qui compte est de continuer à en tourner les pages ?

Le roman d’Anthony Doerr nous entraîne de la Constantinople du XVe siècle jusqu’à un futur lointain où l’humanité joue sa survie à bord d’un étrange vaisseau spatial en passant par l’Amérique des années 1950 à nos jours. Tous ses personnages ont vu leur destin bouleversé par La Cité des nuages et des oiseaux, un mystérieux texte de la Grèce antique qui célèbre le pouvoir de de l’écrit et de l’imaginaire.”

Et si un livre pouvait vous sauver la vie ? C’est tout simplement la question que pose Anthony Doerr à ses lecteurs qui savent déjà cette évidence parce qu’ils peuvent l’avoir vécu pour beaucoup d’entre eux ou avoir ressenti l’onde, le choc, le cataclysme provoqué par un texte, une histoire, une plume. et qui attendent une démonstration littéraire de haut vol de la part du magicien américain.

Cinq personnages dont quatre enfants, trois histoires une dans le passé à Constantinople juste avant la chute de la cité, aujourd’hui de la guerre de Corée à nous jours et dans le futur dans un vaisseau spatial en route pour une nouvelle Terre et un roman daté du premier siècle de notre ère: … qui les unit et les réunit par moments pour certains.

Trois époques, toutes les trois très troublées, et des enfants au bord du précipice, qui risquent de tomber parce que la guerre, les virus, l’éco-terrorisme mais un livre…” Il se rappelle le conte d’Anna au sujet de cet homme transformé en âne, en poisson puis en corbeau, qui voyageait à travers la terre, l’océan et les étoiles en quête d’un pays à l’abri de la souffrance, pour décider finalement de rentrer chez lui et de passer ses dernières années auprès de ses bêtes”.

Alors, comme souvent avec les grandes œuvres, il faut d’abord apprivoiser le roman, laisser passer un peu pour que cela se décante. Les cent premières pages pourront troubler puisqu’on passe d’une époque à l’autre et d’un personnage à l’autre dans une même époque très rapidement et très souvent. Mais une fois que vous êtes bien ancrés, c’est le plaisir pur de lecteur qui remplace ce trouble, cet embarras, cette sensation d’être perdu dans un roman, de s’y noyer. Il faut privilégier des grands espaces de lecture, sinon ces changements incessants et parfois perturbants comme frustrants et qui sont la musique du roman, vont vous perdre. Les histoires contées sont belles mais s’avèrent aussi très rudes et il faut souligner la belle pudeur de l’auteur qui nous suggère uniquement mais ne veut pas nous blesser en nous racontant par le menu les fins tragiques qui peuplent le roman.

On peut rapprocher La cité des nuages et des oiseaux de Cartographie des nuages de David Mitchell ou de L’Arbre-Monde mais également de Sidérations les deux derniers romans de Richard Powers. Mais c’est avant tout du Anthony Doerr, brillant, généreux, humain, tendre et inclassable comme tous les grands.

Lisez La cité des nuages et des oiseaux, il vous fera un bien fou. Sa petite mélodie vous accompagnera longtemps et vous en sortirez grandi certainement.

Clete.

LADY CHEVY de John Woods : Terres d’Amérique/ Albin Michel

Traduction: Diniz Galhos

L’Ohio séduit particulièrement Francis Geffard et sa collection Terres d’Amérique. Après l’exceptionnel Donald Ray Pollock découvert il y a quelques années et ”Ohio” de Stephen Markley en 2020, voici le premier roman de John Woods “Lady Chevy” qui offre lui aussi une terrible histoire, à sa manière, mais avec néanmoins un écho certain des œuvres et des auteurs cités.

Autrefois, l’Ohio faisait partie de la “Manufacturing Belt”, fleuron et orgueil de l’industrie américaine jusque dans les années 70. On parle maintenant de la “Dust bellt’, à l’ image de ces usines qui rouillent, depuis leur arrêt…. mondialisation, crise économique, délocalisation, triste refrain connu. La démographie est en chute libre, les plus malins, les plus spécialisés sont partis chercher une vie et un emploi ailleurs. Mais d’autres sont restés par absence de motivation, par attachement à des racines… Cette histoire est située sous le mandat de Barack Obama et on voit éclore l’électorat qui fera la fortune de Trump et les marioles suprémacistes, platistes qui envahiront le Capitole un triste matin de janvier 2021.

“Le monde n’a pas toujours ressemblé à ça. A une époque, nous apportions notre pierre à l’édifice. Nous étions importants. De nos jours, toute référence à notre valeur est à l’imparfait, pour bien nous rappeler que les jours de notre grandeur sont derrière nous.”

Le chômage, le surendettement ont été cruels et comme beaucoup Amy et sa famille tentent de survivre. On entend parfois que tous les hommes naissent libres et égaux et si déjà en France, cela fait doucement sourire, dans le reste du monde, on n’imagine même pas le concept. Alors si la misère n’a ni couleur ni drapeau et s‘il vaut certainement mieux être un damné dans l’Ohio qu’en Haïti ou en Afghanistan, restons néanmoins très indulgents avec Amy vraiment pas la mieux lotie mais déterminée à quitter cette zone sinistrée par l’extraction de gaz de schiste créant malaises respiratoires, morts prématurées et l’empoisonnement des nappes phréatiques.

“On m’appelle Chevy parce que j’ai le derrière très large, comme une Chevrolet. Ce surnom remonte au début du collège. Les garçons de la campagne sont très intelligents et délicats.” 

Amy vit dans un mobil home sur un terrain familial dont le sous-sol a été vendu à une entreprise extractant le schiste par son père, une loque, aussi sympathique qu’ alcoolique. Sa mère fuit toutes les nuits dans des bouges pour se perdre dans les bras d’hommes qui apprécient ses 140 kilos. Son petit frère Waterfall est un petit monstre mal fini, aux crises de douleur aussi insupportables qu’incompréhensibles, un pauvre petite chose innocente torturée par la vie dès la naissance. Darwin!!! Si on ajoute un oncle survivaliste, complotiste, craignant autant les Noirs que les “rouges” et qui lui a offert un fusil à pompe pour son anniversaire, un grand-père assassin, grand encapuchonné du Klan et un environnement très hostile au lycée, le bilan général est assez affligeant. Mais Amy veut s’en sortir, aller en fac et devenir vétérinaire, s’investit pour obtenir une bourse d’études, travaille très dur au lycée, fait abstraction de la fange qu’est sa vie, coûte que coûte.

Et arrive une connerie d’ados boutonneux. En aidant son ami Paul à accomplir un pauvre ersatz d’attentat éco-terroriste, elle bascule dans la criminalité et va y sombrer bien plus durablement que le temps d’un simple cauchemar. Un homme est mort. Amy est forte, endurcie par un destin malheureux, elle fera tout pour arriver à ses fins, ne finira pas en prison…Jusqu’où la fin peut-elle justifier les moyens? Elle en éprouvera certaines limites.

“Une fois ma mère m’a dit que le fait d’être née, élevée et endoctrinée dans la haine et l’orgueil avait développé sa résistance face à ce monde pourri.”

Dans ce concert incessant des romans racontant les heurs et malheurs des petits blancs paumés du midwest ou du sud dont Nyctalopes vous abreuve fréquemment, qu’est ce qui fait la différence entre une énième histoire bien triste dans la cambrousse  et un perle noire comme “Lady Chevy” ? 

Tout d’abord, comme Stephen Markley dans “Ohio”, Woods dresse un tableau impitoyable d’une jeunesse désœuvrée, sans idéal, se noyant dans les opioïdes, complétant une génération américaine qu’on dit totalement niquée par le Fentanyl et l’OxyContin. Il y ajoute le racisme, la corruption, la misère sociale et intellectuelle, le chômage, les armes à feu, la dégradation de l’environnement, la junk food, la connerie… C’est dur, impitoyable, on frôle souvent l’ hébétement dans ce décor glauque rappelant “Making A Murderer”. Ne jouant pas sur la compassion, Woods assène, montre à qui veut bien ouvrir les yeux. Certaines phrases vous cognent, d’autres vous achèvent pendant qu’il avance dans le drame.

Si cette jeunesse inanimée est bien au centre d’une intrigue policière parfaitement menée, la grande force de Lady Chevy” réside dans ses personnages. Amy, bien sûr, va éveiller en vous une multitude de sentiments follement contradictoires qui au fur et à mesure muteront  pour vous laisser bien  perturbés dans votre désarroi, votre incompréhension de la nature humaine. 

“Son père a l’air de venir d’une autre planète avec sa chemise cintrée et ses bottes sales sous son pantalon à revers. Il s’appuie sur sa bonbonne d’oxygène. Sa mère semble pendouiller en l’air comme une marionnette à qui on aurait coupé plusieurs fil. leurs visages reflètent l’ anéantissement et l’insomnie, la perte totale de raison. Dans ce cercueil se retrouve tout ce que leur fils a été, tout ce qu’il est, et tout ce qu’il aurait pu être.”

Mais, Amy, parfois réplique de “Fay” de Larry Brown, laisse souvent la lumière à Brett Hastings qu’on pourrait croire tout droit sorti du cerveau de Donald Ray Pollock un jour de grosse déprime. Hastings est flic, mari aimant et père protecteur, passionné de philosophie et de musique allemandes, nihiliste et surtout, surtout, sociopathe accompli. Sans le vouloir certainement, Woods, surtout préoccupé par Amy, a créé une terrible figure du mal. Il y a très longtemps que le personnage mythique de beaucoup de romans policiers n’avait revêtu l’apparence d’un homme aussi effrayant que troublant, glaçant l’histoire à chacune de ses apparitions. Une belle ordure.

 Roman se distinguant facilement de la masse, « Lady Chevy » se révèlera puissant et impitoyable à tous ceux qui oseront la lecture. Il faut toujours se méfier des désespérés comme “Lady Chevy”, ils n’ont rien à perdre.

Clete.

AMERICAN RUST de Philipp Meyer / Albin Michel

American Rust

Traduction: Sarah Gurcel

« Une petite ville de Pennsylvanie, jadis haut lieu de la sidérurgie, désormais à l’agonie. Isaac, vingt ans, est désormais seul pour s’occuper de son père invalide, sans pour autant renoncer à son rêve d’étudier à Berkeley. Avec l’aide de son meilleur ami Billy, ancienne star de l’équipe de football locale, il se décide à prendre la route, direction la Californie. Mais un mauvais hasard, et le drame qui s’ensuit, va faire voler en éclats leur fragile avenir.« 

American rust, le premier roman de Philipp Meyer publié initialement en 2010 sous le titre Un arrière-goût de rouille, se voit aujourd’hui réédité chez Albin Michel dans un traduction révisée. Suite au succès de son second roman The son (2013), ainsi que son adaptation en série télé, c’est aujourd’hui American rust qui devient une série télé, légitimant ainsi sa réédition. 

Si vous aimez le noir, vous ne serez pas déçu. Philipp Meyer nous plonge ici dans une atmosphère noire, plus noire que la nuit, et nous fait goûter à un désespoir noir, noir de suie. A Buell, la ville fictive où vivent nos protagonistes, il y a aussi peu d’espoir que de perspectives d’avenir. La misère y colle à l’âme et aux pompes. Ses habitants y meurent plus qu’ils n’y vivent. Pour deux jeunes en déroute, tous les éléments sont réunis pour se planter dans le décor.

Ce roman a bien un défaut, à mon sens tout du moins. Meyer y pêche par excès de fatalisme, basculant facilement dans le trop larmoyant. Il aurait certainement gagné à être plus concis et subtil en ayant la main un peu moins lourde avec le noir. Sachant que c’est un premier roman, on peut difficilement lui en vouloir pour ça. On a même plutôt envie de saluer l’audace d’oser un tel roman, à l’heure où les feel-good books ont tristement bien trop le vent en poupe. On assiste avec American rust à l’émergence d’une nouvelle voix, au potentiel indéniable, assez solide pour compter. 

La dimension très cinématographique du roman – tout étant très visuel – permet au lecteur de se représenter aisément les lieux, les gens et même les émotions. Aussi étouffante soit leur vie à tous, aussi tragiques soient les destins dépeints, on y plonge facilement. Reste plus qu’à veiller à ne pas s’y noyer. 

American rust nous rappelle que la vie n’est pas rose pour tout le monde, la mort non plus. Que le temps semble parfois, tel une machine, se gripper, s’arrêter, qu’il ne guérit pas toutes les blessures et peut même en infecter certaines. Que la vie c’est souvent des tartines de merde. Joyeux programme, n’est-ce pas ? On ne va pas se mentir, c’est ce que l’on aime. 

Brother Jo.

MURMURER LE NOM DES DISPARUS de Rohan Wilson / Albin Michel

To Name Those Lost

Traduction: Etienne Gomez

Été 1874 à Launceston, en Tasmanie. La ville, en proie aux émeutes, menace de sombrer dans l’anarchie. De retour de la Guerre noire, qui a opposé les colons britanniques aux aborigènes du pays, le vétéran Thomas Toosey n’a qu’une idée en tête : retrouver son fils. Mais comment y parvenir dans un tel chaos ? D’autant qu’il est pourchassé par deux vagabonds, « l’ Irlandais » et son acolyte cagoulé.

Toosey a une dette à rembourser, et son fils est le seul à pouvoir lui permettre de racheter les erreurs du passé.”

Il est des romans, et vous le savez bien, qu’on oublie très vite et d’autres qui vous marquent durablement, peut-être pas pour la vie mais suffisamment pour vous évoquer de doux souvenirs de lecteur à chaque fois qu’ils sont évoqués. ”La battue”, roman de 2011, sorti dans une quasi indifférence en France en 2015 dans la superbement lettrée collection “Les grandes traductions” chez Albin Michel en fait assurément partie. Quand est réapparu au catalogue de l’éditeur le nom de Rohan Wilson, auteur australien, le déclic s’est fait instantanément et j’ai revu la Tasmanie au XIXème siècle dans un très sale moment de son histoire, pendant le massacre des aborigènes par les colons britanniques. “La traque”, en plus d’offrir un magistral western des antipodes était servi par une écriture brillante.

“Murmurer le nom des disparus” est chronologiquement une suite de “La traque”, où après avoir découvert le visage dégueulasse de ces colons miséreux et misérables contre les indigènes, on découvre l’horreur de leur vie entre eux dans le cadre de la ville de Launcerson en pleine émeute contre un impôt.

Alors, c’est sale, barbare, à la mesure, au diapason de la sauvagerie de cette Cour des Miracles où chacun tente de s’en sortir. Une fois de plus, c’est du très bon western. Il est assez dur de s’attacher aux hommes tant le peu d’humanité qu’ils offrent peine souvent à masquer la bestialité de leurs comportements. Par contre, même s’ils ne sont souvent qu’au second plan, l’objet de la pénitence ou de la rédemption de leur père, l’horreur de la vie des enfants stupéfie.

 La plume est magnifique, a mûri, s’est affinée pour offrir une narration beaucoup plus vivante et des passages très cinématographiques rendant tangibles, visibles le chaos et le désolation et s’est débarrassé de certaines dorures stylistiques. On peut décemment évoquer Cormac Mc Carthy par la puissance de la plume et la description de l’inhumanité. Pendant ma lecture aussi, alors que le propos est très différent, j’ai pensé plusieurs fois à l’excellent” La culasse de l’enfer” de Tom Franklin.

De la très belle ouvrage.

Clete.

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