Jess Row est un Américain partageant sa vie entre New York où il travaille et le Vermont deux des multiples décors de ce roman. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages où nouvelles et romans se côtoient à parts égales. Curieusement, Jess Row, auteur reconnu sur ses terres n’avait jamais été traduit en français. Cet oubli est maintenant réparé et Un monde nouveau rejoint la très belle famille de la collection Terres d’Amérique de Francis Geffard.
» Issue de la bourgeoisie juive new-yorkaise, la famille Wilcox n’a plus guère en partage que son nom. Membre d’un cabinet d’avocats huppé, Sandy, qui ne s’est jamais remis de son divorce, est la proie de pensées suicidaires. Son ex-femme, Naomi, géophysicienne de renom, vit recluse dans un laboratoire avec sa compagne. Patrick, le fils aîné, s’est installé au Népal où il est devenu moine bouddhiste. Sa soeur, Winter, avocate qui défend les sans-papiers, en veut à leur mère de leur avoir longtemps caché l’identité de son père biologique. Tous sont hantés par la disparition tragique de Bering, la cadette, militante pacifiste morte à vingt et un ans en Cisjordanie sous les balles d’un soldat israélien. Comment les Wilcox ont-ils bien pu en arriver là ? Cette fracture entre eux tous est-elle irrémédiable ? »
Un monde nouveau est un grand roman qui affiche une parenté certaine avec d’autres oeuvres majeures américaines. Volumineux, comme beaucoup d’œuvres majeures ou considérées comme telles, on pense d’emblée à Les corrections de Jonathan Frantzen. On y retrouve certaines névroses familiales déjà décrites chez Frantzen mais Row les dévoile, les dissèque à l’aune d’un monde qui tourne de moins en moins bien. Remontant à la source, la rencontre de Sandy le père et de Naomi la mère dans les années 80, Jess Row raconte leur couple puis la famille qu’ils ont fondée jusqu’à 2018, au début du premier mandat de Trump. Le caractère juif de la famille nous approche aussi des mondes de Philip Roth de La tache particulièrement, Pastorale américaine, étant d’ailleurs cité au détour d’une page.
Un monde nouveau se mérite, s’aventure parfois dans des mondes parfois très éloignés de notre propre histoire mais en proposant toujours une vision radicale, sans langue de bois, avec des propos acerbes, durs vis à vis du monde mais aussi surtout vis à vis d’une famille composée de personnes aux parcours professionnels impressionnants. Un membre de la famille s’interroge d’ailleurs. Comment une famille formée de gens « intelligents » peut elle-en être arrivée là ?
Variant les histoires et les époques, revisitant les traumatismes vécus et en nous imposant d’autres restés enfouis, Row nous embarque brillamment dans un tourbillon de sentiments très contradictoires, montre parfois l’indicible, crée une certaine gêne mais montre aussi la vacuité d’une famille très aisée, bardée de gourous, de psys, si new-yorkaise, si américaine et terriblement égoïste dans le moindre de ses agissements. Derrière le masque des apparences de parcours professionnels accomplis, beaucoup de noirceur. Du lourd qu’il faudra parfois appréhender avec patience mais le voyage vaut vraiment le détour.
En seulement un recueil de nouvelles (Knockemstiff) et deux romans (Le Diable, tout le temps et Une mort qui en vaut la peine) en 15 ans, Donald Ray Pollock est devenu un auteur incontournable, un maître de littérature américaine bien noire et violente. Pour ma part, Le Diable, tout le temps fut une telle claque et que je n’ai de cesse de citer Donald Ray Pollock comme l’un de mes auteurs favoris. Rares sont les premiers romans d’une telle puissance. Son dernier roman, Une mort qui en vaut la peine, datant déjà de 2016, j’attendais impatiemment de voir un nouveau livre de Pollock paraître pour sauter sur l’occasion et en profiter pour l’interviewer. Celui-ci n’arrivant pas, j’ai fini par me dire que l’occasion n’arriverait peut-être jamais. Mais, c’est lors d’un échange avec l’écrivain David Joy consécutif à une interview réalisée pour Nyctalopes, à qui j’ai mentionné que je nourrissais l’espoir de voir sortir un jour un nouveau livre de Donald Ray Pollock pour enfin pouvoir l’interviewer, que celui-ci me convainquit qu’il ne fallait surtout pas que j’attende si c’était l’interviewer était vraiment important pour moi. Je l’ai pris au mot. Grâce à Francis Geffard, notamment directeur de la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel dans laquelle est publié Donald Ray Pollock, j’ai enfin pu m’entretenir avec Pollock. Dès mon premier mail à Pollock, je lui ai confié la même chose qu’à David Joy, à savoir que j’attendais initialement son prochain livre pour l’interviewer mais que j’avais décidé de ne plus attendre, ainsi que ce que me répondit Joy. C’est non sans humour qu’il me répondit et donna ainsi le ton de nos échanges à venir : « Joy avait raison ; je serai peut-être mort avant que ce livre soit terminé ! » Aujourd’hui âgé de 70 ans, après une vie à travailler dans une usine de pâte à papier et une carrière d’écrivain débutée assez tardivement mais avec succès, Donald Ray Pollock garde la tête sur les épaules et semble vivre une vie tranquille désormais assez éloignée de celles qu’il réserve à ses personnages. Bienheureux hasard de calendrier, si pas encore de nouveau roman à l’horizon, cet entretien arrive néanmoins avec l’annonce d’une actualité à venir. Knockemstiff ressortira en février 2026 (sous le titre Knockemstif, Ohio), dans une traduction entièrement révisée par Philippe Garnier et, qui plus est, avec une nouvelle inédite. Au même moment sera également republié Le Diable, tout le temps, avec une préface signée Marie Vingtras. Tout ça, bien évidemment, chez Albin Michel.
Donald Ray Pollock. Photo Jean-Luc Bertini.
Vous avez travaillé 32 ans dans une usine de pâte à papier avant de décider de devenir écrivain. C’est une longue expérience de vie. Est-ce que cela a nourri d’une façon ou d’une autre votre écriture ?
Bien sûr, quand on fait quelque chose pendant aussi longtemps, cela laisse forcément des traces. Et j’ai mené une vie très chaotique pendant les 14 premières années que j’ai passées là-bas : alcoolisme, drogue, deux divorces, faillite, dépression. En d’autres termes, une bonne matière première pour un futur écrivain. Mais l’une des choses les plus importantes que j’ai apprises de mes collègues pendant toutes ces années, c’est comment faire des dialogues, comment rendre mes personnages « naturels ». J’ai beaucoup écouté.
Vous vous êtes officiellement mis à l’écriture à 45 ans, mais est-ce que le processus d’écriture était déjà présent dans votre vie avant ?
J’ai toujours beaucoup lu. Et j’ai obtenu un diplôme d’anglais alors que je travaillais dans une usine à papier à l’âge de trente ans, donc oui, je suppose que le processus qui m’a conduit à devenir écrivain avait déjà commencé. Je ne le savais simplement pas à l’époque.
Vous êtes passé par la case université pour vous lancer dans l’écriture. Pourquoi ce choix et qu’est-ce que cela vous a concrètement apporté ?
Une professeure de l’université d’État de l’Ohio m’a suggéré que si j’étais vraiment sérieux dans mon désir d’écrire, je devrais quitter l’usine à papier et m’inscrire à leur programme de maîtrise en création littéraire. J’étais réticent au début, mais après environ un an, j’ai décidé de suivre son conseil. Bien sûr, quitter l’usine à papier était une décision énorme pour moi ; j’avais cinquante ans et j’y travaillais depuis l’âge de dix-huit ans. Qu’ai-je retiré de cette expérience ? Principalement deux choses : la chance de côtoyer d’autres personnes intéressées par l’écriture et la possibilité de quitter l’usine à papier avec une sorte de filet de sécurité (l’université m’a versé une allocation pour enseigner un cours par trimestre, ce qui m’a également permis de découvrir que j’étais un piètre enseignant).
Est-ce que la littérature a toujours fait partie de votre vie ?
Comme je l’ai dit précédemment, j’ai toujours aimé lire, surtout des romans, parfois des livres d’histoire. Et les seules biographies qui m’ont jamais intéressé sont celles d’écrivains. Cela dit, je ne fais pas partie de ces gens qui ressentent le besoin d’écrire. Je préfère de loin lire les livres des autres plutôt que de travailler sur les miens.
Certains diraient qu’il faut être un peu fou pour lâcher son boulot, quand on a une situation stable comme vous l’aviez, pour décider de devenir écrivain. Êtes-vous aujourd’hui en capacité de vivre de votre écriture ?
J’ai réussi à le faire, mais surtout parce que j’ai eu de la chance et que ma femme travaillait quand j’ai commencé. Et maintenant, je touche une pension du gouvernement et une retraite de l’usine à papier, ce qui signifie que je n’ai pas à trop me soucier de l’argent tant que je fais attention, et c’est probablement aussi la principale raison pour laquelle je n’ai pas publié de nouveau livre depuis si longtemps. J’ai lu quelque part que Sherwood Anderson, l’auteur de Winesburg-en-Ohio, avait demandé à son éditeur de cesser de lui verser une allocation mensuelle, car il ne pouvait pas travailler avec la sécurité qui le regardait droit dans les yeux.
Vous avez commencé votre carrière d’écrivain par un recueil de nouvelles. Chez nous, en France, la nouvelle est souvent perçue comme pas très vendeur, cela intéresserait moins les lecteurs. Pourquoi avoir commencé par la nouvelle et pensez-vous y revenir un jour ? Est-ce qu’il y a des nouvellistes qui vous ont marqué ?
Je ne pensais pas avoir ce qu’il fallait – l’énergie, la discipline, la vision – pour écrire autre chose que des nouvelles, alors j’ai commencé par là, pensant que ce serait plus facile et peut-être à ma portée. Maintenant que j’ai écrit deux romans, je ne pense plus que ce soit le cas. Je pense que les nouvelles sont en fait plus difficiles à écrire. Quant à savoir si j’en écrirai d’autres, je ne sais pas trop. Et les auteurs de nouvelles qui m’ont marqué ? La liste est longue : Andre Dubus, Flannery O’Connor, Barry Hannah, John Cheever, Hemingway, Jim Shepard, Lee K. Abbott, Tchekhov, Maupassant…
Vous avez grandi à Knockemstiff, Ohio. Combien de temps y avez-vous vécu ? Knockemstiff, qui est le nom de votre premier recueil de nouvelles, serait en partie inspiré de votre vie là-bas, en grossissant néanmoins le trait. Qu’était Knockemstiff quand vous y avez vécu et qu’en est-il aujourd’hui ? Il y a beaucoup de misère sociale, de pauvreté, de violence et de crasse dans votre recueil. A quel point est-ce proche de la réalité ?
J’ai vécu à Knockemstiff pendant mes dix-huit premières années, plus ou moins (1954-1972). Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, quand j’étais enfant, il y avait trois magasins généraux, une église et un snack-bar qui est devenu plus tard un bar. Il y avait peut-être 400 à 500 personnes qui y vivaient et j’étais probablement apparenté d’une manière ou d’une autre à un tiers d’entre elles. Il y avait beaucoup de pauvreté et d’alcoolisme, mais il y avait aussi quelques familles qui menaient une vie normale de classe moyenne. Donc, d’une certaine manière, il y avait deux réalités qui coexistaient là-bas, et je me suis concentré sur la plus dure.
N’avez-vous jamais souhaité partir de là-bas ? L’écriture fut-elle pour vous un moyen de vous extraire de cet endroit ?
Quand j’étais jeune, j’ai toujours rêvé de partir, principalement parce que mon père et moi ne nous entendions pas. La lecture était une échappatoire, mais j’étais déjà loin de là quand j’ai commencé à écrire.
Dans Knockemstiff vous avez lié les histoires entre elles. D’où vous est venu cette idée ?
Probablement après avoir lu Winesburg-en-Ohio de Sherwood Anderson.
La religion est très présente dans Le Diable, tout le temps. J’ai lu que vous allez à l’église épiscopalienne. Est-ce que la religion a un sens pour vous ?
Personnellement, je ne suis pas très croyant, même si je pense que le monde serait bien meilleur si tout le monde respectait les Dix Commandements. Je vais principalement à l’église le dimanche matin parce que ma femme y va. Je suis cependant un peu fasciné par la façon dont la religion façonne la vie des autres, en particulier celle des fondamentalistes, ceux qui croient littéralement à tout ce qui est écrit, par exemple, dans la Bible. Le monde a 4 000 ans, nous avons côtoyé les dinosaures, ce genre de choses.
Votre roman, Le Diable, tout le temps a été adapté en film pour Netflix par Antonio Compos et produit par Jake Gyllenhaal. Qu’avez-vous pensé de cette adaptation ?
J’ai trouvé qu’Antonio avait fait un travail fantastique. Cela m’a aussi fait réaliser à quel point il est difficile de faire un film.
Vous faites la voix off du film. Vous semblez être quelqu’un de plutôt discret et réservé. Comment avez-vous vécu cette expérience, de faire ainsi entendre votre voix ? Il paraît que vous avez fait ça à distance, en enregistrant votre texte par téléphone. Pourquoi avoir procédé de la sorte?
Eh bien, je n’aime pas le son de ma voix, donc j’ai mis un certain temps à me sentir à l’aise avec le doublage. Au début, j’ai essayé quelques passages sur mon téléphone, mais ensuite Antonio a fait venir un ingénieur du son à la maison et nous avons fait la majeure partie du travail là-bas en quelques jours.
Savez-vous s’il y a d’autres projets d’adaptation de vos livres en films ou en séries de prévues ?
Antonio détient désormais les droits sur les deux autres livres, Knockemstiff et Une mort qui en vaut la peine, et nous espérons, croisons les doigts, adapter Une mort qui en vaut la peine en série télévisée.
J’ai interviewé David Joy à l’occasion de la sortie de son dernier roman Les deux visages du monde. La violence étant présente dans tous ses livres, comme dans les vôtres, je lui ai demandé s’il pouvait imaginer, un jour, écrire un livre sans violence. Il m’a notamment répondu cela : « Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. » Partagez-vous ce constat ? Et pensez-vous pouvoir un jour écrire un livre sans violence ?
Eh bien, quand il y a un demi-million d’armes à feu en circulation dans le pays, dont la majorité appartient à des gens stupides, haineux ou paranoïaques, il est presque certain que le taux de meurtres sera élevé. Le commentateur de droite Charlie Kirk a été assassiné il y a peu ! Quant à l’idée qu’une histoire se déroulant en Amérique sans violence serait hypocrite ou malhonnête, je comprends le point de vue de David, mais il existe encore d’excellents romans significatifs qui ne sont pas du tout violents. Gilead, de Marilynne Robinson, en est un bon exemple. Bien sûr, quand elle l’a écrit, Trump, l’ICE et toute cette folie fasciste n’existaient pas encore. Donc, en ce qui concerne l’avenir, ce que dit David s’avérera probablement vrai. Quant à moi, j’aimerais beaucoup écrire une histoire sans violence, mais j’ai essayé une fois et ça n’a pas marché.
Comment avez-vous réussi, dans votre propre vie, à échapper aux destins parfois terribles que vous réservez aux personnages sur lesquels vous écrivez ?
J’ai arrêté de boire et de me droguer à l’âge de trente-deux ans. À cette époque, j’étais sur le point de perdre mon emploi, j’avais été marié et divorcé deux fois, je ne possédais rien d’autre qu’une vieille Chevrolet 76′ cabossée, quelques vêtements et une télévision en noir et blanc que ma sœur m’avait donnée. Si je n’avais pas arrêté, je suis convaincu que je serais mort aujourd’hui.
Vous l’avez déjà dit, vous êtes fasciné par les gens qui se retrouvent piégés dans une vie dont ils n’arrivent pas à s’échapper. D’où vous vient cette fascination ? Est-ce relatif à votre vie passée ?
Oui, c’est probablement le cas, dans une certaine mesure en tout cas. Vivre dans une petite ville et travailler à l’usine n’était pas ce que j’avais imaginé pour ma vie quand j’étais enfant, et je pense donc que je me suis senti piégé quand je me suis retrouvé coincé dans cette situation. Mais à cela s’ajoute le fait que je me suis toujours senti mal dans ma peau, et c’est encore le cas aujourd’hui, même après avoir quitté cette vie et connu un certain succès dans l’écriture.
Pendant que je préparais cette interview, je me suis entretenu avec l’écrivain et musicien John Darnielle pour son roman La maison du Diable. Il m’a dit deux choses qui feront probablement sens pour vous : « lorsque nous racontons des histoires sur des personnes, nous devons nous rappeler que nous parlons de personnes qui ont une vie, qui travaillent et souffrent comme nous. Les gens ne sont pas des « personnages », ce sont des personnes. » et « Je pense qu’une bonne histoire a besoin d’un lieu où elle se déroule – d’une certaine manière, je pense que les détails du lieu sont à l’origine des personnages et des événements. […] Les gens résident quelque part, ils partent et reviennent ou partent et ne reviennent pas, ils gravitent autour des lieux, ils s’en approchent ou les évitent. En tout cas, pour moi, une fois que j’ai vu « la pièce où cela s’est passé », pour reprendre l’expression d’Hamilton, l’histoire émerge de là. » Qu’en pensez-vous ?
Oui, le lieu est très important, en tout cas pour moi. Comme l’a dit un jour Eudora Welty, je crois : « Rien ne se passe nulle part. »
Tous vos écrits sont situés dans l’Ohio, où vous avez toujours habité. Vous semblez nous en montrer tous les contrastes sociaux, culturels et humains. Avec Donald Trump et sa politique, ces contrastes risquent de s’aggraver aujourd’hui. Est-ce que l’on peut imaginer un jour un roman de Donald Ray Pollock qui se passerait dans le présent, et donc dans ce contexte, contrairement à vos précédents livres ? Vos personnages peuvent paraître assez dingues ou coupables de choses assez horribles. Mais ne trouvez-vous pas que la réalité, tout spécialement dans le contexte politique actuel aux Etats-Unis, les ferait presque aujourd’hui passer pour des gentils ?
Je doute pouvoir écrire un roman décent qui se déroulerait au cours de ce siècle, principalement parce que je déteste tellement de choses à son sujet : les réseaux sociaux, l’addiction aux téléphones portables, la menace de l’intelligence artificielle, le culte des célébrités, les milliardaires, et ainsi de suite. Bien sûr, ce sont tous d’excellents sujets à explorer, que les écrivains devraient aborder, mais ils ne m’intéressent tout simplement pas assez pour que j’écrive à leur sujet. En d’autres termes, je suis un vieux schnock.
Durant la campagne électorale de 2008, vous écriviez des dépêches sur le sujet pour le New York Times. Donald Trump vient de redevenir Président des Etats-Unis. Comment percevez-vous la situation actuelle ?
C’est dangereux parce que beaucoup de gens aux États-Unis semblent être soit complètement stupides, soit complètement fous, voire les deux dans de nombreux cas. Il suffit de regarder notre Président. Un écrivain de fiction ne pourrait pas inventer un personnage plus répugnant, plus cupide, plus haineux, plus malhonnête et plus narcissique que Donald Trump, et pourtant, des millions de personnes le considèrent comme une sorte de sauveur envoyé par les cieux. Ces personnes ne connaissent manifestement pas grand-chose à l’histoire.
Vous avez déclaré que ce qui compte pour vous c’est d’écrire sur ces gens et ces endroits que vous connaissez. Que leur rendre hommage compte beaucoup pour vous. Est-ce qu’écrire est pour vous une façon de faire perdurer la mémoire de ces petites villes ou villages qui disparaissent, ainsi que celle des gens l’on oublie ou préfère ignorer ?
Eh bien, oui, peut-être un peu, parce que je déteste voir disparaître ce genre d’endroits, mais aussi parce que, personnellement, j’utilise ces personnes et ces lieux parce que ce sont à peu près les seuls que je connaisse suffisamment pour pouvoir écrire à leur sujet. J’ai voyagé un peu, mais je n’ai jamais vécu ailleurs que dans le comté de Ross, dans l’Ohio.
L’Ohio a le septième taux de mortalité par overdose le plus élevé du pays. Les drogues et l’alcool étant bien présentes dans vos livres, et avec votre passif aujourd’hui assez lointain, j’imagine que vous n’êtes pas insensible au sujet. Quel regard portez-vous sur la crise actuelle des opioïdes, et notamment l’épidémie de Fentanyl qui fait des ravages ? Observez-vous des changements, positifs ou négatifs, là où vous vivez ?
J’ai personnellement connu au moins une douzaine de personnes qui sont mortes d’une overdose, dont plusieurs cousins. J’ai arrêté de consommer en 1986, et à l’époque, le pire problème dans la région était le crack, ce qui était déjà suffisamment grave. Mais je ne pense pas qu’il y ait autant de décès par overdose aujourd’hui qu’il y a seulement 5 ou 6 ans. Bien sûr, le Narcan aide beaucoup, et il y a des centres de désintoxication qui poussent comme des champignons, certains légitimes, d’autres juste là pour faire de l’argent. Mais même ceux qui ne sont là que pour l’argent permettent aux gens de sortir de la rue et de se retrouver dans un environnement plus sûr pendant un certain temps.
Vous semblez poser un regard observateur et réfléchi sur la société qui vous entoure. Avez-vous déjà pensé à écrire autre chose que de la fiction?
Non. Je ne suis vraiment pas si intelligent que ça. La plupart de mes opinions proviennent de mes lectures ou des émissions d’actualité. Mais si je devais écrire un ouvrage non romanesque, je m’intéresserais probablement aux biographies d’écrivains qui n’en ont pas encore, comme Earl Thompson, Andre Dubus ou Charles Portis.
Le poids de nos actes est un sujet récurent de vos livres. Est-ce que vous aussi, comme beaucoup de vos personnages, vous devez vivre avec cela ?
Tout le monde fait des erreurs, des choses qu’il aimerait pouvoir effacer ou changer. C’est la vie. Si vous avez de la chance, vous tirez les leçons de ces erreurs, même si j’ai constaté que ce n’est pas le cas de la plupart des gens. Mon principal regret est de ne pas avoir été un meilleur père pendant l’enfance de ma fille.
Vos personnages sont ce que l’on peut appeler des marginaux. Pensez-vous être l’un des leurs ? Est-ce qu’il y a un de vos personnages en particulier dont vous vous sentez plus proche qu’un autre ?
Je suppose que je ressentais cela dans une certaine mesure, mais la plupart des sentiments négatifs que j’éprouvais étaient auto-infligés, liés à une conscience excessive de moi-même, ce genre de choses. Heureusement, j’ai surmonté la plupart de ces sentiments, et comparé à mes personnages ou même à la plupart des gens avec qui j’ai grandi, je vis comme un roi. Quant à m’identifier à l’un de mes personnages, peut-être Cane dans Une mort qui en vaut la peine, le frère beau, attentionné et érudit. Ha !
Vous avez créé beaucoup de personnages et je crois que vous leur avez presque tous donné des noms. Pour le peu que j’ai écrit moi-même, j’ai toujours trouvé ça difficile d’imaginer des noms qui rendent les personnages crédibles. Comment trouvez-vous les noms pour tous ces personnages ?
De divers endroits. Des gens avec qui j’ai grandi, des collègues de travail. Je promène mon chien dans un cimetière et je trouve des noms sur les pierres tombales. J’ai également trouvé de bons noms dans les nécrologies publiées dans les journaux. Il faut simplement qu’ils me « semblent » appropriés.
Avec vos livres vous avez influencé d’autres artistes. La dernière que j’ai en tête étant la musicienne Ethel Cain pour son dernier album, Perverts, dont l’inspiration initiale fut votre livre Knockemstiff. Avez-vous conscience de la portée de votre œuvre ?
Je ne suis vraiment pas au courant de tout ça, mais je vais écouter l’album d’Ethel.
Dans une interview pour la sortie d’Une mort qui en vaut la peine donnée dans le journal Ouest France en 2016, vous avez déclaré « ne plus vouloir attendre aussi longtemps pour sortir un nouveau livre » et que le prochain aurait pour personnage principal une femme et qu’il se déroulerait en 1959. En 2022, vous déclariez dans une interview pour Tallahassee Democrat être en train d’écrire un livre sur un écrivain schizophrène. Il vous est même déjà arrivé d’évoquer le titre de votre prochain livre : Rainsboro. Un nouveau roman est-il toujours d’actualité ? Avez-vous écrit depuis la publication d’Une mort qui en vaut la peine ou avez-vous aussi occupé votre temps à d’autres choses ?
Je travaille actuellement sur un nouveau roman, mais je dois avouer que j’ai un peu de mal cette fois-ci. Les trois premiers livres ont plutôt bien marché, et je pense que je suis un peu paranoïaque à l’idée de gâcher cette réussite (je pense davantage aux lecteurs et pas seulement à l’écriture du livre pour moi-même). De plus, j’ai cette sécurité qui me regarde dans les yeux, dont j’ai parlé plus tôt, et qui me rend paresseux. Le roman sur lequel je travaille parle toujours d’un écrivain et j’en ai terminé environ les deux tiers.
Est-ce qu’il y a un écrivain qui vous aurait inspiré plus qu’un autre ? Et est-ce qu’il y a un livre qui a été déterminant pour vous ?
Un jardin de sable, d’Earl Thompson. J’avais peut-être 15 ou 16 ans quand je l’ai lu, un livre de poche jaune que l’un de mes cousins avait volé dans une pharmacie de la ville, et c’était le premier livre que je lisais qui parlait du même genre de personnes que celles qui vivaient autour de moi à Knockemstiff, peu éduquées, gagnant à peine leur vie, avec beaucoup d’alcool et de sexe.
Est-ce qu’il y a des écrivains français qui vous ont marqué ? Si oui, pourquoi ?
Céline, bien sûr. Simenon, un peu. Balzac et Maupassant, au début. Et récemment, je me suis pris de passion pour Michel Houellebecq. Je viens de terminer Sérotonine, le quatrième roman de cet auteur que j’ai lu ces derniers mois. Pourquoi ? Je ne sais jamais comment répondre à cette question. Je les aime, c’est tout.
Malgré la noirceur de vos écrits, on y trouve néanmoins beaucoup d’humour. De l’humour noir. C’est peut-être un peu plus flagrant pour certains avec le dernier, Une mort qui en vaut la peine, qui est un peu moins noir que les précédents. Est-ce que vous utilisez l’humour pour alléger un peu toute cette noirceur ou est-ce pour vous quelque chose qui fait simplement partie d’un tout ? Je suis curieux, quelle est la meilleure blague selon Donald Ray Pollock ?
Je pense les deux. Et, en tout cas pour moi, l’humour est la chose la plus difficile à écrire. Je pense qu’une blague que, selon Martin Amis, son père, Kingsley, racontait à ses fils est l’une des meilleures que j’ai jamais entendues : un fermier et sa femme avaient un fils qui allait bientôt avoir quinze ans. La femme dit au vieil homme qu’il devait expliquer les oiseaux et les abeilles au garçon. Il tergiversa, prétextant que c’était embarrassant, mais elle insista et il finit par accepter. Il emmena donc le garçon dans les bois et lui dit : « Mon fils, tu te souviens de ce que nous avons fait à ces filles dans le fossé le week-end dernier ? » « Oui, papa, je m’en souviens », répondit le garçon. « Eh bien, les oiseaux et les abeilles font la même chose », dit le vieil homme.
Etant donné que vous n’êtes clairement pas étranger à l’humour, quel est le ou les livres les plus drôles que vous ayez lu ? Pour ma part, je cite toujours La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Mais je crois que le dernier qui m’a vraiment fait rire c’est Nein, Nein, Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar de Jerry Stahl.
Un chien dans le moteur de Charles Portis.
Niveau musique, toujours à écouter du stoner rock ? Est-ce que la musique influence votre écriture ?
Parfois, mais ces derniers temps, je m’intéresse davantage à de nouveaux groupes qui ont tendance à sonner un peu plus comme le rock des années 70 : The Stone Horses, The Dead Daisies, Rival Sons, The Dust Coda, Ayron Jones. J’adore le dernier album de Royal Thunder, Rebuilding the Mountain, qui est, je suppose, un peu plus proche du stoner rock. Cette femme a une voix incroyable. En ce qui concerne l’influence sur mon écriture, j’avais l’habitude d’écouter de la musique à très faible volume lorsque j’écrivais, surtout la nuit, donc je suis sûr que cela a eu une influence sur le rythme et l’ambiance (Ghost serait un bon groupe pour cela), mais j’ai arrêté de le faire après avoir commencé à travailler le matin.
Le temps passant, peut-être avez-vous aujourd’hui plus de recul sur votre travail. Êtes-vous en mesure d’analyser ce que vous écrivez et d’expliquer aux gens le sens profond de vos livres ? Vous avez plusieurs fois déclaré ne pas essayer d’interpréter ce que vous écriviez. Est-ce que cela a changé aujourd’hui ?
Non. Je pense rarement à mes livres ou à leur signification. En fait, je n’y pense probablement que lorsqu’on m’interroge à leur sujet.
Si un livre s’inspirant vraiment de la vie de Donald Ray Pollock devait être écrit, quelle pourrait en être la première phrase ?
« Le soir du 22 décembre 1954, alors qu’elle faisait la vaisselle après le dîner et écoutait son mari se plaindre de sa cuisine, Violet Pollock, enceinte, ressentit les premières contractions. »
Pour quelqu’un qui se lancerait dans l’écriture dans la perspective de devenir écrivain, que lui conseillerez-vous de ne pas faire ?
De ne pas faire ? Cela peut sembler sévère, mais je dirais : ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants, n’achetez pas de maison, ne vous endettez pas. En gros, évitez de faire tout ce que j’ai fait.
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Découvrez ci-dessous les couvertures de la ressortie de Knockemstiff (sous le titre Knockemstiff, Ohio) et de la nouvelle publication de son roman Le Diable, tout le temps à paraître en février 2026.
Entretien réalisé par mail, entre mai et septembre 2025. Merci à Francis Geffard pour avoir permis à cet entretien d’avoir lieu et à David Joy pour avoir été le déclencheur.
«De l’intérieur du tipi, j’ai d’abord cru que c’était le tonnerre, ou un bison, puis j’ai vu la lueur violet et orangé de l’aube là où les balles avaient troué les parois de la tente. Dehors, tout le monde s’enfuyait ou tombait, fauché en pleine course. » Jude Star
Jude Star est l’ancêtre des Etoiles errantes. Survivant du massacre de Sand Creek. (1864).
Comme dans Ici n’est plus iciretenu en 2019, Tommy Orange propose un prologue efficace nous préparant à la lecture de ce magnifique roman. Son écriture dense et poétique (souvent humble aussi) va nous aider à surmonter le désespoir des personnages. Tommy Orange, on le rappelle, appartient à la tribu des Cheyennes du Sud de l’Oklahoma.
Jude Star (Bird, à l’origine) a douze ans et raconte sa fuite avec un autre adolescent, Bear Shield. C’est la première errance. Désolation, douleur.
«Tant de faim et de souffrance, mais à partir de ce moment-là est apparu quelque chose de nouveau. On frappait le tambour, on chantait, et il en sortait une espèce de beauté brutale.»
Les deux adolescents connaîtront tout de l’emprisonnement, de l’entraînement à « devenir des soldats, habillés comme ceux-là mêmes que nous avions vus décimer notre peuple », de l’humiliation à être offerts en spectacle, de la honte, de la violence.
Et Jude Star va avoir un fils : Charles Star : Nouvelle errance, famine, réclusion, déracinement, alcool, Laudanum, braquages… Et Charles va avoir une fille : Opal Viola Bear Shield…L’épopée se terminant en 2018 !
Là, on se dit qu’on est déjà perdu dans la généalogie et que d’ailleurs, on a déjà beaucoup lu autour de cette thématique dans de nombreux très beaux romans (Louise Erdrich, pour ne citer qu’elle)…
Mais ce qui fait, selon moi, la richesse du livre, c’est la manière dont Tommy Orange va tresser ces sept générations. Il nous propose une autre forme de pensée que la pensée stratigraphique ancrée dans nos sensibilités qui superpose les générations et les sédimente.
C’est Tim Ingold (Le Passé à venir. Repenser l’idée de génération, trad. Cyril Le Roy, Seuil, 2025) qui imagine, plutôt qu’un empilement, une corde que l’on fabriquerait en enroulant les générations, en les entortillant comme des brins d’herbe.
« La solidité de la corde vient de l’opposition entre les deux torsions, celle des torons devant être inverse à celle de leur enroulement. Le couple de torsion des torons, qui, laissés seuls, auraient tendance à se détendre, renforce la tension de leur enroulement qui, en retour, resserre les torons eux-mêmes. Ce sont ces forces opposées, associées à la friction sur leur longueur des brins d’herbe constituant les torons, qui permettent à la corde de ne pas s’effilocher et lui donnent sa capacité de résistance à la traction. » Et « en introduisant de nouveaux brins d’herbe dans l’enroulement, la cordeelle-même peut se poursuivre indéfiniment »
Les vies humaines des Etoiles errantes sont ces brins d’herbe qui s’enroulent selon un rythme « qui naît du cycle des générations humaines.» Et Tommy Orange, en tressant cette histoire, aide peut-être à assurer une continuité, (ou « perdurance ») plus que jamais menacée…
« Mais survivre ne suffit pas. Traverser les épreuves ne faisait que renforcer nos capacités d’endurance. Le simple fait de durer, c’est bon pour une muraille, une forteresse, mais pas pour un être humain.» dira Opal Viola Victoria Bear Shield.
« Quand sa fille disparut, la lumière s’éteignit dans les yeux de Paddy Gladney ; la joie déserta son cœur. Jusque-là, il coulait des jours paisibles. »
Paddy et Kit vivent dans le canton de Tipperary, près de Nenagh, (lieu de naissance de l’auteur). Leur fille Moll, disparaît un matin, sa vieille valise en cuir à la main, à bord du bus de Frankie Welsh.
Nous sommes en Irlande, dans les années 1970, une période de violences et d’agitation politique et si on ne connaît pas Donal Ryan ( !) on imagine assez vite qu’après le bus il y aura un train vers Dublin…des groupes armés…
Mais. Non. La vie simple et ordinaire va se poursuivre.
Chaque jour Paddy n’a « pas d’autre choix que de continuer » à accomplir sa besogne : la distribution du courrier le matin et le travail à la ferme des Jackman l’après-midi et l’ensilage et le foin, et le travail de la « tourbe molle » et à admirer à chaque instant tout ce vert autour : les arbres , les haies, les prairies, les collines…
« Même la pluie avait des reflets verts »
Et Kit à prier.
« On promit des prières et on dit une messe, ou du moins le père Coyne fit une vague allusion embarrassée à sa disparition au détour d’un sermon invoquant saint Antoine et saint Jude, patrons des objets perdus et des causes désespérées… »
Ce n’est pas trahir l’intrigue que d’annoncer, qu’au bout de cinq ans , un matin de printemps, Moll réapparaît…
A l’instant précis où il voit sa fille, Paddy perçoit simultanément la haie verdoyante, les ronces et les bourgeons, les poules en colère…Plus tard, lors d’une confrontation avec sa patronne, ou l’apparition sinistre du curé et du sergent il verra la rose blanche d’églantier « qui jaillit en silence de la haie épineuse », l’oiseau nocturne qui se pose sur l’appentis…
Dans ce monde-là, on reste, quoiqu’il advienne, en prise avec la terre.
Un peu trop pour certains qui se recroquevillent sur leurs croyances et excluent ceux qui diffèrent d’eux-mêmes. Le racisme émane aussi des tourbières.
J’avoue m’être moins attachée aux personnages de la deuxième partie du livre, peut-être parce que justement, ils ne vivent plus à Nenagh mais à Londres…
L’écriture de Donal Ryan est poétique, pudique, sensible. Ses personnages, auxquels on s’attache, sont tendres, modestes et humbles dans leur façon de comprendre leurs failles et de les exprimer.
« Bougre » conclurait Paddy.
J’ai apprécié aussi les petites touches d’humour discrètes.
Il est des occasions (encore une fois) où des auteurs américains prouvent qu’ils prennent très au sérieux la forme courte, notamment par la qualité ou l’intensité données à des nouvelles. Né en 1984 dans le Massachusetts, Ben Shattuck – l’auteur qui nous intéresse aujourd’hui – est diplômé de l’Iowa Writers’ Workshop. Ses nouvelles lui ont valu d’être le lauréat du PEN/Robert J. Dau Short Story Prize et du Pushcart Prize.
Été 1919. Deux jeunes hommes, liés par un amour placé sous le signe de la musique, partent recueillir des chansons traditionnelles dans les campagnes du Maine, avant que l’un d’eux ne disparaisse brusquement. Des années plus tard, dans la maison où elle vient d’emménager, une femme retrouve les cylindres de cire enregistrés lors de ce fameux été… La première nouvelle de Ben Shattuck donne le ton de ce magnifique recueil qui explore le lien entre l’amour et la perte, et la manière dont celui-ci se métamorphose au gré du temps. Empruntant la forme musicale et poétique du « hook-and-chain », popularisée au XVIIIe siècle en Nouvelle-Angleterre, l’auteur relie chacune des nouvelles, tramant un récit où la mémoire d’un chaînon du passé resurgit fortuitement.
Un point d’explication avant de commencer. La forme musicale et poétique du hook-and-chain se présente selon le schéma suivant : A BB CC … A (pour clôturer). Ainsi dans le recueil, à l’exception de la première, les nouvelles se suivent comme en écho, à travers les époques. Puis la dernière « répond » à la nouvelle placée en première position, ici La forme et la couleur des sons qui donne son titre au recueil. Elle a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Oliver Hermanus : The History of Sound avec Paul Mescal et Josh O’Connor dans les rôles principaux.
L’intéressant procédé n’aboutit pas systématiquement à la constitution de couples de textes d’un équilibre parfait, à mes yeux. Par les balades qu’elles offrent dans les paysages de la Nouvelle-Angleterre, boisés ou marins, sauvages ou transformés par l’homme, en suivant aussi les méandres entre secrets et espoirs des personnages saupoudrés entre les quatre siècles qui les traversent, les nouvelles ciselées de Ben Shattuck ont de quoi séduire. C’est souvent fin et sensible et on quitte à regret ici ou là une histoire qui donne envie qu’elle soit prolongée.
Cela n’a probablement pas beaucoup d’importance mais je souhaite exprimer quelques satisfactions particulières.
La nouvelle La forme et la couleur des sons est de très haute tenue. Concept, écriture, émotions, c’est un texte qui touche au cœur, une véritable réussite. Globalement, les nouvelles de reconstitution historique comme celle-ci sont parmi les plus intéressantes. Edwin Chase de Nantucket raconte la surprenante visite de quelques heures d’un voyageur dans la ferme isolée de Nantucket où vivent une veuve et son fils à la fin du XVIIIe siècle. Serait-ce un intime du passé de la femme ? Le journal de ThomasThurber est la chronique d’un hiver de bûcheronnage au fond des bois en 1907. Événements étranges, rivalités violentes, intempéries, l’expédition tourne au désastre et son auteur en écrit un journal à l’intention de sa femme, en attendant un hypothétique retour en ville… Un cygne dans la toundra se passe à notre époque et évoque le désarroi d’un père face aux troubles addictifs et comportementaux de son fils Ian. Employé de pépinière, il s’endette, vole et trafique des spécimens d’arbres pour réunir l’argent nécessaire aux cures qui pourraient rendre la santé à son enfant. Jusqu’au jour où Ian commet l’irréparable aux yeux de son père…
La nouvelle est un art, très américain. C’est ce que confirme Ben Shattuck.
Il y a déjà quelques années (2021), nos chroniques se faisaient l’écho de la publication et traduction du recueil de nouvelles Friday Black d’une nouvelle plume américaine, Nana Kwame Adjei-Brenyah. « Foisonnant et insolite » en disait à l’époque la collaboratrice de Nyctalopes. Le retour de Nana Kwame Adjei-Brenyah signifie à nouveau une confrontation avec un truc aussi américain que le donut, j’ai nommé la violence viscérale.
États-Unis, dans un futur proche : les condamnés à mort ou à perpétuité ont la possibilité de participer à un programme de télé-réalité extrêmement populaire, Chain-Gang All-Stars. Sous les yeux d’une foule déchaînée et de millions de streameurs, ils se livrent à des combats d’une rare violence, à la manière des gladiateurs de la Rome antique. Ceux qui survivent à trois années d’épreuves sont graciés. Enchaînant les victoires, Loretta Thurwar, combattante hors pair et superstar du programme, est en passe d’atteindre son but. Mais pour cela, elle va devoir déjouer les pièges que lui tend la production, prête à tout pour accroître son profit.
Le dernier combat de Loretta Thurwar se présente sans détour comme un roman d’anticipation ou un roman dystopique. Pourtant, bien étayé par des faits actuels, il pourrait relater une réalité en devenir. En effet, les Etats-Unis n’ont pas fini de se débattre avec leurs démons. Par exemple, répondre au crime par la violence et le sang (peine de mort), faire de n’importe quoi un divertissement, un produit d’entertainement (télévisuel what else ?) et ne jamais perdre une occasion de faire du fric. Oui, le système pénitentiaire américain est déjà largement aux mains du secteur privé et pour les entreprises qui s’en partagent le marché, il ne fait pas de doute qu’il faut châtier, emprisonner, à tour de bras, et en tirer profit. Sans grande surprise, les minorités américaines sont surreprésentées derrière les barreaux, aujourd’hui déjà, dans la société à venir évoquée par l’auteur également. Le titre original du roman, très acide, Chain-gang All-Stars, renvoie directement à l’époque de l’esclavage. Un chain-gang était un groupe d’hommes, d’esclaves enchaînés pour réaliser une tâche identique ou subir un châtiment partagé. Que l’étiquette soit attribuée à un show où les Noirs dominent (parce qu’ils sont nombreux à purger une peine) ne relève ni du hasard ni de la naïveté de ses créateurs, hommes d’affaires et politiques blancs.
Le roman s’écoule entre plusieurs strates. Celui des héros de l’arène et de leurs aventures, de leurs paliers successifs vers la notoriété, peut-être la délivrance, l’amnistie et la liberté. Ou bien alors vers la chute, sanglante, sous les yeux des spectateurs et téléspectateurs. Nous connaissons ainsi les trajectoires de protagonistes de ces mauvais jeux du circus maximus américain. Leurs efforts pour survivre (on peut s’entretuer dans une même équipe à des moments choisis par la prod télé), pour essayer de polir les règles drastiques voulues par celles-ci et s’élever au-dessus (combien de temps ?) de l’horreur et de l’anéantissement. Tout All-Stars du duel à mort que soient ces personnages dont fait partie Loretta Thurwar, il n’en reste pas moins des humains. Avec leur passé (ils ont commis un ou des crimes et certains sont de vrais innocents), leur frousse de vivre ou de mourir, leur colère, leurs sentiments. Thurwar est Noire et lesbienne. En affaire avec une autre lame experte de son gang, experte mais pas tout à fait à son niveau. Il lui reste à tuer à et à survivre pour avancer vers la… rédemption ? Pour les tarés de Gladiator mixé avec Rollerball mixé avec Koh-Lanta (enfin, ceux qui savent lire encore…), il y a là dans ce texte de quoi se brancher sur des épisodes d’un bon drama sanglant.
La fantaisie, l’imagination, de Nana Kwame Adjei-Brenyah serait difficilement supportable sans les inserts de personnages révoltés par ce show américain nouvelle génération. Des spectateurs. Des gladiateurs. Du petit personnel. En proie au doute momentané ou alors à la révolte, rusée ou ouverte. Ce qui pourrait déposer un grain de sable dans cette belle machinerie médiatique…
Nana Kwame Adjei-Brenyah nous parle d’une Amérique de bientôt peut-être. Inchangée. Raciste. Obsédée par une justice qui a tout du châtiment. Obsédée par l’argent et le spectacle. Il rappelle également que des Américains ne se satisfont pas de cela et qu’ils essaieront de lutter. Salutaire de le rappeler.
À Dublin, un soir de pluie, deux hommes frappent à la porte d’Eilish Stack. Membres d’une toute nouvelle police secrète – le GNSB -, ils demandent à s’entretenir avec son mari, enseignant et syndicaliste, mais celui-ci est absent. Larry se rend au commissariat dès le lendemain, puis disparaît dans des circonstances troublantes.
Tandis que le malaise s’installe peu à peu, Eilish voit son quotidien et celui de ses quatre enfants amputés d’une liberté qu’elle tenait pour acquise. Bientôt l’état d’urgence est déclaré, les rumeurs parlent de camps d’internement…
Prisonnière d’une logique cauchemardesque, jusqu’où devra aller Eilish pour protéger les siens ?
Quand on avait rencontré Paul Lynch en 2019 pour son troisième roman, il nous avait dit comment il était hanté à l’époque par le conflit syrien. D’ailleurs, pour lui, Grâce et l’errance de son héroïne dans l’Irlande de la fin du 19ième siècle prenaient en compte, d’une certaine manière, cette tragédie migratoire. Constatant certainement qu’une guerre, si elle est lointaine, ne nous touche pas vraiment, il a décidé d’adapter ce récit de l’horreur à l’Irlande de demain dans ce très hypnotique roman.
« …à chaque moment le monde s’achève en un lieu et nulle part ailleurs, la fin du monde est toujours un événement circonscrit, elle arrive dans votre pays, entre dans votre ville et frappe à votre porte, mais elle n’est pour les autres qu’une vague menace, un bref compte rendu dans un bulletin d’information, l’écho d’événements transformés en récit… »
Nombreuses, très nombreuses sont les leçons à retenir de cette histoire de l’Irlande qui sombre dans le nationalisme, la dictature fasciste et chacun trouvera aisément les liens qui relient Le chant du prophète à la guerre civile en Syrie mais aussi aux privations de libertés dans les temps COVID, dans le triste théâtre nazi lors de leur accession au pouvoir, dans les agissements et les discours des minables qui nous accablent…
» Et quand on prend le contrôle des institutions, alors on prend aussi le contrôle des faits, on peut modifier toutes les formes de croyance, les choses sur lesquelles tout le monde s’accorde, et c’est ce qu’ils sont en train de faire… ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comme une vérité_ rien de bien neuf là-dedans… »
Parlant de son écriture, Lynch nous avait confié que sa plume, ses choix stylistiques, étaient particulièrement guidés par l’histoire qu’il écrivait. Ainsi dans Un ciel rouge, le matin, La neige noire et Grâce, l’extrême noirceur des intrigues situées dans l’histoire ancienne de l’Irlande et des Etats Unis, était souvent éclairée par de délicieuses pages poétiques, au lyrisme désuet et précieux… d’un autre temps. On avait constaté un léger changement avecAu-delà de la mer, fruit d’une réflexion sur l’histoire vraie de deux pêcheurs perdus en mer. Ici, et il faudra un temps d’adaptation, difficile de retrouver l’écriture charmante de Lynch, les enluminures. Les chapitres sont longs, compacts, sans respiration, comme un rempart qu’il faut surmonter ou un labyrinthe à arpenter. Les dialogues sont inclus dans la narration, sans aucune signalisation de ponctuation, le verbe est dense. Dès le départ, cette absence de paragraphes, de pauses, oblige le lecteur à foncer tête baissée dans l’inconnu tout comme Eilish, l’héroïne de ce roman.
Paul Lynch possède sûrement un don pour créer des personnages inoubliables. Eilish, comme Grâce par le passé, est la belle illustration d’une personne embarquée sur un Styx qui semble être sa dernière voie et continuant à avancer sans broncher, cherchant la lumière dans le chaos. Nationalisme exacerbé, état d’urgence, perte des libertés, complotisme, fascisme, arrestations, emprisonnements, stigmatisations et enfin guerre civile… un abominable crescendo vers l’horreur raconté à hauteur d’innocents, la mécanique du désastre d’Eilish épouse brisée et mère de quatre enfants qui appréhenderont chacun à leur manière l’injustice, la barbarie, la guerre, la mort…
Un roman aussi précieux qu’effroyable éclairé par le talent et l’humanité de Paul Lynch.
Récompensées en 2022 aux Etats-Unis, en 2023 en France, les publications de Louise Erdich s’enrichissent en cette fin d’année d’un nouvel article éditorial qui rassemble deux textes écrits à des époques différentes (1988 pour le premier, Tracks, 2004 pour l’autre, Four Souls) mais que l’autrice a toujours considérés comme intimement liés, se faisant suite.
Hiver 1912. Le froid et la famine s’abattent sur une réserve du Dakota du Nord alors que les Indiens Ojibwés luttent pour conserver le peu de terres qu’il leur reste. Décidée à venger son peuple, Fleur Pillager entreprend un long périple qui la mènera jusqu’à Minneapolis. Racontée tour à tour par Nanapush, un ancien de la tribu, et Pauline, une jeune métisse, l’aventure de la belle et indomptable Fleur donne lieu à un roman puissant et profond, où le désir de vengeance finit par céder à celui, plus fort encore, de se reconstruire.
C’est avec le brio qu’on lui connaît que Louise Erdrich porte à nouveau ces voix amérindiennes dont l’entrelacs nous révèle les affres de la communauté ojibwé dans la première moitié du XXe siècle : l’acculturation brutale, la perte de sens, la dépossession foncière, la déchéance physique et morale. Pourtant des figures luttent, pour maintenir des croyances et des valeurs ancestrales, pour ne pas se faire totalement dépossédés de leur identité ou de leurs droits sur la terre. Le vieux Nanapush, Margaret la veuve, son aimée, Fleur la révoltée, sont de celles-là. Ainsi présentés, on pourrait croire ces récits uniquement désespérants ou douloureux. Ce serait sans compter sur les talents de conteuse de Louise Erdrich et sur l’esprit acéré et comique de ses personnages, Nanapush en particulier : coups d’éclat, coups pendables, ruses diverses, magie autochtone sont du registre du vieux renard, lucide pourtant sur les malheurs de son peuple et de ses proches. A sa manière, il entend protéger les siens.
Autour de cet attachant (hilarant même) personnage masculin gravitent des femmes autochtones au fort caractère, déchirées entre leurs origines et leur nouvelle place dans le monde. Leurs choix sont bons ou mauvais ou cruels, dans une quête d’âme fondamentale. Sans surprise et sans faille, Louise Erdrich confirme ici son attachement aux personnages féminins riches, complexes, profonds et exprime son indéfectible tendresse pour leur cause.
Des destins de femmes, d’hommes, si singulièrement humains aux frontières de leur culture et de la nôtre. Au milieu de leurs tourments et de leurs défaites, quelques courtes victoires de l’esprit, de la vie, de la joie. Peut-être un roman qui mérite vraiment l’étiquette feel-good. Pour faire un distinguo avec les parts de tarte au suc’ d’érab’habituellement rangées là.
La règle du crime est le deuxième volet d’une trilogie romanesque sur Harlem à Manhattan à différentes périodes de son histoire, initiée par Colson Whitehead, une des plumes les plus brillantes et fascinantes de l’époque. Commencée l’an dernier avec Harlem Shuffle qui racontait trois histoires criminelles situées dans les années 60, cette trilogie prend encore plus d’ampleur avec ce second volume nous contant trois histoires situées dans les années 70 en centrant à nouveau son propos sur Ray Carney, commerçant ayant pignon sur rue avec son magasin de meubles dont une partie du stock est alimenté par des marchandises et accessoires tombés de camions. Il est rare d’éprouver un tel plaisir à retrouver un personnage dès sa deuxième apparition et pourtant Carney est très attachant avec sa préoccupation à se décrire comme un honnête commerçant œuvrant pour l’unique grand bien de son épouse et de leurs deux enfants. Comme dans « Harlem Shuffle », Carney manifeste un certain talent à nous prendre vraiment pour des quiches, nous expliquant que s’il retourne du côté obscur de Harlem, c’est contraint et forcé. Pour mener à bien ces magouilles et affaires douteuses, il s’adjoint l’aide précieuse de Pepper, un vieil ami de son père et un gaillard qu’il vaut mieux avoir dans son camp, qui n’hésite pas à faire parler la poudre ou ses poings.
Colson Whitehead nous avait habitués à changer d’univers à chaque roman comme nous le montrait notamment ses deux prix Pulitzer reçus consécutivement pour Underground Railroad et Nickel Boys. Aussi certains fans de l’auteur pourront peut-être se montrer un peu déçus qu’il persiste dans cette histoire racontant Ray Carney mais aussi et surtout Harlem. Mais Colson Whitehead est un New-Yorkais amoureux de sa ville et avait certainement besoin de plus d’un roman pour conter et honorer le bastion de résistance noire de Manhattan. Journaliste au NY Times et au Village Voice, Whitehead avait suggéré sans la nommer la grosse pomme dans L’Intuitionniste comme il avait écrit de belles pages sur des errances urbaines dans Le Colosse de New York : Une ville en treize parties mais jamais de manière manifeste ou romanesque. Il fallait bien qu’il y vienne un jour, c’est en cours et c’est tout bon. «Si je suis ici, c’est parce que je suis né ici, à jamais perdu pour le reste du monde.»
New York, 1971. Les ordures s’amoncellent, la criminalité atteint un niveau record, la ville court à la faillite et un conflit éclate entre la police et la Black Liberation Army. Dans cette ambiance de siège, Ray Carney, le vendeur de meubles un peu voyou rencontré dans Harlem Shuffle, fait profil bas pour le bien de sa petite entreprise. Jusqu’à ce concert des Jackson Five, qu’il rêve d’offrir à sa fille. Il reprend alors contact avec Munson, un inspecteur blanc corrompu jusqu’à la moelle, qui lui promet de lui trouver des places à en échange d’un petit coup de pouce…
Ainsi commence le début des galères d’un Ray Carney qui se poursuivront avec la recherche d’une actrice disparue en 73 avant de se terminer par l’horreur de la corruption devant la recrudescence des incendies criminels en 76. Comme dans tous les romans de Colson Whitehead, la question des droits civiques, de l’égalité entre les blancs et les minorités exploitées est au centre des intrigues, forme un arrière-plan toujours très politisé : Black Panthers, Black Liberation Army, blaxploitation, magouilles immobilières, corruption, incendies, festivités du bicentenaire des USA s’intègrent parfaitement aux intrigues souvent violentes malgré un ton résolument et brillamment humoristique, un tantinet moqueur, gentiment railleur, doucement hilarant, un bonheur et tout cela au son de la Motown…
On peut très bien comprendre que certains soient peu enthousiastes de ce virage (provisoire ?) résolument polar emprunté par Whitehead, ces histoires très « hard boiled » où on flingue et bute avec un certain entrain, une certaine détermination due parfois à l’absence d’autre alternative que de tenter de sauver sa peau. Colson Whitehead a choisi d’emboîter le pas de ses aînés, deux très grandes voix du polar new yorkais aujourd’hui disparues : Chester Himes, l’auteur de La reine des pommes qui a tant décrit Harlem dans ses polars et Donald Westlake qui a créé deux cambrioleurs devenus cultes chez les aficionados. Il a ainsi emprunté le caractère sombre, très hard boiled des histoires mettant en scène Parker et d’autre part, l’humour très fin qui illumine les aventures de John Dortmunder, le cambrioleur malchanceux. Il est néanmoins recommandé de commencer par lire Harlem Shuffle sorti en poche récemment pour bien voir l’évolution des personnages comme celle du quartier en quelques années.
Et sinon ? Si vous avez aimé le premier volume, celui-ci va peut-être encore plus vous réjouir. Les personnages sont beaucoup plus ancrés et donc leurs agissements beaucoup mieux compris. Pareillement les environnements politique, social, économique, humain et culturel sont plus partie intégrante de l’intrigue que dans le premier tome, indiquant parfois un caractère obligatoire à certains choix effectués par Carney et Pepper. Colson Whitehead est un grand conteur et si les digressions sont nombreuses, elles contribuent à finir d’envoûter le lecteur, si ce n’est pas fait dès la première page engloutie. Un enchantement !
Né en 1990 à Belfast, Michael Magee est le rédacteur en chef du magazine littéraire Tangerine, basé en Irlande du Nord. Il est auteur de plusieurs textes, publiés dans les revues The Stinging Fly, Lifeboat et The 32: The Anthology of Irish Working-Class Voices, d’un premier roman sous le nom de Michael Nolan (The Blame, 2014). Retour à Belfast, son premier roman traduit en français (ainsi qu’en une dizaine de langues), a été récompensé par plusieurs prix et unanimement salué par la presse anglo-saxonne.
« Il est coincé ici pour toujours, pas vrai ? Comme une souris prise au piège, il continuera à se tortiller dans les rues de Belfast jusqu’à son dernier souffle. »
Après des études à Liverpool, Sean Maguire est de retour à Belfast parmi les siens. Il retrouve le quartier ouvrier où il a grandi, dans une ville meurtrie par plusieurs décennies de conflit entre catholiques et protestants, et où la prospérité promise par les accords de paix se fait toujours attendre. Sean n’a qu’une hâte : repartir dès que possible.Mais il est vite rattrapé par ses vieilles habitudes : les nuits blanches, l’alcool et la coke, l’argent emprunté, les loyers impayés et les boulots précaires. Jusqu’à ce qu’à ce moment fatidique où, lors d’une soirée, il commet un acte impardonnable.
Pourra-t-il échapper à un destin tout tracé ?
Belfast, 2013. De prime abord, les fléaux qui déchiraient l’Irlande du Nord et sa capitale, notamment une guerre civile depuis près de trente ans (pudiquement nommée The Troubles) sont un souvenir. La violence paramilitaire a quasiment disparu et Belfast peut se consacrer à son renouveau économique. Il viendra peut-être d’un tourisme un tantinet voyeur. A l’échelle des communautés, de leurs quartiers, les choses ne sont pas si simples. Les plus âgés gardent dans leur tête ou leur chair les blessures de l’oppression et d’une lutte politique et militaire sans pitié. Les plus jeunes eux, parce qu’ils sont ici de la working-class, doivent se trouver un chemin entre absence d’espoir, pauvreté, addictions et troubles psychologiques. Allez, c’est la vie, de s’envoyer une autre pinte, un autre rail, de cramer les derniers biftons fugaces de la semaine, de rigoler avec les copains tout aussi défoncés, de démonter un type qui passe à portée de poings. Mais où cela mène-t-il ? Dans le pétrin dirait Sean, voix principale de ce texte sans intrigue. Ce sont, plus justement, des chroniques d’une jeunesse catholique nord-irlandaise.
Michael Magee y évoque avec une grande sensibilité des thèmes très actuels comme la masculinité toxique, les difficultés de l’évolution sociale, le traumatisme intergénérationnel. De bien grands mots sous la plume, n’est-ce pas ? Mais nous sommes sur le territoire fictionnel, au plus près de personnages solides et d’un Zeitgeist restitué et ces chroniques sonnent avant tout très très justes. Elles inspirent le malaise et la tristesse (car c’est d’une honnêteté crue), déclenchent ici et là un éclat de rire (n’oublions pas le féroce humour irlandais), nous font surtout ressentir une grande compassion pour ces destins empêtrés, ces familles cabossées, ces jeunes gens qui ne font pas bien mais rêvent de mieux, vont y parvenir peut-être, aidés par un coup de pouce, leur propre résilience ou par l’amour indéfectible de leurs proches.
Bref, c’est beau. Comme un gros nuage noir bloqué sur les hauteurs de Belfast et traversé de pinceaux de lumière.
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