Traduction: Charles Recoursé

Époux aimant, père de famille attentionné et fils d’un homme de main lié à la pègre locale, Ray Carney, vendeur de meubles et d’électroménager à New York sur la 125e Rue, « n’est pas un voyou, tout juste un peu filou ». Jusqu’à ce que son cousin lui propose de cambrioler le célèbre Hôtel Theresa, surnommé le Waldorf de Harlem…

Chink Montague, habile à manier le coupe-chou, Pepper, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, Miami Joe, gangster tout de violet vêtu, et autres flics véreux ou pornographes pyromanes composent le paysage de ce roman…

On a tous des auteurs incontournables, quoi qu’ils écrivent, qu’importent les sujets, on suit. Leur talent, leur travail leur permet de traverser les genres, de les apprivoiser, de les faire leurs pour mieux transmettre leur message. Colson Whitehead fait partie pour moi de cette catégorie des auteurs immanquables.

Comme beaucoup en France, j’ai découvert Whitehead avec ses deux dernières fulgurances, Underground railroad et Nickel Boys, deux romans auréolés par le prix Pulitzer. On pouvait penser à ce moment-là que le New Yorkais était beaucoup dans l’affectif et aux marges du Noir. C’était oublier qu’il avait aussi écrit précédemment un roman d’initiation avec Sag Harbor et que Zone 1 était tout simplement une histoire de zombies. Colson Whitehead est donc capable de couvrir différents univers. Pas une réelle surprise donc de le voir débarquer dans le Noir.

Dans l’Intuitionniste, son premier roman (nouvelle parution à l’automne chez Albin Michel), on pouvait penser mais sans certitude qu’il montrait NY. Le Colosse de New York : Une ville en treize parties, très jolie variation sur New York que tout amoureux de la ville doit lire: des lieux célèbres, des coins discrets, des moments dans la journée. Il témoignait alors  «Si je suis ici, c’est parce que je suis né ici, à jamais perdu pour le reste du monde”.  New York, véritablement une passion.Ses débuts dans l’écriture se manifesteront par des articles pour le Village Voice, bible de l’agitation culturelle de la ville, très branché underground, indé, indie… Mais il n’avait encore jamais écrit une fiction sur New York, il a remédié à cette absence avec Harlem Shuffle, première partie d’une trilogie qu’il consacre à Harlem principalement mais en fait aussi à toute l’insularité de Manhattan. 

Harlem, dans les années 60, c’est le pire d’une ville très dangereuse, plus des deux tiers des toxicos de NY y résident avec la violence prévisible et incontrôlée qui en découle. C’est aussi le principal bastion dans la lutte pour les droits civiques des populations afro-américaines. Voilà pour le décor.

Colson Whitehead, pour ce roman, revendique l’héritage de deux grands auteurs de polars qui ont pris pour cadre la Grosse Pomme. La filiation entre Carney, le personnage de Whitehead et Jackson, le héros du fabuleux La reine des pommes de Chester Himes est évidente. Les points communs : Harlem et la naïveté “apparente” des deux personnages. L’héritage de Donald Westlake se retrouve dans une certaine similitude entre Carney  et le cambrioleur John Dortmunder, un homme qui a un talent surnaturel pour rater des coups immanquables ou pour dérober des objets qu’il n’aurait même pas dû effleurer du regard. John Dortmunder sait très bien que son destin est d’échouer mais il ne sait pas résister à la tentation, aux plans géniaux de ses camarades d’infortune. Et Carney, de la même manière, va se laisser entraîner par son cousin Freddie, son ami, son pote et surtout un vrai voyou, lui. Au début, ce sont des marchandises tombées du camion qui vont emplir le magasin de meubles de Carney avant qu’il devienne rapidement un fourgue qui va planquer des objets qu’il n’aurait jamais fallu dérober. La police aux trousses, ce n’est déjà pas toujours simple quand on n’a pas la même couleur de peau que les flics locaux irlandais. Mais avoir la moitié de la pègre new-yorkaise et une des familles les plus puissantes de la ville sur le dos, cela devient très dangereux.

Colson Whitehead raconte trois casses, cambriolages situés en 59, 61 et 64. Si l’humour est souvent présent, il ne masque pas pour autant le racisme, les discriminations. Carney en est souvent la première victime, lui qui veut juste le meilleur pour son épouse et ses deux enfants et devenir un simple commerçant respecté. Si le rythme, le ton, les histoires sont parfois de l’ordre de la comédie, le drame n’est jamais loin. Tous les ingrédients d’un polar délicieusement vintage sont réunis, mais ils ne sont néanmoins qu’une très jolie façon de raconter New York et Harlem dans les années 60. Et cela fonctionne très bien pendant les deux premières parties. La dernière partie, la plus dangereuse et la plus dramatique aussi, est par contre un tout petit peu encombrée par la narration des émeutes raciales de 64, des évocations de Martin Luther King et du KKK, éléments importants de l’époque, mais qui n’ont rien à voir avec le déroulement de l’intrigue et nuisent un peu à un suspense assez terrible. Mais on l’aura compris aussi, le personnage principal de l’histoire est Harlem.

La plume est superbe. Harlem Shuffle ne s’avèrera peut-être pas aussi évident que Nickel Boys pour les lecteurs de littérature blanche mais pour tous les amateurs de vieux polars en noir et blanc, des Série Noire de Duhamel, quel régal, quelle ivresse.

Clete