Afterparties
Traduction : Héloïse Hesquié
Il aurait pu un prince des lettres issu de la population des Asian-Americans. Mais le destin en a décidé autrement : Anthony Veasna So est mort d’une overdose le 8 décembre 2020, à l’âge de 28 ans. La publication de son recueil de nouvelles à titre posthume a bénéficié de critiques élogieuses et de diverses récompenses, celle par exemple de la Fondation Ferro-Grumley pour les littératures LGBTQ. Tandis que le reste de son œuvre pourrait être édité en 2023, Terres d’Amérique, les radars toujours orientés vers l’actualité de la littérature contemporaine américaine, nous propose la traduction française de ces neuf nouvelles au goût doux-amer.
À Stockton, Californie, les temples bouddhistes et les épiceries cambodgiennes ont fleuri depuis l’arrivée massive de familles ayant fui leur pays et le régime génocidaire des Khmers rouges. Dans cette ville entre Asie et Amérique, on croise ainsi des bonzes, de vieilles tantes intrusives et des adolescents mortifiés par l’ennui, tout un monde d’histoires passées sous silence, de désirs naissants, de tiraillements identitaires et sexuels, où l’avenir tente de se construire sur les fondations d’un traumatisme profond et en dépit du poids des traditions.
Se pouvait-il qu’un peuple martyrisé par les débordements (non officiels) de la guerre du Viet Nam sur son propre territoire – ce qui provoqua un chaos social et politique – et l’avènement d’un régime parmi les plus paranoïaques et sanguinaires de l’histoire, celui des Khmers rouges, produise des exilés sans lourd bagage traumatique ? Heurtés de surcroît par un choc culturel, les survivants du Cambodge de Pol Pot ont transmis une partie de leur blues à leurs enfants nés eux Américains, qui se débattent avec leur sexualité, la consommation de drogues et les problèmes de karma. C’est ce que raconte Anthony Veasna So au long de neuf histoires sises dans le microcosme de la Central Valley en Californie où s’est regroupée la communauté des Cambos, travaillée par les vieilles solidarités, le poids des traditions et des rêves de réussite sociale presque aussi insaisissable que la fumée des bâtons d’encens.
Avec un sens du détail nerveux, une dérision certaine non dénuée de tendresse, l’auteur nous donne, au travers de plusieurs personnages, un portrait attachant d’une composante de la société américaine probablement sans porte-voix littéraire jusque-là. Voilà une marchande de donuts et ses filles, un joueur de badminton vieillissant sur le retour, l’héritier d’un garage familial, des jeunes gens aux problèmes d’addiction ou relationnels, un universitaire par dépit en pleine quête de soi homosexuelle, une jeune infirmière en soins gériatriques aux prises avec un spectre de l’ère Pol Pot… Entre les effluves de la cuisine pays, les formules de politesse communautaire et les auras bouddhistes, chacun patauge pour trouver sa voie, avec une sorte de rapport au monde schizophrénique. Ils sont des Cambos, veulent ou doivent rester des Khmers – malgré les difficultés psychologiques liées à l’appartenance à un peuple qui a pratiqué l’autogénocide (sic) – mais est-ce si aisément conciliable avec l’American way of life suintant l’obsession du matérialisme et du sexe ? La réponse convoque un certain nombre de déconvenues et de déboires qui pincent ou font sourire.
C’est criant d’intelligence, de justesse et de modernité et fait regretter la disparition prématurée de ce jeune auteur qui s’annonçait comme une voix américaine talentueuse.
Paotrsaout
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