Traduction: Patrick Raynal.
Les éditions Sonatine poursuivent le travail d’édition d’inédits d’Harry Crews, disparu en 2012. Après Nu dans le jardin d’Eden (2013) et Les portes de l’enfer (2015), ils publient cette année Le karaté est un état d’esprit, quatrième roman du natif de Géorgie datant de 1971. Harry Crews a déjà beaucoup donné au roman noir et ses meilleurs titres n’ont pas été auparavant ignorés par les traducteurs et éditeurs. Même s’il est probable que les inconditionnels de Crews apprécieront plus que d’autres le karaté ultraviolent à la mode floridienne, il est bon d’entendre Harry nous parler encore du pays, à savoir un versant sombre de l’Amérique où les gueules cassées de la vie pataugent, gueules cassées pour lesquelles l’auteur n’a jamais démenti une tendresse couturée de cicatrices et déformée par des fractures mal réduites.
Après avoir vagabondé à travers les États-Unis, John Kaimon arrive en Floride, où il fait la connaissance d’une petite communauté de karatékas fanatiques. Ceux-ci exercent leur art dans la piscine vide du motel désaffecté où ils ont élu résidence. Plus qu’un simple art martial, c’est un véritable culte auquel s’adonne cette tribu, dont chaque membre a renoncé à sa vie passée ainsi qu’à toute possession matérielle. Seule compte pour eux la pureté de l’esprit. Si Kaimon y trouve d’abord une philosophie de vie satisfaisante, son attirance pour Gaye, une magnifique karateka, va bientôt l’entraîner dans de sulfureuses aventures. Car si l’esprit se doit d’être fort, la chair est parfois bien faible…
La formule du chef Harry est des plus habituelles. Prenez des éléments d’humanité tordue comme un drop-out désabusé, une karateka reine de beauté et létale, un nain gourou, un maître de dojo et des disciples qui veulent oublier leur faillite personnelle antérieure en devenant des philosophes de la violence ciblée (apparemment la rédemption passe par l’éclatement des phalanges sur une planche de bois d’exercice… ), des queers lubriques et, bien entendu, une tapée d’idiots américains moyens en mode badauds. Plongez tout ça dans un fond de piscine désaffectée, déversez une douche solaire impitoyable et badigeonnez de stupre, de violence et de crème solaire cacao. Vous obtiendrez cette comédie grotesque, critique d’un esprit communautaire ou de culte sixties, et bien entendu loufoque, laquelle, toutefois, n’est pas à ranger parmi les préparations les plus inoubliables de l’auteur.
Il vous sera pardonné de ne pas pratiquer le Karaté. Mais dire que c’est un Crews raté, ce serait vous exposer à un mawashi-geri (ou coup de pied circulaire) qu’il vous faudrait accueillir avec tendresse bien entendu. Car Harry Crews aussi est un état d’esprit.
« L’homme qui avait frappé Lazarus était soûl. Il croyait que Lazarus était le type qui avait pincé le cul de sa femme quelques minutes plus tôt.
–« Ça, c’est pour avoir pincé le cul de ma femme », dit-il en titubant sur place et en louchant sur Lazarus.
Lazarus s’était vautré sur le pare-chocs de la Dodge et dans les bras de John Kaimon. Il reprit ses esprits et se figea, les mains sur la bouche. Du sang coulait entre ses doigts. L’ivrogne était un énorme type poilu vêtu d’un maillot de bain qui faisait des poches aux fesses, et rien d’autre excepté des Crocs. Sa femme, une naine blonde dotée d’un front de crétine, se tenait juste derrière lui et mangeait une pomme d’amour. Elle portait un maillot une pièce dont les bretelles défaites pendaient le long de son corps sans forme. Apparemment seul l’espoir faisait tenir ce maillot. John Kaimon craignait que Lazarus ne tuât l’homme et se tenait prêt à le retenir, quand Lazarus sauta au-dessus du pare-chocs en direction de la petite blonde qui n’avait pas levé la tête de sa pomme d’amour. Mais Lazarus voulait juste lui parler.« Madame », dit-il doucement
Elle leva le visage de sa pomme. Elle avait du sucre rouge sur la lèvre supérieure et sur le menton. Elle était soûle elle aussi. Lazarus allait lui parler quand une explosion secoua le cielet fit trembler la terre. Ils s’arrêtèrent tous pour contempler les lumières multicolores et le fumée dérivant au-dessus de l’eau quand la bombe avait explosé.
L’obscurité finit par retomber. « Madame », répéta Lazarus. Il approcha son visage tout près du sien. « Est-ce que je vous ai pincé le cul ? »
Elle soupira, et l’on aurait dit qu’elle allait pleurer. « Personne ne m’a pincé le cul. Je le lui ai dit. Personne ne m’a pincé le cul. Il le sait. Mais il continue à espérer et à cogner les gens. »
La porte arrière du combi Volkswagen s’ouvrit brusquement, le grand et beau jeune homme aux cheveux longs et aux yeux morts sortit, s’étira, ouvrit largement les bras, se cambra et émit un grognement satisfait. L’ivrogne poussa Lazarus, frappa le gars et l’envoya dans le combi. Les mains posées sur les hanches, il lui dit :
–« ça, c’est pour avoir pincé le cul de ma femme. » »
Paotrsaout
Ce n’est vraiment pas un Crews raté, c’est un grand Crews et on se demande pourquoi il n’a pas été publié plus tôt…
Je n’ai pas dit que c’était un Crews raté. Par contre, je l’ai trouvé un peu moins abouti que d’autres. On peut bien entendu penser tout autrement.