Taggard, Arkansas. Chômage et récession frappent durement cette petite ville des monts Ozarks. C’est là que vit Jeremiah Fitzjurls, un vétéran du Vietnam, en compagnie de sa petite-fille, Joanna, qu’il élève seul au milieu de sa casse automobile. Pour protéger celle-ci d’un monde extérieur de plus en plus hostile, Jeremiah lui a transmis tout son savoir, en particulier sur le maniement des armes et l’autodéfense. Mais aucune ressource n’est suffisante quand les Ledford, une famille de suprémacistes blancs de la région, dealers de meth, décident de s’en prendre à la jeune fille. Jeremiah comprend alors que plus rien n’arrêtera la violence, sinon peut-être la violence.
Plébiscité par David Joy et S. A. Cosby, Eli Cranor arrive dans le paysage littéraire français avec d’ores et déjà une belle reconnaissance de ses pairs. Chiens des Ozarks, son premier roman publié en France mais le deuxième aux Etats-Unis (et un troisième vient de sortir), est annoncé comme la nouvelle grande voix du country noir ou rural noir. Tout comme pour David Joy et S. A. Cosby, c’est du côté chez Sonatine que ça se passe.
Ah, les Ozarks. Souvenez-vous la série Netflix, Ozark, qui nous plongeait dans ce coin des Etats-Unis, mais n’était pas exactement une invitation à s’y installer. Ce livre d’Eli Cranor n’est pas des plus engageants non plus. On a vite fait de se dire que l’herbe est certainement plus verte ailleurs et qu’y vivre n’est peut-être pas pour tout le monde. Les citadins s’en trouveront peut-être confortés dans leurs choix de vie.
Le résumé annonce bien la couleur. Chiens des Ozarks est une brutale plongée dans l’Amérique rurale et Eli Cranor ne prend pas de pincettes pour narrer son histoire. Il mélange tous les ingrédients qui forcément détonnent : Ku Klux Klan, misère sociale, violence, méthamphétamine, stress post-traumatique, trafique d’êtres humains, romance, prostitution et inceste. Autant dire, si vous ne l’aviez pas encore compris, qu’il n’est pas question ici du feel good book de l’année. Tous ces ingrédients mélangés donnent un mélodrame familiale qui fait couler autant de larmes que de sang.
Eli Cranor ne bouscule pas les codes du roman noir rural à l’américaine mais s’en arroge avec une certaine efficacité. Il n’esquive pas non plus quelques poncifs. Point de dépaysement ni de révolution du genre, néanmoins la recette est tout à fait maîtrisée. Inspiré par un double homicide qui a véritablement eu lieu dans sa ville natale, il fait tout de même le choix de la fiction pour tenter de nous raconter, à sa manière, une certaine réalité et ses conséquences au travers d’une galerie de personnages bien abimés. C’est peu de dire que ça n’est pas exactement l’espoir qui habite ces pages et les êtres qui les peuplent.
Chiens des Ozarks est un roman noir bien rude, à l’écriture fluide et efficace. Il coche toutes les cases pour satisfaire les amateurs du genre. Son auteur, Eli Cranor, va probablement devenir un nom qui vous sera rapidement familier s’il continue sur cette voie.
C’est à l’occasion de sa venue à la Librairie 47°Nord, à Mulhouse, lors d’une longue tournée pour promouvoir son dernier roman Les deux visages du monde publié aux éditions Sonatine, que j’ai eu l’opportunité de rencontrer David Joy pour m’entretenir avec lui. C’est un David Joy très affable et passionnant, bien que fatigué par sa tournée conséquente et évidemment affecté par la catastrophe en cours en Caroline du Nord (le passage de l’ouragan Helene), qui a répondu avec simplicité, générosité et professionnalisme à mes questions. Ce fut l’occasion d’évoquer quantité de sujets relatifs à son dernier livre et pour moi de découvrir que j’ai presque tout d’un Appalachien.
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Vous êtes un observateur de la société qui vous entoure. C’est dans vos livres. Vous avez abordé des thèmes tels que la drogue, la violence, la famille, la misère sociale et maintenant le racisme. A travers ces années d’observations, avez-vous constaté des évolutions positives ou négatives dans cette société qui vous entoure ?
En ce qui concerne les questions abordées dans ce dernier roman, oui, bien sûr. C’est-à-dire qu’aussi horrible que soit l’Amérique, en ce qui concerne la suprématie blanche, je pense que ce n’est pas une vérité ignorable que nous sommes dans une meilleure situation aujourd’hui qu’il y a seize ans. Je pense à un moment comme 2020, qui a vraiment été un point de rupture pour l’Amérique sur le plan racial, parce qu’Ahmaud Arbery a été tué, abattu dans la rue comme un chien en Géorgie, puis, un mois plus tard, George Floyd a été tué par Derek Chauvin alors que ce policier s’agenouillait sur sa gorge pendant neuf minutes. Puis, un mois plus tard, c’est Breonna Taylor qui est tuée par la police dans sa chambre à coucher. Soudain, le pays s’est retrouvé à un point de fracture qu’il n’avait pas connu depuis très longtemps. Mais quand je repense à ce moment et à toutes les manifestations qui ont suivi, je me dis que c’est la première fois qu’il y a eu une très forte réaction des Blancs. C’était l’une des premières fois que l’on voyait un grand nombre d’Américains blancs se tenir aux côtés des manifestants noirs. Et je pense que c’est important. Si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu dans le monde entier, vous verrez que c’est aussi le cas. C’est-à-dire que les jeunes générations semblent s’orienter vers la justice sociale d’une manière qui n’a pas été le cas des générations plus anciennes. Pour moi, je pense que la progression générationnelle est le progressisme. Je pense qu’il s’agit d’un mouvement vers la gauche. Et pour moi, c’est un signe d’espoir. En ce qui concerne les drogues et les choses de ce genre, à l’origine d’un phénomène comme la crise des opioïdes, l’institution en cause est le capitalisme. Une société comme Purdue Pharma a systématiquement ciblé une région marginalisée et sans voix et y a déversé des médicaments afin de gagner beaucoup d’argent. Je ne suis pas optimiste quant à la situation du capitalisme en Amérique et dans le monde. Si vous regardez les écarts de richesse, nous sommes à un moment qui reflète celui qui a conduit à la Révolution française. Je veux dire par là qu’il y a ce type de disparités. Je suis donc moins optimiste en ce qui concerne ce genre de choses.
Si l’on en croit vos histoires, le monde est plutôt dur, laid et violent. Dans la vie, où trouvez-vous la beauté et la lumière ?
Je pense qu’il y a deux endroits. En ce qui me concerne, j’ai toujours été beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans les villes et au milieu des gens. Je passe donc la majeure partie de mon temps dans les bois. Quand je pense à ce voyage en France, il était très stratégique qu’ils m’accordent un jour de congé en plein milieu d’une période de deux semaines. Un libraire m’a emmené dans les montagnes, dans les Pyrénées, et je suis allé jusqu’au Pont d’Espagne. C’est parce que je ne peux pas rester plus de deux semaines sans être dans les bois ou sur une montagne. C’est l’un des endroits où je suis allé. L’autre chose, c’est que, là encore, ce sont les jeunes générations. C’est quand je suis entouré d’enfants. Ils continuent de m’étonner. Je pense à un événement auquel j’ai participé il y a quelques semaines à Lyon, où l’on a fait venir, je ne sais pas, probablement 150 lycéens, et nous avons passé une heure à parler des institutions du capitalisme, de la suprématie de la race blanche, du patriarcat. Nous nous demandons comment combattre ces choses qui oppriment systématiquement les gens. Et ces jeunes se lèvent pour applaudir. Ce n’est pas la réaction que j’obtiens d’un public adulte. Ce qui revient à dire que je pense que la progression générationnelle, l’évolution d’une génération à l’autre, pousse naturellement de plus en plus à gauche. Elle est plus inclusive. Ce sont des gens qui ont un esprit très social. Et ils sont intelligents. Alors, quand je suis entouré d’enfants, je pense que je ressens aussi de l’espoir.
Toutes vos histoires sont ancrées dans les paysages que vous connaissez. Pourriez-vous imaginer, un jour, écrire un livre se déroulant ailleurs ? Par exemple dans une grande ville comme New-York ou pourquoi pas Paris
Oui, non, jamais (rires). Je pourrais peut-être écrire une histoire sur quelqu’un comme moi qui vient à Paris. Parce que c’est comme un extraterrestre sur une autre planète (rires). Mais non, je ne peux pas envisager d’ancrer une histoire dans un autre paysage. Je reviens sans cesse à ce qu’a dit Ron Rash : « Le paysage est le destin ». Et je pense que c’est vrai. Je pense que les paysages influencent énormément la façon dont nous percevons le monde. Ils développent en quelque sorte notre vision du monde d’une manière que d’autres choses ne font pas. L’autre chose qu’il disait toujours, c’est qu’il devait faire gaffe aux détails s’il voulait que ses lecteurs gobent son histoire. Vous savez, la fiction est un mensonge. J’essaie de vous convaincre que quelque chose est réel alors que ce n’est pas le cas. C’est un tour de magie. Et la façon d’obtenir ces détails est de les ancrer dans un lieu que vous connaissez intimement. Vous connaissez la nourriture, la culture, le son. J’ai donc toujours choisi d’ancrer toutes mes histoires très précisément dans un lieu où je vis. Et je ne vois pas cela comme une limite. Je reviens à ce qu’a dit Eudora Welty, elle a dit « un endroit compris nous aide à mieux comprendre tous les endroits ». Elle disait la même chose que James Joyce. On a demandé à Joyce pourquoi il ne voulait écrire que sur Dublin. Il a répondu : « Si je peux atteindre le cœur de Dublin, je peux atteindre le cœur de toutes les villes du monde ». Il a dit que « le particulier contient l’universel ». Si vous racontez une histoire dans un lieu que vous connaissez, par exemple si vous êtes né à Mulhouse et que vous connaissez cet endroit, que vous en connaissez le son, la nourriture, les bâtiments, si vous racontez une histoire humaine, je ne connais peut-être pas Mulhouse, mais c’est par cette illumination de la condition humaine que vous allez m’atteindre. C’est ce qui témoigne de l’universalité de l’expérience humaine. C’est pourquoi il a toujours été important pour moi de rester enraciné dans l’endroit que je connais.
La nature a toujours une place dans vos livres. Je sais que l’on vous a déjà posé la question mais, quel est votre lien à la nature ? Est-ce que ce lien a changé au fil des années ?
L’un d’entre eux est que, là où je vis, le paysage est une présence indéniable. C’est comme si vous alliez dans les Pyrénées ou dans les Alpes et que, lorsque vous sortez de chez vous, vous ne pouvez pas vous empêcher d’être enveloppé par ce paysage. Je pense donc qu’il est important de reconnaître qu’il s’agit d’une présence indéniable de votre vie quotidienne. Je viens d’un peuple qui… Je suis un Nord-Carolinien de la douzième génération et mon premier ancêtre est arrivé en Caroline du Nord à la fin des années 1600. Au milieu des années 1700, ils vivaient tous le long d’une rivière et je suis né le long de cette rivière. Je suis issu d’un « peuple de la rivière ». Je viens d’un endroit où, lorsque je me promenais avec ma grand-mère, chaque lieu avait une histoire à raconter. Elle avait travaillé le tabac dans ce champ, elle avait cultivé le coton dans ce champ, son père avait construit cette maison ou son frère avait construit cette maison. Nous étions donc très profondément enracinés dans la terre où je suis né. Et je pense qu’il en a toujours été ainsi. Pour moi, il s’agit d’une relation très profonde avec le paysage. Mais pour ce qui est d’être dans les bois, c’est une église. Certaines personnes vont dans une cathédrale pour faire l’expérience de Dieu, d’autres vont dans une église luthérienne pour entendre un sermon, moi je vais dans les bois. Et dans ces moments-là, dans ces moments calmes, je suis aussi proche que possible de faire l’expérience de Dieu. C’est difficile à expliquer, mais c’est là que je suis le plus en paix. Les gens sont étonnés que je dise que je suis plus à l’aise avec les ours que je ne le suis entouré de voitures et de tramways à Paris. Mais c’est ce que je pense, tu sais. Je suis beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans la cacophonie, le bruit d’une ville.
Avec votre dernier roman, vous semblez prendre plus de temps dans le développement de votre histoire et vos personnages. On pourrait dire que celui-ci est un peu plus atmosphérique, moins brut, que vos autres livres. Si ma perception est juste, quelle était ainsi votre intention ?
Ce roman, à bien des égards, me semble être l’histoire que j’étais destiné à écrire sur cette planète. En d’autres termes, j’ai écrit un roman sur la suprématie blanche dont l’intention était de forcer les personnages blancs – et par extension les lecteurs blancs – à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir. Je pense que, à la différence de beaucoup de gens, j’ai pu avoir un bon aperçu de ces conversations et de cette mentalité. C’est-à-dire que je me suis assis à ces tables. J’ai commencé à écrire ce roman vers 2011/2012. La vérité, c’est que j’ai écrit tous les autres romans pendant que j’écrivais celui-ci. J’ai écrit Là où les lumières se perdent, j’ai écrit Le Poids du monde, j’ai écrit Ce lien entre nous, j’ai écrit Nos vies en flammes, tout cela pendant que ce roman se développait en arrière-plan. C’est parce qu’il m’a fallu tout ce temps pour comprendre les personnages assez intimement, pour les coucher sur le papier. Il s’agit des personnages de Toya et de Vess, et je pense que c’est parce qu’il y a un fossé énorme. Je n’écris pas seulement en fonction du sexe, mais aussi en fonction de la race. Et une erreur ne serait pas sans conséquence. Si je me trompais dans cette histoire, cela pourrait potentiellement faire beaucoup de tort. Il faut donc l’aborder avec une extrême prudence et prier pour obtenir la grâce. Il m’a donc fallu beaucoup de temps pour comprendre qui sont ces gens et pouvoir les coucher sur le papier. Je suis donc ravi que vous puissiez vous en rendre compte car c’est vraiment un roman qui a pris plus de temps. Et l’avantage, c’est qu’ils sont devenus des personnages incroyablement bien étoffés.
Quel a été l’élément déclencheur de ce roman ?
Je pense que grandir en tant que fils du Sud des Etats-Unis, c’est grandir avec une identité très conflictuelle. Il y a quelques instants, j’ai dit très fièrement que j’étais un Nord-Carolinien de la douzième génération, mais on ne peut pas être un Blanc de la douzième génération en Amérique sans que cela signifie également que l’on est le descendant direct d’esclavagistes. Et dans mon cas, c’est très certainement la vérité, je suis le descendant d’esclavagistes. Vous avez donc cette sorte de fierté écrasante de savoir de qui et d’où vous venez. Et en même temps, vous vivez avec le dégoût de ce que cette histoire implique. Cela m’a semblé être un espace vraiment incroyable pour un roman. Parce que le roman en tant que forme ou la fiction en tant que forme est quelque chose qui prospère et qui est conflictuel, c’est quelque chose qui a absolument besoin de tension. Et cette identité, c’est quelque chose qui est déjà étiré jusqu’au point de rupture. C’est de là qu’est né ce roman, je voulais examiner cela, je voulais examiner tous les mensonges avec lesquels nous continuons à vivre dans le Sud des Etats-Unis. L’un des plus gros mensonges est l’amalgame entre les États confédérés d’Amérique et l’identité sudiste. Ainsi, 140 ans plus tard, des gens arborent ce drapeau parce qu’ils le considèrent comme l’expression de la fierté qu’ils éprouvent à l’égard de leurs origines et de l’endroit d’où ils viennent. Et non parce qu’ils pensent qu’il représente l’esclavage des Noirs. Je voulais me pencher sur cette question. La naïveté des Blancs n’est pas une excuse. Je pense à un personnage de ce roman, Silas Crane, et c’est un peu ce que vit Silas, qui a été élevé au milieu de ces mensonges, mais qui reconnaît que ce n’est pas une excuse pour passer le reste de sa vie à y croire. Pour moi, ce roman était donc une tentative de forcer ces personnages blancs à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir et à exposer le mensonge.
Les deux visages du monde se veut il l’écho de mouvements tels que Black Lives Matter ?
Absolument. Mais la vérité est que cela fait écho à une histoire bien plus profonde que cela. Comme je l’ai dit, j’ai commencé à écrire ce roman en 2011 et l’une des toutes premières scènes que j’avais était celle de Toya Gardner devant cette statue dans le centre-ville de Sylva. J’avais écrit toutes ces scènes, j’avais tout écrit, et puis 2020 est arrivé. Et comme je l’ai dit, il y a eu mort, après mort, après mort, et il y a eu cette période inimaginable de morts noires et de traumatismes noirs alors que l’Amérique était soudainement à ce point de fracture, et tout d’un coup les choses que j’avais écrites ont commencé à se dérouler dans la vie réelle. C’est-à-dire qu’il y a eu des manifestations autour de cette statue dans le centre-ville de Sylva. Des manifestations Black Lives Matter. C’est ce qui est ressorti de tous ces événements de 2020. Tout d’un coup, le monde fictif que j’avais créé s’est retrouvé dans la vraie ville, devant ma porte. Et c’est devenu un espace vraiment difficile où naviguer. C’était débilitant en tant qu’écrivain, comme si je ne pouvais pas travailler parce que je ne pouvais pas naviguer dans l’espace entre le monde que j’avais créé et le monde extérieur. Mais j’ai regardé en arrière et je me suis rendu compte que je n’étais pas un diseur de bonne aventure, que je n’étais pas un voyant et qu’il semblait juste que cela allait se produire. L’horrible vérité, c’est que ces choses se reproduisent encore, et encore, et encore, et encore. C’est la nature cyclique des décès et des traumatismes des Noirs. C’est la nature cyclique de la façon dont la suprématie blanche fonctionne en tant qu’institution de pouvoir. Non seulement en Amérique, mais aussi à l’étranger. De mon temps, je peux penser à un moment comme celui de Rodney King au début des années 90, qui était très similaire à celui de 2020. Si l’on remonte plus loin, on peut penser à Birmingham pendant le mouvement des droits civiques. On peut remonter plus loin et penser à une histoire comme celle d’Emmett Till. Alors, oui, ce roman fait écho à un mouvement comme Black Lives Matter, mais Black Lives Matter fait écho aux mouvements qui ont été absolument nécessaires, encore, et encore, et encore. Et ce, parce que nous semblons incapables et/ou réticents à briser le cycle du traumatisme et de la mort des Noirs dans ce pays.
Dans votre livre, il est aussi question du Ku Klux Klan. Est-ce que le Ku Klux Klan, ou d’autres mouvements ou sociétés du genre, sont toujours d’actualité où vous vivez ?
Absolument. Le KKK est toujours très actif, tout comme certains de ces groupes suprémacistes blancs d’extrême droite. Il y a quelques mois, en août je crois, des néo-nazis défilaient à Nashville, dans le Tennessee, tous les week-ends. Si vous regardez Charlottesville et ces gens qui marchent dans les rues en portant des torches, vous verrez que c’est très actif et très visuel. Je pense que si vous regardez la politique d’un côté de l’Amérique, elle fait écho à toutes ces philosophies. La droite, en ce moment, est très ancrée dans ces philosophies. Et pour être honnête, je pense que c’est parce qu’ils peuvent reconnaître que les institutions de la suprématie blanche et du patriarcat sont des institutions instables qui sont vouées à l’échec. Et je pense qu’ils se battent bec et ongles pour s’y accrocher de toutes les manières possibles, et donc la façon dont cela se projette est à travers cette altérisation très visuelle et vocale. C’est à eux qu’il faut s’en prendre pour les vœux de la classe ouvrière blanche. Alors qu’ils ne pointent jamais du doigt les personnes qui sèment la division ou celles qui en tirent profit. Alors oui, c’est incroyablement actif. Mais en même temps, je pense que la conversation la plus importante pour moi avec ce roman était de juxtaposer cette réalité très visuelle avec les façons dont la suprématie blanche fonctionne beaucoup plus subtilement. Ainsi, avec ces choses très discrètes, l’oppression des électeurs, le découpage des circonscriptions, l’inégalité salariale, le fait que si un homme blanc ou un homme noir s’arrête l’un à côté de l’autre à un feu rouge et qu’ils avancent, l’un d’entre eux a beaucoup plus de chances d’être arrêté par la police que l’autre… Et lors de ce contrôle, l’homme noir a beaucoup plus de chances de voir son véhicule fouillé que l’homme blanc. Il y a donc toutes ces façons dont cette institution fonctionne et ce sont ces choses-là qu’il est très difficile pour beaucoup de gens de reconnaître qu’ils en héritent en tant que bénéficiaires. Tu sais ce que je pense de l’institution de la suprématie blanche, mais cela ne veut pas dire que je ne continue pas à en récolter les fruits. Car c’est le cas. Pour moi, l’une des choses intéressantes a été d’essayer de reconnaître la juxtaposition entre le type de suprématie blanche très bruyante que nous associons à quelque chose comme le Ku Klux Klan, et la façon très discrète dont elle opère dans notre vie de tous les jours.
La musique ne semble jamais très loin avec vous. Dans votre dernier livre, par exemple, Nina Simone est évoquée. Est-ce que la musique nourrit votre écriture d’une façon ou d’une autre ? C’est certain. Et avec Nina Simone, l’une des raisons – il y a beaucoup de raisons pour lesquelles elle était importante – l’une des raisons est qu’elle est Appalachienne. Elle est née à Tryon, en Caroline du Nord, je crois que c’est le comté de Rutherford. Elle est née dans un comté montagneux de Caroline du Nord. Elle est Appalachienne. Et pourtant, lorsque nous pensons à ce à quoi ressemblent les Appalaches en tant que région, c’est à moi qu’elles ressemblent. Elle ressemble à un homme blanc avec une barbe… elle te ressemble ! (Rires) Si tu laisses tomber l’accent français (rires) et que tu mets une salopette, les gens se diront que oui, c’est un Appalachien. (Rires) Mais Nina Simone ne l’est pas. Elle ne peut pas être Appalachienne parce qu’elle est noire. L’identité noire est quelque chose que l’on continue à réduire à une expérience urbaine. Alors qu’en réalité, une grande partie de l’expérience noire en Amérique est une expérience rurale. Je pense à des écrivains comme Ernest Gaines, Randall Kenan ou Crystal Wilkinson qui écrivaient les réalités de ce lieu. Il était donc important pour moi d’essayer de reconnaître cette réalité. Si je devais écrire sur cet endroit, je devais le capturer avec toute la diversité qu’il implique. Mais avec une chanson comme Ain’t got no, cette chanson commence comme une sorte de lamentation et de profond chagrin. Et la façon dont l’expérience noire est réduite à un traumatisme, à la souffrance, à la mort et à la violence. Et encore et encore, c’est la seule chose que l’on nous montre. Mais il y a un moment dans cette chanson où Nina se lâche. Et c’est une célébration de toutes les choses qu’ils ne peuvent pas lui prendre. Ils ne peuvent pas lui prendre sa joie. Ils ne peuvent pas lui prendre son rire. Ils ne peuvent rien lui prendre. Cela reflète la mentalité de Vess. Il y a une phrase dans ce livre où Vess dit « ma joie était mon acte de résistance ». Et d’autres mots comme « le fait que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me rendre malheureuse et que je ne vous aie pas permis de prendre ma joie, c’est mon acte de résistance ». C’est ce que cette chanson incarne.
La violence est dans tous vos livres. Pourriez vous imaginer, un jour, écrire un livre sans violence ?
Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. Le capitalisme en tant que système de pouvoir est intrinsèquement violent. Les écarts de richesse dont nous parlions sont violents. Le fait que 99 % des richesses soient contrôlées par 1 % de la population et qu’il y ait des gens qui possèdent des centaines de milliards de dollars alors que d’autres meurent de faim… Alors qu’en ce moment même, dans les montagnes de Caroline du Nord, des gens ont perdu leur maison à cause d’un ouragan et n’ont pas d’eau, pas de nourriture et pas de route pour partir, c’est violent. Je ne peux donc pas m’imaginer écrire une telle histoire, car ce serait de la fantaisie. Vous savez, en France, on me pose souvent des questions sur les armes à feu, sur la culture des armes à feu. Et une chose que je dis souvent, c’est que je ne serais pas surpris d’ouvrir mon téléphone à la fin de notre conversation et de voir qu’il y a eu une nouvelle fusillade dans une école. C’est exactement ce qui s’est passé il y a quelques jours. J’étais en train de discuter avec quelqu’un à ce sujet dans le cadre d’une interview. À la fin de l’entretien, j’ai consulté mon téléphone et j’ai appris qu’une fusillade avait eu lieu dans une école du Tennessee. Je ne me souviens plus du nombre de victimes et de blessés mais le fait est que c’est quelque chose qui se produit jour après jour. C’est aussi américain que la tarte aux pommes. Vous vous dissociez de la réalité parce que c’est tellement banal et que cela se produit de manière répétée. Pour moi, il est donc impossible d’écrire un roman américain véridique sans violence. Et ce, même si l’on se place du point de vue de riches super privilégiés qui n’ont pas à faire face à toutes les choses dont nous parlons. N’est-ce pas ? La réalité sous-jacente de cette histoire est que la raison pour laquelle ils n’ont pas à en faire l’expérience est le privilège, et le privilège est violent. Parce que c’est nous qui avons cela et personne d’autre ne l’a. Pour moi, les institutions qui sont dépassées en ce qui concerne le pouvoir dans ce pays, et la réalité quotidienne de la vie dans ce pays, sont intrinsèquement violentes, et il serait malhonnête d’essayer de les présenter autrement que comme telles.
En parlant de ce qui s’est passé récemment en Caroline du Nord, avec l’ouragan, quelles risquent d’en être les conséquences à long terme sur un territoire tel que celui où vous vivez ?
Il y a beaucoup de choses, parce que des villes entières ont été emportées par les eaux. Et nous continuons à parler de ces événements comme s’il s’agissait d’événements uniques. Comme si nous allions reconstruire. Mais il ne s’agit pas d’événements ponctuels. On parle aujourd’hui d’inondation centennale ou d’événement météorologique centennal, mais ces événements se produisent chaque année. Il y a donc des endroits dans ces montagnes qui ne seront jamais… Ils ne se rétabliront jamais. Mais ce que j’ai pu observer à distance, c’est que je venais d’arriver en France quand Hélène a frappé… Je suis arrivé le dimanche, la tempête a frappé le jeudi. Vendredi, j’étais au téléphone avec des amis qui avaient tout perdu. Ils n’avaient plus rien, putain. Comme je l’ai dit à La Rotonde, à Paris, j’étais au téléphone avec un ami qui, lorsqu’il a répondu au téléphone, pleurait et m’a dit qu’il avait perdu tout ce qu’il possédait. Cet homme a plus de soixante-dix ans, il en a 75. Il ne s’en remettra jamais. Il a tout perdu. Il a perdu sa maison, ses véhicules, tous ses biens. Il ne s’en remettra jamais. Le problème, c’est qu’en tant que pays, nous continuons à ne pas vouloir parler de la crise climatique comme de quelque chose de réel… Et c’est tout simplement stupéfiant. C’est parce que c’est politisé, et c’est parce que c’est politisé, parce que… Cela menace les marges de profit. C’est à cause du capitalisme que c’est politisé. C’est parce que ces gens ne veulent pas avoir à faire le travail et ne veulent pas avoir à perdre l’argent pour s’occuper des choses qui sont entre leurs mains. Mais de loin, ce que cela m’a montré, c’est que nous sommes une région dont l’économie a été réduite au tourisme. C’est la seule source d’argent. Il n’y a pas d’industrie. D’abord le bois, puis le charbon, et maintenant le tourisme. Et nous continuons à être un endroit qui refuse de reconnaître le tourisme comme une économie extractive. Cela signifie que vous amenez tous ces gens, qu’ils tombent amoureux de la région, qu’ils veulent y vivre, qu’ils achètent des logements, que les prix augmentent et que, soudain, les personnes qui occupent tous ces emplois ne peuvent plus se permettre de vivre dans la région. Ils sont donc déplacés. Et ils sont déplacés de lieux où ils étaient enracinés depuis des générations et des générations. Je pense que ce moment a mis en lumière la fragilité du tourisme en tant qu’économie. En d’autres termes, ces endroits ne se rétabliront pas assez vite pour que le tourisme soit une industrie viable. Je ne sais donc pas ce qui va se passer. Il n’y a pas de travail. Les gens n’ont pas d’emploi, ils n’ont pas de maison où rentrer s’ils avaient un emploi. Je pense que ce que nous avons vécu est quelque chose qui va vraiment altérer cette région dans son ensemble. Peut-être pour une durée indéterminée.
Maintenant que vous êtes un écrivain confirmé, quel conseil donneriez à quelqu’un qui souhaiterait s’engager sur cette voie ?
Il y a quelques jours, j’ai rencontré un jeune écrivain à Toulouse. Il s’appelait Max et je ne me souviens plus de son nom de famille, mais il venait de publier son premier roman en France. Il était très enthousiaste à l’idée de me parler. Il avait l’air d’avoir une vingtaine, voire une trentaine d’années. Mais il m’a posé cette question. La réponse est… souvent la même, à savoir qu’il faut lire. C’est ce qu’il faut faire, lire. Consommer autant de littérature que possible. Et je pense que c’est vrai. Mais ce que l’on oublie souvent de dire, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de lire. Quand je lis un livre, je suis presque incapable de le lire uniquement pour le plaisir, parce que j’étudie ce qu’ils font. Je pense à un romancier comme Daniel Woodrell et je n’oublierai jamais la première fois que j’ai lu La fille aux cheveux rouge tomate. J’ai lu le premier chapitre et lorsque j’ai atteint la fin du premier chapitre, je me suis rendu compte que je n’avais pas respiré. J’ai tout de suite pensé : comment a-t-il fait, bordel ? Comment a-t-il fait ? C’est ainsi que pendant les mois qui ont suivi, j’ai relu ce chapitre encore et encore. Je n’ai pas avancé dans le roman. J’ai lu ce chapitre encore et encore en essayant de comprendre comment il avait fait. En d’autres termes, je pense que les jeunes écrivains doivent consommer beaucoup de livres et de littérature. Et lorsqu’ils trouvent quelque chose qui les interpelle et qu’ils se disent que c’est ce qu’ils veulent faire, que cela les passionne, il ne suffit pas de le lire. Il faut l’étudier. Vous devez comprendre comment a pu être créé ce type de mouvement. Comment on a pu créer ce jeu avec la langue. En ce qui me concerne, je me revois quand j’étais un jeune écrivain et je me vois aujourd’hui, et la différence, c’est le contrôle. C’est comme apprendre à conduire une voiture. La première fois que vous apprenez à conduire une voiture, s’il s’agit d’un levier de vitesse et que vous jouez avec l’embrayage, la pédale de frein et l’accélérateur, et que vous essayez de la faire avancer là où vous le souhaitez, elle cale et vous changez de vitesse, et vous avez des soubresauts, mais une fois que vous avez conduit une voiture pendant trente ans, c’est tout à fait fluide. On acquiert un autre type de contrôle. Et moi, maintenant, je pense que je ressens ce type de contrôle. J’ai l’impression de pouvoir inciter un lecteur à lire, même s’il n’en a pas envie. Je pense que lorsqu’ils sont allongés dans leur lit le soir et qu’ils feuillettent les pages, qu’ils deviennent fatigués et ils se disent qu’ils doivent s’arrêter là… J’ai l’impression qu’en tant qu’écrivain, je peux les faire veiller jusqu’à 4 heures du matin. J’ai l’impression que je peux le faire par les choix que je fais sur la page. J’ai l’impression que je peux faire en sorte qu’une phrase soit rythmée et que je puisse jouer avec la musicalité de la langue d’une manière presque imperceptible, mais qu’ils le ressentent lorsqu’ils la lisent. Et tout cela passe par l’étude des écrivains, des très bons écrivains, des écrivains que vous aimez. Et peu importe qui. Je pourrais citer des auteurs que j’aime, mais ce serait différent pour vous, et ce n’est pas grave. Peu importe ce qui peut vous faire plaisir. Quelle que soit la littérature que vous aimez. Essayez simplement de comprendre pourquoi. Pourquoi est-ce que je l’aime autant ? Qu’est-ce qui qui me touche autant ? Et ensuite, essayez de l’imiter. Les musiciens font la même chose. J’ai entendu un musicien dire un jour que la première chose qu’il a faite, lorsqu’il essayait d’apprendre à écrire de la musique, ce fut d’apprendre toutes les chansons de Johnny Cash. Puis il a écrit ses propres paroles sur les chansons de Johnny Cash. C’est ainsi qu’il a appris à écrire de la musique. Je pense qu’il a simplement étudié.
C’est Miles Davis qui disait qu’il fallait maîtriser son instrument, maîtriser la musique, puis oublier toutes ces conneries et se contenter de jouer.
C’est vrai. Vous savez, les écrivains disent qu’il faut connaître toutes les règles pour pouvoir les enfreindre. C’est la même chose. Une fois que vous avez le contrôle total, il y a un niveau de jeu qui n’existe pas au début. Je reviens en arrière et je regarde mes premiers travaux, il y a un livre qui a été publié quand j’avais 25 ans, il n’a jamais été traduit, c’était un livre de non-fiction. Je reviens en arrière et je pense à ce livre, je le déteste. Je ne pense pas qu’il était bon. Mais je peux reconnaître que je commençais à bien faire certaines choses. C’est juste que je manquais de contrôle.
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Pour les plus curieux, lors de la rencontre publique organisée par la Librairie 47°Nord à Mulhouse et animée par Johann Landwerlin, David Joy évoquera ce qui devrait être son prochain roman déjà en cours d’écriture. Il confiera avoir eu le désir de revenir à quelque chose qui soit plus amusant à écrire pour lui, ces deux précédents romans (Nos vies en flammes et Les deux visages du monde) lui ayant demandé un investissement émotionnel assez intense pour un accueil relativement modeste aux Etats-Unis. Il est donc en train d’écrire une histoire d’amour mais, il l’a bien précisé, à la sauce David Joy… Wait and see, comme on dit !
Un grand merci à Arnaud Chepfer et la Librairie 47°Nord à Mulhouse pour avoir organisé la venue de David Joy et pour leur accueil, à Marie-Laure Pascaud des Editions Sonatine qui aura permis à cette interview d’avoir lieu, Elsa Grassy et Stéphane Vanderhaeghe pour leur aide sur quelques détails de traduction, ainsi qu’à, bien évidemment, David Joy.
« Après quelques années passées à Atlanta, Toya Gardner, une jeune artiste afro-américaine, revient dans la petite ville des montagnes de Caroline du Nord d’où sa famille est originaire. Bien décidée à dénoncer l’histoire esclavagiste de la région, elle ne tarde pas à s’y livrer à quelques actions d’éclat, qui provoquent de violentes tensions dans la communauté. Au même moment, Ernie, un policier du comté, arrête un mystérieux voyageur qui se révèle être un suprémaciste blanc. Celui-ci a en sa possession un carnet, sur lequel figure une liste de noms de notables de la région. Bien décidé à creuser l’affaire, Ernie se heurte à sa hiérarchie. Quelques semaines plus tard, deux meurtres viennent endeuiller la région. Chacun va alors devoir faire face à des secrets enfouis depuis trop longtemps, à des mensonges qui durent parfois depuis plusieurs générations.«
La sortie d’un nouveau David Joy a toujours de quoi réjouir. Il y a déjà ses romans, qui sont généralement plutôt bons et toujours honnêtes, et puis il y a le bonhomme qu’il est difficile de ne pas apprécier. J’écrivais dans ma chronique de Nos vies en flammes, son précédent roman, que pour moi il n’y avait pas encore eu de grand roman de David Joy. Tous bons mais encore point de chef-d’œuvre franchement mémorable. Qu’en est-il de Les deux visages du monde, son cinquième roman qui paraît chez Sonatine ?
Les habitués de David Joy ne seront pas dépaysés, l’intrigue de son nouveau roman ne se déroule pas à Cancale, mais bien dans l’Etat de Caroline du Nord, où vit notre auteur, et plus précisément dans la ville de Sylva. Et s’il y a une chose que David Joy sait faire, c’est écrire sur les paysages qu’il connaît. C’est dans ce décor qu’il décide de s’attaquer à la problématique du racisme et ses différents visages.
Je vais peut-être commencer par les points faibles du livre, car oui, il y a quelques points faibles et notamment l’intrigue. Il était difficile de faire plus prévisible. On comprend très rapidement où on va et Joy ne nous réserve aucune surprise. Enfin presque aucune surprise. Il y a bien, vers la fin, un twist que je ne vais bien évidemment pas révéler, mais un twist si peu crédible que la fin semble presque un peu bâclée. Dommage ! Ses personnages aussi sont très prévisibles, pour ne pas dire stéréotypés. Mais la prévisibilité de l’ensemble fait-elle de Les deux visages du monde un mauvais roman ? Non !
Je l’ai évoqué précédemment, David Joy est particulièrement doué pour nous décrire sa région. Dans ce livre, il prend vraiment le temps de poser le décor, de construire une atmosphère. Cette lenteur instaure une dynamique très réaliste. Si vous cherchez un roman où l’action prédomine, vous pouvez passer votre tour. David Joy veut prendre le temps de correctement immerger ses lecteurs dans son environnement et il fait bien.
On retrouve également sa plume, très simple, aussi facile qu’agréable à lire. Et aborder, avec cette plume, des sujets aussi cruciaux que le racisme à travers les générations, le racisme systémique, l’héritage de l’histoire et sa transmission, et enfin la fracture entre ceux qui ont véritablement subis cette histoire, et ceux qui l’interprètent comme ils veulent, c’est l’assurance d’avoir un propos compréhensible par le plus grand nombre. Il donne matière à débattre, il questionne et, de ce fait, peut éventuellement éveiller les consciences. Ainsi écrit, son roman a une portée universelle.
Avec Les deux visages du monde, David Joy signe un roman noir à très forte dimension sociale, moins brut que ses précédents et plus atmosphérique, mais clairement dans l’air du temps. Le racisme a des racines profondes et est encore bel et bien d’actualité. Toujours pas le grand chef-d’œuvre de David Joy (je sais, je persiste…), ni même son meilleur livre, mais il a définitivement le potentiel pour trouver son public.
Harry Grey (1901-1980) est le pseudonyme de Herschel Goldberg, auteur et citoyen américain, d’origine russe et juive. Bien sûr que le titre, juste au dessus, vous dit quelque chose car il est éponyme de l’adaptation cinématographique qu’en a fait Sergio Leone (qui signe d’ailleurs l’introduction de ce « mémoire » par une analyse très cérébrale écrite dans les années 1980) dans laquelle Robert de Niro joue le rôle de Goldberg lui-même. Harry Grey est l’auteur de deux autres textes de fiction, plus discrets, écrits aussi dans les années 1950 et publiés en VF dans la Série noire historique, Né un dimanche (The Duke) et La crème des hommes (Portrait of a mobster). Herschel Goldberg s’est largement inspiré de son expérience de gangster du Lower East Side new-yorkais pour épicer ses écrits, volontairement ou subconsciemment altérés pour faire correspondre les faits relatés avec sa vision du monde ou alors tout bonnement avec son désir de rester vivant vu certains épisodes dévoilés. The Hoods, rédigé derrière les barreaux de la prison de Sing Sing, n’avait jamais été traduit en français jusque-là.
« New York, années 1920. Noodles traîne dans le Lower East Side avec sa bande : Patsy, Cockeye, Max et Dominick. Simples gamins des rues, ils gravissent peu à peu les échelons d’une mafia qui s’organise en Syndicat du crime. Leur temps est celui de la Prohibition, de l’opium et des gangsters juifs et italiens qui s’apprêtent à refaçonner à tout jamais le visage de l’Amérique.«
Ces cinq-là sont unis comme les doigts de la main, dès l’enfance. Tous fils d’immigrants juifs d’Europe centrale ou italiens, ils partagent le même dédain pour l’école, la même haine de leur pauvreté et la même disposition aux mauvais coups. En outre, ils ont le Lower East Side chevillé au corps. C’est leur tiékar. Ils n’ont qu’une hâte : qu’on leur signe une sorte de « bon, d’accord » pour abandonner les études (primaires) et se lancer dans les petits boulots et trafics en tout genre qui leur permettront d’avoir quelques sous en poche. Ils rêvent déjà de plus ambitieux. Leur rêve américain, c’est de croquer au gâteau, avec la bouche la plus élargie possible, et s’il y a une cerise on top, c’est encore mieux.
Le narrateur, Noodles, est l’intello de la bande, celui qu’on considère le plus fûté, le plus curieux, insatiable lecteur mais aussi esprit tourmenté. Ses méninges turbinent. Bientôt, ils ne seront plus que quatre, Dominick, l’Italien, avalera quelques grammes de plomb car la loi de la rue est impitoyable. Mais le quatuor de voyous juifs connaît la musique. Sur leur territoire, c’est eux, même, qui donnent le la. Leur irrésistible ascension commence dans l’Amérique de la prohibition. Arnaques, nettoyages, contrebande, extorsion, casses sont leur lot quotidien. Au niveau national, la mafia se structure et, plutôt que la guerre à tout prix, partage les principautés et les sources de revenus. La Coalition, comme l’on appelle, adoube sans broncher ces quatre gangsters du Lower East Side, n’hésitant pas à les mobiliser sur des gros coups le long de la côte Est. Ils sont réputés fiables et sans peur.
Le récit d’Harris Grey est la litanie des journées qui passent, copieusement arrosées de spiritueux dans les arrières-salles d’un speakeasy, de coups qui se montent, se font, des billets raflés et flambés en costards, hôtels de standing, et petites pépées bien sûr. Parfois, il faut casser quelques dents, suriner un type ou vider son chargeur dans un corps. La routine, quoi. Elle semble sans fin, parfois, dans ces 600 pages. Peut-être que la première chose à tuer, c’est le temps dans cette histoire…
Mais il arrive que les affreux aient des affres… Noodles se cherche une posture morale. Est-il du bon côté de la barrière ? Il voit le monde corrompu jusqu’à la moelle. Non, il n’est décidément pas fait pour une autre vie et il n’est pas pire que les autres, les gens dits honnêtes qui selon lui ont la même obsession : entuber. Et même si l’opium lui tord la tête, le sort de sa pauvre mère l’inquiète ou une fixation sur une unique femme l’empêche de savourer ses mille conquêtes féminines, peut-être ce qu’on se rappellera de lui, c’est son histoire. Il veut la raconter, jusqu’à la chute.
Très réaliste, le texte détaille la vie des gangsters jusqu’à la banalité. On sait ce qu’ils mangent, boivent (sans arrêt), on découvre qu’ils ont la blague lourde, par exemple. Depuis fort heureusement, des auteurs, des dialoguistes ont travaillé leurs saillies. Mais quand l’action s’emballe, on ne perd rien, tout est rapporté méthodiquement, bien sûr du point de vue pas forcément humble de Noodles.
Ne cherchez pas un grand roman, vous trouverez un témoignage dense sur le monde du crime américain, travaillé en la faveur de son narrateur (il peut après tout s’enorgueillir de ne pas avoir fini criblé de balles).
Lorsqu’il devient ambulancier dans l’un des quartiers les plus difficiles de New York, Ollie Cross entre dans un enfer quotidien fait de scènes de crime, de blessures par balles et de crises de manque. Alors que ses collègues répondent à cette misère omniprésente par le cynisme, Ollie commet une erreur fatale : tenter d’aider les victimes auxquelles il a affaire. C’est le début d’une spirale infernale qui le conduira à un geste aux conséquences tragiques.
Publié initialement sous le titre 911, chez Sonatine en 2014, le roman de Shannon Burke se voit réédité sous le titre Black Flies, toujours chez Sonatine, celui-ci faisant l’objet d’une adaptation cinématographique par Jean-Stéphane Sauvaire mais dont la date de sortie n’est pas encore précisée. Quelqu’un m’a soufflé qu’il fallait que je lise ce livre. Je ne me suis pas fait prier ! Une découverte au-delà de toutes les attentes que je pouvais en avoir.
Dès la lecture du prologue, dès même les premières lignes de ce prologue, j’ai pressenti que j’allais me prendre une bonne claque dans la tronche et je ne m’y suis pas trompé. On est immédiatement happé dans une spirale infernale, celle de Ollie Cross, jeune aspirant médecin au début des années 1990, qui peine à passer le concours et décide de devenir ambulancier dans le quartier de Harlem, à New-York, en vue d’acquérir de l’expérience pour réaliser son rêve. Encore relativement « innocent », il va être confronté à une violente réalité dont il ne sortira pas indemne. Il intègre une équipe d’ambulanciers chevronnés aux personnalités singulières, qui chacun à leur façon, en adoptant parfois des comportements assez dingues, tentent de faire face à la brutalité de leur quotidien : « Le sordide incessant et l’horreur banale du boulot nous procuraient le sentiment étrange d’être à l’aise dans ces circonstances, détachés, et même de nous sentir bien dans le monde parallèle des urgences médicales, des blessures graves et des morts subites. »
La plume de Shannon Burke est sèche, voire âpre, donnant un ton plus juste et fort encore à l’histoire. Il nous tient en apnée, avec un tel sens du rythme que cela fait l’effet d’un shoot d’adrénaline. A la virgule près, il fait preuve d’une maitrise folle. 200 pages d’une cadence infernale. Ça secoue et c’est peu de le dire. Il inscrit dans notre cerveau avec une force inouïe des images d’une dureté incroyable. Ça en devient hypnotique et franchement hallucinant. Il nous fait tutoyer la mort à quasiment toutes les pages tout en disant bien des choses sur la vie. Aussi extrême que jubilatoire. Shannon Burke était lui même ambulancier et chaque ligne semble respirer le vécu, bien que l’on soit dans une fiction. Mais ne dit-on pas parfois que la fiction est le meilleur moyen de raconter la vérité ?
Black Flies est un roman d’une noirceur abyssale au style implacable. Une intense plongée dans les bas-fonds de la vie. Une lecture terrassante dont on ressort méchamment sonné. N’ayons pas peur des mots, nous avons là une fulgurance littéraire. Un coup de maître !
James Keene avait tout pour réussir. Fils d’une famille influente de la banlieue de Chicago, star de l’équipe de football, fêtard invétéré aux revenus confortables, sa trajectoire semble auréolée de succès. Mais en 1996, ce joli mensonge s’écroule : James est jugé pour trafic de drogue et condamné à dix ans de prison. Le FBI lui propose alors un deal complètement fou : sa peine sera annulée s’il aide les fédéraux à piéger un serial killer, Larry Hall. Soupçonné d’une vingtaine d’assassinats, le tueur a été inculpé pour un seul d’entre eux lors d’un procès qui risque fort d’être révisé en appel. Et son intelligence est redoutable. La mission de James ? Amener Larry Hall à se confesser pour le faire tomber, définitivement.
Encore du true crime, toujours du true crime. Cette insatiable curiosité qui nous pousse à fouiner dans le sordide. Mais pourquoi ? Mieux vaut ne pas répondre à cette question. On en redemande. J’en redemande. Ce Black Bird, publié chez Sonatine, m’a fait envie, surtout après la claque que fut le American Predatorde Maureen Callahan, également paru chez Sonatine l’année dernière. Et puis Black Bird c’est aussi une série télévisée sortie cette année, avec Ray Liotta dans ce qui sera l’un de ses derniers rôles. Dennis Lehane, qu’on ne présente plus, figure aussi au générique. Pas vu. Pas encore. Mais ce sera fait. Un jour. En attendant, revenons en au livre.
Il y a deux histoires dans Black Bird. On peut même dire trois. Mais on s’attend à n’en lire qu’une. C’est avant tout un bouquin autour de Larry Hall, le tueur, qu’on attend. Que j’attendais. Sauf qu’il y a aussi celle de James Keene. James Keene qui est supposé, en quelque sorte, nous mener à l’histoire de Larry Hall mais qui nous raconte surtout la sienne. Keene a un égo un peu imposant. Il aime se mettre en avant. Il est un ancien trafiquant de drogue qui trouve moult prétextes pour se dédouaner de ses crimes passés. Un bon sportif. Un beau gosse. Un bagarreur redoutable. Un fils trop attentionné. Ok. Soit. Je ne suis pas certain que cela nous intéresse vraiment et c’est beaucoup de pages qui y sont consacrées. Il est aussi bon dans le relationnel, ce qui lui vaudra ce deal, cette mission. Un autre prétexte pour nous parler de lui. A cela s’ajoute une troisième histoire, si l’on veut. Ou plutôt une large part de contexte, sur le système carcéral et judiciaire américain, ainsi que sur les tueurs en série en général, et bien entendu sur l’enquête. Tout ça dans un bouquin pas bien long. Vous faites donc erreur si vous vous attendez à un bouquin essentiellement centré autour de Larry Hall. Et je pense que nos auteurs, aussi, ont fait erreur.
A la multiplicité des récits, s’ajoute la multiplicité des points de vue. Nos auteurs sont supposément deux : Hillel Levin et James Keene. On présume que James Keene a surtout écrit sur ce qui le concerne directement. Si tel est le cas, cela veut dire que Keene écrit sur lui à la troisième personne du singulier. Si tel n’est pas le cas, quel a vraiment été le rôle de Keene dans la conception de ce livre ? Ça non plus, ça n’est pas clair. On s’y perd un peu. Il faut en convenir, l’ensemble est un peu confus et désorganisé. Néanmoins, malgré ces quelques critiques, Black Bird forme un tout qui n’est pas inintéressant et qui reste prenant. Sa force est son intrigue. Ce deal confié à Keene. Le lecteur demeure dans l’attente de savoir si celui-ci va réussir, ce qui suffit à parcourir ces pages avec intérêt.
Résumons. James Keene est un personnage un peu trop envahissant mais avec lequel il faut composer dans ce récit. On s’en accommode, tant bien que mal. Larry Hall est un tueur que l’on soupçonne du meurtre d’une cinquantaine de femmes et qui à ce jour en a reconnu 39. Un bon candidat pour n’importe quel type de livre. Mélangez tout cela et vous avez tous les ingrédients d’un bouquin qu’on lira de toute façon jusqu’à la fin. Juste pour savoir. Est-ce un livre dont on se souviendra ? Pas vraiment. Black Bird est prometteur mais maladroit. Il aurait pu être mauvais, mais il aurait aussi pu être bon. J’en garde une impression mitigée mais pas déplaisante. Les amateurs de true crime y trouveront certainement leur compte. Les pinailleurs, tels que moi, peut-être moins.
1935, Virginie-Occidentale. Après avoir passé quarante-sept ans derrière les barreaux, Mattie Appleyard franchit les portes de la prison de Glory en homme libre. À ses côtés, deux autres ex-prisonniers, le doux rêveur Billy Lee Cottrill et le jeune orphelin Johnny Jesus. Dans la poche de Mattie, un joli chèque à encaisser, des indemnités de l’État qui vont permettre aux trois compères de réaliser leurs rêves. Mais une ombre de mauvais augure plane sur eux, celle du terrifiant Doc Council. Gardien de prison, celui-ci est en effet prêt à tout pour éliminer ces « mauvaises graines » et mettre la main sur leur argent. Et tout le monde sait que Doc Council n’a aucune limite.
C’est à Davis Grubb, auteur du roman La nuit du chasseur dont l’adaptation cinématographique est aujourd’hui culte, que l’on doit La Parade des imbéciles (lui aussi adapté au cinéma) qui vient de paraître chez Sonatine. Publié en 1969 aux Etats-Unis, c’est seulement maintenant qu’il arrive chez nous. Comme on dit habituellement, mieux vaut tard que jamais.
Si l’histoire n’a rien de très original, La Parade des imbéciles est un livre qui commence fort, très fort. On est tout de suite saisi par la redoutable efficacité de l’écriture et la solidité du récit généreux en actions et rebondissements. Le rythme est lui aussi sans failles. Vraiment. C’est assez impressionnant de maîtrise. A cela s’ajoute le décor prenant de la grande dépression et des personnages riches. Bel équilibre également entre violence noire et humour. La traduction minutieuse de Nadège Dulot parfait ce bel ouvrage. On se régael. Il paraît assez incompréhensible que ce roman n’ait jamais été édité auparavant en France. Pour autant, il y a un mais.
La Parade des imbéciles est divisé en deux parties. La première, Brelan de rois, est exactement comme décrite précédemment. Conquis immédiatement, voire même soufflé, je ne pouvais attendre que le meilleur de La rose des marais, deuxième et dernière partie du livre. La moindre faiblesse me paraissait totalement exclue. J’ai néanmoins, dans une moindre mesure, assez vite déchanté. Dans la deuxième partie, on est contraint de subir un sentimentalisme bien mièvre et naïf. Aussi, l’histoire devient de moins en moins crédible dans son déroulé et perd sa saveur initiale. Tout cela nous conduit à une fin malheureusement trop simpliste et grossière. Quel dommage ! La première partie est tellement percutante ! Mais si la faiblesse de la deuxième partie est évidente, le plaisir que j’ai eu à lire l’ensemble est bien réel et demeure, malgré tout, jusqu’à la dernière page.
On a là un roman qui démarre sur les chapeaux de roues mais qui s’enlise en cours de route. Alors non, ça n’est pas si dramatique, mais très frustrant. Davis Grubb sait écrire, ce qui fait de ce livre une bonne lecture très appréciable en l’état, mais inégale. La Parades des imbéciles avait le potentiel pour être un grand roman mais s’avère, au final, surtout un bon divertissement.
Alors, la rentrée littéraire, ce n’est pas toujours bon. Parfois, on a l’impression de se faire refiler de la mauvaise came, faut se méfier. Là, dès la couverture, mille fois vue, on soupçonne l’arnaque. Combien de couvertures avec des marécages, la mangrove ou le bayou pour des histoires n’ayant rien à voir? A croire que le sud des USA est une immense mangrove. Bon d’accord, la référence à “Là où dansent les écrevisses” de Delia Owens semble néanmoins confirmer que le roman sera, en partie au moins, aquatique. A la lecture de la quatrième de couverture, vous sombrez déjà dans l’ennui avant d’avoir ouvert le roman. Pitié, pas une disparition d’enfant de plus…L’auteure, inconnue chez nous, a-t-elle cru au pouvoir de sa plume pour se différencier sur un terrain déjà outrageusement labouré ou a-t-elle voulu tout simplement emprunter un chemin déjà bien balisé ? Des a priori bien mal à propos, le roman est divin et très loin de ce qu’il laisse présager.
“White Forest, Mississippi. Cachée au milieu de la forêt, la carrière fascine autant qu’elle inquiète. On murmure que des esprits malveillants se dissimulent dans ses eaux profondes. Par une chaude journée d’été, Roberta et Willet bravent toutes les superstitions pour aller s’y baigner avec leur petite soeur, Pansy. En quête de baies, ils s’éloignent de la carrière. Quand ils reviennent, Pansy a disparu.
Quelques années plus tard, Roberta et Willet, qui n’ont jamais renoncé à retrouver leur sœur, suivent un indice qui les mène dans le sud de la Floride. C’est là, dans les troubles profondeurs des Everglades, qu’ils espèrent trouver la réponse à toutes leurs questions.”
Dès le début, avec une plume impeccable, Tiffany Quay Tyson va écrire un roman autre, différent de la norme. Elle va conter bien sûr les recherches, le désespoir des parents, les soupçons, les rumeurs mais aussi d’autres histoires à travers le temps sur ce lieu maudit où la petite a disparu. Elle va retracer l’histoire de cette carrière, remonter jusqu’aux esclaves qui l’ont creusée, son exploitation, ses sales histoires, les fondements de cette malédiction. Si au début ces histoires peuvent être vues comme des digressions magnifiquement racontées à une histoire de recherche d’enfant, elles deviennent rapidement le tissu principal de la trame. Petit à petit, ces récits font sens pour le lecteur, ce passé connu permet ou aide à la compréhension des actes d’aujourd’hui.
Tous les personnages sont passionnants, sujets à débats… héros ou salauds, les interprétations sont nombreuses. Malgré une histoire souvent dure, certains personnages sont vraiment solaires. Le roman dégage une chaleur, un truc qui réchauffe même dans les heures les plus désespérées. Toujours une main tendue, un regard, une parole qui réconforte, un silence qui apaise, des gestes simples mais précieux.
Toutes ces histoires, ces destins, ces disparitions, ces lieux poseront les bases d’une famille selon Clémentine, cœur vibrant du livre. Un profond sommeil brille par son histoire douloureuse mais superbe, par son évocation d’un fleuve et par la construction brillante de Tiffany Quay Tyson. Sa plume chaleureuse et aimante bouleversera certainement plus d’un lecteur.
“Lui et Fern avaient huit ans quand leur père les abandonna sur le bord de la route. On l’appelait Junior à l’époque, le premier des nombreux surnoms qui lui colleraient à la peau toute sa vie. “Prends soin de ta soeur”, lui avait recommandé son père avant de monter dans un train en direction du nord. Ils ne se désolèrent pas de son départ. Ils en étaient encore à se faire à la perte de leur mère”.
« Je suis convaincue, voyez-vous, que le Dr Braithwaite a tué ma sœur, Veronica. Je ne veux pas dire qu’il l’a assassinée au sens premier du terme, mais qu’il est pourtant tout aussi responsable de sa mort que s’il l’avait étranglée de ses propres mains. Il y a deux ans, Veronica s’est jetée du pont routier de Bridge Approach à Camden et a été tuée par le train de 16h45 pour High Barnet. On pouvait difficilement imaginer quelqu’un de moins susceptible de commettre un tel acte. Elle avait vingt-six ans, elle était intelligente, épanouie et plutôt jolie. Malgré cela, à l’insu de mon père et moi, elle consultait le Dr Braithwaite depuis plusieurs semaines. Information que je tiens du docteur en personne. »
Le livre débute par un sommaire assez précis, comme on en trouve dans des essais ou des enquêtes. Suit une habile préface écrite et structurée comme un argumentaire. Voilà de quoi piquer la curiosité et susciter l’envie de prolonger la lecture plus avant. Passée cette préface, on poursuit avec cinq cahiers tenus par la sœur (dont le prénom est tu) de la jeune femme décédée, entrecoupés par des séquences biographiques sur le docteur Arthur Collins Braithwaite. Le premier cahier contient les pages d’un autre livre, celui du Dr Braithwaite dans lequel il expose ses théories en prenant pour exemple ses patients, ici en l’occurrence Veronica, renommée Dorothy, celle-là même dont on l’accuse d’avoir provoqué le suicide. On y lit également un portrait de la sœur vivante, qui se cache derrière le pseudonyme Rebecca Smyth (« Oui, avec un Y« ), pour ses rendez-vous chez le Dr Braithwaite. Doucement, au long de ses cahiers, on la voit s’engouffrer dans un jeu de double, de miroir, où elle finit par avoir des conversations avec elle-même. La première tranche biographique est consacrée à la jeunesse du médecin. Cette pseudo-biographie est écrite dans un style documentaire, avec des passages assez drôles sur ce bouffon antipathique et grotesque.
Ensuite, les cahiers puis les passages sur le psychiatre se suivent, il se passe peu de choses, « Une patiente » est une question d’ambiance. Que se passe t-il dans la tête de ces personnes ? Dans leurs vies plus ou moins grises ? Qu’inventent-ils pour se rendre intéressant ? On en oublierait presque le suicide de Veronica/Dorothy pendant un temps.
« Après un suicide, tout le monde se transforme en Miss Marple. On ne peut pas s’empêcher de chercher des indices. Et naturellement, c’est dans le passé qu’on les cherche, puisque c’est désormais tout ce qu’il reste de l’individu en question. Comme je l’ai déjà dit, on aurait pensé que Veronica était la dernière personne au monde susceptible d’un tel geste, ne serait-ce que parce qu’elle était si terriblement lisse. On imagine les suicidés comme des êtres agités, tourmentés, hagards. Veronica n’était rien de tout cela. Du moins elle n’en donnait pas l’air. Mais peut-être l’image qu’elle offrait au monde était-elle tout aussi fictive que celle que j’avais créée dans mon journal d’enfance.«
Si le livre se présente structuré comme un essai, c’est bel et bien un roman, et ce dès le premier mot : sommaire, jusqu’à l’intrigante dernière phrase des remerciements. Néanmoins, Graeme Macrae Burnet noie soigneusement son histoire dans un bain de détails véridiques, faisant apparaître des personnes ayant existé, semant des éléments factuels bel et bien réels du Londres de 1965. Cet ancrage dans la réalité lui permet d’entretenir un épais nuage de fumée et poursuivre son jeu d’équilibriste entre réalité et fiction. La sœur qui écrit, Rebecca Smyth, multiplie les allusions à la « Rebecca » de Daphné du Maurier, et à l’adaptation d’Alfred Hitchcock avec Joan Fontaine et Laurence Olivier, les similitudes entre les deux sont nombreuses. C’est elle le personnage principal du livre, elle en écrit les différents cahiers qui sont un brillant autoportrait d’une sincérité parfois gênante et également d’un bel humour noir souvent proche de la perfidie, et quelquefois de la méchanceté. Elle aurait pu naître dans un roman de Dostoïevski ou de Simenon.
C’est le deuxième roman noir s’appuyant sur la psychiatrie que je lis cette année, l’autre étant le très réussi Je suis le dernier d’Emmanuel Bourdieu. Dans les deux cas, il s’agit d’une exploration des tréfonds de l’âme humaine, on est à cent lieues des romans avec coups de feu ou trafics de cocaïne. Bien que de formes très différentes, ces deux romans sont passionnants. Une patiente n’est pas de tout repos, c’est un roman sur lequel j’ai passé beaucoup de temps, j’ai rarement fait autant de retours en arrière pour vérifier, voire relire des pages entières. Non qu’il soit compliqué, mais il demande une grande attention de lecture. Graeme Macrae Burnet a un sens du détail et du non-dit très bien développé. C’est ce qui rend la lecture addictive. On envisage plusieurs fins pendant la lecture, et c’est évidemment (heureusement ?) une toute autre qui arrive, qui se révèle parfaitement évidente mais qu’on avait pas prévue. C’est à nouveau grâce à un subterfuge que G. M. Burnet s’en sort avec une belle maîtrise ; c’est un auteur habile bien sûr, mais pas uniquement, il construit son histoire et ses personnages avec brio.
Les routes oubliées est le premier roman de S.A. Cosby à paraître en France. Et nul doute que, comme souvent, Sonatine a fait un bon choix et qu’on devrait retrouver cet auteur afro-américain dans les librairies françaises très prochainement.
Le roman se fend en deux parties qui n’ont finalement pas grand chose à voir. La première pose, de manière un peu longue, pendant un premier tiers un cadre proche des chansons country que l’on a déjà si souvent entendu. Beauregard, rangé des voitures, (l’expression est loin d’être anodine) après un passé dans la criminalité comme chauffeur pour des casses et homme réglant ses problèmes avec ses poings, les pneus de sa caisse, les presses hydrauliques ou avec un flingue quand c’est nécessaire avec une froide violence, a de gros problèmes de thune et dans ce coin rural de la Virginie, sa couleur de peau ne lui octroyant aucun blanc seing, tous les voyants sont dans le rouge. Sa fille doit rentrer à l’université et ça coûte une blinde aux USA et comme cela va bientôt se produire chez nous, on nous l’a déjà promis… Son fils a besoin de lunettes, sa mère lui coûte une fortune à la maison de retraite et il ne peut plus payer les traites de son petit garage. Beauregard est devant un gouffre et va retourner à ses sales habitudes apprises avec un père disparu depuis des années, victime d’avoir franchi trop souvent la ligne blanche .
“Parfois j’étais Bug, et parfois j’étais Beauregard. Beauregard avait une femme et des enfants. Il avait un métier et il allait à la kermesse de l’école. Bug… Bug, lui, il braquait des banques et des fourgons blindés. Il prenait des virages à cent soixante. Bug, c’est le gars qui a balancé les types qui avaient buté son cousin dans une presse à ferraille. J’ai toujours fait en sorte que Bug et Beauregard se croisent pas. Mais mon père avait raison. On peut pas être deux personnes à la fois. Au bout d’un moment, y en a un qui s’échappe et qui détruit tout sur son passage.”
La seconde partie démarre sur les chapeaux de roue quand Beauregard décide de s’associer avec deux tarés, camés jusqu’aux yeux et cons comme des valises mais hélas moins utiles et bien plus dangereux. Il fait le chauffeur d’un casse d’une bijouterie réussi dans un bain de sang non prévu et absolument inutile. Mais, peut-être plus grave, les diams dérobés, appartiennent à un caïd local particulièrement marri par le préjudice et absolument déterminé à récupérer son bien, indispensable à sa survie de malfaisant retors et le mot est aimable pour pareille ordure.
“Ils ont buté mon meilleur ami, Boonie. Ils ont buté mon meilleur ami parce que Bug a déconné et que Beauregard était pas là pour rattraper le coup”.
Et c’est parti pour deux cents pages de furie humaine et mécanique. Beaucoup de bagnoles trafiquées dans Les routes oubliées. Et S.A. Cosby nous embarque à la place du mort, le pied au plancher, l’aiguille dans le rouge. On dévore l’asphalte, les rapports massacrés, la tôle hurlante, la gomme cramée, les moteurs martyrisés, les caisses deviennent des armes, des instruments de mort.
Je sens bien que vous pensez à une version littéraire de Fast And Furious …mais ne me peinez pas, ne vous méprenez pas sur mon choix. Les routes oubliées pue la testostérone, l’adrénaline, l’huile bouillante, le cambouis, le sang et les larmes certes et de manière parfois outrancière mais vous invite à un putain de voyage rarement pratiqué.
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