Chroniques noires et partisanes

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IL ÉTAIT UNE FOIS EN AMÉRIQUE de Harry Grey / Sonatine

The Hoods

Traduction: Caroline Nicolas

Harry Grey (1901-1980) est le pseudonyme de Herschel Goldberg, auteur et citoyen américain, d’origine russe et juive. Bien sûr que le titre, juste au dessus, vous dit quelque chose car il est éponyme de l’adaptation cinématographique qu’en a fait Sergio Leone (qui signe d’ailleurs l’introduction de ce « mémoire » par une analyse très cérébrale écrite dans les années 1980) dans laquelle Robert de Niro joue le rôle de Goldberg lui-même. Harry Grey est l’auteur de deux autres textes de fiction, plus discrets, écrits aussi dans les années 1950 et publiés en VF dans la Série noire historique, Né un dimanche (The Duke) et La crème des hommes (Portrait of a mobster). Herschel Goldberg s’est largement inspiré de son expérience de gangster du Lower East Side new-yorkais pour épicer ses écrits, volontairement ou subconsciemment altérés pour faire correspondre les faits relatés avec sa vision du monde ou alors tout bonnement avec son désir de rester vivant vu certains épisodes dévoilés. The Hoods, rédigé derrière les barreaux de la prison de Sing Sing, n’avait jamais été traduit en français jusque-là.

« New York, années 1920. Noodles traîne dans le Lower East Side avec sa bande : Patsy, Cockeye, Max et Dominick. Simples gamins des rues, ils gravissent peu à peu les échelons d’une mafia qui s’organise en Syndicat du crime. Leur temps est celui de la Prohibition, de l’opium et des gangsters juifs et italiens qui s’apprêtent à refaçonner à tout jamais le visage de l’Amérique.« 

Ces cinq-là sont unis comme les doigts de la main, dès l’enfance. Tous fils d’immigrants juifs d’Europe centrale ou italiens, ils partagent le même dédain pour l’école, la même haine de leur pauvreté et la même disposition aux mauvais coups. En outre, ils ont le Lower East Side chevillé au corps. C’est leur tiékar. Ils n’ont qu’une hâte : qu’on leur signe une sorte de « bon, d’accord » pour abandonner les études (primaires) et se lancer dans les petits boulots et trafics en tout genre qui leur permettront d’avoir quelques sous en poche. Ils rêvent déjà de plus ambitieux. Leur rêve américain, c’est de croquer au gâteau, avec la bouche la plus élargie possible, et s’il y a une cerise on top, c’est encore mieux.

Le narrateur, Noodles, est l’intello de la bande, celui qu’on considère le plus fûté, le plus curieux, insatiable lecteur mais aussi esprit tourmenté. Ses méninges turbinent. Bientôt, ils ne seront plus que quatre, Dominick, l’Italien, avalera quelques grammes de plomb car la loi de la rue est impitoyable. Mais le quatuor de voyous juifs connaît la musique. Sur leur territoire, c’est eux, même, qui donnent le la. Leur irrésistible ascension commence dans l’Amérique de la prohibition. Arnaques, nettoyages, contrebande, extorsion, casses sont leur lot quotidien. Au niveau national, la mafia se structure et, plutôt que la guerre à tout prix, partage les principautés et les sources de revenus. La Coalition, comme l’on appelle, adoube sans broncher ces quatre gangsters du Lower East Side, n’hésitant pas à les mobiliser sur des gros coups le long de la côte Est. Ils sont réputés fiables et sans peur.

Le récit d’Harris Grey est la litanie des journées qui passent, copieusement arrosées de spiritueux dans les arrières-salles d’un speakeasy, de coups qui se montent, se font, des billets raflés et flambés en costards, hôtels de standing, et petites pépées bien sûr. Parfois, il faut casser quelques dents, suriner un type ou vider son chargeur dans un corps. La routine, quoi. Elle semble sans fin, parfois, dans ces 600 pages. Peut-être que la première chose à tuer, c’est le temps dans cette histoire…

Mais il arrive que les affreux aient des affres… Noodles se cherche une posture morale. Est-il du bon côté de la barrière ? Il voit le monde corrompu jusqu’à la moelle. Non, il n’est décidément pas fait pour une autre vie et il n’est pas pire que les autres, les gens dits honnêtes qui selon lui ont la même obsession : entuber. Et même si l’opium lui tord la tête, le sort de sa pauvre mère l’inquiète ou une fixation sur une unique femme l’empêche de savourer ses mille conquêtes féminines, peut-être ce qu’on se rappellera de lui, c’est son histoire. Il veut la raconter, jusqu’à la chute.

Très réaliste, le texte détaille la vie des gangsters jusqu’à la banalité. On sait ce qu’ils mangent, boivent (sans arrêt), on découvre qu’ils ont la blague lourde, par exemple. Depuis fort heureusement, des auteurs, des dialoguistes ont travaillé leurs saillies. Mais quand l’action s’emballe, on ne perd rien, tout est rapporté méthodiquement, bien sûr du point de vue pas forcément humble de Noodles.

Ne cherchez pas un grand roman, vous trouverez un témoignage dense sur le monde du crime américain, travaillé en la faveur de son narrateur (il peut après tout s’enorgueillir de ne pas avoir fini criblé de balles).

Paotrsaout

BLACK FLIES de Shannon Burke / Sonatine

Black Flies

Traduction:  Diniz Galhos

Lorsqu’il devient ambulancier dans l’un des quartiers les plus difficiles de New York, Ollie Cross entre dans un enfer quotidien fait de scènes de crime, de blessures par balles et de crises de manque. Alors que ses collègues répondent à cette misère omniprésente par le cynisme, Ollie commet une erreur fatale : tenter d’aider les victimes auxquelles il a affaire. C’est le début d’une spirale infernale qui le conduira à un geste aux conséquences tragiques.

Publié initialement sous le titre 911, chez Sonatine en 2014, le roman de Shannon Burke se voit réédité sous le titre Black Flies, toujours chez Sonatine, celui-ci faisant l’objet d’une adaptation cinématographique par Jean-Stéphane Sauvaire mais dont la date de sortie n’est pas encore précisée.  Quelqu’un m’a soufflé qu’il fallait que je lise ce livre. Je ne me suis pas fait prier ! Une découverte au-delà de toutes les attentes que je pouvais en avoir. 

Dès la lecture du prologue, dès même les premières lignes de ce prologue, j’ai pressenti que j’allais me prendre une bonne claque dans la tronche et je ne m’y suis pas trompé. On est immédiatement happé dans une spirale infernale, celle de Ollie Cross, jeune aspirant médecin au début des années 1990, qui peine à passer le concours et décide de devenir ambulancier dans le quartier de Harlem, à New-York, en vue d’acquérir de l’expérience pour réaliser son rêve. Encore relativement « innocent », il va être confronté à une violente réalité dont il ne sortira pas indemne. Il intègre une équipe d’ambulanciers chevronnés aux personnalités singulières, qui chacun à leur façon, en adoptant parfois des comportements assez dingues, tentent de faire face à la brutalité de leur quotidien : « Le sordide incessant et l’horreur banale du boulot nous procuraient le sentiment étrange d’être à l’aise dans ces circonstances, détachés, et même de nous sentir bien dans le monde parallèle des urgences médicales, des blessures graves et des morts subites. »

La plume de Shannon Burke est sèche, voire âpre, donnant un ton plus juste et fort encore à l’histoire. Il nous tient en apnée, avec un tel sens du rythme que cela fait l’effet d’un shoot d’adrénaline. A la virgule près, il fait preuve d’une maitrise folle. 200 pages d’une cadence infernale. Ça secoue et c’est peu de le dire. Il inscrit dans notre cerveau avec une force inouïe des images d’une dureté incroyable. Ça en devient hypnotique et franchement hallucinant. Il nous fait tutoyer la mort à quasiment toutes les pages tout en disant bien des choses sur la vie. Aussi extrême que jubilatoire. Shannon Burke était lui même ambulancier et chaque ligne semble respirer le vécu, bien que l’on soit dans une fiction. Mais ne dit-on pas parfois que la fiction est le meilleur moyen de raconter la vérité ?

Black Flies est un roman d’une noirceur abyssale au style implacable. Une intense plongée dans les bas-fonds de la vie. Une lecture terrassante dont on ressort méchamment sonné. N’ayons pas peur des mots, nous avons là une fulgurance littéraire. Un coup de maître !

Brother Jo.

BLACK BIRD de James Keene et Hillel Levin / Sonatine

In with the Devil

Traduction : Fabrice Pointeau

James Keene avait tout pour réussir. Fils d’une famille influente de la banlieue de Chicago, star de l’équipe de football, fêtard invétéré aux revenus confortables, sa trajectoire semble auréolée de succès. Mais en 1996, ce joli mensonge s’écroule : James est jugé pour trafic de drogue et condamné à dix ans de prison. Le FBI lui propose alors un deal complètement fou : sa peine sera annulée s’il aide les fédéraux à piéger un serial killer, Larry Hall. Soupçonné d’une vingtaine d’assassinats, le tueur a été inculpé pour un seul d’entre eux lors d’un procès qui risque fort d’être révisé en appel. Et son intelligence est redoutable. La mission de James ? Amener Larry Hall à se confesser pour le faire tomber, définitivement.

Encore du true crime, toujours du true crime. Cette insatiable curiosité qui nous pousse à fouiner dans le sordide. Mais pourquoi ? Mieux vaut ne pas répondre à cette question. On en redemande. J’en redemande. Ce Black Bird, publié chez Sonatine, m’a fait envie, surtout après la claque que fut le American Predator de Maureen Callahan, également paru chez Sonatine l’année dernière. Et puis Black Bird c’est aussi une série télévisée sortie cette année, avec Ray Liotta dans ce qui sera l’un de ses derniers rôles. Dennis Lehane, qu’on ne présente plus, figure aussi au générique. Pas vu. Pas encore. Mais ce sera fait. Un jour. En attendant, revenons en au livre.

Il y a deux histoires dans Black Bird. On peut même dire trois. Mais on s’attend à n’en lire qu’une. C’est avant tout un bouquin autour de Larry Hall, le tueur, qu’on attend. Que j’attendais. Sauf qu’il y a aussi celle de James Keene. James Keene qui est supposé, en quelque sorte, nous mener à l’histoire de Larry Hall mais qui nous raconte surtout la sienne. Keene a un égo un peu imposant. Il aime se mettre en avant. Il est un ancien trafiquant de drogue qui trouve moult prétextes pour se dédouaner de ses crimes passés. Un bon sportif. Un beau gosse. Un bagarreur redoutable. Un fils trop attentionné. Ok. Soit. Je ne suis pas certain que cela nous intéresse vraiment et c’est beaucoup de pages qui y sont consacrées. Il est aussi bon dans le relationnel, ce qui lui vaudra ce deal, cette mission. Un autre prétexte pour nous parler de lui. A cela s’ajoute une troisième histoire, si l’on veut. Ou plutôt une large part de contexte, sur le système carcéral et judiciaire américain, ainsi que sur les tueurs en série en général, et bien entendu sur l’enquête. Tout ça dans un bouquin pas bien long. Vous faites donc erreur si vous vous attendez à un bouquin essentiellement centré autour de Larry Hall. Et je pense que nos auteurs, aussi, ont fait erreur. 

A la multiplicité des récits, s’ajoute la multiplicité des points de vue. Nos auteurs sont supposément deux : Hillel Levin et James Keene. On présume que James Keene a surtout écrit sur ce qui le concerne directement. Si tel est le cas, cela veut dire que Keene écrit sur lui à la troisième personne du singulier. Si tel n’est pas le cas, quel a vraiment été le rôle de Keene dans la conception de ce livre ? Ça non plus, ça n’est pas clair. On s’y perd un peu. Il faut en convenir, l’ensemble est un peu confus et désorganisé. Néanmoins, malgré ces quelques critiques, Black Bird forme un tout qui n’est pas inintéressant et qui reste prenant. Sa force est son intrigue. Ce deal confié à Keene. Le lecteur demeure dans l’attente de savoir si celui-ci va réussir, ce qui suffit à parcourir ces pages avec intérêt. 

Résumons. James Keene est un personnage un peu trop envahissant mais avec lequel il faut composer dans ce récit. On s’en accommode, tant bien que mal. Larry Hall est un tueur que l’on soupçonne du meurtre d’une cinquantaine de femmes et qui à ce jour en a reconnu 39. Un bon candidat pour n’importe quel type de livre. Mélangez tout cela et vous avez tous les ingrédients d’un bouquin qu’on lira de toute façon jusqu’à la fin. Juste pour savoir. Est-ce un livre dont on se souviendra ? Pas vraiment. Black Bird est prometteur mais maladroit. Il aurait pu être mauvais, mais il aurait aussi pu être bon. J’en garde une impression mitigée mais pas déplaisante. Les amateurs de true crime y trouveront certainement leur compte. Les pinailleurs, tels que moi, peut-être moins.

Brother Jo. 

LA PARADE DES IMBÉCILES de Davis Grubb / Sonatine

Fool’s Parade

Traduction : Nadège Dulot

1935, Virginie-Occidentale. Après avoir passé quarante-sept ans derrière les barreaux, Mattie Appleyard franchit les portes de la prison de Glory en homme libre. À ses côtés, deux autres ex-prisonniers, le doux rêveur Billy Lee Cottrill et le jeune orphelin Johnny Jesus. Dans la poche de Mattie, un joli chèque à encaisser, des indemnités de l’État qui vont permettre aux trois compères de réaliser leurs rêves. Mais une ombre de mauvais augure plane sur eux, celle du terrifiant Doc Council. Gardien de prison, celui-ci est en effet prêt à tout pour éliminer ces « mauvaises graines » et mettre la main sur leur argent. Et tout le monde sait que Doc Council n’a aucune limite.

C’est à Davis Grubb, auteur du roman La nuit du chasseur dont l’adaptation cinématographique est aujourd’hui culte, que l’on doit La Parade des imbéciles (lui aussi adapté au cinéma) qui vient de paraître chez Sonatine. Publié en 1969 aux Etats-Unis, c’est seulement maintenant qu’il arrive chez nous. Comme on dit habituellement, mieux vaut tard que jamais.

Si l’histoire n’a rien de très original, La Parade des imbéciles est un livre qui commence fort, très fort. On est tout de suite saisi par la redoutable efficacité de l’écriture et la solidité du récit généreux  en actions et rebondissements. Le rythme est lui aussi sans failles. Vraiment. C’est assez impressionnant de maîtrise. A cela s’ajoute le décor prenant de la grande dépression et des personnages riches. Bel équilibre également entre violence noire et humour. La traduction minutieuse de Nadège Dulot parfait ce bel ouvrage. On se régael. Il paraît assez incompréhensible que ce roman n’ait jamais été édité auparavant en France. Pour autant, il y a un mais.

La Parade des imbéciles est divisé en deux parties. La première, Brelan de rois, est exactement comme décrite précédemment. Conquis immédiatement, voire même soufflé, je ne pouvais attendre que le meilleur de La rose des marais, deuxième et dernière partie du livre. La moindre faiblesse me paraissait totalement exclue. J’ai néanmoins, dans une moindre mesure, assez vite déchanté. Dans la deuxième partie, on est contraint de subir un sentimentalisme bien mièvre et naïf. Aussi, l’histoire devient de moins en moins crédible dans son déroulé et perd sa saveur initiale. Tout cela nous conduit à une fin malheureusement trop simpliste et grossière. Quel dommage ! La première partie est tellement percutante ! Mais si la faiblesse de la deuxième partie est évidente, le plaisir que j’ai eu à lire l’ensemble est bien réel et demeure, malgré tout, jusqu’à la dernière page. 

On a là un roman qui démarre sur les chapeaux de roues mais qui s’enlise en cours de route. Alors non, ça n’est pas si dramatique, mais très frustrant. Davis Grubb sait écrire, ce qui fait de ce livre une bonne lecture très appréciable en l’état, mais inégale. La Parades des imbéciles avait le potentiel pour être un grand roman mais s’avère, au final, surtout un bon divertissement. 

Brother Jo

UN PROFOND SOMMEIL de Tiffany Quay Tyson / Sonatine

The Past Is Never

Traduction: Héloïse Esquié

Alors, la rentrée littéraire, ce n’est pas toujours bon. Parfois, on a l’impression de se faire refiler de la mauvaise came, faut se méfier. Là, dès la couverture, mille fois vue, on soupçonne l’arnaque. Combien de couvertures avec des marécages, la mangrove ou le bayou pour des histoires n’ayant rien à voir? A croire que le sud des USA est une immense mangrove. Bon d’accord, la référence à “Là où dansent les écrevisses” de Delia Owens semble néanmoins confirmer que le roman sera, en partie au moins, aquatique. A la lecture de la quatrième de couverture, vous sombrez déjà dans l’ennui avant d’avoir ouvert le roman. Pitié, pas une disparition d’enfant de plus…L’auteure, inconnue chez nous, a-t-elle cru au pouvoir de sa plume pour se différencier sur un terrain déjà outrageusement labouré ou a-t-elle voulu tout simplement emprunter un chemin déjà bien balisé ? Des a priori bien mal à propos, le roman est divin et très loin de ce qu’il laisse présager.

“White Forest, Mississippi. Cachée au milieu de la forêt, la carrière fascine autant qu’elle inquiète. On murmure que des esprits malveillants se dissimulent dans ses eaux profondes. Par une chaude journée d’été, Roberta et Willet bravent toutes les superstitions pour aller s’y baigner avec leur petite soeur, Pansy. En quête de baies, ils s’éloignent de la carrière. Quand ils reviennent, Pansy a disparu.

Quelques années plus tard, Roberta et Willet, qui n’ont jamais renoncé à retrouver leur sœur, suivent un indice qui les mène dans le sud de la Floride. C’est là, dans les troubles profondeurs des Everglades, qu’ils espèrent trouver la réponse à toutes leurs questions.”

Dès le début, avec une plume impeccable, Tiffany Quay Tyson va écrire un roman autre, différent de la norme. Elle va conter bien sûr les recherches, le désespoir des parents, les soupçons, les rumeurs mais aussi d’autres histoires à travers le temps sur ce lieu maudit où la petite a disparu. Elle va retracer l’histoire de cette carrière, remonter jusqu’aux esclaves qui l’ont creusée, son exploitation, ses sales histoires, les fondements de cette malédiction. Si au début ces histoires peuvent être vues comme des digressions magnifiquement racontées à une histoire de recherche d’enfant, elles deviennent rapidement le tissu principal de la trame. Petit à petit, ces récits font sens pour le lecteur, ce passé connu permet ou aide à la compréhension des actes d’aujourd’hui.

Tous les personnages sont passionnants, sujets à débats… héros ou salauds, les interprétations sont nombreuses. Malgré une histoire souvent dure, certains personnages sont vraiment solaires. Le roman dégage une chaleur, un truc qui réchauffe même dans les heures les plus désespérées. Toujours une main tendue, un regard, une parole qui réconforte, un silence qui apaise, des gestes simples mais précieux.

Toutes ces histoires, ces destins, ces disparitions, ces lieux poseront les bases d’une famille selon Clémentine, cœur vibrant du livre. Un profond sommeil brille par son histoire douloureuse mais superbe, par son évocation d’un fleuve et par la construction brillante de Tiffany Quay Tyson. Sa plume chaleureuse et aimante bouleversera certainement plus d’un lecteur.

“Lui et Fern avaient huit ans quand leur père les abandonna sur le bord de la route. On l’appelait Junior à l’époque, le premier des nombreux surnoms qui lui colleraient à la peau toute sa vie. “Prends soin de ta soeur”, lui avait recommandé son père avant de monter dans un train en direction du nord. Ils ne se désolèrent pas de son départ. Ils en étaient encore à se faire à la perte de leur mère”.

Clete

UNE PATIENTE de Graeme Macrae Burnet / Sonatine

Case Study

Traduction: Julie Sibony

« Je suis convaincue, voyez-vous, que le Dr Braithwaite a tué ma sœur, Veronica. Je ne veux pas dire qu’il l’a assassinée au sens premier du terme, mais qu’il est pourtant tout aussi responsable de sa mort que s’il l’avait étranglée de ses propres mains. Il y a deux ans, Veronica s’est jetée du pont routier de Bridge Approach à Camden et a été tuée par le train de 16h45 pour High Barnet. On pouvait difficilement imaginer quelqu’un de moins susceptible de commettre un tel acte. Elle avait vingt-six ans, elle était intelligente, épanouie et plutôt jolie. Malgré cela, à l’insu de mon père et moi, elle consultait le Dr Braithwaite depuis plusieurs semaines. Information que je tiens du docteur en personne. »

Le livre débute par un sommaire assez précis, comme on en trouve dans des essais ou des enquêtes. Suit une habile préface écrite et structurée comme un argumentaire. Voilà de quoi piquer la curiosité et susciter l’envie de prolonger la lecture plus avant.
Passée cette préface, on poursuit avec cinq cahiers tenus par la sœur (dont le prénom est tu) de la jeune femme décédée, entrecoupés par des séquences biographiques sur le docteur Arthur Collins Braithwaite.
Le premier cahier contient les pages d’un autre livre, celui du Dr Braithwaite dans lequel il expose ses théories en prenant pour exemple ses patients, ici en l’occurrence Veronica, renommée Dorothy, celle-là même dont on l’accuse d’avoir provoqué le suicide.
On y lit également un portrait de la sœur vivante, qui se cache derrière le pseudonyme Rebecca Smyth (« Oui, avec un Y« ), pour ses rendez-vous chez le Dr Braithwaite. Doucement, au long de ses cahiers, on la voit s’engouffrer dans un jeu de double, de miroir, où elle finit par avoir des conversations avec elle-même.
La première tranche biographique est consacrée à la jeunesse du médecin. Cette pseudo-biographie est écrite dans un style documentaire, avec des passages assez drôles sur ce bouffon antipathique et grotesque.

Ensuite, les cahiers puis les passages sur le psychiatre se suivent, il se passe peu de choses, « Une patiente » est une question d’ambiance. Que se passe t-il dans la tête de ces personnes ? Dans leurs vies plus ou moins grises ? Qu’inventent-ils pour se rendre intéressant ? On en oublierait presque le suicide de Veronica/Dorothy pendant un temps.

« Après un suicide, tout le monde se transforme en Miss Marple. On ne peut pas s’empêcher de chercher des indices. Et naturellement, c’est dans le passé qu’on les cherche, puisque c’est désormais tout ce qu’il reste de l’individu en question. Comme je l’ai déjà dit, on aurait pensé que Veronica était la dernière personne au monde susceptible d’un tel geste, ne serait-ce que parce qu’elle était si terriblement lisse. On imagine les suicidés comme des êtres agités, tourmentés, hagards. Veronica n’était rien de tout cela. Du moins elle n’en donnait pas l’air. Mais peut-être l’image qu’elle offrait au monde était-elle tout aussi fictive que celle que j’avais créée dans mon journal d’enfance.« 

Si le livre se présente structuré comme un essai, c’est bel et bien un roman, et ce dès le premier mot : sommaire, jusqu’à l’intrigante dernière phrase des remerciements. Néanmoins, Graeme Macrae Burnet noie soigneusement son histoire dans un bain de détails véridiques, faisant apparaître des personnes ayant existé, semant des éléments factuels bel et bien réels du Londres de 1965. Cet ancrage dans la réalité lui permet d’entretenir un épais nuage de fumée et poursuivre son jeu d’équilibriste entre réalité et fiction.
La sœur qui écrit, Rebecca Smyth, multiplie les allusions à la « Rebecca » de Daphné du Maurier, et à l’adaptation d’Alfred Hitchcock avec Joan Fontaine et Laurence Olivier, les similitudes entre les deux sont nombreuses. C’est elle le personnage principal du livre, elle en écrit les différents cahiers qui sont un brillant autoportrait d’une sincérité parfois gênante et également d’un bel humour noir souvent proche de la perfidie, et quelquefois de la méchanceté. Elle aurait pu naître dans un roman de Dostoïevski ou de Simenon.

C’est le deuxième roman noir s’appuyant sur la psychiatrie que je lis cette année, l’autre étant le très réussi  Je suis le dernier d’Emmanuel Bourdieu. Dans les deux cas, il s’agit d’une exploration des tréfonds de l’âme humaine, on est à cent lieues des romans avec coups de feu ou trafics de cocaïne. Bien que de formes très différentes, ces deux romans sont passionnants.
 Une patiente n’est pas de tout repos, c’est un roman sur lequel j’ai passé beaucoup de temps, j’ai rarement fait autant de retours en arrière pour vérifier, voire relire des pages entières. Non qu’il soit compliqué, mais il demande une grande attention de lecture. Graeme Macrae Burnet a un sens du détail et du non-dit très bien développé. C’est ce qui rend la lecture addictive.
On envisage plusieurs fins pendant la lecture, et c’est évidemment (heureusement ?) une toute autre qui arrive, qui se révèle parfaitement évidente mais qu’on avait pas prévue. C’est à nouveau grâce à un subterfuge que G. M. Burnet s’en sort avec une belle maîtrise ; c’est un auteur habile bien sûr, mais pas uniquement, il construit son histoire et ses personnages avec brio.

NicoTag

Voir aussi: L’ACCIDENT DE L’A35, LA DISPARITION D’ADELE BEDEAU et L’ACCUSÉ DU ROSS-SHIRE.

 Rebecca Smyth et son double réel évoluent en plein Swinging London, elles ont forcément entendu  un paquet de bonnes chansons. Dont celle-ci :

LES ROUTES OUBLIÉES de S.A. Cosby / Sonatine.

Blacktop Wasteland

Traduction: Pierre Szczeciner

Les routes oubliées est le premier roman de S.A. Cosby à paraître en France. Et nul doute que, comme souvent, Sonatine a fait un bon choix et qu’on devrait retrouver cet auteur afro-américain dans les librairies françaises très prochainement.

Le roman se fend en deux parties qui n’ont finalement pas grand chose à voir. La première pose, de manière un peu longue, pendant un premier tiers un cadre proche des chansons country que l’on a déjà si souvent entendu. Beauregard, rangé des voitures, (l’expression est loin d’être anodine) après un passé dans la criminalité comme chauffeur pour des casses et homme réglant ses problèmes avec ses poings, les pneus de sa caisse, les presses hydrauliques ou avec un flingue quand c’est nécessaire avec une froide violence, a de gros problèmes de thune et dans ce coin rural de la Virginie, sa couleur de peau ne lui octroyant aucun blanc seing, tous les voyants sont dans le rouge. Sa fille doit rentrer à l’université et ça coûte une blinde aux USA et comme cela va bientôt se produire chez nous, on nous l’a déjà promis… Son fils a besoin de lunettes, sa mère lui coûte une fortune à la maison de retraite et il ne peut plus payer les traites de son petit garage. Beauregard est devant un gouffre et va retourner à ses sales habitudes apprises avec un père disparu depuis des années, victime d’avoir franchi trop souvent la ligne blanche .

“Parfois j’étais Bug, et parfois j’étais Beauregard. Beauregard avait une femme et des enfants. Il avait un métier et il allait à la kermesse de l’école. Bug… Bug, lui, il braquait des banques et des fourgons blindés. Il prenait des virages à cent soixante. Bug, c’est le gars qui a balancé les types qui avaient buté son cousin dans une presse à ferraille. J’ai toujours fait en sorte que Bug et Beauregard se croisent pas. Mais mon père avait raison. On peut pas être deux personnes à la fois. Au bout d’un moment, y en a un qui s’échappe et qui détruit tout sur son passage.”

La seconde partie démarre sur les chapeaux de roue quand Beauregard décide de s’associer avec deux tarés, camés jusqu’aux yeux et cons comme des valises mais hélas moins utiles et bien plus dangereux. Il fait le chauffeur d’un casse d’une bijouterie réussi dans un bain de sang non prévu et absolument inutile. Mais, peut-être plus grave, les diams dérobés, appartiennent à un caïd local particulièrement marri par le préjudice et absolument déterminé à récupérer son bien, indispensable à sa survie de malfaisant retors et le mot est aimable pour pareille ordure.

“Ils ont buté mon meilleur ami, Boonie. Ils ont buté mon meilleur ami parce que Bug a déconné et que Beauregard était pas là pour rattraper le coup”.

Et c’est parti pour deux cents pages de furie humaine et mécanique. Beaucoup de bagnoles trafiquées dans Les routes oubliées. Et S.A. Cosby nous embarque à la place du mort, le pied au plancher, l’aiguille dans le rouge. On dévore l’asphalte, les rapports massacrés, la tôle hurlante, la gomme cramée, les moteurs martyrisés, les caisses deviennent des armes, des instruments de mort.

Je sens bien que vous pensez à une version littéraire de Fast And Furious …mais ne me peinez pas, ne vous méprenez pas sur mon choix. Les routes oubliées pue la testostérone, l’adrénaline, l’huile bouillante, le cambouis, le sang et les larmes certes et de manière parfois outrancière mais vous invite à un putain de voyage rarement pratiqué.

Du super très plombé.

Clete

LA VILLE NOUS APPARTIENT de Justin Fenton / Sonatine.

We Own this City

Traduction:  Paul Simon Bouffartigue

En 2008, Justin Fenton devient le reporter chargé des affaires criminelles au Baltimore Sun. Un poste convoité où, par le passé, s’est illustré David Simon, avant qu’il devienne le célèbre showrunner de la série The Wire. Baltimore est alors toujours la ville au taux de criminalité le plus élevé des États-Unis. Mais une unité spéciale d’agents en civil est en train de nettoyer les rues avec un seul mot d’ordre : tolérance zéro. 

En 2017, la nouvelle tombe : sept des principaux officiers de l’unité spéciale sont arrêtés pour corruption et racket en bande organisée. C’est un véritable système d’intimidation, de faux témoignages, de collusion avec le monde du crime qui est mis au jour. En dépit de sa fréquentation assidue de la police, de la justice et des criminels, Justin Fenton tombe des nues. Il n’avait rien vu venir.

En voyant le nom de David Simon cité, on a non seulement l’immense série The Wire en tête, mais aussi certains de ses livres tels que Baltimore : une année dans les rues meurtrières ou encore The Corner : Tome 1, hiver/printemps (dont on attend désespérément la publication du tome 2 en français…). Des références purement et simplement incontournables. Autant dire qu’en sachant que David Simon a fait le choix d’adapter en série le livre La ville nous appartient de Justin Fenton, il y a peu de doutes à avoir quant à la qualité de celui-ci. 

De par l’actualité et ce que nous en a raconté David Simon, on est au fait du mal qui gangrène la ville de Baltimore, qui ne reste qu’un exemple parmi d’autres aux Etats-Unis. Le cocktail violence, drogues et misère sociale y fait des ravages. Les années passent mais le problème demeure. Un cercle infernal qui paraît sans fin. Inarrêtable. Que faire ? La première réponse proposée à cela, la plus immédiate, reste les forces de l’ordre supposées maintenir une sorte d’équilibre précaire. Une façon de traiter les symptômes sans vraiment solutionner le problème. On répond à la force par la force, aux chiffres par les chiffres. On sait où cela mène en définitive. On connaît le film. On croit même tout savoir à force d’en entendre parler. On se dit que le pire du pire nous a certainement déjà été montré. Mais non. Il suffit de creuser un peu pour trouver de quoi noircir un tableau déjà bien sombre. Ce que met en lumière Justin Fenton avec La ville nous appartient est ahurissant.

Cette fois-ci, c’est la criminalité au sein même de la police de Baltimore qui est sur le devant de la scène. A travers le parcours et la chute de certains officiers, notamment une unité en civil menée par le détestable Wayne Jenkins, Justin Fenton dresse un portrait peu glorieux d’une partie de la police de Baltimore. Si l’image de la police de Baltimore souffrait déjà de multiples dérapages rarement suivit de condamnations et pointés du doigt par une société en ébullition, elle ne s’arrange absolument pas avec La ville nous appartient. Racket, vol, trafic de drogue, falsifications de preuves, violence et j’en passe, les faits sont glaçants et les conséquences parfois terribles. Un règne de la terreur exercé en toute impunité et ce des années durant. Heureusement, une enquête finira par avoir raison de certains agents particulièrement pourris, mais qui ne pourraient être que la partie visible de l’iceberg. 

Le travail journalistique de Fenton est riche et minutieux. Il est même colossal. D’une solidité sans failles. Irréprochable. Pas de place à l’improvisation. Tout est sourcé et vérifié. Sans jamais être indigeste, il rend compte de tous les détails utiles à la compréhension de cette enquête vertigineuse. La construction de l’ensemble est impeccable. Les faits sont tellement dingues, mais bien relatés, que ça se lit comme un polar de haut vol. C’est impressionnant ! Une claque dantesque qui laisse pantois. Vous vous en souviendrez. La ville nous appartient est sans conteste un des très grands livres de 2022. Un futur classique.

Brother Jo.

NOS VIES EN FLAMMES de David Joy / Sonatine

When The Mountains Burn

Traduction: FabricePointeau

« Veuf et retraité, Ray Mathis mène une vie solitaire dans sa ferme des Appalaches. Dans cette région frappée par la drogue, la misère sociale et les incendies ravageurs, il contemple les ruines d’une Amérique en train de sombrer. Le jour où un dealer menace la vie de son fils, Ray se dit qu’il est temps de se lever. C’est le début d’un combat contre tout ce qui le révolte. Avec peut-être, au bout du chemin, un nouvel espoir. »

Chaque sortie de livre de David Joy devient en soit un petit événement. En quatre romans il est devenu un nom qu’il est difficile d’ignorer, pour les amateurs de noir au minimum. Les critiques sont toujours étonnamment dithyrambiques. Il fait globalement l’unanimité. Ajoutez à cela, pour « Nos vies en flammes », son nouveau roman, une très belle couverture qui ferait regretter une carrière de pyromane, et vous ne pouvez qu’avoir envie de vous y plonger. Ce que j’ai bien évidemment fait.

De ses trois premiers romans, j’en ai lu deux, mais je n’ai pas vécu l’illumination littéraire espérée et suggérée par les critiques. Est-ce enfin le cas avec son quatrième livre ? Non, mais attendez avant de me conspuer ! Ça n’est pas tout à fait ce que vous imaginez. Mon cas n’est pas complètement désespéré, celui de David Joy non plus. Je n’ai pas encore lu de mauvais livres de David Joy, si cela peut vous rassurer. Respirez un bon coup ! Je vous sens déjà tendu. Tout va bien se passer.

Il y a trois défauts que je pourrais être tenté de reprocher à David Joy mais qui ne sont pas nécessairement des défauts. Cela dépend des attentes de chacun. Premièrement, il a tendance à avoir la main un peu trop lourde sur le noir. Deuxièmement, il suit de façon assez scolaires les codes du genre sans jamais vraiment chercher à s’en écarter. Enfin, troisièmement, ses intrigues sont très prévisibles et il suffit de quelques pages pour comprendre la direction choisie. Ces « défauts » sont en fait la recette parfaite pour en faire un romancier à succès et combler les amateurs du genre mais restent ce qui, à mon sens, l’empêche de sortir vraiment du lot. C’est aussi ce qui rend ses livres accessibles et très simples d’approche. Si je suis tenté de lui reprocher un peu cette apparente simplicité, un petit quelque chose dans son nouveau roman me ferait plutôt dire que c’est sans doute là sa force.

Avec Nos vies en flammes, « David Joy » nous embarque à nouveau chez lui, en Caroline du Nord, où il ne fait toujours pas très bon vivre, à moins d’être proprement équipé pour pelleter la merde qui s’amoncèle facilement sur le pas de votre porte. Comme dirait si bien Ray, au coeur du roman : « Tout dans ce monde a des conséquences. » C’est ce qu’affrontent, tant bien que mal, les personnages créés par David Joy. Les conséquences d’une vie qui peut prendre des allures de piège. Alors qu’en toile de fond, des incendies aussi destructeurs que purificateurs, consument le monde alentour, on assiste à la descente en enfer de pauvres hères. La drogue, poison ravageur, plus encore dans les communautés pauvres et isolées, se répand plus insidieusement même que les flammes. Elle ronge l’âme et le corps de celles et ceux qui y cèdent. Des familles se défont, souffrent, des fils deviennent des junkies ou des dealers, d’autres des victimes, puis des parents finissent fatalement par affronter le deuil. Blancs ou Amérindiens, c’est un mal partagé qui dépasse les frontières, tout comme ces grand feux étouffant qui embrasent les forêt et sèment la mort. Les flics peinent à endiguer le fléau de la drogue, à prévenir la violence et la misère qui en résulte. Que peut faire un homme, en prise à la douleur immédiate d’une perte brutale, face au temps beaucoup trop long de la justice ? Il peut décider d’attendre ou d’agir en son nom. Ray Mathis fait le choix d’agir. Un choix discutable qui s’impose comme une conséquence obligée, entraînant de nouvelles conséquences. Un cercle vicieux qui peut paraître sans fin. Le cercle de la vie.

La simplicité est une nouvelle fois ce qui caractérise le roman de David Joy. C’est simple à lire, simple à comprendre et simplement écrit. D’emblée, j’ai trouvé ça trop simple, trop évident. Puis je me suis laissé porter une fois le décor bien planté et les images ont fait leur chemin dans mon cerveau. Les bouquins de David Joy c’est du pain béni pour le cinéma. C’est du drame à l’américaine. C’est un instantané d’un ailleurs qui dit beaucoup de l’état du monde. Dans toute cette noirceur David Joy essaye de faire percer une pâle lueur de vie, il tente de nous dire qu’on peut voir un junkie comme un suicidaire mais qu’il peut aussi être un homme qui essaye de vivre, plutôt que mourir.

J’évoquais précédemment qu’un petit quelque chose dans « Nos vies en flammes » me fait dire que la simplicité de David Joy est certainement sa force. Ce petit quelque chose n’est pas précisément dans le roman, c’est la postface de celui-ci, un article intitulé Génération opioïdes et écrit par David pour la revue America. Il écrit sur les ravages de la drogue autour de lui, sur les scènes de misère du quotidien, sur les contrastes d’où il vit, et on réalise que ce qui peut sembler trop évident, que les ficelles qui peuvent paraître trop grosses à mon gout, sont au final une réalité et qu’il suffit, pour faire sens, de relater simplement cette réalité qui peut vous frapper assez fort pour vous laisser chaos. C’est bien là ce que tente de faire David Joy.

Je reste donc sur mes dires. Pour ma part, point de chef d’oeuvre encore chez Joy mais un nouveau bon roman noir, dans le style simple qui est le sien, dur et fatalement humain. On a là un auteur qui fait son chemin de façon cohérente et sincère. Je n’attends qu’une chose, qu’il me surprenne. Contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, il n’est définitivement pas là pour nous apporter de la joie. Joy nous confronte à ce que la vie peut avoir de cruel et inexorable, de quoi satisfaire les lectrices et lecteurs un peu masochistes que nous sommes parfois.

Brother Jo.

LE DERNIER DES MOCASSINS de Charles Plymell / Sonatine

The Last of the Moccasins

Traduction : Nicolas Richard

Il était comme ça, Charles Plymell, né en 1935 au Kansas : il avait une sacré bougeotte et avait exercé pas mal des métiers les plus  éreintants du Midwest (à la ferme, aux champs, à la mine…) avant de s’installer à San Francisco au début des années 1960, au carrefour entre Haight et Ashbury. C’était déjà à l’époque un routier de l’abus de drogues récréatives ou expérimentales, versé dans l’expérimentation littéraire et l’érotomanie, une sorte de hipster. Son appartement devient un lieu de passage obligé de la contre-culture naissante. C’est là, lors d’une LSD party, que les écrivains de la Beat Generation font la connaissance des hippies. Très vite, Neal Cassady et Allen Ginsberg, qu’il va présenter à Bob Dylan, viennent habiter chez lui. Infatigable animateur du mouvement Beat, il publiera des dizaines de revues underground (c’est lui qui découvre Robert Crumb) et de recueils de poésie.

Il faut prendre ce texte comme le témoignage d’une époque. Il est parfois envapé, les visions et déclamations de ces tox sont alors grandiloquentes et barbantes. Fort heureusement, elles ne s’éternisent pas et Plymell peut tirer ses flèches humoristiques. Nos grands hommes du Beat en prennent alors pour leur grade.

Le lendemain ou peu après, je me suis allé chez Radar, qui l’hébergeait. Il avait apporté toutes sortes de mets délicats. Du caviar… que je n’ai pas supporté. Des fromages, des crackers. Il m’a montré des lettres et des épreuves de l’énorme quantité d’écrits qu’il avait rédigés. Il a voulu presque automatiquement me tailler une pipe. M’a demandé si j’avais déjà eu des relations homosexuelles et j’ai dit qu’à Wichita on avait tous l’habitude de se taper Danny. Allen semblait pris d’un besoin désespéré. d’avoir des relations sexuelles avec un homme. Je ne sais pas pourquoi en fait. Comme disait toujours Neal : « Allen est très anal. »

    Bien souvent, Plymell prend la Route, va se perdre ou se ressourcer dans la contrée ou dans son Kansas natal. Il déborde d’idées, d’initiatives arty. Le besoin d’argent l’oblige à accepter les pis-aller et les boulots de prolo. Finalement, le même ennui l’y retrouve. Alors retour à Frisco où tout bouge à (trop) vive allure. Le Vortex. Ses pérégrinations produisent des instantanés d’une hyperlucidité corrosive ou d’une poésie rythmée. 

Mais à Wichita, les choses n’avaient pas vraiment changé. Des gens empotés sans envergures. Des mégères. Des Nuevo Rich, des descendants d’intrépides Européens. Ils avaient désormais quelques possessions. Une bonne maison. Une bonne voiture. Une pelouse. Une tondeuse à gazon. Ils n’étaient pas prêts de mettre cela en péril. Certains sortaient de taudis du Sud. Ils avaient l’impression d’avoir réussi quand ils pouvaient se payer un repas dans les Restaurants Plastique Propre. Et ce n’était pas grave que la nourriture soit infecte, du moment que l’endroit était propre. Les fermiers et les employés de l’aviation emmenaient leurs familles dans ces immondes chaînes de restaurants géants en bordure des nouvelles autoroutes. La direction connaissait bien ces gogos. Au lieu d’un bon repas, ils leur servaient la plus ignoble bouffe plastique qu’on puisse imaginer.

Dédié à tous ceux qui ont fait le voyage avec l’auteur « sur l’autoroute de la benzédrine », Le Dernier des mocassins tient sa promesse : vous faire voir du pays. Ce n’est pas reposant mais c’est diablement pittoresque.

Paotrsaout

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