Chroniques noires et partisanes

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L’OMBRE A BERLIN de Nicolas Texier / Les moutons électriques

 Berlin, été 1932. Les nazis sont aux portes du pouvoir, les SA installent un climat de terreur dans la population allemande, les persécutions contre les juifs et les batailles rangées avec les communistes sont quotidiennes, les assassinats politiques sont si nombreux, que la presse n’a plus le temps de suivre.
Comme si ça ne suffisait pas, des assassins terrorisent les Berlinois.

 On entrevoyait dans l’ombre des silhouettes souvent à moitié nues au seuil des bordels, on saisissait des rires, des plaintes et des cris de peur ou de plaisir, parfois l’écho de détonations, suivi de temps en temps par des coups de sifflet. Berlin semblait vibrer dans la torpeur estivale comme un paysage tremble dans une vapeur d’incendie. Et ces brefs voyages en voiture, qui leur faisaient fendre sans encombre cette épaisse atmosphère de menace permanente, étaient les seuls moments où la tension qui régnait dans la métropole prenait quelque chose de grisant, presque vertigineux. Le goût du danger. L’excitation d’y échapper par la vitesse. La présence de Willy tenant fermement le volant, les yeux fixés aussi loin que possible pour déceler d’éventuels barrages installés par les schupos ou par les SA afin de coincer des communistes, des juifs ou des miliciens des partis centristes et sociaux-démocrates. 

 Elle regretterait Willy, lorsqu’elle aurait quitté Berlin et l’Allemagne.

La jeune et bien prude Adele termine les corrections du Sozialistische Arbeiter Zeitung pour lequel elle travaille avant d’être raccompagnée chez elle par Willy, jeune sourd-muet soigneur au zoo de Tiergarten. Arrivés au 7 Parochialstrasse, devant l’horlogerie paternelle, ils découvrent une indescriptible scène de bagarre mêlant SA, policiers, voisins et gangsters locaux. Son père, ancien combattant et juif, vient d’être arrêté pour le meurtre plus ou moins rituel d’un jeune SS. Et on lui en colle un paquet d’autres sur le dos avant même qu’il ait repris sa respiration.
Entre en scène la savoureuse Frau Kolt, logeuse d’Adele et de son père, boxeuse, boiteuse, lesbienne et rompue aux arts divinatoires, ancienne légende du Berlin nocturne et détective à ses heures. C’est dans son appartement digne du cabinet de curiosités qu’Adele trouve refuge, les nazis berlinois rêvant de la pendre.

On va suivre ce curieux couple enquêter dans les sphères berlinoises, où la droite nationaliste catholique, les anciens malfrats rhabillés en guignols SS ou SA, la vieille police prussienne de l’Alex, les milieux ésotériques adeptes de vieilles légendes, les amateurs d’histoires macabres et de magie noire se mélangent selon les intérêts croisés des uns et des autres.

Après une poursuite dans la ville, Nicolas Texier, insére à son histoire une dimension plus fantastique. Que dissimule la sombre demeure de Frau Kolt ? Qui est donc l’invisible Lotte von Sommer ? Et l’alchimiste Sandor Hrabal, surgissant d’un lointain passé ? Quel être se terrait aux côtés d’Adele et Willy alors qu’ils se cachaient dans les loges du Kleines Theater ? 

 Le vieux bâtiment à colombages du 7 Parochialstrasse est rempli de grimoires, de passages secrets, de bruits de pas, de gémissements, de voix, de pleurs, qui remettent en mémoire le « Malpertuis » de Jean Ray. Ses locataires sont tous plus ou moins détraqués, possédés. Que se passe t-il dans cette vieille bicoque ? Quelle est l’influence de ces vieux murs humides sur les habitants ?

 « Enfin bref, j’ai su que la sortie de ce tunnel de longs jours vides et de nuits désolées, dont je tentais de m’extraire en risquant ma mâchoire sur les rings, que cette sortie était en vue, et brillait d’une si jolie lumière ! Et Lotte, de son côté, s’est tout de suite persuadée qu’au 7 résidait la preuve. La solution, tu comprends ? » 


Avec  L’ombre à Berlin , Nicolas Texier livre un bel hommage à la littérature populaire : aventures, amour, magie, enquête, mystères, aucun genre n’est oublié. Il nous fait également le portrait d’une ville prise dans une histoire tempétueuse en la parcourant de long en large à pied, en métro ou en voiture ; on passe ainsi par des lieux bien connus, l’Alex où siège la police, Unter Den Linden, ou d’autres plus originaux, le cimetière des suicidés de Grunewald-Forst, une crypte dédiée à Wotan.  

 Pour ajouter encore un peu de plaisir à la lecture du roman, l’éditeur a eu la bonne idée d’ajouter en guise d’apéritif quelques pages d’illustrations couleurs pleine page de Melchior Ascaride qui signe aussi la couverture.

L’écriture plutôt classique est mise au service d’une histoire bien ficelée, avec des personnages attachants, et d’autres franchement repoussants. Voici un roman sans temps mort, dont le rythme jamais ne s’essouffle, qui reprend quelques codes feuilletonesques et n’a aucune difficulté à provoquer de nombreux rebondissements ou à susciter l’effroi, que ce soit en vendant son âme ou tirant à coup de pistolet-mitrailleur. 

 Il faut déposer un peu de rationalité au vestiaire, se laisser prendre au jeu des âmes fuyantes et des fantômes, du légendaire commerce avec le diable, des vieilles mythologies germaniques et des nazis attifés en sorciers. Tout cela est bien dosé par l’auteur, et le texte ne se transforme pas en fourre-tout illisible. Finalement, les fantômes du texte sont un peu comme les nôtres, ceux que l’on a perdus et que l’on choisit de garder près de soi.

NicoTag

ANARCHY IN THE U.S.E. de John King / Au Diable Vauvert

The Liberal Politics if Adolf Hitler

Traduction:  Diniz Galhos

 Dès le début de ce  Anarchy in the U.S.E., John King attrape un gourdin et nous assomme. Il est des phrases dont on ne sait si elles sont drôles ou horribles, cocasses ou affligeantes. Que penser en lisant : “ABBA se tut et Himmler claironna ou la gentrification avait eu raison de l’égoïsme”. Le roman en est truffé, John King joue avec ça et joue avec nous, c’est une de ses grandes qualités, mêler le chaud et le froid en permanence. Ses personnages sont identiques, ils semblent plutôt sympathiques, ce sont des ordures qui manipulent les gens du peuple, les « communs ». 

 La zone dans laquelle Rupert travaillait était depuis longtemps une épine dans le flanc de l’USE. Aujourd’hui encore, après ces années d’investissement et d’éducation, il subsistait des niveaux alarmants tant d’anglicité que de britannicité. Il fallait prendre ce problème à bras-le-corps, raison pour laquelle Bruxelles continuait d’y envoyer des Crates idéalistes. Rupert faisait partie de cette joyeuse bande, c’était un loyaliste capable de vider son esprit et de rester parfaitement concentré pendant de très longues périodes, plus longues encore que la plupart des Crates, et cette faculté n’était pas passée inaperçue. Il absorbait facilement les informations, mais plus important encore, il croyait.

Rupert Ronsberger est un jeune Crate, un Bureau de niveau B+. C’est un Bon Euro, absolument convaincu, déterminé à apporter le bien-être de l’USE, l’United State of Europe, dans les terres britanniques plutôt rétives à ce bonheur infligé depuis Bruxelles et Berlin. Son bureau se trouve à l’intérieur même de l’abbaye de Westminster, entièrement rénovée, enfin utile.
Grâce à Limier, un système de surveillance pointu, entre dans sa ligne de mire Hannah Adams, une musicienne dont le profil n’abonde pas en informations, ce qui est louche, mais moins pire que d’écouter un antique vinyl, ce qui va à l’encontre de la numérisation heureuse.
Quand le week-end arrive, Rupert devient Rocket Ron, car en bon bureaucrate il se doit de se détendre, en commençant par écouter les Rubettes et plus si affinités. On découvre un Mr Hyde fort peu sympathique, ses idées préconçues par le système politique Euro effraient car franchement peu recommandables. 

 De ma vie de lecteur, j’ai rarement rencontré type aussi détestable, aussi bête et arrogant que ce Rupert-Rocket.

Admiré par Rupert, Herr Horace Starski habite tout en haut de la Tour Monnet à Bruxelles. Il est Contrôleur, un très haut poste dans l’Etat Uni d’Europe. Horace est un guide, de ceux qui veillent au bien-être du peuple, un bâtisseur, un véritable législateur, artiste de la langue de bois et du discours creux, expert en manipulation et mensonge. Son idéal : la Conformité.
Il se rend à Londres, dans ces îles où subsistent une part réfractaire à la bienveillance bruxelloise. S’y trouvent même des « Free english town », des aberrations. Des problèmes à résoudre, des « communs » à corriger. Rien à voir avec Bruxelles, véritable paradis pour tout Bon Euro. Il doit également rencontrer ce Crate prometteur, Rupert Ronsberger avec qui il a en commun l’abjection et la cruauté.

 Toute la première moitié du livre mène à la rencontre entre Horace et Rupert, véritable nœud du roman. L’un des deux continuera de vivre les yeux rivés vers l’avenir et la vérité du moment, pour l’autre, la recherche de la vérité sera plus abstraite, plus incertaine.



Kenneth Jackson, « Kenny », est bien différent, il est l’autre visage de « Anarchy in the U.S.E. » Ce n’est pas un Euro, mais bien un Anglais (vocable honteux dans l’USE comme tous les gentilés nationaux), qui se rend au pub pour s’y procurer des objets interdits, ces livres en papier, non-modifiables donc dangereux, les supports physiques sont désormais interdits. Plus de livres mais plus de disques non plus, ni d’instruments de musique, pas plus que de concerts dans les pubs !

 Avec Kenny, on découvre les poches de résistance à l’USE avec qui il existe un conflit larvé mais bien réel pour saper ce qu’il reste de culture britannique. Des groupes organisés existent, le Conflict, le GB45, et tentent de refouler l’inexorable avancée de l’USE. Son escapade clandestine à Londres est l’occasion de retrouver des lieux, des ambiances, des cultures chères à l’auteur.
Kenny est l’incarnation de l’espoir de John King de ne pas voir disparaître toute cette culture.

Le meurtre d’Hannah Adams, que Kenny connaît, par un Hardcore (membre d’un service de sécurité) réunit ces trois personnages principaux.

‘Ce que les masses ignoraient ne pouvait leur faire de mal. Si personne ne savait, il s’ensuivait que personne n’en avait cure. Si personne ne savait et n’en avait cure, il s’ensuivait que l’événement n’avait pas eu lieu. La Nouvelle Démocratie valait bien une certaine dose de flexibilité.’

John King, au travers de ses personnages de l’USE, réécrit toute l’histoire du XXème siècle, change les rôles, les criminels deviennent les bienfaiteurs, les héros se transforment en persécuteurs. Les provocations s’enchaînent à un rythme débridé. L’auteur ne recule devant rien, il manie le grotesque avec brio, les tabous qui lui résistent sont rares. On prend des séries de coups de poings avec lesquelles on hésite entre avoir franchement mal et rire à gorge déployée. Il pose parfois une lunette grossissante, un énorme télescope sur des faits sociaux actuels, tournant tout à la dérision, le bien-être animal, les réseaux sociaux, etc. Il en profite aussi pour tailler quelques costards aux locataires du 10 Downing Street. Il sait aussi faire jaillir la colère, notamment avec le traitement des enfants et des migrants.
Ses pages sont une vision d’horreur de l’Europe et de ses institutions dans ce qu’elles peuvent devenir de pire : une supra-nation de consommateurs, une standardisation outrancière effaçant chaque parcelle de particularité nationale, régionale, locale, une Europe où l’Histoire est une fiction écrite par le pouvoir, où le passé est modulable, où garder une part de sa vie privée est suspect. Tout élément particulier est à éradiquer, comme une maladie. Les Anglais, les Ecossais, les Gallois et les Irlandais doivent se fondre dans le bonheur contraint de l’USE.

 John King brouille son texte avec délectation, on hésite entre blague potache, essai philosophique, politique-fiction et manifeste révolutionnaire

“Tu sais, y’avait vraiment des oiseaux partout dans Londres quand j’étais jeune, et les gens avaient encore des chats et des chiens. Il y avait aussi des renards, mais ils se sont faits exterminer. Les aristos en voulaient pas. Et pareil pour les indigènes, seulement ils pouvaient pas nous tuer, alors ils nous ont eus par l’immobilier, ils ont fait en sorte que ce soit impossible de se loger ici, même pour quelqu’un de normal. Ils ont ruiné Londres. Pas la moindre culture, ces imbéciles. Tout plein de fric, mais zéro classe. Les aristos, les yuppies, les Euros, les Crates : du pareil au même, tout ça. Le même gros tas de sales cons.”

 La quatrième de couverture mentionne quelques auteurs, Huxley, Bradbury et Orwell. Chacun est une évidence, surtout le troisième. Mais pas comme une influence mal digérée, plutôt comme un point de départ. Dans Anarchy in th U.S.E. John King fait une sorte de mise à jour de  1984 , poussant les curseurs technologiques et politiques plus loin dans le rouge, tout en saupoudrant son texte d’un humour aussi féroce qu’absurde. L’inspiration est surtout dans la pensée en slogans, les abondants contresens, oxymores et sophismes, le double-parler et la double-pensée. On trouve des « Injonctions de Bienveillance Préventive », un « art de la correction comportementale », les agents chargés de la sécurité sont des « Cool », etc.

 Les cochons de La ferme des animaux répondent eux aussi à l’appel, ils sont les Euros, les Crates, les Technos, etc.

 Là où il rejoint Orwell à nouveau, c’est dans son souhait de transformer l’écriture politique en art. Comme Orwell, il s’érige contre ce qu’il pense être une injustice, une supercherie. C’est en grossissant le trait que John King espère se faire entendre, mais aussi en travaillant ardemment à bâtir une histoire qui tient debout, et en concevant un langage personnel brillamment retranscrit dans cette traduction.
Il faut ici saluer le traducteur, Diniz Galhos, qui recrée une langue, un parler bien particulier qu’il a su rendre en un français plein de torsions et de contractions, de mots valises et de jeux sur les registres de langue. 

 Aux trois auteurs cités on pourrait ajouter Étienne de La Boétie, Victor Klemperer et sa  LTI, et surtout Iain Sinclair dont les récits sur Londres, mélanges de géographie et d’histoire où il cherche des traces d’avant la gentrification et la muséification, hantent plusieurs passage du roman.

 Anarchy in th U.S.E. est initialement paru en 2016, le Brexit était déjà à l’ordre de jour mais pas encore une réalité. John King en était partisan, mais pas comme Nigel Farage ou Boris Johnson, d’un courant plus humaniste, il s’en explique très bien dans les entretiens recueillis dans Bruit noir. Le livre présentait un potentiel avenir de la Grande-Bretagne. Aujourd’hui que le Brexit a eu lieu, on peut lire Anarchy in th U.S.E. comme une mise en garde face à l’érosion de la démocratie, à la prise du pouvoir par des adeptes du libéralisme autoritaire et/ou des droites nationalistes héritières du fascisme.

 ― Nous vivons dans une société de liberté, aussi la conformité est-elle récompensée.

NicoTag

L’ELEVAGE DU BROCHET EN BASSIN CLOS de Pierre Mikaïloff / In8

Lamotte-Buleux, quelque part vers Abbeville, en 1972 vraisemblablement. Un triangle des Bermudes local où les auto-stoppeurs disparaissent, surtout s’ils ont l’air de hippies.
Lulu et Maurice Touvier y élèvent des brochets, c’est carnivore ces poissons d’eau douce, ça peut même être cannibale ; de là à manger des…

Depuis le marchepied, Mick, le guitariste soliste, examinait d’un air renfrogné les champs de betteraves qui s’étendaient à perte de vue. Il avait rejoint le groupe quelques mois plus tôt, une expérience qu’il considérait comme le point bas de sa carrière.

 — Il se passe quoi, maintenant, David ? demanda-t-il.

 — Problème technique que Miquette est en train de régler. Va te reposer, sois en forme pour ce soir, on va les tuer.

 — Ouais, comme hier soir.

 David soupira.

Sans vraiment le dire franchement, David déserte. Il n’aurait pas dû laisser les autres musiciens de Famyly en carafe sur une route au milieu de rien. Il se retrouve bâillonné, les mains liées, dans une fosse pleine de rats après avoir été pris en stop par deux crevards du coin.
Au même moment et pas bien loin, le bus à impériale des Wings, le groupe de Paul et Linda McCartney, tombe en panne. Doug Jones, batteur, est chargé d’aller trouver un mécano ainsi que de quoi manger et boire, pour fumer il y a tout ce qu’il faut. Lui aussi fait du stop. Le lendemain Doug n’est pas revenu, donc Paulo qui a faim et soif envoie Henry (McCullough probablement) au ravitaillement.

Entre quelques affectueux coups de pattes dans le derrière du milieu musical, Pierre Mikaïloff nous donne un petit cours rapide sur L’élevage du brochet en bassin clos (quel titre tout de même !). C’est gourmand comme bêtes, alors quand il y a quelques hippies en panne au bord de la route, les frères Touvier vont eux aussi au ravitaillement. Et c’est là que rien ne se passe comme prévu. L’auteur passe la cinquième et nous embarque dans une novella grand-guignolesque aussi déjantée que rustique, d’une ironie mordante au sens propre comme au figuré, et où l’hémoglobine coule à flots ; mais toujours avec le sourire.

NicoTag

Pierre Mikaïloff a ajouté quelques petites recommandations musicales à la fin, il a plutôt bon goût. Pour ma part et en étant tout à fait objectif, les Kinks restent au-dessus du lot.

LE LÂCHE de Jarred McGinnis / Métailié

The Coward

Traduction: Marc Amfreville

« Quand je me suis réveillé à l’hôpital, ils m’ont dit que ma petite amie était morte. Ce n’était pas ma petite amie, mais je ne les ai pas contredits.

 Les premières semaines se sont passés dans un chaos de morphine et de néon fluorescent. Une inconnue en blouse m’a annoncé que je ne remacherais jamais. Elle m’a parlé de fauteuil roulant et j’ai dit que je préférais les béquilles, parce que je n’avais toujours pas compris.

 Le matin arrivait toujours trop tôt et accompagné du vacarme du rideau qu’on tirait : les infirmières bavardaient, les machines bipaient, les patients appelaient, les roulettes des seaux à serpillières couinaient, les familles des malades haussaient le ton, les médecins discutaient, les chasses d’eau étaient actionnées, et j’entendais dans ma tête ma propre voix faire inlassablement le compte de toutes les erreurs qui m’avaient conduit là.« 


Pour quiconque s’est retrouvé en centre de rééducation, a perdu l’usage des jambes ou d’un bras après un accident, les premières pages de ce livre,  Le lâche, reflèteront une cruelle vérité. Celle qui vous envoie au tapis avec la perte votre corps d’avant, le valide, le complet. Le corps se transforme en objet médical, attire les regards insupportables remplis de pitié.
Un nouveau langage déboule, de nouveaux savoirs s’imposent à coups de massue.
La douleur est décrite de façon véridique. Jarred McGinnis n’écrit pas simplement « j’ai mal » ou « je souffre » non, il rentre dans des détails que peu connaissent. Les différentes formes que prend la douleur, ses métamorphoses, ses états, ce que nous supportons ou pas, ou plus du tout. Il connaît l’exploit quotidien que c’est d’endurer chaque seconde de souffrance, de vie, les deux se confondent.
Jarred McGinnis, comme son personnage principal (Jarred McGinnis lui aussi, que je nommerai Jarred par la suite) est handicapé. De là à conclure que Le lâche est autobiographique il n’y a qu’un pas, mais c’est bien écrit roman en tout petit sur la quatrième de couverture.

 « Un poids me clouait à mon siège. Mon corps savait que si je franchissais ce seuil, je ne pourrais plus faire semblant. J’étais désormais un paraplégique de vingt-six ans sans un sou en poche qui rentrait vivre à la maison avec un homme, mon père, que je n’avais pas vu, avec lequel je n’avais pas échangé un mot depuis dix ans. Ce serait la porte ouverte aux mauvaises blagues de Jack, aux fantômes accusateurs et à la déchéance prématurée qui attendaient l’invalide que j’étais.« 

Commence alors, au bout d’une trentaine de pages, la cohabitation entre un père et un fils qui n’ont que la mémoire en commun, et surtout rien depuis dix ans. Jarred porte en plus le poids de sa culpabilité, il est persuadé d’avoir tué Melissa dans l’accident. Ajoutons à cela les invraisemblables frais médicaux, la menace d’un procès par le mari de Melissa et le passage régulier d’agents de recouvrement. 

 On plonge également dans le passé de Jarred, son enfance avec Jack le père et une mère décédée trop vite. L’apprentissage brutal de la vie à deux entre un père et son fils de onze ans, la lente descente dans le whisky pour l’un, la débrouille au jour le jour pour l’autre, la haine qui monte du fils pour le père. Jusqu’au départ soudain de Jarred suivi d’une dizaine d’années d’errance, plus ou moins clochard, un peu voleur.

On découvre dans ces pages un Jarred un peu vantard, baratineur, acerbe, provocateur, un égoïste qui croit être le seul à trimballer des problèmes, incapable de s’excuser pour toutes les conneries qu’il accumule, après tout les handicapés sont des cons comme les autres, mais aussi fragiles, sensibles, capables de tomber amoureux. La construction, sans être originale, est intelligente et l’histoire est solidement menée. La fin toute prévisible qu’elle est, n’en est pas moins terrible.


  — Une seconde. — J’ai fait un aller-retour jusqu’à ma chambre. — Regarde. Lequel tu préfères ?

 Je lui ai montré un tee-shirt sur lequel on pouvait lire : « Je m’en fous de Jésus, et pas envie de vous dire pourquoi je suis dans un fauteuil roulant », griffonné au feutre. 

 — Ce ne serait pas un maillot de corps à moi, ça ?

 — Ou bien celui-là ?

 Et je lui en ai montré un autre.

 — Charmant ! Le deuxième. Il a plus de punch.

 — C’est bien ce que je pensais.

 Et j’ai retiré le tee-shirt que je portais pour le remplacer par celui qui disait : « Je ne suis pas ta B. A. de la journée. »

Ce qui fait la force, la puissance de ce roman, c’est bien son discours sur le handicap.
Voilà un sujet peu représenté dans la fiction, on trouve bien des personnes handicapées dans des romans, mais écrits par des valides. Il y a bien eu Joë Bousquet, Blaise Cendrars, plus récemment Ron Kovic, encore étaient-ils d’anciens soldats, mais peu d’autres finalement. Ce que fait Jarred McGinnis est salutaire, c’est une leçon pour les valides, comprendre ou à tout le moins tenter, ce que c’est de ne pas accepter, de refuser cette fichue résilience synonyme de défaite. 

 Plusieurs ont parlé à propos de ce livre d’humour féroce ou d’ironie, ils se trompent dans les grandes largeurs. Il s’agit de haine, de fureur envers soi-même. Jarred McGinnis sait de quoi il retourne, ses lectrices, ses lecteurs abîmés par la vie, amputés, handicapés y verront leur propre rage, leur saine colère face à l’inacceptable, c’est comme ça que je l’ai lu. 

 Jarred se retrouve face à un mur, il lutte contre le regard des autres qui ne voient en lui qu’une vie indigne d’être vécue. Trouver un emploi, mener une vie sociale, amoureuse, relève de la mise au défi permanente. Toutes les différences entre comment nous nous percevons et comment nous sommes perçus par les valides sont traités par Jarred McGinnis dans  Le lâche, il en profite pour bien démonter brique par brique quelques clichés plantés profondément. C’est un premier roman, on peut bien y trouver quelques défauts, quelques petits trous d’air, mais franchement c’est bien peu de choses en rapport de ce qu’il donne à lire sur l’histoire toute bancale et débordante d’affection entre Jack et Jarred, et surtout sur le handicap.

NicoTag

Kurt Wagner a du mal à rester debout plus de quelques minutes, ça ne l’empêche pas de faire bien bouger les fesses de son public.

LES CHIENS DE LA PLUIE de Ricardo Romero / Asphalte

Traduction: Maïra Muchnik

 Ce nouveau roman de Ricardo Romero est trouble, du début à la fin. Nous sommes à Paraná, au bord du fleuve du même nom. Plusieurs personnages, et à chacun plusieurs fragments d’histoires que nous pouvons tenter de compléter, ou pas. Manuel est coincé dans un embouteillage, Baltasar cherche à savoir où aller, Ángel répète inlassablement les mêmes exercices sur sa batterie, les tueurs à gages Juan et Juan attendent leur victime.
Qui sont-ils ? Ils semblent ne pas se connaître mais quelques-uns se sont croisés ou apparaissent furtivement dans des endroits proches les uns des autres. Qu’ont-ils en commun ? L’attente, qui est sans doute le personnage principal du livre. Tous semblent patienter, qui pour sortir faire la fête, qui pour rentrer se coucher. D’autres pour travailler, ou tuent le temps.

 Plus on progresse, plus l’entrelac dans lequel se trouvent les personnages paraît se délier. D’êtres fantomatiques, Elisa, Vicente, León et les autres prennent chair. Certains se côtoient, ont des liens familiaux, se sont aimés, ou doivent en tuer un.

 « Pourquoi tu m’interdis d’ouvrir la fenêtre ? »

 Cela faisait près d’une heure qu’ils étaient là, à attendre l’homme qu’ils devaient tuer. La chaleur était étouffante. Dans le bâtiment d’à côté, quelqu’un jouait de la batterie.

 « Je comprends pas pourquoi tu veux pas que j’ouvre la fenêtre », a insisté l’homme qui fumait dans le noir. Il paraissait nerveux, sa voix était un chuchotement crispé.

 Au centre de la pièce, il y avait une grande table en bois vernis, et au centre de la table un vase avec un bouquet de fleurs séchées. L’homme aux yeux opaques s’est retourné sur sa chaise et a posé les pieds sur la table.

 « Parce que l’eau va entrer, a-t-il répondu.

 Il pleut tout le temps, il pleut tellement qu’on lit Les chiens de la pluie au travers d’une vitre dégoulinante de pluie.
Il pleut tant que ça étouffe tout bruit, tout son autour. C’est un roman qui appelle le silence, c’est d’autant plus étrange qu’au livre est ajoutée une playlist concoctée par l’auteur. Et comme le récit est éclaté, mieux vaut se réserver de longs moments de lecture.

 C’est un roman qui avance sans se presser, il faut composer avec lui. Que s’y passe-t-il finalement ?  Il y a bien un meurtre dans Les chiens de la pluie, presque sans qu’on s’en aperçoive d’ailleurs, mais là n’est pas le cœur du livre, même si le cadavre est bien proche de nous pendant un bon moment, sur la banquette arrière. Ces personnages ressemblent à des pèlerins dont on ne sait quel chemin ils suivent, ils sont les pièces d’un puzzle d’ombres dont les formes ne cessent de se métamorphoser au fur et à mesure des pages. Bien qu ‘évoluant dans une ambiance sombre, poisseuse, un humour affleure discrètement, la grâce d’une phrase passe et apporte un sourire, comme un rayon solaire qui arriverait à transpercer toute cette attente humide.

NicoTag

Lire Les chiens de la pluie en écoutant Nadine Khouri, c’est un bel accord.

JE SUIS LE FILS DE MA PEINE de Thomas Sands / EquinoX / Les arènes

 Mon père n’esquissa pas un mouvement. Toujours à table, à sa place, il dominait la situation. Je me demandai alors ce qui avait bien pu arriver à cet homme. De quelle façon il avait pu se laisser envahir par le froid, la haine. Comment avait-il pu soumettre sa famille, battre son fils, le réduire peu à peu, inexorablement ? Je me demandai, oui, ce qui avait bien pu lui arriver. Ce qui nous advient à tous, nous submerge, nous durcit. Parfois nous transforme en bourreaux, prédateurs, âmes souillées, affaiblies pour longtemps. Quel est cet élan qui nous pousse à nous fouler ainsi aux pieds ? À lacérer ceux que nous aimons le plus ?

Je n’aime pas les titres à rallonge, ici j’ai tort, car celui-ci,  Je suis le fils de ma peine, convient parfaitement au texte. Vincent cherche douloureusement l’origine de la violence enfouie au fond de lui-même. Il se sonde, et par là remonte dans le temps, vers son père et ce qu’il a subi avec. En même temps, il cherche des meurtriers, des tueurs au sang froid. Il est officier de police, dur avec les autres comme avec lui-même. 

 Il veut comprendre et trouver. 

 Coincé entre deux mondes peu accommodants l’un envers l’autre, la seconde génération immigrée d’Algérie d’un côté, de l’autre la police et son grade de capitaine ; il est un combattant dans la société, il cherche le salut des innocents, des vulnérables, les protéger de la violence et de la misère sociale. Ce n’est plus un rebelle ni un révolté, il est écœuré et le dit au travers des pages incendiaires de Thomas Sands. Il rejette son entourage, son épouse, ses enfants, trouve refuge au plus profond de lui-même pour tenter de ne pas reproduire cette méchanceté ; tellement rongé par la honte qu’il éprouve une forme de claustrophobie à l’égard de son propre corps.

 Vincent est comme l’image rouge de la superbe couverture : on ne sait trop s’il s’agit d’une grenade ou d’un visage brisé.

La scène originelle de la colère familiale résonne avec l’actualité de 1986, Vincent a six ans alors qu’un homme meurt sous les coups des policiers derrière une porte cochère. Thomas Sands ne nous épargne rien pendant ce roman, certains chapitres sonts rudes, éprouvants, mais, et c’est une des forces du livre, son écriture est magnétique au point qu’il est difficile de poser Je suis le fils de ma peine. Il y a des phrases qui m’ont fendu l’âme, les rappels du passé n’ont rien d’agréable. Des pages entières sont comme des séries de coups de poings, ne vous attendez pas à une quelconque douceur, il n’y en a pas ou si peu ; Vincent est parfois désarmant, furtivement. Mais pour ça il faudra bien lire le roman dans toute son ampleur.

 L’ombre de la guerre d’Algérie et de l’histoire de l’immigration algérienne depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui en passant par les usines de Flins et de Poissy plane lourdement sur le roman, ce n’est bien sûr pas la première fois que la fiction s’empare de cette période. Elle est ici insérée au cœur de l’histoire familiale de Vincent et de ses parents par les récits du père et par les extraits de carnets de terrain d’un réalisme parfois difficile à soutenir écrits par un jeune photographe engagé chez les parachutistes. 

  Je suis le fils de ma peine c’est également une critique en règle des pouvoirs législatif et exécutif gérants de la France sous covid, un tableau désespéré du métier de flic aujourd’hui, un portrait de Paris encore moins désirable que chez Marc Villard, et tant d’autres choses encore. 

 Le matériel fourni par l’administration est en carafe depuis des mois. Ne sera pas réparé, encore moins remplacé. Plus de crédits, plus de pognon. Même pas assez pour payer l’essence des bagnoles de service — pour cela aussi on se côtise. On nous envoie à la guerre armé de petites cuillères. Voilà ce que disent mes flics. Nos armes de service, c’est pour se flinguer finalement. Deux mecs, un gardien, un lieutenant, se sont collés une balle le mois dernier. C’est moi qui ai reconnu les corps à la morgue. Annoncé la nouvelle à l’épouse de l’un, la copine de l’autre. Elles n’avaient même pas l’air étonnées. Plutôt soulagées, au fond. 

 L’écriture est violente, abrasive, pleine d’aspérités. Aussi dure qu’une scène de crime. Elle consume les pages et la lecture et donne un goût de cendres. Les phrases giflent, entaillent, arrachent. Le choix des citations est compliqué, pourquoi ce passage plus qu’un autre ? Il faudrait tout citer, alors pour simplifier : colletez-vous à Je suis le fils de ma peine. Le polar et le roman noir français ont bien des ténors, Dominique Manotti ou Pascal Dessaint entre autres, désormais il faudra faire avec Thomas Sands car il est dorénavant un auteur qui compte.

NicoTag

L’écriture de Thomas Sands a souvent de puissants élans de colère, après un tel déferlement il fait bon plonger dans le premier album de Thee Sacred Soul.

LE TABLEAU DU PEINTRE JUIF de Benoît Séverac / La Manufacture de Livres

 — Très bien. Ainsi tu pourras prendre le tableau.

 J’ai un moment d’hésitation. Ai-je oublié une conversation à propos d’un tableau ?

 — Le tableau ? Quel tableau ?

 — Celui du peintre juif.

 Nouveau temps de réflexion. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

 — Quel peintre juif ?

 — Les gens que tes grands-parents ont cachés dans leur grenier pendant l’Occupation. 

 — Grand-papa et grand-maman ? Ils ont caché des Juifs à Génolhac ?

À 50 ans passés Stéphane découvre une histoire vieille de 75 années. Il est marié à Irène et au chômage dans une région à l’écart. Un peu dépassé par la vie aussi. Le tableau arrive et se transforme en pomme de discorde. Le vendre et résoudre les multiples problèmes financiers du couple comme le souhaite Irène, le garder pour ce qu’il représente de courage familial ?
Stéphane, le petit-fils, a l’idée de demander le statut de Justes pour ses grands-parents auprès de Yad Vashem à Jérusalem.
On voit le couple se déchirer. Stéphane se réfugie de plus en plus à l’intérieur de lui-même, dans une histoire familiale dont il aurait souhaité être le héros à défaut de se voir comme un raté. Il ira jusqu’à s’envoler pour Israël à la demande du comité d’attribution du titre de Justes.

 Dans un récit parallèle savamment distillé, Benoît Séverac nous raconte les déboires d’Eli Trudel, l’artiste peintre du titre, et de son épouse Jeanne Fredon, dans le sud de la France puis en Espagne entre 1943 et 1944. 

 Difficile d’en dire plus sans dévoiler l’intrigue. Toujours est-il que ce voyage en Terre Sainte ne se passe pas vraiment bien. Ce pauvre Stéphane se retrouve pris dans un imbroglio avec la police israélienne, l’ambassade de France, et les experts de Yad Vashem. Avec en sus une assignation à résidence dans un appartement proche du taudis.

 “Les doutes qui m’assaillent depuis plusieurs semaines reviennent à la charge, encore plus forts. Qu’est-ce qu’il va m’arriver si je n’obtiens pas la reconnaissance que j’espère pour mes grands-parents ? Cela n’empêchera pas que ce qu’ils ont fait était grand et beau. Cela n’empêchera pas que ce sont eux qui l’ont fait, et pas moi. Donc qu’ils soient reconnus comme Justes ou pas ne changera rien à ma faillite et à mon incapacité à rebondir.”

L’écriture de Benoît Séverac est précise, on sent que chaque mot est à sa place. Se dégage aussi une certaine ferveur de la part de l’auteur pour cette histoire.
 Le Tableau du peintre juif  est sérieusement documenté, les remerciements détaillés sont à ce titre éclairants, c’est rare et mérite d’être souligné. Ce n’est pas un roman policier, plus un roman noir, ou plutôt gris anthracite, une énigme où l’enquête prévaut sur le reste. Quelle est l’histoire de ce tableau coincé dans les plis de l’Histoire ? Qui sont vraiment Eli et Jeanne Trudel ? Quel est le but de leur fuite vers l’Espagne ? Voilà ce à quoi Stéphane devra répondre s’il veut retrouver tout ce qu’il a perdu lors du premier tiers du roman.

 Stéphane, voilà un personnage ambivalent, on ne sait jamais s’il est idéaliste ou superbement naïf tant il fait preuve d’une obstination sans bornes pour un projet qui est au choix tout à fait honorable ou carrément catastrophique. On le voit se perdre, se tromper lui-même avec acharnement. Est-il attendrissant ou simplement détestable ? Son entêtement le mènera pourtant bien vers le bout d’un chemin. C’est une véritable odyssée qui lui permettra de découvrir sa vérité, d’évacuer ses peurs, ses fautes, et enfin de faire face à ses contradictions.

NicoTag

NOUS ÉTIONS LE SEL DE LA MER de Roxanne Bouchard / L’aube

 Catherine Day s’ennuie sec dans sa vie de citadine, elle démissionne et s’en va. Elle se retrouve en Gaspésie, une péninsule québécoise, à Caplan, un village posé entre la route 132 et l’océan. Un ou deux bistrots, une poignée de navires, rien à faire que regarder l’eau et le ciel, écouter les jurons des vieux pêcheurs. Catherine est là pour un rendez-vous.
Elle fait connaissance avec les locaux, Renaud le barman, sa logeuse Guylaine, les pêcheurs Vital Bujold et Cyrille Bernard, le curé Leblanc. Elle discute avec eux, ne comprend pas trop pourquoi elle reste puisque son lieu de rendez-vous a brûlé deux mois plus tôt.
Malgré des dialogues nourris et parfois crus et drôles, « Nous étions le sel de la mer » avance assez lentement dans la première partie.
Un matin Vital Bujold revient au port avec un cadavre dans son filet.

― Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Amen.

 Ils se sont approchés, lentement. Ils ont pris doucement le corps des mains de Cyrille qui s’est relevé, trempé d’elle. Il est resté un moment immobile, hébété, à les regarder faire, puis il est sorti du bateau et s’est dirigé vers la camionnette. Au passage, il m’a jeté un regard vide d’homme dépouillé qui n’a plus d’endroit où échouer sa peine. J’ai pris ce regard et l’ai logé au fond de mes pupilles, là où il restera longtemps rangé comme l’image du désarroi.

C’est à partir de ce moment du roman qu’entre en scène Joaquin Moralès, personnage qui reviendra plusieurs fois sous la plume de Roxanne Bouchard (ce roman a été publié initialement en 2014 au Canada). Le sergent vient tout juste d’être muté au poste de police Bonaventure, un peu plus loin sur la côte. Il vient de la banlieue montréalaise, n’a pas du tout les manières ni les usages de cette côte sauvage, rude avec les gens du coin. Avec lui, ou plutôt malgré lui, le livre prend une brusque accélération.

Deux enquêtes vont alors avancer parallèlement. Bien évidemment elles sont en relation même si l’une est policière, assez classique, et l’autre bien plus personnelle, presque généalogique, et surtout d’une grande sensibilité.
On comprend très vite ce que cherche Catherine Day, les prologues de chaque partie nous renseignent suffisamment, mais ne comptez pas sur moi pour le révéler.
Quant à Joaquin Moralès, il est confronté à un monde dont il ignore tout. Cette péninsule est peuplée de taiseux dont les liens sont compliqués à délier. On le voit tenter de surnager dans ce nœud de silences que lui imposent les gens qu’il interroge, ce qui donne des situations franchement absurdes, voire burlesques. Et quand enfin ils lui parlent, il s’agit de dégager une vérité bien enfouie sous les mensonges, truffée de patois et d’expressions biscornues, un peu trop parfois d’ailleurs, notamment les dialogues avec Renaud et Vital.

Le roman se poursuit avec ces deux enquêtes, ou plutôt avec une quête familiale et ce qui ressemble à une affaire policière. Joaquin Moralès et Catherine Day sont deux solitaires malgré eux. L’un fait penser à un Buster Keaton moderne, rien ne tourne comme il veut. L’autre affronte une grande tristesse et ne sait pas quoi faire de sa liberté fraîchement acquise.
L’affaire est classée un peu vite au goût de Joaquin Moralès. Il sent bien que les gens autour de lui cachent des choses au sujet de la navigatrice retrouvée dans le filet du marin. Les bouches se ferment trop vite quand il pose des questions un peu précises, de plus sa totale méconnaissance de la mer ne l’aide pas, tout comme le coroner Robichaud qui délivre le résultat de l’enquête avant même son début. Tout va mal pour Moralès, mais il n’est pas homme à se laisser conter des histoires, et n’hésite pas à rouvrir de vieux dossiers, quitte à bousculer un ou deux notables.

 Nous étions le sel de la mer tangue avec ces deux personnages qui se croisent sans se voir, s’évitent pendant un temps, et finissent par discuter et nous emmener vers une conclusion haletante. Nico Tag

Il y a le sel de la mer de Roxanne Bouchard et il y a celui de la terre.

LA FEMME DU DEUXIÈME ÉTAGE de Jurica Pavičić / Agullo

Traduction: Olivier Lannuzel

 « Dans un mois et cinq jours, elle bénéficiera d’une libération conditionnelle, au titre de l’article 59 du Code pénal.

 Quand elle est entrée dans ce complexe, Bruna avait vingt-six ans. Quand elle en sortira, elle en aura trente-huit. L’âge où débute la crise du milieu de la vie, où les hommes s’achètent des coupés rouges et les femmes se ruent sur le yoga et la pilates. L’âge où les hommes commencent à tromper leur femme, et où les femmes se demandent si elles n’ont pas commis une erreur quand elles ont lié leur destin à cet âne égoïste et bedonnant avachi sur le canapé. Quand elle sortira d’ici, Bruna n’aura pas à subir ces désagréments. Elle a été mariée une fois, mais elle ne l’est plus. Elle ne l’est plus et croit profondément qu’elle ne le sera plus jamais.

 Bruna travaille à la prison comme cuisinière.  » 

 Les présentations sont faites, Bruna est emprisonnée pour meurtre avec préméditation. Le milieu carcéral féminin est rarement évoqué, tout y est réglé à l’avance, les tâches de Bruna sont les mêmes de jour en jour, elle cuisine pour les détenues. Ce fonctionnement libère son esprit, et lui permet de reprendre le fil de son histoire dans sa tête. De reprendre depuis le début jusqu’à son incarcération.
Ces passages nous ramènent au début des années 2000, à Split sur la côte dalmate. Bruna et Frane, un jeune marin, sont amoureux, se marient. Ils finissent par emménager dans l’appartement au-dessus d’Anka Šarić, mère de Frane.
Doucement, insidieusement, un enfer quotidien, familial, pavé de petits riens, se met en place entre Bruna et Anka ; Frane lui, navigue pendant de longues périodes. Cette grisaille entre belle-mère et belle-fille se transforme en une lutte pour déterminer qui des deux a le pouvoir. 

 On sait à peu près tout dès le début, la quatrième de couverture est assez révélatrice. On sait qui a tué et qui est mort, rapidement on va savoir comment. « La femme du deuxième étage » n’est pas du tout un whodunit, on n’y trouve pas de mafias ou de tueur en série, pas plus que des rebondissements à chaque fin de chapitre, à peine une enquête. Alors qu’est-ce qui rend ce roman sombrement addictif ?
Tout le roman tient sur cette simple et unique question : pourquoi ? Pourquoi Bruna a tué et se trouve t-elle dans une prison loin de la côte adriatique, à Požega, sur le versant est de ce pays à la géographie si particulière?

 « Elle remonta dans sa voiture et rentra à la maison. Elle grimpa à l’étage en douce, sans un bruit, pour ne pas attirer l’attention d’Anka. La maison des Šarić était grande, sombre et glacée, comme un château endormi. Elle s’allongea dans les draps froids, à l’écoute de la nuit noire. Un malaise indéfinissable l’empêcha de dormir.

 Le lendemain, de retour du travail, elle se changea, enfila un jogging et descendit comme d’habitude déjeuner avec Anka. »

 En plus d’être un roman sur la violence ordinaire, intrafamiliale,  La femme du deuxième étage  est également un roman sur la vieillesse, la maladie, le handicap, la dépendance, et le poids pesant lourd sur les épaules des aidants.  

 Les descriptions sont âpres et méticuleuses, sans être longues ; le vocabulaire y est précis. Lors des nombreux flash-backs, Jurica Pavičić cherche des prémonitions, des signes avant-coureurs de la catastrophe annoncée, de la véritable tragédie qui couve. Il fait preuve d’une rare empathie envers son héroïne qui m’a rappelé certaines nouvelles de Stefan Zweig. Jamais il ne juge Bruna, il reste toujours d’une objectivité sans faille, si bien qu’un doute subsiste, s’agit-il vraiment d’un assassinat ?

 Ce qu’on avait entrevu dans L’eau rouge se confirme ici, à partir d’un fait divers familial Jurica Pavičić bâtit à nouveau une histoire solide.

NicoTag

 La Croatie a de bons écrivains, et également de bons musiciens. Les Bambi Molesters se joignent à Chris Eckman, et fondent ensemble The Strange.

LA LUNE DE L’ÂPRE NEIGE de Waubgeshig Rice / Equinox Les Arènes

Traduction: Antoine Chainas

Terry annonça sans préambule :

 ― On n’a plus aucun contact avec le barrage. Le satellite ne fonctionne pas et on ne capte rien à la radio. Inutile de compter sur les téléphones ou la télévision. J’ai donc pris la décision de remettre les générateurs en service avant que les gens s’affolent ou fassent des bêtises. On passera au moins le week-end tranquille. S’il le faut, on prolongera cette mesure la semaine prochaine.

 Evan et Izzy acquiescèrent. Le regard prudent qu’ils échangèrent n’échappa pas au doyen.

 ― Ne vous inquiétez pas, on a déjà été confrontés à des situations similaires, même si on n’a pas eu de panne générale depuis longtemps. Rétablissons l’électricité pour ce week-end et revoyons-nous lundi.

Pas du jour au lendemain mais presque tout le village d’Evan se retrouve sans courant ni réseau d’aucune sorte. Comme lorsqu’il était enfant.
Evan Whitesky vit avec Nicole McCloud, et leurs deux enfants, Maiingan et Nangohns. C’est lui que nous suivons dans  La Lune de l’âpre neige .
Comment faire quand on s’est si vite habitué ? Revenir au mode de vie des anciens de la réserve ne plaît guère. Si certains continuent à perpétuer certaines pratiques ancestrales telles que la chasse ou diverses cérémonies, tout le monde apprécie le chauffage électrique, un film à la télé ou une partie de poker en ligne. Même quand on fait partie des Anichinabés, une première nation amérindienne.

Que s’est-il passé ?
C’est encore l’automne, mais déjà la météo commence à rafraîchir sérieusement cette contrée du nord canadien. On sent bien que ça ne va pas s’arranger, un suspens se met patiemment à grignoter les pages du roman de Waubgeshig Rice. Le dessin de couverture reflète d’ailleurs assez bien le climat anxiogène qui s’empare de la petite communauté. Le problème du réapprovisionnement point rapidement, d’autant que les villes et villages les plus proches sont à plusieurs centaines de kilomètres.
Les nouvelles, funestes, arrivent du sud grâce aux jeunes étudiants de la réserve rentrés précipitamment chez eux. Les horribles scènes de chaos urbain qu’ils décrivent n’ont rien de rassurant quant à notre comportement en cas de pénurie. 

 Viennent également des fuyards par la même route, dont l’un, inspiré d’un être maléfique des légendes amérindiennes, s’invite et abuse de l’hospitalité des villageois en se comportant en colonisateur. Certains, comme Evan et Izzy, refusent de se laisser envahir par cet énergumène dangereux.

L’esprit des Anichinabés subsistait en dépit des épreuves et des tragédies qui marquaient le sort des nations autochtones. Malgré les hésitations ayant précédé la première nuit de tempête, aucune panique n’aggrava la situation. La survie avait toujours constitué un élément essentiel de leur culture, de leur histoire. Les talents qu’ils avaient su préserver au sein de la réserve inhospitalière qu’on leur avait allouée, si loin des terres dont ils étaient originaires, constituaient une fierté qu’ils continuaient de chérir, même après des décennies d’oppression. Les aînés entendaient bien transmettre ce savoir aux plus jeunes, du moins ceux qui étaient disposés à apprendre. Chaque hiver plantait un jalon supplémentaire.

Le thème de la panne n’est pas nouveau dans le genre postapocalyptique. Qu’est-ce qui différencie  La Lune de l’âpre neige  ? 

 Les interrogations de l’auteur sur la survie et l’avenir d’une tribu, qui plus est la sienne ; le retour d’un passé récent mais révolu, l’adaptabilité à un hiver rythmé par le rationnement et les décès. 

 C’est aussi en filigrane une description du mode de vie contemporain dans les réserves avec son lot de problèmes liés à l’alcool et aux drogues, à la violence et aux suicides, et ce qu’il reste des anciennes coutumes tribales.
Et puis bien sûr une écriture très fluide, agréable alors que ce qu’il raconte n’est pas réjouissant, il faut préciser ici que Waubgeshig Rice est également conteur. Il ne cherche jamais le sensationnel, le spectaculaire, il est toujours humble, respectueux de sa tribu.
Antoine Chainas, ici traducteur, a eu la bonne idée de conserver les quelques ornements anichinabés utilisés par l’auteur, toujours en restant intelligible.

Son futur est plausible, La Lune de l’âpre neige est un roman pessimiste, rude parfois, où la solidité de la culture anichinabée est à nouveau mise à l’épreuve par l’arrivée de Blancs. En attendant que ses autres livres soient traduits, il ne faut pas passer à côté de ce roman de Waubgeshig Rice.

NicoTag

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