Jean est un vieux paysan, rude et rustre comme peu. Agnès, fille de Jean, pas bien mieux lotie que son père avec qui elle partage les tâches depuis que sa mère est morte. La mère, elle n’a pas d’autres noms, a disparu quand Agnès avait quinze ans. Depuis, c’est comme si le jour ne s’était jamais levé. Pàl vient de loin, d’un pays de froid. Il travaille à la ferme depuis quelques mois. Il y a aussi le bien-nommé Pentecôte, le chien de Jean. Et les brebis. Sacré huis-clos, épais, très épais. Rares sont les mots échangés. Ça pourrait se passer il y a cent ans ou mille ans ou plus, ces êtres sont enracinés dans cette terre qui les a vu naître, d’où rien ne pourra les déloger sinon la mort. Les jours passent lourdement, tous pareils, avec pour seule distraction un bout de plaisir furtif, rapide, entre Agnès et Pàl, à peine quelques minutes tard le soir, de temps en temps.
Il y a le ciel, et la terre, les carrés de la terre, le domaine des hommes, les champs mis à nu, les rivières contraintes, les routes noires et grises, l’ordre des hommes, leurs toits serrés les uns contre les autres, leurs douanes, leur ignoble façon de dessiner un monde qui ne leur appartient pas, la carte des puissants. De si haut, tout est minuscule et il n’y a de grand que l’homme qui regarde de loin, impuissant à saisir, forcé à l’inaction, inoffensif, étranger aux lignes qui s’écrivent, tout en bas, qui semblent impérieuses et qui ne sont rien quand le temps est passé. Jean regarde tout mais ne pense rien. Il chasse de son esprit les idées qui s’y engouffrent à mesure qu’il le vide.
Les forêts ne sont pas désertes, et les bêtes qui les peuplent ont faim. Les brebis en pâtissent, en meurent, c’est inacceptable pour Jean que l’on voit crapahuter et chasser le loup, ce loup qui avait disparu et qui lui prend son bien. C’est comme une quête pour lui, ou un jugement dernier, une mort enfin. Il remonte dans sa vie, de son passé le plus lointain à son entourage et aux autres villageois qu’il ne peut pas souffrir, et le lui rendent bien. Au même moment, Agnès n’est pas épargnée par cette nuit de chasse, des vautours s’envolent et s’approchent d’elle.
Dans les murmures de la forêt ravie est un premier roman (au titre bien trop long), je veux bien le croire, pourquoi pas après tout, mais une chose est sûre, Philippe Alauzet est bel et bien un écrivain. Il a plus qu’une simple histoire effrayante à raconter, il a un style propre, touffu et poisseux, ses phrases sont sculptées et tournées dans un bois noble. Ses mots sont choisis, poncés puis imbriqués ; il y a de l’ébéniste chez cet auteur. Et une prestance peu courante. Le roman est court, ramassé sur une centaine de pages d’un nature writing noir, glaçant, prenez votre temps pour en apprécier chaque pli et repli ; de toutes façons vous ne pourrez pas faire autrement.
Un jeune professeur québécois prend l’avion pour prendre son nouveau poste, dans un coin nord du Québec, le Nunavik. Ces quelques heures de vol lui font se rendre compte de sa totale ignorance des gens parmi lesquels il va vivre et qui pourtant arpentent ces terres depuis des siècles, bien avant ses ancêtres à lui. Kuujjuak se trouve sur les berges de la Koksoak, proche de la baie d’Ungava et de l’océan Arctique. C’est un pays de froid, de vent, de glace, sans arbres ou presque.
De là, la vue sur la rivière est magnifique. Tu aurais aimé t’arrêter, prendre le temps de contempler l’endroit où tu venais d’atterrir, où tu allais passer la prochaine année scolaire. Le ciel était immense ; un sentiment de claustrophobie t’a envahi et tu n’as rien demandé. De toute façon, tu n’étais plus certain que tes jambes allaient supporter ton corps si vous sortiez de la camionnette. Toute cette année, dans ce village d’où on ne peut sortir qu’en avion. Toute une année, dans ce village où tu ne connais personne. Toute une année, dans ce village… dans ce village.
L’enfer du nord n’est pas forcément le froid glacial. Ça peut être ce que vit Guillaume en débarquant. Un sentiment de décalage total. Que ce soit avec ce qu’il imaginait, ou rêvait, de la vie dans ces régions, une sorte de vision romantique et surannée ; ou avec les personnes, les Inuit, dont il ne sait rien de la culture ni de l’Histoire, et qui ne sont en rien figés dans un passé idéalisé ou dans un zoo. Ce qu’il découvre est loin de ses certitudes, de tout ce qu’il croit savoir, de ce qu’il n’a jamais appris. Son vertige est aussi inattendu qu’incommensurable. Jusqu’au déclic qui prend la forme d’une crosse de hockey ; un monde s’ouvre, enfin. Le sport se greffe dans le récit, les pages de matchs et d’après matchs sont ferventes, dures, animales.
Dans un récit parallèle on retrouve Guillaume quelques années plus tard, marié et père, vivant à proximité de la ville mais entouré, pour quelque temps encore, de bois et de forêts. Il se penche sur son passé et regarde sévèrement son présent, ce qu’il laisse derrière lui, et ce qu’il peut transmettre. Guillaume, qui est probablement d’après les pages lues deci-delà un double de l’auteur, a bien la tête dans son époque, mais son cœur est dans une autre, plus rude, plus proche de la nature. Durant tout Le territoire sauvage de l’âme, Jean-François Létourneau nous raconte, nous donne à voir et à sentir les oiseaux, les animaux, les paysages qu’ils soient de glace ou de bois, tente de lire les ciels selon les moments et les lieux, essaie plutôt bien que mal d’apprivoiser les gens autour de lui avec toujours un sens acéré du détail touchant ; on le sent adossé au nature writing du Rick Bass de Winter ou du Journal des cinq saisons.
Alors certes ce court roman n’a rien de révolutionnaire, ni dans le propos ni dans l’écriture, il manque peut-être de ceci ou de cela, mais J-F Létourneau nous parle, et le roman prend appui sur cette parole limpide, dense. La lecture du Territoire sauvage de l’âme est un vrai moment de plaisir, et je n’ai pas besoin de plus pour l’apprécier et bien démarrer cette nouvelle saison de lectures.
Un choix parmi ce que j’ai préféré pendant cette année 2022, aucune hiérarchie si ce n’est les deux premiers qui m’ont particulièrement et profondément touché.
Je suis le fils de ma peine est un roman violent dont la lecture laisse un goût de cendres. Parmi ce qui se fait de mieux dans la littérature noire actuelle.
Le Lâche est une histoire rude de retrouvailles forcées entre un fils et son père, qui, en plus, remet en place toutes les conneries racontées depuis trop longtemps sur les personnes handicapées.
Proletkult est drôle, stimulant, et envoie des étoiles dans la tête des Bolchéviques. Avec la bande des Wu Ming il faut s’attendre à tout, et aussi au reste.
John King a l’art de transformer l’outrance en possible réalité, il sait parfaitement jusqu’où aller trop loin pour ne pas être indigeste. La preuve avec Anarchy in the USE.
Un auteur sans qui la vie serait plus triste encore qu’elle n’est en vrai. Mark SaFranko et son alter ego Max Zajack, des amis qui vous veulent du bien.
Un petit roman qui dure longtemps, revoir le dos de Des îles et des des chiens sur l’étagère ravive ce que j’ai ressenti lors de ma lecture en mai dernier.
Je décerne à Pierre Mikaïloff le prix spécial de l’humour noir carnivore pour cette histoire de brochets dévoreurs de musiciens.
***
Un choix rapide de ce que j’ai lu en dehors de Nyctalopes.
Mes coéquipiers en ont parlé cette année, Charlotte Bourlard et Emmanuel Bourdieu ont signé deux premiers romans qui doivent absolument être lus, deux courts chef-d’œuvres. L’apparence duvivant pour l’une, Je suis le dernierpour l’autre.
Un regret, La fille du diable de Jenni Fagan. Le livre que j’ai raté pour Nyctalopes (je ne l’ai pas vu sortir) et dont j’aurais aimé dire le plus grand bien tant il s’agit d’un vrai régal de peur et de suspense, avec un beau brin d’humour planqué derrière les portes d’Edimbourg.
Une mention spéciale à Marc Villard, qui sans le savoir, a passé beaucoup de temps avec moi cette année. Au moins une cinquantaine de nouvelles et novellas dont Barbès Trilogie, Raser les murs, Iremember Clifford.
Je termine avec un peu de musique, It’s only rock’n’roll de Philippe Paringaux. Une anthologie de textes du rock critic par excellence, parus entre 1968 et 1973. Figurent évidemment de superbes reportages sur Otis Redding, Neil Young, les Byrds, Van Morrison, les festivals de Montreux et l’île de Wight, etc, et de nombreuses chroniques d’albums. Et puis il y a les Bricoles, textes libres, d’abord en rapport avec la musique, qui se transforment avec le temps en courtes nouvelles noires, très noires. Paringaux c’est une indépendance d’esprit, une grande ouverture musicale, et surtout un style élégant et racé.
― Voici ma harpe. Je suis un pinceur d’étoiles, et je vais à présent jouer du soleil !
J’ai découvert Liu Cixin avec le premier volume de cette intégrale de nouvelles, L’équateur d’Einstein. Ce volume confirme tout le bien que je pensais des œuvres de l’auteur. Inutile donc de répéter tout ce que j’ai écrit à ce moment-là, c’est toujours aussi éblouissant et démesuré.
De grands traits se dessinent dans ce recueil de dix-sept nouvelles, mais difficile de parler d’évolution ou de progression quand aucune date n’est mentionnée, quand on a aucune idée de la façon dont le recueil a été composé ; c’est bien le seul défaut du livre. D’une part, on remarque une grande sensibilité aux problèmes contemporains tels que l’écologie ou les multiples conflits internationaux. Et d’autre part, l’art, la musique sont abondamment présents et vivants. On retrouve bien sûr des thèmes chers à l’auteur, la supériorité du collectif à l’individuel, la glorification des sciences et techniques, etc. Comme dans le premier volume, Liu Cixin joue avec l’univers. Il s’en sert comme le peintre se sert d’une toile ou d’un carton, c’est un support aux formidables secousses que sont ses histoires.
En route pour Les migrants du temps !
Pacifique Sud. Yiti et ses deux compagnons se tiennent sur le pont d’un yacht de croisière poétique. Destination l’Antarctique. Si tout se passe bien, ils arriveront dans quelques jours et perceront la croûte terrestre pour contempler le Nuage de poèmes.
Aujourd’hui, le ciel et la mer sont limpides, trop transparents sans doute pour des poètes. Au-dessus de leurs têtes, le continent américain, généralement caché partout ailleurs, flotte ici au milieu du ciel, telle une tache sombre sur l’hémisphère Est qui envelopperait le monde comme un gigantesque dôme. Le continent a l’air d’un morceau de mur éraflé.
Je dois dire que la première nouvelle, Les hommes et le Dévoreur, ne m’a ni passionné, ni convaincu (c’est bien la seule du recueil). Cette histoire d’immense vaisseau spatial extraterrestre ceignant notre planète et dévorant ses ressources est bien écrite, l’histoire est bien montée mais il n’y a que du gigantisme, et c’est assez lourd à avaler, même si la fin est inattendue. Mais, cette nouvelle sert de matière première à la magnifique suivante : Le Nuage de poèmes en est une sorte d’image inversée. La Terre est évidée, Yiyi, Li Bai et Grands-Crocs voguent sous la surface terrestre. Yiyi, poète et humain d’élevage, est offert par un émissaire du Dévoreur à une divinité sphérique, alors qu’il aurait dû finir à la poubelle. On retrouve le talent de Liu Cixin dans cette nouvelle déroutante, il compose un dialogue vertigineux sur la nature de la poésie entre ces trois êtres aux formes et intelligences différentes. Borges et sa bibliothèque ne sont pas loin, comme bien sûr la poésie chinoise classique, ainsi qu’un peu de physique quantique. J’ai écrit déroutant plus haut, c’est tellement plus que ça…
Dans un pays ravagé par la guerre, Shini, une gamine affamée, passe son temps à s’entraîner au marathon. Elle est sélectionnée avec d’autres sportifs tout aussi décharnés qu’elle pour représenter la Ouestasie aux Jeux Olympiques, à Pékin. Il n’y a qu’un autre pays présent à ces Jeux, les États-Unis d’Amérique. En fait d’épreuves sportives, les athlètes devront se substituer à la guerre sur le point d’éclater entre leurs deux pays. Il est aisé de retrouver dans ces pages une image exacerbée du conflit larvé opposant l’Iran et les USA depuis des décennies. Ce qui est nouveau, c’est le rôle prépondérant de la Chine dans la résolution de conflits internationaux. Liu Cixin fait preuve dans La Gloire et le rêve d’une rare sensibilité, notamment lors de la course de Shini qui sont parmi les plus belles pages de littérature sportive que j’ai lues.
Ce n’est que la troisième nouvelle et le niveau est déjà si élevé que je me demande si ce qui va suivre pourra être aussi bon. La réponse est un oui enthousiaste. Dans un observatoire niché en haut des montagnes, un neurologue vient de sauver un homme, une étudiante chercheuse observe la scintillation du soleil. Dix ans plus tard, Les penseurs se rencontrent à nouveau. Liu Cixin, au travers de ces deux intelligences, développe une histoire subtilement rythmée qui oscille entre rêve et lyrisme, une histoire d’amour peu commune où le hasard et l’astrophysique vont de pair ; il nous entraîne aux confins des neurosciences et des rayonnements stellaires. Certainement le plus beau texte du livre.
On peut être moqué dans son pays par des snobs de mon espèce et être une star en Chine. C’est ainsi que Richard Clayderman se retrouve à jouer à la cérémonie de fermeture définitive de l’ONU. Devant l’assemblée générale un invité surprise arrive par le ciel : un miroir gigantesque qui se présente comme musicien. La musique n’a jamais autant adouci les mœurs que dans L’Hymne à la joie. En dire plus reviendrait à en dire trop. Les quelques pages du chapitre le miroir (ne pas confondre avec la nouvelle du même nom), sont parmi les plus belles de Liu Cixin, d’une poésie proprement époustouflante.
― Je m’en veux de te déranger le jour le plus sombre de ta vie. Encore aujourd’hui, après tant d’années, je m’en souviens comme si c’était hier.
La voix était étrange, elle était claire, mais paraissait en même temps lointaine et éthérée. Une image lui vint à l’esprit : des vents froids soufflant sur les cordes d’une harpe abandonnée en plein désert.
Suite à une pétition l’éclairage de la ville est éteint pour profiter de la lumière lunaire. Pendant cette Nuit de lune, un homme reçoit un coup de téléphone. Lui-même dans une centaine d’années. Cette nouvelle est un huis-clos parfait empreint, encore une fois, d’une grande poésie, presque un songe.
Un simple mortel qui agit comme il faut cent ans en avance est l’égal d’un Dieu intervenant dans le présent. L’homme de 2123 ne vit pas au paradis mais bel et bien sur terre, à Shanghai. Et on peut dire que les humains, même s’ils vivent deux siècles, n’ont rien fait pour sauver ce qui pouvaient l’être. Pollution, montée des eaux, profusion de déchets, etc. Voilà l’enfer du monde dans un siècle. Liu Cixin n’est pas un désespéré, il a une foi incommensurable en la science, bien qu’ici la nuance soit de mise. Pourquoi ne pas sauver l’humanité, quand bien même la solution viendrait du futur.
Encore que…
Quoi de plus pratique qu’un petit virus informatique pour se venger d’un fiasco amoureux ? Oh juste un tout petit virus de rien, si inoffensif que les anti-virus le laissent tranquille. C’est ainsi que naît Malédiction 1.0 en 2009, et qu’il continue à survivre paisiblement pendant 10 ans, jusqu’à sa redécouverte par un archéologue du net. Voici donc Malédiction 2.0 qui connaîtra une troisième puis une quatrième version meurtrière quelques années plus tard. Pendant la même période Liu Cixin et Pan Dajiao écrivent conjointement leurs grands œuvres respectives, sans plus de résultat qu’un nombre de ventes s’élevant à quarante-deux (oui, comme le sens de la vie, il n’y a pas de hasard) exemplaires en tout, avec pour conséquence la rue pour tous les deux. Ces deux courtes histoires entrent évidemment en collision dans Pour l’amour de Taiyuan. C’est alors un inhabituel Liu Cixin bourré d’humour et d’autodérision qui apparaît.
En voici une dernière, il y en a d’autres à découvrir, toutes aussi sidérantes, dans ces presque sept cents pages. Une tentative d’assassinat du troisième siècle avant notre ère sert de point de départ à la dernière nouvelle du recueil, Le Cercle. Jink Ke doit tuer le roi Qin Shi Huan, celui dont le mausolée renferme la célèbre armée de terre cuite qui va se révéler bien vivante et servir à décrypter les mystères du Ciel et du nombre Pi. Liu Cixin s’écarte très vite de ce qu’attestent les annales historiques pour encore une fois glorifier la science, les mathématiques et la géométrie puisqu’il bâtit un système informatique plus de deux mille ans avant son apparition ! Le Cercle est finalement cruelle, et ne se départit pas d’un certain humour.
Aborder Liu Cixin, c’est comme arriver face aux œuvres intégrales de Bach ou Mozart. C’est intimidant. Pourtant il ne faut pas hésiter un seul instant à plonger dans la distorsion du temps, à se laisser submergé par l’intelligence, enveloppé par la poésie, emporté par les extraterrestres, et surtout par ses textes. Ces nouvelles, celles dont j’ai parlé comme les autres, se dévorent lentement, il ne faut surtout pas les lire de manière trop rapprochée. Les réflexions et les rêveries suscitées surgissent et durent parfois longtemps après la lecture. Il serait dommage de gâcher un tel plaisir.
— Je n’ai jamais eu l’intention de finir aussi tôt », constata Sara en soutenant son regard. Elle se souvint en prononçant ces paroles de ce que lui avait dit Bettina à ses débuts. Ce jour-là, sa consœur avait érigé l’exigence de minutie en principe de vie ou de mort :
« Si nous ne voulons pas aller systématiquement au fond des choses, si nous ne voulons pas nous dépasser à chaque fois, si nous ne voulons pas comprendre aussi loin que possible, il ne nous reste plus qu’à poser le scalpel, nous allonger par terre et mourir. »
Bettina hocha la tête dans sa direction en signe d’approbation. S’ensuivit la litanie de la description des lésions.
Je crois que j’ai tué ma femme débute par un avertissement de l’auteur. Tout ce qu’on va lire s’est réellement passé, il faut bien l’assimiler et le garder en tête, à défaut de le comprendre. Tout ce qu’on trouve dans le livre est public ; précisons également que l’affaire est close et que tout ce que l’auteur a modifié, dont les noms et prénoms des personnages, est spécifié. Frasse Mikardsson est médecin légiste, c’est lui qui a autopsié la victime, la femme du titre, Fatiha.
Avant même de tourner les pages les questions affluent. Va-t-on lire un rapport de police ? Est-ce bien un roman comme indiqué sur la page de titre ? N’y a-t-il pas une part de voyeurisme dans ce que l’on va lire ? Etc. Cet avertissement et la citation qui le précède, sont importants à plus d’un titre. Ils posent donc des questions sur la forme du roman, mais aussi sur le modèle de société que l’on souhaite, sur les limites du multiculturalisme et de la tolérance au nom d’us et coutumes aberrants, et pas uniquement en Suède. Fatiha, est originaire de la partie turque du Kurdistan, le meurtrier, Ohran son mari, aussi. Il est question d’honneur et de honte dans ce meurtre. Fatiha est morte pour avoir montré ses épaules lors d’un mariage.
La protection accordée aux femmes face aux hommes violents est aussi, bien évidemment, au cœur du livre.
« On est bientôt arrivés, mais je ne trouve pas le numéro 66, s’inquiéta le chauffeur, scrutant les alentours par la vitre.
— Il suffit de repérer les voitures de police », lui lança Sara amusée.
Il se retourna vers elle, interloqué.
« C’est moi qu’ils attendent » fut l’explication.
Le chauffeur trouva ça drôle :
« Nooooooon ! » s’exclama-t-il incrédule, persuadé que Sara la charriait.
Il fallut attendre qu’elle soit accueillie par le policier de faction pour qu’il la prenne au sérieux.
Sara Israelsson est l’interne en médecine légale d’astreinte ce soir-là à Stockholm. La séquence qui précède son arrivée est une rare trace d’humour. Elle arrive dans l’appartement, la description de la scène de crime est très nette, froide, judiciaire. En plus de tuer Fatiha de très nombreux coups de couteaux, Ohran l’a mutilée. Il venait de sortir de prison après une condamnation pour violence envers Fatiha. De la même façon, quand Sara pratiquera l’autopsie et rendra ses conclusions, nous serons à ses côtés. C’est instructif, si tant est que l’on a envie d’en connaître plus sur la médecine légale. L’enquête de Victoria Holmqvist est elle aussi scrupuleusement décrite, avec les différents rapports d’expertise, les interrogatoires de l’accusé et de l’entourage du couple.
Les propos sont souvent techniques mais absolument pas dénués d’émotions, d’humanité.
L’auteur ne veut rien passer sous silence, rien oublier, pas pour nous infliger un peu plus d’horreur ou d’hémoglobine, non, plutôt pour rendre un dernier hommage à Fatiha.
Bien que suédois, Frasse Mikardsson écrit en français, tout en conservant des caractéristiques de sa langue d’origine comme le tutoiement généralisé, ce qui est perturbant lorsqu’il s’adresse directement à nous. L’écriture n’est pas classique, ce n’est pas qu’une suite de phrases, de paragraphes. Le récit est truffé de retranscriptions d’appels téléphoniques, de sms, d’auditions, de rapports, etc, qui sont comme des haltes nécessaires dans ce roman constamment dans l’action. À chaque chapitre, l’auteur contextualise ce qui va suivre en indiquant très précisément les lieux, dates et horaires. C’est utile car les allers-retours sont incessants entre le soir du crime au 66 chemin du bonheur à Märsta, et ce qui s’est passé auparavant ; ce qui a mené à la première condamnation et ce qui a suivi la libération du meurtrier. Comme pour rappeler que ce meurtre est vrai, que Fatiha a bien été tuée par son mari.
Voilà un roman procédural qui remue violemment les tripes, qui bouscule les idées et donne à réfléchir. C’est bien là sa grande réussite.
Sébastien Vidal remonte le temps jusqu’en juillet 1987. Une fille et trois gars d’une quinzaine d’années sont en vacances dans leur village corrézien, passent leur temps devant la télé, à la piscine et surtout dans les bois. C’est en se perdant qu’ils trouvent leur paradis au creux de la forêt, le Puy perdu, proche de la cabane du marginal local, l’Indien, René, sorti d’un roman de Mark Twain ou de Daniel Defoe. Tout semble bien se passer, l’écriture s’étale avec lenteur sur une cinquantaine de pages, pourtant l’auteur sème des inquiétudes, de petits signaux.
D’un coup, on change de rythme, de région ; Jacques et Antonio, deux braqueurs, un meurtrier. Il n’y croit pas, ça y est, ils ont basculé de l’autre côté. Ils ont tranché net dans le quotidien et la routine. Désormais ce sera ça leur vie, pas d’horaires, pas de boulot merdique payé trois fois rien, pas de contremaître sur le dos, plus de fins de mois difficiles, plus de chômage, ils viennent de se mettre à leur compte.
Ils se trouvent dans la banlieue sud de Paris, à Palaiseau. Ils s’éloignent de l’épicentre, ils veulent se terrer, laisser passer l’orage. Plus les kilomètres défilent, plus les deux hommes redescendent sur terre. Un braquage c’est déjà quelque chose, mais tuer un homme ça n’a rien à voir.
Voici donc deux petites frappes qui viennent de rater leur premier gros coup. Ces deux trafiquants de cigarettes et d’autoradios jouent trop vite trop fort dans la cour des grands et se perdent sur les routes de l’Essonne, en enfilant les conneries comme des perles. Deux tocards coincés dans une cavale qui se poursuit à huis-clos dans des Renault volées. D’une ambiance cousine des romans et récits de Pierre Bergounioux, on arrive chez le patron, Jean-Patrick Manchette, cité à plusieurs reprises dans le livre mais évident dès l’apparition de Jacques et Antonio.
À partir de là, l’auteur déroule de courts chapitres, tantôt au cœur de la Corrèze de René et des adolescents avec leurs interrogations et leurs douleurs, tantôt pendant la dérive meurtrière des truands abonnés aux vieilles Série Noire de Burnett à Bialot, transformés en ennemis publics N°1. Chapitres dans lesquels le paysage et la nature sont omniprésents, partout des arbres, des feuilles, de l’eau, des ciels, des ronciers, de l’eau encore ; dans ces passages, Sébastien Vidal peint plus qu’il n’écrit, il donne à voir plus qu’à lire. Il joue également avec la nostalgie mais sans en abuser, son écriture se détache assez rapidement des clichés estampillés années 80 tout en accrochant à son récit de nombreuses références, avec un goût affirmé pour la variété française.
Jacques a ressassé tout un tas de pensées mortifères. Il a sondé en lui et n’a rien trouvé qui soit capable de l’apaiser. Il est là, au bout de la nuit, avec une énorme boule au ventre, un volcan d’acide qui le dévore avec une extrême lenteur. À l’extérieur, il sait qu’il y a le ciel, mais lui se sent étouffé par une voûte lourde et basse qui le comprime, pris au piège de son corps et de la société, il a des envies de meurtres et de violence. Il a envie que quelqu’un débarque à la cabane et les découvre, ça lui donnerait une excuse pour tuer. Et puis à quoi bon des excuses, pas besoin d’excuses. Jacques se lève, mâchoires serrées, le visage est placide, mais son regard halluciné fait peur. Il plaque sa main sur son ventre pour vérifier la présence du pistolet et sort. La lumière qui descend sur lui est douce et colorée. Une lumière d’été chaude qui donne envie de s’y tremper. Les arbres qui cerclent la clairière se dressent et pointent les nuées de leurs corps droits et décidés. Ils bordent le ciel de leurs houppes et le bleu intense de la voûte apparaît comme un lac à l’envers, sans aucun reflet, sans ride, infiniment profond.
Si l’on comprend rapidement qu’à l’issue de Où reposent nos ombres ces deux histoires vont tragiquement se mêler et laisseront d’amers souvenirs, il faut reconnaître que l’auteur possède un bon tour de main pour nous mener patiemment au bout de ses presque quatre cents pages, sans jamais tomber dans le sensationnalisme. Notamment en donnant naissance à des personnages réalistes et subtils, avec une mention spéciale pour René et Jacques ; ces deux-là sont bien singuliers, des caractères forgés dans la souffrance, reçue comme donnée, tous deux rejetés par la vie, avec en commun un sens très développé de l’injustice.
On s’emmerde. Mais on s’emmerde ! Match nul. Zéro. Zéro. Zéro de chez zéro. I’m a poor lonesome corner : vous connaissez la chanson. Même pas un gusse venu poser un ballon sous mon petit étendard. Encore moins de danse du ventre et de contorsions limite obscènes autour de mon érectile petit membre de diamètre risible.
Poteau de corner en Régional 3, Ligue Normandie, tout riquiqui sous la pluie battante d’un dimanche d’octobre au beau milieu du Cotentin, spectateur passif d’un match engourdi, nul donc. Et c’est comme ça quasiment chaque semaine. Sérieusement vous trouvez que c’est une vie ? (Jean-Luc Manet)
Commencer un livre et une chronique comme ça c’est pas mal non ? D’autant plus c’est totalement faux, rien de plus éloigné que l’ennui des onze nouvelles de ce Rien à foot . On cause, et on va causer dans les prochaines semaines, de plus de plus de foot. Nous aussi, chez Nyctalopes on aime le ballon rond. Mais ici, pas de stars rémunérées à coups de millions, ni de stades construits avec le sang d’ouvriers parqués loin de chez eux. Non, Rien à foot rassemble une équipe mixte, sacrée avancée, de joueuses et de joueurs du stylo, des touches de la machine à écrire, du clavier de PC.
Dans les cages et en pole position, Jean-Luc Manet déjà auteur de Trottoirs ou de Aux fils du calvaire. En quelques pages drôles et loufoques il nous conte l’histoire d’un vieux poteau sur qui les joueurs viennent se soulager. Lui-même se soulage d’ailleurs et c’est bien fait, sur la tête d’un joueur allemand dont on ne prononce jamais le nom, auteur d’un véritable attentat lors d’un célèbre France-Allemagne. Dans ce petit recueil, le temps s’écoule aussi vite que la balle circule.
Jack Lamache nous transporte à Berlin en 1936. Il y invente un Allemagne-France. Problème pour les nazis, il y a dans l’équipe française trois joueurs juifs et un joueur noir. Les allemands ne peuvent pas perdre, et feront tout pour.
Jean-Noël Levavasseur, habitué des recueils collectifs, nous présente Alexandre, jeune agent qui s’apprête à signer son premier contrat. Le hasard, en l’occurrence Marius, ne fait pas forcément bien les choses et le samedi du chasseur de têtes tourne au vinaigre.
Le ballon est transmis au numéro 7. Trop de précipitation pourrait m’amener à l’erreur. Rater mon coup ou, plus grave, me faire prendre. L’idée de devoir expliquer à des policiers mes motivations me faisait froid dans le dos. Ils devaient être eux aussi en train de regarder le match et leur dire que je ne supportais plus le soutien indéfectible et grotesquement sonore de mon épouse à une équipe de branleurs en short ne jouerait pas en ma faveur. (Julien Taillard)
Une coupe du monde c’est une nouvelle télé dans la vie de Sabine et son mari. Cette vingtaine de pages écrites par Julien Traillard nous renvoie en 1998 et nous fait vivre l’enfer de cet énorme raout footballistique retransmis dans le salon d’un allergique au foot, et par la même occasion instille un peu de sauvagerie dans le livre.
La Moldavie et la Transnistrie sécessionniste affleurent régulièrement dans l’actualité ces derniers mois. C’est ce petit bout d’Europe qu’a choisi Véronique Rey pour situer le meurtre d’un jeune joueur, Ismaël Diop. On y suit l’inspecteur Jouve tentant de trouver un début d’enquête dans cette trentaine de pages trempées dans la géopolitique contemporaine et les trafics divers. Pas étonnant que l’autrice évolue avec le numéro 9, son histoire est percutante, il serait dommage de passer à côté de « Carton noir ».
Impossible de parler de chaque membre de l’équipe, on peut dire que le ballon avance vite et bien, genre une touche de balle. Chacun y va de son histoire, on croisera Batman chez Frédéric Prilleux, on ira à Doha avec Sylvaine Reyre et à Boiscourt grâce à Grégory Laignel, quant au sélectionneur et numéro 10 de l’équipe de Rien à foot , Michaël Herpin, il invite notre Marseillaise dans un match opposant l’Italie à l’Angleterre. Et on fera même le ménage chez Jack Narval !
Laissons le mot de la fin au numéro 4, Christian Robin : Heureusement, le grand Benoît a rétabli l’équilibre en faisant sauter la rotule de l’ailier gauche des gars d’en face, comme ça c’était équitable, neuf contre neuf.
NicoTag
Plusieurs joueurs de foot célèbres ont tenté leur chance devant un micro, mais on n’est pas obligé de s’infliger un tel calvaire.
J’ai laissé le borgne en vie car on a besoin d’histoires pour vivre, n’est-ce pas, prêtre ? Inquisiteur. Je ne sais pas comment t’appeler.
Mais ce n’était pas tes hommes. Bien. Tu n’as donc pas de chant mortuaire à entonner devant leurs veuves.
Tu es venu pour une histoire, or je suis d’humeur à parler, donc les dieux nous sourient à tous les deux.
Il y avait dans la Cité mauve un marchand qui disait avoir perdu sa femme. Elle avait disparu avec cinq bagues en or, dix et deux paires de boucles d’oreilles, vingt et deux bracelets, et dix et neuf chaînes de cheville.
Les premières pages de Léopard noir, loup rouge sont une véritable définition de la violence. Mains coupées, têtes écrasées, nuques brisées, membres tranchés, cœurs perforés, j’en passe. Le Pisteur hésite peu, même pas à laisser pour mort son propre père. Il a quelque chose du super-héros, du chevalier légendaire, du génie malfaisant. Vif, rapide, musclé, puissant, souple, redoutablement intelligent. Et ce n’est que la première trentaine de pages sur les sept cents du livre. C’est un roman dont on part à la conquête, qui se mérite, comme une face nord en alpinisme. Dès le début, il faut bien avoir à l’esprit que l’on a rien à quoi se raccrocher, toutes nos références familières sont restées à la porte de Léopard noir, loup rouge, premier volume de la trilogie L’étoile sombre. Ou alors il faudrait en citer trop, d’Homère à Lovecraft, de l’Ancien Testament aux Monty Python, de Chrétien de Troyes aux Marvels, de Rahan à Jerome Bosch, et beaucoup, beaucoup d’autres. Mais avant tout, c’est un livre autonome et singulier, une création ex nihilo, radicale.
Le Pisteur, personnage principal, est en quête, et vraisemblablement en fuite, il cherche l’héritier d’un royaume tout en se découvrant une identité inattendue. Il traverse des lieux plus ou moins magiques, ensorcelés, avec des démons, des animaux extraordinaires, d’illustres chefs de tribus. C’est une véritable épopée où les phrases tournent sur elles-mêmes, s’entremêlent comme les lianes d’une jungle. C’est une lecture attentive, concentrée, qui nécessite du temps, beaucoup de temps.
Je croyais qu’on cherchait une clairière, mais on s’est enfoncés dans la brousse. Des branches se retiraient et revenaient me frapper en plein visage, des lianes s’enroulaient autour de mes jambes et me tiraient vers le bas, des arbres se penchaient pour me regarder et chaque trait de leur écorce était une grimace désapprobatrice. Puis Kava a commencé à parler aux feuilles. Et à jurer. Le garçon-clair-de-lune était devenu fou.
La lecture est parfois si touffue que naît l’impression de se débattre avec les mots, les pages ; la progression est lente, ténue, rude. D’autant plus que nous courons de mythes en rituels, de meurtres en cérémonies, au gré des embûches et des haltes du Pisteur, on se perd dans les nombreuses histoires qu’il sème autour de lui. Le fil conducteur se cache assez souvent pour ressurgir quelques paragraphes plus loin parmi les cadavres.
Embarquer dans ce roman c’est être secoué dès le début, attrapé au cou par une écriture étoffée et volubile, aussi rythmée qu’un cheval lancé au galop poursuivi par un lion. Tout défile à une vitesse époustouflante, si vite qu’il faut parfois relire le passage avant de reprendre.
C’est un roman où le décor, le contexte, les mythes, appelez ça comme vous voulez, sont aussi importants que les faits et gestes des personnages. Ces mythes sont le moteur de Léopard noir, louprouge. Peut-être qu’une personne plus versée dans les mythologies africaines pourraient y trouver d’autres qualités, d’autres chemins. J’ai accueilli ces mythologies comme un charme qui accentue le plaisir de lecture.
Mais, c’est avant tout une littérature née dans les replis de l’imaginaire de Marlon James, une profondeur que peu d’auteurs ou d’artistes peuvent atteindre. L’illustration de couverture (qui continue sur le dos puis sur la quatrième) du Vénezuélien Pablo Gerardo Camacho, propre à illustrer nos phobies et nos peurs abyssales, est en parfaite adéquation avec les chimères du roman.
Bi oju ri enu a pamo (La bouche n’a pas à dire tout ce que les yeux voient). Cette phrase en yoruba est placée en exergue de la première partie. Est-ce à dire qu’il ne raconte pas tout ? Quant à moi j’ai lu, et relu de nombreux passages, mais je ne suis pas sûr d’avoir tout vu. Le roman est si dense qu’il mérite très certainement plusieurs lectures avant de se déployer entièrement, comme souvent avec les récits épiques ; ma chronique ne fait probablement qu’effleurer Léopard noir, loup rouge.
« Je nique les dieux, car à présent j’ai le sentiment que je peux glisser sur l’air » ai-je dit tout haut.
La cygne noire raconte la jeune vie de Suzanne Schubert. Dominique Chevallier commence d’abord par sa naissance, pas celle du premier jour de sa vie, plutôt celle qui va forger son insondable caractère. Pour cela, il faut tout d’abord passer par le père de Suzanne.
Pierre est un sale type, tyrannique, acariâtre. Tétraplégique après un accident de voiture, il se déteste autant qu’il déteste les autres, dont ses enfants. C’est un concentré d’aigreur qui ne veut pas qu’on l’aime, ni qu’on le déteste. Un invivable donc. Sa vie de grand bourgeois parisien et d’universitaire respecté est passée au rouleau compresseur.
Il est si exigeant avec Suzanne sa fille, qu’un désir de vengeance naît en elle. Un désir mortifère qui va commencer à se manifester, à se matérialiser quelques années plus tard, au moment du bac. Elle devient aussi dure que lui, blindée sous une carapace d’acier, capable de détruire tout ce qu’elle aime pour paraître plus forte. Surtout, Suzanne a honte de son père, une honte qui grossit comme une tumeur.
Il faut dépasser les cinquante premières pages, parfois utilement agaçantes, pour que ce premier et court roman nous fasse entrer de plain pied dans le cerveau déterminé de Suzanne. C’est alors qu’elle prend le livre à bras-le-corps.
Quand Suzanne Schubert sort du TD de sociologie politique ce jour-là, quand elle arrive en bas de l’escalier, entourée comme souvent d’une petite cour de quelques étudiants, le passé surgit. Elle avait pourtant décidé qu’il n’avait pas existé. Et c’est la même décharge électrique au bas du dos, cette douleur apparue lorsqu’elle avait massé pour la première fois les jambes de son père.
Il est là. Dans le hall. En fauteuil roulant. Il l’attend.
Un cygne noir est un événement hautement improbable aux conséquences démesurées. J’ai cru apercevoir cet oiseau rare à plusieurs reprises. Et pourtant quand je l’ai reconnue, LA cygne noire était minuscule, presque insignifiante, de ces choses rares auxquelles plus personne ne fait attention. Il faut peu pour imaginer un élan se briser. Mais c’est mal connaître Suzanne, cette parente éloignée du jeune Rastignac, elle va alors se révéler à elle-même d’abord, puis aux autres, qui en subiront les conséquences.
Avec La cygne noire Dominique Chevallier portraiture un être perfusé à la vengeance, rempli de cynisme, dont le mépris pour les autres n’a d’égal que son orgueil. Il profite de l’occasion pour brosser un tableau peu reluisant de la vie à l’Assemblée nationale en particulier et du milieu politique en général.
Lionel Lagarde avait deux L, comme un oiseau de proie. C’est ainsi qu’il se présentait aux inconnus. De quoi atteindre le ciel en un rien de temps. Il visait la fonction suprême. Élu du peuple. Maire de Montclame, le village qui l’avait vu prendre son envol. Son physique d’enfant mal proportionné tenait plus du handicap que de la simple imperfection. Dégarni avant l’heure, il portait sa casquette de chasse en tous lieux, par tous temps. Il compensait son absence de charisme par une sorte d’agressivité préventive. La peur, entretenue grâce à une perfusion télévisuelle constante, orientait chacune de ses décisions. La peur de l’autre. La peur de manquer. La peur de l’abandon. De la maladie. De la mort. Du mauvais sort. Du mauvais coup.
Après un chapitre inaugural qui ballotte entre gravité et mauvaise blague Yvan Robin nous emmène passer une nuit à Montcalme, village sans charme du Sud-Ouest. Lagarde et quelques autres mecs du cru forment le Comité de vigilance citoyenne, le fusil de chasse en bandoulière ; une bande de médiocres pieds-nickelés sans humour fantasmant à plein tube sur la violence, l’émigration, les impôts, etc. Lagarde est marié à Blanche, on se demande comment d’ailleurs car c’est un vrai connard de collection qui ne mérite pas une once d’affection. La vie de Blanche est réglée par son mari, elle est comme anesthésiée, tout son emploi du temps est immuablement prévu par son mari du réveil au coucher. L’emprise est complète. Parallèlement à l’excursion des branques locaux, on suit Blanche chez elle dans les tâches ménagères et maternelles, elle se prépare à en finir. Ce qu’on sentait venir insidieusement depuis le début est soudainement chamboulé au travers de quelques phrases et le roman prend une toute autre allure. La violence attrape le La fauve, le rythme s’accélère brutalement, les coups tombent comme à Gravelotte.
Un second coup de feu retentit, alors qu’elle venait de franchir le grillage de la propriété, en s’entaillant l’intérieur de la cuisse. Elle courait dans le champ labouré, en se tordant les chevilles. Elle chutait, pleurait, se relevait pour chuter de nouveau une dizaine de mètres plus loin. L’air faisait du feu dans ses bronches. Elle n’était qu’un amas de nerfs, de colère, de douleur. Barbouillée de sang, qui poissait dans son cou et son décolleté. Qui traçait des fleuves et des affluents sur ses jambes.
L’écriture est extrêmement précise et nerveuse, chaque mot paraît méticuleusement choisi. C’est d’autant plus perturbant dans les scènes les plus féroces. Ça peut aussi servir quelques traits d’humour, l’utilisation de noms de marques connues, agaçante au début, se transforme rapidement en outil pour ridiculiser les personnages qui le méritent. L’auteur cherche dans La fauve à venger les femmes que des hommes ont soumises, violentées, assassinées. Peu d’hommes ont grâce à ses yeux, ils ne le méritent pas ; les trois femmes du livre les ont subis, à divers degrés.
Tout comme avec Après nous le délugel’an dernier, Yvan Robin s’empare d’un sujet qui est tristement d’actualité et le fait exploser dans ce court roman.
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