Berlin, été 1932. Les nazis sont aux portes du pouvoir, les SA installent un climat de terreur dans la population allemande, les persécutions contre les juifs et les batailles rangées avec les communistes sont quotidiennes, les assassinats politiques sont si nombreux, que la presse n’a plus le temps de suivre.
Comme si ça ne suffisait pas, des assassins terrorisent les Berlinois.
On entrevoyait dans l’ombre des silhouettes souvent à moitié nues au seuil des bordels, on saisissait des rires, des plaintes et des cris de peur ou de plaisir, parfois l’écho de détonations, suivi de temps en temps par des coups de sifflet. Berlin semblait vibrer dans la torpeur estivale comme un paysage tremble dans une vapeur d’incendie. Et ces brefs voyages en voiture, qui leur faisaient fendre sans encombre cette épaisse atmosphère de menace permanente, étaient les seuls moments où la tension qui régnait dans la métropole prenait quelque chose de grisant, presque vertigineux. Le goût du danger. L’excitation d’y échapper par la vitesse. La présence de Willy tenant fermement le volant, les yeux fixés aussi loin que possible pour déceler d’éventuels barrages installés par les schupos ou par les SA afin de coincer des communistes, des juifs ou des miliciens des partis centristes et sociaux-démocrates.
Elle regretterait Willy, lorsqu’elle aurait quitté Berlin et l’Allemagne.
La jeune et bien prude Adele termine les corrections du Sozialistische Arbeiter Zeitung pour lequel elle travaille avant d’être raccompagnée chez elle par Willy, jeune sourd-muet soigneur au zoo de Tiergarten. Arrivés au 7 Parochialstrasse, devant l’horlogerie paternelle, ils découvrent une indescriptible scène de bagarre mêlant SA, policiers, voisins et gangsters locaux. Son père, ancien combattant et juif, vient d’être arrêté pour le meurtre plus ou moins rituel d’un jeune SS. Et on lui en colle un paquet d’autres sur le dos avant même qu’il ait repris sa respiration.
Entre en scène la savoureuse Frau Kolt, logeuse d’Adele et de son père, boxeuse, boiteuse, lesbienne et rompue aux arts divinatoires, ancienne légende du Berlin nocturne et détective à ses heures. C’est dans son appartement digne du cabinet de curiosités qu’Adele trouve refuge, les nazis berlinois rêvant de la pendre.
On va suivre ce curieux couple enquêter dans les sphères berlinoises, où la droite nationaliste catholique, les anciens malfrats rhabillés en guignols SS ou SA, la vieille police prussienne de l’Alex, les milieux ésotériques adeptes de vieilles légendes, les amateurs d’histoires macabres et de magie noire se mélangent selon les intérêts croisés des uns et des autres.
Après une poursuite dans la ville, Nicolas Texier, insére à son histoire une dimension plus fantastique. Que dissimule la sombre demeure de Frau Kolt ? Qui est donc l’invisible Lotte von Sommer ? Et l’alchimiste Sandor Hrabal, surgissant d’un lointain passé ? Quel être se terrait aux côtés d’Adele et Willy alors qu’ils se cachaient dans les loges du Kleines Theater ?
Le vieux bâtiment à colombages du 7 Parochialstrasse est rempli de grimoires, de passages secrets, de bruits de pas, de gémissements, de voix, de pleurs, qui remettent en mémoire le « Malpertuis » de Jean Ray. Ses locataires sont tous plus ou moins détraqués, possédés. Que se passe t-il dans cette vieille bicoque ? Quelle est l’influence de ces vieux murs humides sur les habitants ?
« Enfin bref, j’ai su que la sortie de ce tunnel de longs jours vides et de nuits désolées, dont je tentais de m’extraire en risquant ma mâchoire sur les rings, que cette sortie était en vue, et brillait d’une si jolie lumière ! Et Lotte, de son côté, s’est tout de suite persuadée qu’au 7 résidait la preuve. La solution, tu comprends ? »
Avec L’ombre à Berlin , Nicolas Texier livre un bel hommage à la littérature populaire : aventures, amour, magie, enquête, mystères, aucun genre n’est oublié. Il nous fait également le portrait d’une ville prise dans une histoire tempétueuse en la parcourant de long en large à pied, en métro ou en voiture ; on passe ainsi par des lieux bien connus, l’Alex où siège la police, Unter Den Linden, ou d’autres plus originaux, le cimetière des suicidés de Grunewald-Forst, une crypte dédiée à Wotan.
Pour ajouter encore un peu de plaisir à la lecture du roman, l’éditeur a eu la bonne idée d’ajouter en guise d’apéritif quelques pages d’illustrations couleurs pleine page de Melchior Ascaride qui signe aussi la couverture.
L’écriture plutôt classique est mise au service d’une histoire bien ficelée, avec des personnages attachants, et d’autres franchement repoussants. Voici un roman sans temps mort, dont le rythme jamais ne s’essouffle, qui reprend quelques codes feuilletonesques et n’a aucune difficulté à provoquer de nombreux rebondissements ou à susciter l’effroi, que ce soit en vendant son âme ou tirant à coup de pistolet-mitrailleur.
Il faut déposer un peu de rationalité au vestiaire, se laisser prendre au jeu des âmes fuyantes et des fantômes, du légendaire commerce avec le diable, des vieilles mythologies germaniques et des nazis attifés en sorciers. Tout cela est bien dosé par l’auteur, et le texte ne se transforme pas en fourre-tout illisible. Finalement, les fantômes du texte sont un peu comme les nôtres, ceux que l’on a perdus et que l’on choisit de garder près de soi.
NicoTag
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