Chroniques noires et partisanes

Catégorie : JLM (Page 3 of 5)

CHEZ PARADIS  de Sébastien Gendron / Série Noire / Gallimard

Ça aurait pu s’intituler Les Hébétés meurtriers ou L’Eté en pente raide. Ça aurait pu s’intituler Vol au-dessus d’un nid de crétins aussi. Pas un personnage pour rattraper l’autre : tous bourrins, tous pourris. Tous sordides et de biais.

Au centre de l’affaire, des cicatrices et un contentieux inextinguible entre Thomas Bonyard et Max Dodman. Le premier a vu sa vie et sa tronche froissées par le second, qui tient aujourd’hui un garage-motel miteux où converge un essaim de tarés, au fin fond de nulle part. Ne cherchez pas trop à localiser Roquincourt-sur-Dizenne ni son causse désertique autant que déserté par les esprits sains. Sachez juste que si d’aventure vous pensez avoir franchi les frontières des trois dimensions usuelles et du monde civilisé, c’est que vous pourriez bien être arrivés à destination.
Tout part donc d’une sombre histoire de vengeance mitonnée à froid, avec une gueule ravagée et d’injustes lustres de mitard sur l’ardoise à apurer. En une sorte de huis-clos déjanté, Sébastien Gendron nous tire une nouvelle fois vers les bas-fonds de l’humanité, là où s’affrontent le moche et le encore plus moche. Avec son pessimisme souriant (« Il faut moins s’inquiéter du monde qu’on laisse à nos gosses que des gosses qu’on laisse à notre monde. ») et après son déjà sévèrement branque Fin de siècle, entre détraquement climatique et dérèglement des cervelles à l’unisson, il persiste à retourner la lie du monde en un dérapage provincial et incontrôlé.
Thomas retrouve donc Max, après des années de quête, mais une kyrielle de seconds couteaux grippe les soupapes de ses représailles. La mécanique s’enraie. Dans un garage, avouons que c’est con. Mais porté par des tournures aussi drôles qu’acides, tout finira par rentrer dans le désordre. Sans trop s’éloigner du sujet, on pense à un western de Sergio Leone tourné dans une clinique psychiatrique à l’abandon. De la poussière, une végétation rabougrie, des chevaux moteur, des vilains bas du front et Thomas dans le rôle d’un Clint Eastwood esquissé de travers, voire d’un Charles Bronson sans biceps pour certaines scènes rappelant Il était une fois dans l’Ouest, rebaptisé pour la circonstance Il était toutefois à l’Ouest. Il est d’ailleurs aussi question de cinéma ici, mais pas vraiment celui du tapis rouge cannois ou des salles d’art et essai, plutôt celui des julots casse-croûte et de l’exploitation de gamines de l’Est.

Véritable bestiaire du bipède tordu, ce Chez Paradis noir, goguenard et joliment rythmé, fait d’une station-service l’improbable cour des miracles où se fracasse un bon nombre de pathologies contre toutes leurs antinomies induites. Ça ne peut pas se conclure en douce, pas autrement qu’en un bouquet final tout feu tout plomb.

JLM

JOKERS  de Hervé Mestron / Editions In8 

Ziz is back ! Et on ne peut pas dire que son horizon se soit dégagé depuis Cendres de Marbella ou Maître de cérémonie. Nous l’avions quitté affublé d’un costard de croque-mort improvisé, nous le retrouvons, égal à lui-même, surfant entre précarité suburbaine et expédients tous plus foireux les uns que les autres. En quatre tableaux, comme autant de lavis en noir et gris, Hervé Mestron reprend son meilleur rôle, celui de peintre vif et déjanté d’une banlieue qu’il connaît sur le bout des pinceaux. Rappelons qu’il habite Aubervilliers, 9.3 DC, depuis toujours et que ses traits, certes forcés au burin, ne racontent que ces matérialités sordides mais bien réelles.
À propos de réalisme turpide, le premier texte, Roland, vaut son pesant de galettes de crack. En une sorte de bourbier intergénérationnel, entre un père fantôme à plusieurs visages et un bébé en Moïse mal enquillé dans la vie, Ziz claudique, vacille, mais tient son cap aléatoire.

Le braquo suivant est tout aussi minablement raté. Faut bien avouer qu’après le mitard on rebat les cartes et les prétentions : « C’est un peu comme ça que je suis passé de la grande délinquance à la petite. Que normalement c’est l’inverse, avec l’âge, l’expérience, tout ça, tu montes en grade. Toi c’est le contraire, tu descends ». Ziz y perd même sa magnifique gueule d’ange abruti pour devenir ce Sans visage annoncé par le titre. Il tente aussi d’y apprivoiser la campagne et les clapiers préfabriqués d’un genre de Val-de-Reuil bourguignon. Mais les destins savonnés ne changent pas en fonction du décor. Quand ça veut pas, ça veut pas. Dick crève pour la seconde fois, Nadège trinque encore et encore, les incendies reviennent comme un refrain collant et le cave finit à la cave.


Pas moins débridé, le troisième et bien nommé Balance cabote au pif entre ethnographie dézinguée et kits de survie low cost. La surface livide du marigot s’irise, Dick, le pote de maternelle, ressuscite pour quelques pages, pas plus, et Ziz redémarre propre comme un sous neuf de contrebande. Même Nadège veille en apnée sur le landau d’emprunt. Comme si ça pouvait durer. Non, ça ne dure pas et le Ô Bled ! final n’arrange rien à l’affaire. Le business du trafic d’organes pulvérise les limites de l’indicible sans égratigner la torve bonhommie générale. Mais Ziz rabat son caquet et termine en roue libre et quasi peinarde, sans même penser à ces autres roues libres de rodéo hors quota de décibels tonitruants sur le boulevard Maurice Thorez ou l’avenue Marx Dormoy. Oran est au bout de la rue, square Rol-Tanguy, s’il y arrive.

Je vous laisse : deux gusses rivalisent d’amabilités en bas de mon bloc pour une place de stationnement. J’entends déjà Hervé Mestron extrapoler l’embrouille dès le prochain épisode…

JLM

RASER LES MURS de Marc Villard / Editions Joëlle Losfeld

« Certains appellent ça la condition humaine » et ce n’est pas rose, désespérant souvent, voire sans issue la plupart du temps. Mais personne ne sait mieux que Marc Villard insérer la poésie et l’harmonie dans les interstices d’un Mur des Lamentations noir et monochrome. Après quelques novellas du meilleur effet (Terre promise à la Manufacture De Livres ou La Mère noire, comme la Série, partagée avec Jean-Bernard Pouy) le voici de retour sur son terrain de prédilection, celui de la nouvelle qui cogne, de l’uppercut mélodique. D’un recueil de neuf textes, de neuf destins de rien, il tire une fois encore la sève unique d’une œuvre qui ne l’est pas moins, unique.

Aux côtés de quelques monumentaux Pigalle (pour le souvenir ému de sa VO illustrée par l’immense Miles Hyman), Kebab Palace (pour d’autres Cécile et Lulu) ou Le Canyon de Chelly (pour le détour en pays Navajo, du côté de Window Rock et de ces terres américaines chères à Stéphane Le Carre), déjà lus lors de parutions antérieures, s’agrègent les flèches amèrement tendres d’enfances bringuebalées du Mexique (Le Voyage de Rosario) à Barbès (Le Brady) et de pugnacité féminine dans la tourmente (Gladys ou Le Grand-Cerf). Rien ne nous surprend dans cette nouvelle compilation, mais tout nous émeut. Nous en connaissons les codes, les lieux, les itinéraires, les déviations. Pourtant, au détour d’un chemin vicinal, d’un figurant aux traits calibrés croisé en filigrane, d’une expression inédite et pétillante, s’impose la limpidité et l’évidence féline d’une écriture magique.
Quant au title track, pour rester dans la sémantique musicale, Raser les murs commence à Alep, en Syrie donc, pour cahoter jusqu’à la Soupe Saint-Eustache, oasis précaire situé au cœur de Paname, entre la rue du Louvre et cet abominable Forum des Halles. Outre Samir, migrant comme tant d’autres, comme ces temps nauséeux et cafardeux l’imposent à tant d’autres, comme les rêves se fracassent en mer pour tant d’autres… Bref. Outre Samir, nous retrouvons ici Cécile, la fille de Bird, pour les clients fidèles des Etablissements Villard. Cécile sert la soupe. Façon de parler, façon de parler vrai. Cécile sert la soupe à la louche, la soupe aux déshérités, la soupe au sens strict du terme, pas celle qu’on sert en entreprise, pour dorloter le Capital et le gland du supérieur hiérarchique. Et sans miracle, cette soupe-là forcément grimace et vire à l’aigre noir, quand soudain, semblant crever le ciel et venant de nulle part l’inepte ennemi se pointe et surine les maigres espoirs de futur.

Tout en cumulus sombres et mélancolies en sourdine, cet autre bouquet d’épines de Marc Villard oscille, comme toujours, entre constats sans appel et pastels sans angélisme, entre pastels sans appel et constats sans ostracisme. C’est juste sublime, sublime et juste.

JLM

MATOS de Stéphane Pajot / Moissons Noires / La Geste Editions

Elvis et Hendrix sont dans un bateau… Lequel tombera à l’eau le premier ? Leur océan manque d’horizon, les tours d’une banlieue provinciale de l’Ouest en bouchent salement les perspectives d’avenir.


Pour l’état civil, Hendrix c’est Tony l’Arbitre, fan de Jimi Hendrix donc et médiateur de la Cité des Cerisiers, d’où son pseudonyme. Elvis, c’est Issa, gamin poussé comme une herbe folle sous les ombres conjuguées d’un quartier en friche et du rock’n’roll des grands frères. Pour le reste du décor, c’est le gris, le deal, le chômage, la débrouille et les disparitions, ce qui est plus néfaste au calme précaire de l’endroit. Forcément, les flics et les journalistes y mettent le nez.


Avec la simplicité coutumière et la verve limpide qu’on lui connait, Stéphane Pajot, lui-même journaliste à Presse Océan, auteur d’une jolie guirlande de polars et d’ouvrages dédiés à sa chère ville de Nantes, fait d’une toile de fond familière un autre théâtre à vau-l’eau où les dérapages des uns entraînent la noyade des autres.
Les décennies défilent, le Club des 27 (option guitaristes gauchers pour le coup) accueille Kurt Cobain, le quotidien s’enlise. Issa grandit, Tony trébuche sur des accusations solidement enracinées et dégringole jusqu’au fond du trou. De drame en drame, Issa se retrouve adulte, à Essaouira et presque serein, sur la terre de ses ancêtres et sur les traces d’Hendrix, le vrai. Mais le retour à la case départ, pour une vengeance à mordre froide, l’appelle comme autant d’inéluctables sirènes.
D’autres revanches s’agrègent à la sienne et convergent bientôt vers un estuaire commun, celui de la Loire et de vies en longs fleuves d’intranquillité chronique. Issa, Tony, Bilal, Mathieu, Léa : tout le monde morfle, comme autant de figurants face aux rôles prépondérants des dérives ordinaires « et finalement les châteaux de sable s’effondrent dans la mer » (Castles Made Of Sand, Jimi Hendrix)

JLM

EN ATTENDANT DOGO de Jean-Bernard Pouy / La Noire / Gallimard

Monsieur Pouy à La Noire : comme un parfum de pléonasme ? Et bien non, juste la lapalissade goguenarde de ce début 2022 (V’là les flics, sans doute !). Après quelques monuments pour la Série du même ton monochrome et une constellation de titres pour tous les estimables comptoirs éditoriaux aux teintes mazoutées, voici notre JB catapulté sur l’autre satellite anthracite de la planète Gallimard. De fait, ça change quoi ? Rien, en fait. Rien. Rien de rien. Nib de nib. Si ce n’est un nouveau challenge à honorer dignement, poussant l’auteur à se secouer un peu et revenir à son meilleur. D’emblée le score donc : du grand Pouy, du Pouy comme on l’aime, doux et dur, amer et souriant, la formule qui cogne et celle qui caresse, le mot simple et celui qui impose l’imparable contrepied.

Sur fond de futur post-Covid à portée de main et vaguement apocalyptique, l’auteur anticipe, précipite, milite, parasite, médite, débite, discrédite, excite, suscite, crépite, amanite… Et nous régale. On a même droit en contrepoint à une délicieuse part de pudding électoral : des présidentielles qui approchent, allez savoir, même si toute ressemblance avec des personnages ayant pu exister et nous faire vomir ne saurait être, bien sûr et selon la formule consacrée, que benoîtement fortuite.

Pour l’histoire, Etienne est toujours à la bourre, d’où ce surnom facile, Dogo (Up The Beckett auraient enchaîné dare-dare les Libertines, pied au plancher). On l’attend, sempiternellement. Mais cette fois, il accuse un retard de six mois. Forcément la famille panique. Le pire est en ligne de mire et le mauvais sang irrigue les artères en surchauffe de Simone, la sœur du Dogo en question qui, face à l’inertie des services dédiés aux disparus, décide de prendre les recherches en main.

Sa quête l’emmène d’abord en Italie, son Sud à elle, celui des souvenirs d’enfance et de séquelles d’un passé fraternel commun (On dirait le Sud, la Louisiane ou l’Italie aurait souligné Nino Ferrer), puis dans les Alpes-de-Haute-Provence (Digne dingue donc), et jusqu’à Amiens (Sans pour autant pousser mémère dans les Hortillonnages). Bref… Les déconvenues rodent et l’amertume inéluctable est au bout de l’impasse.

Pendant ce temps, trois Guignols, aussi lyonnais que peuvent l’être Madelon et Gnafron, partent en vrille suite à l’incendie de leur castelet de bazar. Ça crame de partout, jusqu’au Vélodrome marseillais, comme pour appuyer les inutiles illusions que partagent un supporter de l’OM et un supporter de l’homme. Et puisque notre monde de 2022, au mieux 2023, tourne au ridicule, c’est logiquement Guignol qui, au bout du compte, apurera les ardoises. 

JLM

LE RÉGISSEUR de Jeanne Desaubry / Editions L’Archipel

25 novembre 1980 donc : le régisseur de Coluche est assassiné. C’est ce qu’annonce le bandeau du livre et retiendra l’histoire. Voilà pour la vérité, même si le flou et les odeurs fétides qui entourent cette triste affaire parlent plutôt de mensonges et de poussière sous les tapis. En campagne présidentielle, Coluche dérange, bouscule le ronron des institutions. On s’en prend à lui, à ses proches, et de la menace à l’exécution, il n’y a hélas qu’un pas à imprimer dans les déjections de la raison d’état. Bref, rien n’est clair et le brouillard perdurera…

Alors ce livre, du coup, fiction ou réalité ? Paul, Jim, quelques prénoms crédibles fusent et donnent corps à l’option vraie. Mais pour tout dire, on s’en fout bien au-delà des convenances. La lecture est agréable, passionnante. Et la lecture, arrêtez-moi si je me trompe, c’est pour ça que nous sommes là, non ? Alors, prenons tout pour argent comptant. Content ? Pas si sûr. « C’est l’histoire d’un mec » : un mec qui fait rire, même si les histoires en marge du mythe sont plus grinçantes. Le nez rouge certes, mais l’âme souvent grise et les narines pleines de farine aussi.

Utilisant ces parts d’ombre, le staccato soutenu de Jeanne Desaubry détoure les ornières oubliées par les projecteurs d’un destin qui fera long feu. Ce sont la voix of du défunt massacré et l’incompréhension de Marie qui, la plupart du temps, racontent. Elle est la maîtresse mi cachée mi assumée de René, voire même enceinte du même René, le régisseur en question, retrouvé exécuté dans une friche de banlieue, deux balles dans la nuque, le sceau des traîtres, des deadlines mafieuses… Marie tangue et prend des gnons, ballot innocent balancé sans ménagement dans le grand toboggan des interrogatoires policiers et des arcanes judiciaires.

    « Non, je ne vois pas. Non, je ne sais pas. Non… », comme un refrain, comme un garrot qui étrangle. Phrases courtes et rythme dense, à la fois rugueux et lancinant, style à la fois parcimonieux et élégant, mots pesés et choisis : l’écriture est aussi vive que belle. Elle peut en dérouter certains mais s’avère le tempo parfait, le contrepoids méthodique et cardiaque d’une affaire écartelée entre drame humain et blitzkrieg médiatique. Juste en filigrane et pour situer, Didier Daeninckx préface. 

Alors ? Crime passionnel, sûrement, dérive de la jalousie, forcément, pure barbouzerie maquillée, peut-être, on ne saura jamais vraiment ce que raconte et cache ce 22 novembre 1963, euh pardon, ce 25 novembre 1980, mais la Version Desaubry du présent Régisseur gagne ces galons de politique fiction à la fois factuelle et de brillante dimension romanesque.

JLM

TERMINAL MORTUAIRE de Jean-Noël Levavasseur / Editions Ouest-France, collection Empreintes.

« Jean-Noël Levavasseur est grand, beau, doué, jeune et sympathique. C’est énervant » brocarde fraternellement Jean-Bernard Pouy en préface de ce nouveau Port de l’angoisse, version normande et vénéneuse. Et c’est vrai que le garçon présente bien, autant physiquement que biographiquement. Journaliste à Ouest-France, auteur de quatre romans et d’une multitude de nouvelles, éditeur, directeur d’ouvrages collectifs : il porte tous ces costards avec le même tact et la même élégance décontractée, anglaise dirons-nous. Pourtant, c’est d’en face, de son Calvados natal qu’il observe un monde bien moins zen que lui.

L’œil du journaliste et l’œil de l’écrivain conjuguent depuis toujours leurs acuités pour équilibrer des histoires entre actualité grise et maux éternels. Et si Lauren Bacall (certes citée à la page 178) et Humphrey Bogart s’absentent du casting, il faut néanmoins reconnaître quelques petites similitudes entre le To Have And Have Not (titre français En avoir ou pas) d’Ernest Hemingway, roman adapté au cinéma en 1944 par Howard Hawks, en ce précité Port de l’angoisse donc, et le présent Terminal mortuaire en Bessin. Bien entendu, ce ne sont plus des clandestins chinois qui traversent ici les flots caribéens, mais des migrants, en quête d’un miroir aux alouettes britannique, délaissés au bord d’une Manche perdue d’avance.

Le (anti) héro du livre, Martin Mesnil, se retrouve les deux pieds dans cette vase déshéritée après avoir accepté un job en intérim « sur les quais » (Ah, Elia Kazan et Marlon Brando, là) d’Ouistreham. Mafieux, trafiquants, opportunistes et passeurs rodent, Viktor morfle, Azem crie vengeance… La violence des extrémismes glauques frappe à l’aveuglette et la Côte de Nacre en perd ses irisations éponymes. En un mot, c’est la jungle ou plutôt les jungles : celle qui qualifie ces insalubres camps de passage pour candidats à la traversée ou celle qu’impose les dérives sécuritaires abjectes des défenseurs d’un Occident nauséeux. Incompatibilité, incompréhension, haine, peur, le cocktail est classiquement détonnant. Entre nervis slaves au passé trouble et réfugiés sans amarres, Jean-Noël Levavasseur fait de constats amers la toile aboutie et sobre d’un drame quotidien et trop souvent négligé.

À noter que Terminal mortuaire est l’une des premières parutions de la nouvelle collection de romans noirs, sur trames de terres normandes donc, mais aussi vendéennes ou bretonnes bien sûr, des éditions Ouest-France.

JLM

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE de Hervé Mestron / Editions In8.

Ziz ? Quoi, Ziz ? C’est un bon gars, Ziz, mais faut l’connaître. Ça fait un moment d’ailleurs qu’on côtoie le bonhomme. Depuis 2017 pour être précis et la parution du premier volet de ses aventures aux éditions Antidata (Cendres de Marbella, Prix Place aux Nouvelles de Lauzerte et Prix Hors Concours des lycéens). Suivra en 2019 un autre Gardien du temple, avant son transfert « sous haute sécurité », comme on dit pour les gusses de son acabit, chez In8 et la collection Polaroid dirigée par Marc Villard, pour le présent Maître de cérémonie.

Côté paternité, tout avait pourtant bien commencé pour lui. Avec la verve notoirement punchy d’Hervé Mestron penchée sur son berceau, son personnage pris vite des épaules et du grade. Enfin, du grade de banlieue, genre caïd bonzaï et horizons bouchés. Débrouille, embrouilles, ouille et autres rimes chics…

Après quelques tribulations plus ou moins troubles, le voici aujourd’hui endossant le costard forcément sobre et strict de croque-mort. Mais Ziz et la rigueur, ça ne marche qu’un temps. Ça débute pourtant sereinement, par un parcours professionnel impeccable, marche bancale après marche sociale, jusqu’à le hisser à l’enviable rang de Maitre de cérémonie au sein de Pompes Funèbres Santoni. Mais l’ascenseur sociable, un tantinet mal équarri, montre vite des signes de faiblesse. Il est consciencieux, Ziz. Juste qu’il est comme il est, Ziz, et qu’il ne faut pas le chatouiller trop près des zones sensibles. Et il faut bien admettre que ça le connaît la zone, « que j’ai passé plusieurs Noëls en zonz, que j’ai commencé chouffeur avant de braquer des tires, et que dans le cursus de la délinquance, j’ai obtenu mon brevet avec la mention trop bien. »

De toute façon, tout était parti en vrille d’avance : Nadège nue dans un cercueil, le collègue suicidé, l’autre disparu. Alors la suite ne pouvait guère s’ériger en long fleuve tranquille. Bref, il se fait virer et prend les armes. Ça reste raccord, avec la mort, avec le comeback et la barbaque aussi…

Du coup, on parlera volontiers pour Hervé Mestron d’une écriture « au plus près de l’os », vive et sournoisement naïve, d’histoires tordues, de la résurgence suburbaine d’un Franz Bartelt expéditif. La morale tangue. Mais, que voulez-vous, tout le monde en croque, mort ou vif. 

JLM

LEUR ÂME AU DIABLE de Marin Ledun / Série Noire / Gallimard.

Y’a du dossier et ça rigole pas ! Alors je respire un grand coup, j’écrase ma cigarette et je suis à vous…

Nouvel opus mastoc à la Série Noire donc pour Marin Ledun. Et changement de trajectoire aussi. Après les deux agréables épisodes à tendance socialo-foutraque de son Club des Cinq rhodanien, perché et bordé de sourires jaunes et noirs (Salut à toi ô mon frère et La Vie en Rose), le voici de retour dans le dur et le sérieux. Ce garçon sachant tout (bien) faire, capable de nous régaler d’un sprint (sa novella Aucune bête aux éditions In8) ou, comme ici, de nous faire haleter tout au long d’un marathon de 600 pages, Leur âme au Diable est une autre réussite, en équilibre entre enquête fouillée et galerie de personnages solidement charpentés.

Différence notoire : après nous avoir habitués à des unités de temps et de lieu quasi théâtrales, l’auteur monte pour le Diable un ring sur-mesure à 360 degrés, du Havre à Bagnolet, de Grenoble à Carquefou, de Podgorica à Brindisi, sur lequel les petits morflent et les gros prospèrent. Le sujet : l’industrie du tabac, ses coups tordus et ses connivences politiques, ses coups bas et sa communication tapageuse, ses trafics en tout genre, trafics de matières premières et d’influences concomitantes. Vingt ans (1986 à 2007) de bases nicotinées défilent en volutes plus ou moins troubles pour échafauder un habile roman noir au parfum de thriller façon american blend. Et on n’y meurt pas que du cancer lorsque les énarques sans scrupules et leurs hommes de main vous ont dans le collimateur. Pour un peu que vous mettiez en danger la courbe ascendante de leurs profits, voire leur propension à festoyer à l’unisson, il serait illusoire de donner cher de votre épiderme. Policiers, syndicalistes, s’y risquent. Pas bon ça ! Comme si les pouvoirs statutaires et établis pouvaient s’attaquer à ceux de l’argent sale et aisément gagné. Et puis quoi encore ? Manquerait plus que les larbins aient voix au chapitre. Qu’il s’agisse d’éplucher des comptes de sociétés ou de rendre une gamine à des parents éplorés, qu’ils soient OPJ ou petit lieutenant provincial, les flics de service enchaînent les impasses et les pistes muettes. Pour rester dans le thème : tous leurs efforts partent en fumée.

De corruptions encore plus nocives que les addictions, Marin Ledun tire un réquisitoire goudronné, sans éclaircie ni vague espoir de rédemption. Goliath reste Goliath et David reste un mythe. Un peu de brouillard azoté et bleuâtre se dissipe vers la fin, bien sûr. Quelques malfrats rejoignent les cieux, quelques comparses pataugent dans les embrouilles. Mais pas de quoi se refaire une virginité pulmonaire. Les métastases du système ont encore de beaux jours devant elles. La loi Evin n’y fera rien, ou si peu…

JLM

LA MÈRE NOIRE de Jean-Bernard Pouy et Marc Villard / Série Noire / Gallimard.

Même si l’histoire commence au Musée d’Orsay, devant Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, ce n’est pas par petites touches impressionnistes que Jean-Bernard Pouy et Marc Villard déroulent cette fois leur nouvelle collaboration à quatre mains. Pour le coup, chacun entonne sa partition en solo, en deux parties liées mais distinctes. On se souvient de leurs précédents et fraternels Ping-pong ou Tohu Bohu chez Rivages, suites de une-deux vifs et rapides, comme on en parle dans le monde du football (sport détesté par JB et adoré par Marc). Ici, et pour rester sur le même terrain, ce serait plutôt une longue passe transversale que s’accordent les deux compères. Pas de buts, mais du beau jeu…


C’est Jean-Bernard Pouy qui ouvre le bal, avec la danse de ses formules toujours justes et acidulées, drôles et innervées, avec cette fois les mots croisés d’un père célibataire et de sa fille de douze ans. Jean-Pierre, on l’apprendra très tard, et Clotilde qu’ils s’appellent. Entre eux, ça roule bien. Papa-peintre assure gîte, couvert et sérénité brinquebalante à une gamine piquante, singulière et carrée dans sa tête. Le précaire équilibre tourne hélas à l’orage lors de congés scolaires en Bretagne. Embarquée dans un barnum syndical insurrectionnel, Clotilde essuie un tir de flash-ball : la tronche morfle, le moral du père aussi, puis Marc Villard intervient.

Lui, raconte l’histoire de Véro, la mère, partie se dorer les chakras du côté de Katmandou, Goa, Krishna, des trucs dans l’genre, ou presque. En rêve surtout. En vrai, son évasion des routines familiales tourne en naufrage glauque et cloisonné au bord d’une Camargue sans issue. Braquage foireux, clinique psychiatrique, ennui endémique, rencontres hasardeuses : avant l’évidence d’un retour à ce cocon « pas si mal », synonyme surtout d’un fataliste « c’était mieux avant ».

De ces deux écritures uniques, différentes mais néanmoins mitoyennes, éclot une nouvelle parenthèse noire toute en subtilités. Entre la rugosité goguenarde de Pouy et la poésie aigre-douce de Villard (nous gratifiant en off de quelques vers libres et sublimes), le court opus s’équilibre autour des lavis de « lard moderne » et des chaos du chemin. Des gars, des gares pour l’un, des gars, d’égards pour l’autre. D’un temps un peu suspendu, ils font le fantasque dérapage d’existences ordinaires, juste humaines, propres donc à prendre les uppercuts et à nous les restituer pleine face.

JLM

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