Chroniques noires et partisanes

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EN FINIR AVEC LES JOURS NOIRS d’Effie Black / Le Gospel

In Defence of the Act

Traduction: Adrien Durand

Quel est le point commun entre le rat-taupe, le bourdon et l’araignée money spider ? Ces espèces sont capables de se suicider pour protéger les leurs et garantir la transmission des gènes. Jessica Miller, une jeune Londonienne, chercheuse en psychobiologie, se passionne pour le sujet et décide d’étudier les possibles correspondances avec le monde humain. Quand se mêlent son intellect de scientifique, des réminiscences de traumatismes familiaux et un chaos imposé par sa cadette adorée, Jessica s’interroge sur sa capacité au bonheur et à échapper aux schémas destructeurs de ses ascendants.

Intitulé In defence of the Act dans sa langue originale, le premier roman de l’Anglaise Effie Black porte titre un peu plus ouvert à l’interprétation et donc éventuellement plus lumineux, En finir avec les jours sombres, mais le sujet n’en reste pas moins clivant et prête à débat. Cela sort chez Le Gospel et pour l’occasion, Adrien Durand, le taulier de la maison d’édition, prend également la casquette de traducteur.

Jessica Miller, protagoniste principale de ce livre, va connaître quelques drames dans sa vie qui l’amèneront à élaborer une théorie intéressante mais pas exactement répandue dans notre société. Jeune, elle vivra la tentative de suicide ratée de son propre père, personnage violent qui impactera durablement la cellule familiale. Plus tard, ce sera une autre tentative de suicide, réussie cette fois, qui va la marquer. Celle d’une personne qu’elle tenait en estime, dont elle se sentait proche, mais dont le suicide révèlera à Jessica que cette personne n’était pas celle qu’elle pensait connaître et que son geste a certainement permis d’éviter le pire et donc de préserver les premier(e)s concerné(e)s. Sa théorie est donc que le suicide, sujet encore relativement tabou et mal perçu en général, peut s’avérer être un geste altruiste et bénéfique pour la société. C’est dans sa vie professionnelle, au travers de recherches scientifiques sur certaines espèces animales, qu’elle tente de confirmer ou d’étayer cette théorie. Pour autant, plus tard dans sa vie, un autre drame viendra brutalement remettre en question ce qu’elle pensait jusqu’alors. Mais En finir avec les jours noirs est également l’histoire d’une jeune femme queer qui tente de se construire une vie, affective et sentimentale notamment, en essayant tant bien que mal de conjurer son passé plutôt que de le laisser complètement dicter son présent et son futur.

A mon sens, la théorie développée par Jessica Miller est particulièrement intéressante. Bien évidemment, c’est un sujet difficile, mais elle permet de voir les choses sous une autre perspective et d’ouvrir la discussion. Comme je l’ai écrit précédemment, cette théorie se trouve remise en question dans la dernière partie du livre, il n’y a donc pas ici une prise de position tranchée de la part de l’autrice. Mais aussi dur soit le sujet, le ton d’Effie Black qui ne manque pas de traits d’humour façon british et demeure toujours très rationnel, ne le rend pas pesant et évite que le livre sombre dans un pathos trop intense et potentiellement indigeste. Écrit à la première personne, En finir avec les jours noirs donne l’impression de lire un récit autobiographique, presque un essai ou des mémoires, ce qui laisse dire, une fois encore, que la fiction est parfois le meilleur moyen de raconter la vérité. La fin, un poil trop conventionnelle, est sans doute la seule chose qui vient un peu noircir le tableau. Au final, le livre d’Effie Black est peut-être plus une ode à la vie qu’il n’y paraît.

En finir avec les jours noirs est un premier roman honnête et touchant. Une approche singulière mais intelligente d’un sujet particulièrement sensible. Grâce à Effie Black, peut-être allez vous découvrir que vous êtes plutôt un grain de café, une carotte, un œuf ou encore un sachet de thé. Comprendra qui lira.

Brother Jo.

ENTRETIEN AVEC DONALD RAY POLLOCK (Le diable, tout le temps).

En seulement un recueil de nouvelles (Knockemstiff) et deux romans (Le Diable, tout le temps et Une mort qui en vaut la peine) en 15 ans, Donald Ray Pollock est devenu un auteur incontournable, un maître de littérature américaine bien noire et violente.
Pour ma part, Le Diable, tout le temps fut une telle claque et que je n’ai de cesse de citer Donald Ray Pollock comme l’un de mes auteurs favoris. Rares sont les premiers romans d’une telle puissance. Son dernier roman, Une mort qui en vaut la peine, datant déjà de 2016, j’attendais impatiemment de voir un nouveau livre de Pollock paraître pour sauter sur l’occasion et en profiter pour l’interviewer. Celui-ci n’arrivant pas, j’ai fini par me dire que l’occasion n’arriverait peut-être jamais. Mais, c’est lors d’un échange avec l’écrivain David Joy consécutif à une interview réalisée pour Nyctalopes, à qui j’ai mentionné que je nourrissais l’espoir de voir sortir un jour un nouveau livre de Donald Ray Pollock pour enfin pouvoir l’interviewer, que celui-ci me convainquit qu’il ne fallait surtout pas que j’attende si c’était l’interviewer était vraiment important pour moi. Je l’ai pris au mot. Grâce à Francis Geffard, notamment directeur de la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel dans laquelle est publié Donald Ray Pollock, j’ai enfin pu m’entretenir avec Pollock. Dès mon premier mail à Pollock, je lui ai confié la même chose qu’à David Joy, à savoir que j’attendais initialement son prochain livre pour l’interviewer mais que j’avais décidé de ne plus attendre, ainsi que ce que me répondit Joy. C’est non sans humour qu’il me répondit et donna ainsi le ton de nos échanges à venir : « Joy avait raison ; je serai peut-être mort avant que ce livre soit terminé ! »
Aujourd’hui âgé de 70 ans, après une vie à travailler dans une usine de pâte à papier et une carrière d’écrivain débutée assez tardivement mais avec succès, Donald Ray Pollock garde la tête sur les épaules et semble vivre une vie tranquille désormais assez éloignée de celles qu’il réserve à ses personnages. Bienheureux hasard de calendrier, si pas encore de nouveau roman à l’horizon, cet entretien arrive néanmoins avec l’annonce d’une actualité à venir. Knockemstiff ressortira en février 2026 (sous le titre Knockemstif, Ohio), dans une traduction entièrement révisée par Philippe Garnier et, qui plus est, avec une nouvelle inédite. Au même moment sera également republié Le Diable, tout le temps, avec une préface signée Marie Vingtras. Tout ça, bien évidemment, chez Albin Michel.

Donald Ray Pollock. Photo Jean-Luc Bertini.

Vous avez travaillé 32 ans dans une usine de pâte à papier avant de décider de devenir écrivain. C’est une longue expérience de vie. Est-ce que cela a nourri d’une façon ou d’une autre votre écriture ?

Bien sûr, quand on fait quelque chose pendant aussi longtemps, cela laisse forcément des traces. Et j’ai mené une vie très chaotique pendant les 14 premières années que j’ai passées là-bas : alcoolisme, drogue, deux divorces, faillite, dépression. En d’autres termes, une bonne matière première pour un futur écrivain. Mais l’une des choses les plus importantes que j’ai apprises de mes collègues pendant toutes ces années, c’est comment faire des dialogues, comment rendre mes personnages « naturels ». J’ai beaucoup écouté.

Vous vous êtes officiellement mis à l’écriture à 45 ans, mais est-ce que le processus d’écriture était déjà présent dans votre vie avant ?

J’ai toujours beaucoup lu. Et j’ai obtenu un diplôme d’anglais alors que je travaillais dans une usine à papier à l’âge de trente ans, donc oui, je suppose que le processus qui m’a conduit à devenir écrivain avait déjà commencé. Je ne le savais simplement pas à l’époque.

Vous êtes passé par la case université pour vous lancer dans l’écriture. Pourquoi ce choix et qu’est-ce que cela vous a concrètement apporté ?

Une professeure de l’université d’État de l’Ohio m’a suggéré que si j’étais vraiment sérieux dans mon désir d’écrire, je devrais quitter l’usine à papier et m’inscrire à leur programme de maîtrise en création littéraire. J’étais réticent au début, mais après environ un an, j’ai décidé de suivre son conseil. Bien sûr, quitter l’usine à papier était une décision énorme pour moi ; j’avais cinquante ans et j’y travaillais depuis l’âge de dix-huit ans. Qu’ai-je retiré de cette expérience ? Principalement deux choses : la chance de côtoyer d’autres personnes intéressées par l’écriture et la possibilité de quitter l’usine à papier avec une sorte de filet de sécurité (l’université m’a versé une allocation pour enseigner un cours par trimestre, ce qui m’a également permis de découvrir que j’étais un piètre enseignant).

Est-ce que la littérature a toujours fait partie de votre vie ?

Comme je l’ai dit précédemment, j’ai toujours aimé lire, surtout des romans, parfois des livres d’histoire. Et les seules biographies qui m’ont jamais intéressé sont celles d’écrivains. Cela dit, je ne fais pas partie de ces gens qui ressentent le besoin d’écrire. Je préfère de loin lire les livres des autres plutôt que de travailler sur les miens.

Certains diraient qu’il faut être un peu fou pour lâcher son boulot, quand on a une situation stable comme vous l’aviez, pour décider de devenir écrivain. Êtes-vous aujourd’hui en capacité de vivre de votre écriture ?

J’ai réussi à le faire, mais surtout parce que j’ai eu de la chance et que ma femme travaillait quand j’ai commencé. Et maintenant, je touche une pension du gouvernement et une retraite de l’usine à papier, ce qui signifie que je n’ai pas à trop me soucier de l’argent tant que je fais attention, et c’est probablement aussi la principale raison pour laquelle je n’ai pas publié de nouveau livre depuis si longtemps. J’ai lu quelque part que Sherwood Anderson, l’auteur de Winesburg-en-Ohio, avait demandé à son éditeur de cesser de lui verser une allocation mensuelle, car il ne pouvait pas travailler avec la sécurité qui le regardait droit dans les yeux.

Vous avez commencé votre carrière d’écrivain par un recueil de nouvelles. Chez nous, en France, la nouvelle est souvent perçue comme pas très vendeur, cela intéresserait moins les lecteurs. Pourquoi avoir commencé par la nouvelle et pensez-vous y revenir un jour ? Est-ce qu’il y a des nouvellistes qui vous ont marqué ?

Je ne pensais pas avoir ce qu’il fallait – l’énergie, la discipline, la vision – pour écrire autre chose que des nouvelles, alors j’ai commencé par là, pensant que ce serait plus facile et peut-être à ma portée. Maintenant que j’ai écrit deux romans, je ne pense plus que ce soit le cas. Je pense que les nouvelles sont en fait plus difficiles à écrire. Quant à savoir si j’en écrirai d’autres, je ne sais pas trop. Et les auteurs de nouvelles qui m’ont marqué ? La liste est longue : Andre Dubus, Flannery O’Connor, Barry Hannah, John Cheever, Hemingway, Jim Shepard, Lee K. Abbott, Tchekhov, Maupassant…

Vous avez grandi à Knockemstiff, Ohio. Combien de temps y avez-vous vécu ? Knockemstiff, qui est le nom de votre premier recueil de nouvelles, serait en partie inspiré de votre vie là-bas, en grossissant néanmoins le trait. Qu’était Knockemstiff quand vous y avez vécu et qu’en est-il aujourd’hui ? Il y a beaucoup de misère sociale, de pauvreté, de violence et de crasse dans votre recueil. A quel point est-ce proche de la réalité ?

J’ai vécu à Knockemstiff pendant mes dix-huit premières années, plus ou moins (1954-1972). Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, quand j’étais enfant, il y avait trois magasins généraux, une église et un snack-bar qui est devenu plus tard un bar. Il y avait peut-être 400 à 500 personnes qui y vivaient et j’étais probablement apparenté d’une manière ou d’une autre à un tiers d’entre elles. Il y avait beaucoup de pauvreté et d’alcoolisme, mais il y avait aussi quelques familles qui menaient une vie normale de classe moyenne. Donc, d’une certaine manière, il y avait deux réalités qui coexistaient là-bas, et je me suis concentré sur la plus dure.

N’avez-vous jamais souhaité partir de là-bas ? L’écriture fut-elle pour vous un moyen de vous extraire de cet endroit ?

Quand j’étais jeune, j’ai toujours rêvé de partir, principalement parce que mon père et moi ne nous entendions pas. La lecture était une échappatoire, mais j’étais déjà loin de là quand j’ai commencé à écrire.

Dans Knockemstiff vous avez lié les histoires entre elles. D’où vous est venu cette idée ?

Probablement après avoir lu Winesburg-en-Ohio de Sherwood Anderson.

La religion est très présente dans Le Diable, tout le temps. J’ai lu que vous allez à l’église épiscopalienne. Est-ce que la religion a un sens pour vous ?

Personnellement, je ne suis pas très croyant, même si je pense que le monde serait bien meilleur si tout le monde respectait les Dix Commandements. Je vais principalement à l’église le dimanche matin parce que ma femme y va. Je suis cependant un peu fasciné par la façon dont la religion façonne la vie des autres, en particulier celle des fondamentalistes, ceux qui croient littéralement à tout ce qui est écrit, par exemple, dans la Bible. Le monde a 4 000 ans, nous avons côtoyé les dinosaures, ce genre de choses.

Votre roman, Le Diable, tout le temps a été adapté en film pour Netflix par Antonio Compos et produit par Jake Gyllenhaal. Qu’avez-vous pensé de cette adaptation ?

J’ai trouvé qu’Antonio avait fait un travail fantastique. Cela m’a aussi fait réaliser à quel point il est difficile de faire un film.

Vous faites la voix off du film. Vous semblez être quelqu’un de plutôt discret et réservé. Comment avez-vous vécu cette expérience, de faire ainsi entendre votre voix ? Il paraît que vous avez fait ça à distance, en enregistrant votre texte par téléphone. Pourquoi avoir procédé de la sorte?

Eh bien, je n’aime pas le son de ma voix, donc j’ai mis un certain temps à me sentir à l’aise avec le doublage. Au début, j’ai essayé quelques passages sur mon téléphone, mais ensuite Antonio a fait venir un ingénieur du son à la maison et nous avons fait la majeure partie du travail là-bas en quelques jours.

Savez-vous s’il y a d’autres projets d’adaptation de vos livres en films ou en séries de prévues ?

Antonio détient désormais les droits sur les deux autres livres, Knockemstiff et Une mort qui en vaut la peine, et nous espérons, croisons les doigts, adapter Une mort qui en vaut la peine en série télévisée.

J’ai interviewé David Joy à l’occasion de la sortie de son dernier roman Les deux visages du monde. La violence étant présente dans tous ses livres, comme dans les vôtres, je lui ai demandé s’il pouvait imaginer, un jour, écrire un livre sans violence. Il m’a notamment répondu cela : « Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. » Partagez-vous ce constat ? Et pensez-vous pouvoir un jour écrire un livre sans violence ?

Eh bien, quand il y a un demi-million d’armes à feu en circulation dans le pays, dont la majorité appartient à des gens stupides, haineux ou paranoïaques, il est presque certain que le taux de meurtres sera élevé. Le commentateur de droite Charlie Kirk a été assassiné il y a peu ! Quant à l’idée qu’une histoire se déroulant en Amérique sans violence serait hypocrite ou malhonnête, je comprends le point de vue de David, mais il existe encore d’excellents romans significatifs qui ne sont pas du tout violents. Gilead, de Marilynne Robinson, en est un bon exemple. Bien sûr, quand elle l’a écrit, Trump, l’ICE et toute cette folie fasciste n’existaient pas encore. Donc, en ce qui concerne l’avenir, ce que dit David s’avérera probablement vrai. Quant à moi, j’aimerais beaucoup écrire une histoire sans violence, mais j’ai essayé une fois et ça n’a pas marché.

Comment avez-vous réussi, dans votre propre vie, à échapper aux destins parfois terribles que vous réservez aux personnages sur lesquels vous écrivez ?

J’ai arrêté de boire et de me droguer à l’âge de trente-deux ans. À cette époque, j’étais sur le point de perdre mon emploi, j’avais été marié et divorcé deux fois, je ne possédais rien d’autre qu’une vieille Chevrolet 76′ cabossée, quelques vêtements et une télévision en noir et blanc que ma sœur m’avait donnée. Si je n’avais pas arrêté, je suis convaincu que je serais mort aujourd’hui.

Vous l’avez déjà dit, vous êtes fasciné par les gens qui se retrouvent piégés dans une vie dont ils n’arrivent pas à s’échapper. D’où vous vient cette fascination ? Est-ce relatif à votre vie passée ?

Oui, c’est probablement le cas, dans une certaine mesure en tout cas. Vivre dans une petite ville et travailler à l’usine n’était pas ce que j’avais imaginé pour ma vie quand j’étais enfant, et je pense donc que je me suis senti piégé quand je me suis retrouvé coincé dans cette situation. Mais à cela s’ajoute le fait que je me suis toujours senti mal dans ma peau, et c’est encore le cas aujourd’hui, même après avoir quitté cette vie et connu un certain succès dans l’écriture.

Pendant que je préparais cette interview, je me suis entretenu avec l’écrivain et musicien John Darnielle pour son roman La maison du Diable. Il m’a dit deux choses qui feront probablement sens pour vous : « lorsque nous racontons des histoires sur des personnes, nous devons nous rappeler que nous parlons de personnes qui ont une vie, qui travaillent et souffrent comme nous. Les gens ne sont pas des « personnages », ce sont des personnes. » et « Je pense qu’une bonne histoire a besoin d’un lieu où elle se déroule – d’une certaine manière, je pense que les détails du lieu sont à l’origine des personnages et des événements. […] Les gens résident quelque part, ils partent et reviennent ou partent et ne reviennent pas, ils gravitent autour des lieux, ils s’en approchent ou les évitent. En tout cas, pour moi, une fois que j’ai vu « la pièce où cela s’est passé », pour reprendre l’expression d’Hamilton, l’histoire émerge de là. » Qu’en pensez-vous ?

Oui, le lieu est très important, en tout cas pour moi. Comme l’a dit un jour Eudora Welty, je crois : « Rien ne se passe nulle part. »

Tous vos écrits sont situés dans l’Ohio, où vous avez toujours habité. Vous semblez nous en montrer tous les contrastes sociaux, culturels et humains. Avec Donald Trump et sa politique, ces contrastes risquent de s’aggraver aujourd’hui. Est-ce que l’on peut imaginer un jour un roman de Donald Ray Pollock qui se passerait dans le présent, et donc dans ce contexte, contrairement à vos précédents livres ? Vos personnages peuvent paraître assez dingues ou coupables de choses assez horribles. Mais ne trouvez-vous pas que la réalité, tout spécialement dans le contexte politique actuel aux Etats-Unis, les ferait presque aujourd’hui passer pour des gentils ?

Je doute pouvoir écrire un roman décent qui se déroulerait au cours de ce siècle, principalement parce que je déteste tellement de choses à son sujet : les réseaux sociaux, l’addiction aux téléphones portables, la menace de l’intelligence artificielle, le culte des célébrités, les milliardaires, et ainsi de suite. Bien sûr, ce sont tous d’excellents sujets à explorer, que les écrivains devraient aborder, mais ils ne m’intéressent tout simplement pas assez pour que j’écrive à leur sujet. En d’autres termes, je suis un vieux schnock.

Durant la campagne électorale de 2008, vous écriviez des dépêches sur le sujet pour le New York Times. Donald Trump vient de redevenir Président des Etats-Unis. Comment percevez-vous la situation actuelle ?

C’est dangereux parce que beaucoup de gens aux États-Unis semblent être soit complètement stupides, soit complètement fous, voire les deux dans de nombreux cas. Il suffit de regarder notre Président. Un écrivain de fiction ne pourrait pas inventer un personnage plus répugnant, plus cupide, plus haineux, plus malhonnête et plus narcissique que Donald Trump, et pourtant, des millions de personnes le considèrent comme une sorte de sauveur envoyé par les cieux. Ces personnes ne connaissent manifestement pas grand-chose à l’histoire.

Vous avez déclaré que ce qui compte pour vous c’est d’écrire sur ces gens et ces endroits que vous connaissez. Que leur rendre hommage compte beaucoup pour vous. Est-ce qu’écrire est pour vous une façon de faire perdurer la mémoire de ces petites villes ou villages qui disparaissent, ainsi que celle des gens l’on oublie ou préfère ignorer ?

Eh bien, oui, peut-être un peu, parce que je déteste voir disparaître ce genre d’endroits, mais aussi parce que, personnellement, j’utilise ces personnes et ces lieux parce que ce sont à peu près les seuls que je connaisse suffisamment pour pouvoir écrire à leur sujet. J’ai voyagé un peu, mais je n’ai jamais vécu ailleurs que dans le comté de Ross, dans l’Ohio.

L’Ohio a le septième taux de mortalité par overdose le plus élevé du pays. Les drogues et l’alcool étant bien présentes dans vos livres, et avec votre passif aujourd’hui assez lointain, j’imagine que vous n’êtes pas insensible au sujet. Quel regard portez-vous sur la crise actuelle des opioïdes, et notamment l’épidémie de Fentanyl qui fait des ravages ? Observez-vous des changements, positifs ou négatifs, là où vous vivez ?

J’ai personnellement connu au moins une douzaine de personnes qui sont mortes d’une overdose, dont plusieurs cousins. J’ai arrêté de consommer en 1986, et à l’époque, le pire problème dans la région était le crack, ce qui était déjà suffisamment grave. Mais je ne pense pas qu’il y ait autant de décès par overdose aujourd’hui qu’il y a seulement 5 ou 6 ans. Bien sûr, le Narcan aide beaucoup, et il y a des centres de désintoxication qui poussent comme des champignons, certains légitimes, d’autres juste là pour faire de l’argent. Mais même ceux qui ne sont là que pour l’argent permettent aux gens de sortir de la rue et de se retrouver dans un environnement plus sûr pendant un certain temps.

Vous semblez poser un regard observateur et réfléchi sur la société qui vous entoure. Avez-vous déjà pensé à écrire autre chose que de la fiction?

Non. Je ne suis vraiment pas si intelligent que ça. La plupart de mes opinions proviennent de mes lectures ou des émissions d’actualité. Mais si je devais écrire un ouvrage non romanesque, je m’intéresserais probablement aux biographies d’écrivains qui n’en ont pas encore, comme Earl Thompson, Andre Dubus ou Charles Portis.

Le poids de nos actes est un sujet récurent de vos livres. Est-ce que vous aussi, comme beaucoup de vos personnages, vous devez vivre avec cela ?

Tout le monde fait des erreurs, des choses qu’il aimerait pouvoir effacer ou changer. C’est la vie. Si vous avez de la chance, vous tirez les leçons de ces erreurs, même si j’ai constaté que ce n’est pas le cas de la plupart des gens. Mon principal regret est de ne pas avoir été un meilleur père pendant l’enfance de ma fille.

Vos personnages sont ce que l’on peut appeler des marginaux. Pensez-vous être l’un des leurs ? Est-ce qu’il y a un de vos personnages en particulier dont vous vous sentez plus proche qu’un autre ?

Je suppose que je ressentais cela dans une certaine mesure, mais la plupart des sentiments négatifs que j’éprouvais étaient auto-infligés, liés à une conscience excessive de moi-même, ce genre de choses. Heureusement, j’ai surmonté la plupart de ces sentiments, et comparé à mes personnages ou même à la plupart des gens avec qui j’ai grandi, je vis comme un roi. Quant à m’identifier à l’un de mes personnages, peut-être Cane dans Une mort qui en vaut la peine, le frère beau, attentionné et érudit. Ha !

Vous avez créé beaucoup de personnages et je crois que vous leur avez presque tous donné des noms. Pour le peu que j’ai écrit moi-même, j’ai toujours trouvé ça difficile d’imaginer des noms qui rendent les personnages crédibles. Comment trouvez-vous les noms pour tous ces personnages ?

De divers endroits. Des gens avec qui j’ai grandi, des collègues de travail. Je promène mon chien dans un cimetière et je trouve des noms sur les pierres tombales. J’ai également trouvé de bons noms dans les nécrologies publiées dans les journaux. Il faut simplement qu’ils me « semblent » appropriés.

Avec vos livres vous avez influencé d’autres artistes. La dernière que j’ai en tête étant la musicienne Ethel Cain pour son dernier album, Perverts, dont l’inspiration initiale fut votre livre Knockemstiff. Avez-vous conscience de la portée de votre œuvre ?

Je ne suis vraiment pas au courant de tout ça, mais je vais écouter l’album d’Ethel.

Dans une interview pour la sortie d’Une mort qui en vaut la peine donnée dans le journal Ouest France en 2016, vous avez déclaré « ne plus vouloir attendre aussi longtemps pour sortir un nouveau livre » et que le prochain aurait pour personnage principal une femme et qu’il se déroulerait en 1959. En 2022, vous déclariez dans une interview pour Tallahassee Democrat être en train d’écrire un livre sur un écrivain schizophrène. Il vous est même déjà arrivé d’évoquer le titre de votre prochain livre : Rainsboro. Un nouveau roman est-il toujours d’actualité ? Avez-vous écrit depuis la publication d’Une mort qui en vaut la peine ou avez-vous aussi occupé votre temps à d’autres choses ?

Je travaille actuellement sur un nouveau roman, mais je dois avouer que j’ai un peu de mal cette fois-ci. Les trois premiers livres ont plutôt bien marché, et je pense que je suis un peu paranoïaque à l’idée de gâcher cette réussite (je pense davantage aux lecteurs et pas seulement à l’écriture du livre pour moi-même). De plus, j’ai cette sécurité qui me regarde dans les yeux, dont j’ai parlé plus tôt, et qui me rend paresseux. Le roman sur lequel je travaille parle toujours d’un écrivain et j’en ai terminé environ les deux tiers.

Est-ce qu’il y a un écrivain qui vous aurait inspiré plus qu’un autre ? Et est-ce qu’il y a un livre qui a été déterminant pour vous ?

Un jardin de sable, d’Earl Thompson. J’avais peut-être 15 ou 16 ans quand je l’ai lu, un livre de poche jaune que l’un de mes cousins avait volé dans une pharmacie de la ville, et c’était le premier livre que je lisais qui parlait du même genre de personnes que celles qui vivaient autour de moi à Knockemstiff, peu éduquées, gagnant à peine leur vie, avec beaucoup d’alcool et de sexe.

Est-ce qu’il y a des écrivains français qui vous ont marqué ? Si oui, pourquoi ?

Céline, bien sûr. Simenon, un peu. Balzac et Maupassant, au début. Et récemment, je me suis pris de passion pour Michel Houellebecq. Je viens de terminer Sérotonine, le quatrième roman de cet auteur que j’ai lu ces derniers mois. Pourquoi ? Je ne sais jamais comment répondre à cette question. Je les aime, c’est tout.

Malgré la noirceur de vos écrits, on y trouve néanmoins beaucoup d’humour. De l’humour noir. C’est peut-être un peu plus flagrant pour certains avec le dernier, Une mort qui en vaut la peine, qui est un peu moins noir que les précédents. Est-ce que vous utilisez l’humour pour alléger un peu toute cette noirceur ou est-ce pour vous quelque chose qui fait simplement partie d’un tout ? Je suis curieux, quelle est la meilleure blague selon Donald Ray Pollock ?

Je pense les deux. Et, en tout cas pour moi, l’humour est la chose la plus difficile à écrire. Je pense qu’une blague que, selon Martin Amis, son père, Kingsley, racontait à ses fils est l’une des meilleures que j’ai jamais entendues : un fermier et sa femme avaient un fils qui allait bientôt avoir quinze ans. La femme dit au vieil homme qu’il devait expliquer les oiseaux et les abeilles au garçon. Il tergiversa, prétextant que c’était embarrassant, mais elle insista et il finit par accepter. Il emmena donc le garçon dans les bois et lui dit : « Mon fils, tu te souviens de ce que nous avons fait à ces filles dans le fossé le week-end dernier ? » « Oui, papa, je m’en souviens », répondit le garçon. « Eh bien, les oiseaux et les abeilles font la même chose », dit le vieil homme.

Etant donné que vous n’êtes clairement pas étranger à l’humour, quel est le ou les livres les plus drôles que vous ayez lu ? Pour ma part, je cite toujours La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Mais je crois que le dernier qui m’a vraiment fait rire c’est Nein, Nein, Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar de Jerry Stahl.

Un chien dans le moteur de Charles Portis.

Niveau musique, toujours à écouter du stoner rock ? Est-ce que la musique influence votre écriture ?

Parfois, mais ces derniers temps, je m’intéresse davantage à de nouveaux groupes qui ont tendance à sonner un peu plus comme le rock des années 70 : The Stone Horses, The Dead Daisies, Rival Sons, The Dust Coda, Ayron Jones. J’adore le dernier album de Royal Thunder, Rebuilding the Mountain, qui est, je suppose, un peu plus proche du stoner rock. Cette femme a une voix incroyable. En ce qui concerne l’influence sur mon écriture, j’avais l’habitude d’écouter de la musique à très faible volume lorsque j’écrivais, surtout la nuit, donc je suis sûr que cela a eu une influence sur le rythme et l’ambiance (Ghost serait un bon groupe pour cela), mais j’ai arrêté de le faire après avoir commencé à travailler le matin.

Le temps passant, peut-être avez-vous aujourd’hui plus de recul sur votre travail. Êtes-vous en mesure d’analyser ce que vous écrivez et d’expliquer aux gens le sens profond de vos livres ? Vous avez plusieurs fois déclaré ne pas essayer d’interpréter ce que vous écriviez. Est-ce que cela a changé aujourd’hui ?

Non. Je pense rarement à mes livres ou à leur signification. En fait, je n’y pense probablement que lorsqu’on m’interroge à leur sujet.

Si un livre s’inspirant vraiment de la vie de Donald Ray Pollock devait être écrit, quelle pourrait en être la première phrase ?

« Le soir du 22 décembre 1954, alors qu’elle faisait la vaisselle après le dîner et écoutait son mari se plaindre de sa cuisine, Violet Pollock, enceinte, ressentit les premières contractions. »

Pour quelqu’un qui se lancerait dans l’écriture dans la perspective de devenir écrivain, que lui conseillerez-vous de ne pas faire ?

De ne pas faire ? Cela peut sembler sévère, mais je dirais : ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants, n’achetez pas de maison, ne vous endettez pas. En gros, évitez de faire tout ce que j’ai fait.

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Découvrez ci-dessous les couvertures de la ressortie de Knockemstiff (sous le titre Knockemstiff, Ohio) et de la nouvelle publication de son roman Le Diable, tout le temps à paraître en février 2026.

Entretien réalisé par mail, entre mai et septembre 2025. Merci à Francis Geffard pour avoir permis à cet entretien d’avoir lieu et à David Joy pour avoir été le déclencheur.

Brother Jo.

SUR LE FIL DE LA VIOLENCE de Mark O’Connell / Stock

A Thread of Violence

Traduction: Charles Bonnot

En 1982, dans une Irlande secouée par les attentats, le chômage et les grèves de la faim, Malcolm Macarthur se retrouve, à l’âge de 37 ans, dans une impasse financière. Ce dandy intellectuel qui ne se sort jamais sans son noeud de papillon est pris de panique à l’idée de devoir travailler pour gagner sa vie. Il échafaude alors un plan improbable : braquer une banque. Pour ce faire, il a besoin d’une voiture et d’une arme. Pour se les procurer, il assassine sauvagement une infirmière et un jeune fermier.
Mark O’Connell a longtemps été hanté par l’histoire de ce double meurtre. Alors que Macarthur a purgé ses trente ans d’emprisonnement, le voilà libéré et de retour à Dublin. Afin de percer les mystères qui entourent encore ces crimes brutaux et inexplicables, Mark O’Connell décide de le rencontrer. L’auteur se retrouve ainsi confronté à son propre récit : que signifie écrire sur un meurtrier ?

La recommandation d’Emmanuel Carrère, « Dans le panthéon des écrivains fascinés par des criminels, Mark O’Connell se révèle un des plus brillants. », alliée à cette photo de Malcolm Macarthur en couverture de ce livre, avec un nœud papillon et un regard perçant, intriguent d’emblée. Nul doute que l’on va avoir à affaire à du true crime, tout en s’attendant néanmoins à quelque chose d’un peu différent de ce qui se fait habituellement dans le genre true crime. C’est avec cette intuition que je me suis plongé dans Sur le fil de la violence de l’écrivain irlandais Mark O’Connell, mais s’est elle avérée fondée ou est-ce là un énième livre sensationnaliste sur un tueur ?

Vous vous en rendrez vite compte en lisant Sur le fil de la violence, il y a deux histoires dans ce livre, et non pas une. Il y a bien évidemment celle du tueur Malcolm Macarthur, personnage atypique pour un tueur, puisque issu d’un milieu très favorisé qui lui aura longtemps permis de se soustraire à toute vie professionnelle en étant financièrement assez confortable pour consacrer son temps à se cultiver et à profiter d’une vie mondaine propres aux personnes de son rang. Mais le jour où Malcolm Macarthur réalise que l’état de ses finances n’est plus viable et qu’il lui faudrait travailler pour subvenir à ses besoins et ceux de sa famille, ce qui dans son esprit signifie perdre sa liberté de pouvoir jouir de son temps comme il le souhaite, il commet l’irréparable en tuant deux personnes dans la perspective de préparer un braquage de banque. Ses crimes défrayeront la chronique en Irlande de part leur brutalité, mais également suite au retentissement politique lié au fait que Malcolm Macarthur fut arrêté dans l’appartement de son ami Patrick Connolly alors procureur général de la république d’Irlande, au point de faire de lui aujourd’hui encore le tueur le plus célèbre du pays.
Pour ce qui est de la deuxième histoire, c’est bien celle de l’auteur Mark O’Connell dont il est question, qui écrit sur sa vie, son parcours et sa démarche, essayant ainsi d’expliquer et de légitimer le fait qu’il en vienne à écrire un livre sur ce tueur qui l’obsède depuis longtemps, et qui s’apprête à prendre une importance encore plus conséquente dans sa vie avec l’écriture de ce livre qui est rythmée par des rencontres et entretiens avec son sujet principal, Malcolm Macarthur.

Ce qui dénote dans Sur le fil de la violence, en comparaison de ce qui se fait habituellement dans le true crime, c’est la volonté de l’auteur de découvrir les motivations de Malcolm Macarthur derrière ses crimes, tout en questionnant perpétuellement sa propre démarche en écrivant ce livre et en espérant rester au plus proche de la vérité, tout en étant conscient d’être contraint par le fait qu’il construit quelque chose essentiellement sur la base des paroles du principal intéressé. Mark O’Connell ne se contente pas de relater des faits, il réfléchit à ce qu’il est en train de vivre et d’écrire et nous fait part de ses réflexions. Il tente d’éviter ainsi les écueils propres au true crime en étant plus dans l’analyse que le sensationnalisme. Bien que je ne pense pas que l’on puisse dire que Mark O’Connell arrive à éviter tous les écueils, d’ailleurs il n’arrive pas non plus à véritablement éclaircir les réels motivations de Malcolm Macarthur derrière ses crimes, il parvient tout de même à nous faire réfléchir sur un genre littéraire qui a toujours autant de succès et à nous tenir en haleine avec une écriture particulièrement efficace.

Mark O’Connell signe avec Sur le fil de la violence un ouvrage plutôt en marge des canons du true crime. Ici la démarche de l’auteur est autant le sujet que l’histoire de Malcolm Macarthur et les crimes qu’il a commis. Un livre qui n’apporte pas toutes les réponses désirées mais qui soulève son lot de questions pertinentes et pas assez souvent posées.

Brother Jo.

KONG JUNIOR de Jean-Christophe Cavallin / Seuil.

À quelques encablures de Venise, sur l’horizon de la lagune se profile Poveglia. L’île abandonnée abrite les ruines d’un ancien asile. Lorenzo Kiesler prétend que King Kong est mort là-bas, au milieu des aliénés. Certain qu’il est son petit-fils, il regarde sa fin injuste comme une prémonition du meurtre de la nature. Quand la Mostra organise une soirée en l’honneur du King Kong de 1933, Lorenzo décide de s’y rendre et de venger son grand-père.

Jean-Christophe Cavallin, Docteur en Lettres Modernes, également professeur à l’université Aix-Marseille où il est responsable du master « écopoétique et création », signe avec Kong Junior son premier roman. Un premier roman qui n’est pas son premier livre puisqu’il est déjà l’auteur de quelques ouvrages. A l’évidence, pour ce qui est de la littérature, Jean-Christophe Cavallin connaît son rayon, mais est-ce que cela est assez pour faire d’un premier roman un bon livre ?

Quand j’écris sur un livre, pour exprimer mon avis j’entends, généralement je m’attarde un peu sur l’histoire avant de me prononcer sur l’écriture, ne serait-ce que quelques lignes. Mais je dois dire ce qui est, il m’est délicat de m’étendre ici sur l’histoire. Je me suis perdu dans la quête qui est celle de Lorenzo Kiesler. Je ne me suis pas perdu comme si j’avais décroché, comme si je n’appréciais pas ce que je lisais. Non. Je me suis perdu comme si je m’égarais dans un rêve. Un rêve trouble mais fascinant. Je me suis laissé entraîner par Lorenzo Kielser, qui lui-même semble perdu, dans Venise et ses alentours, plus belle et mystérieuse que jamais. Un étrange imaginaire se mêle ici à une réalité bien concrète. Un peu comme si l’on était plongé dans un brouillard dans lequel on perçoit les contours de ce qui nous entoure mais où tout semble insaisissable.

Ce qui frappe dès que l’on entame la lecture de Kong Junior, et qui m’a d’une certaine façon fait perdre le fil du récit bien que celui-ci ne fasse que 200 pages, c’est la façon d’écrire de Jean-Christophe Cavallin. Il est d’emblée évident que, bien que ce livre soit un premier roman, il est l’oeuvre d’un auteur confirmé qui semble avoir passé une vie à façonner une langue d’une poésie et d’une richesse folles. De l’esthétique magnétique de ses phrases à la musicalité envoûtante de son écriture, il y a une puissance littéraire d’une beauté tout à fait particulière qui se dégage du texte. Il n’y a pas une phrase dont on ne se régale pas.

« En regardant le vestibule au toit crevé de ciel bleu, avec son lustre de guingois, ses murs mangés d’éboulis, j’ai pensé aux chambres souterraines dont un coup de pioche éventre le plafond et dont la lumière du jour dissout les fresques antiques. Dans cette ruine où rien ne bouge, je savais que quelque part, assis au pied d’un mur ou sur un éboulis, Ritz était en train de s’éteindre. Est-ce que j’aurais dû le chercher ? J’avais défloré sa nuit. J’avais voulu l’éclairer, lui montrer comme elle était belle et je l’avais condamnée. Le rai de lumière nocive que j’y avais introduit la rongerait comme un acide. Ritz avait vécu dans le noir, mais sur tous les murs de ce noir respiraient de grandes fresques encombrée de héros, d’animaux légendaires, de combats mystérieux. Bientôt tout cela aurait disparu. Le jour y était à l’œuvre comme le ver dans le fruit. »

Kong Junior est un roman envoûtant à l’écriture puissante qui est l’apanage des grands auteurs. Jean-Christophe Cavallin a un talent d’écrivain indéniable et une passion pour la littérature qui ne fait aucun doute. Une lecture tout à fait étonnante et qui tient plus d’une confirmation que d’une première fois.

Brother Jo.

REVE D’UNE POMME ACIDE de Justine Arnal / Quidam.

« Une famille. Plusieurs générations de larmes et de calculs. Des femmes pleurent et s’en remettent aux médicaments. Des hommes comptent, aimantés par les chiffres.
Depuis longtemps, une enfant se souvient qu’elle a regardé.
« 

Après deux romans publiés aux éditions du Chemin de Fer, Les corps ravis (2018) et Finir l’autre (2019), la Messine expatriée à Paris, Justine Arnal, revient avec un nouveau roman, Rêve d’une pomme acide, chez Quidam éditeur cette fois. Un livre qui a tous les atouts pour faire parler de lui.

L’histoire écrite par Justine Arnal est autant une histoire familiale qu’universelle, une histoire locale qu’une histoire sans frontières. Elle nous immerge dans une famille où les femmes, selon un schéma malheureusement bien connu, sont réduites à une existence rythmée par leurs tâches domestiques répétées et pesantes. La cellule familiale se referme sur elles et les enferme. Une vie parfois étouffante où les larmes se mélangent aux médicaments. Autour d’elles, les hommes, plus occupés à compter leurs sous et tout ce qui est chiffrable, plutôt qu’à épauler les femmes, sont incapables de prendre conscience de la réalité qui est la leur et de s’impliquer comme il se doit pour changer la donne. Au fil du récit, le noyau dur de cette famille constitué d’une mère, d’un père et de leurs trois filles, va imploser avec le suicide de la mère. Une brutale et tragique secousse qui va mettre tout ce petit monde en émoi.

Dans son récit, Justine Arnal fait preuve de beaucoup de clairvoyance et de subtilité. Le fait d’être psychologue et psychanalyste de son métier n’y est probablement pas pour rien. C’est avec justesse qu’elle rend perceptible tout ce qui pèse sur cette famille. Ecrit d’une plume douce et poétique, à la forme parfois changeante, le texte est riche en émotions mais ne déborde jamais dans le pathos. On est pris par son écriture qui insuffle de la lumière à une histoire pourtant douloureuse.

Il y a dans Rêve d’une pomme acide un fort ancrage local. Situé entre la Lorraine et l’Alsace, Justine Arnal fait souvent référence aux mœurs locales et étaye son histoire d’expressions en alsacien. Etant moi-même alsacien et de l’âge de Justine, j’ai été on ne peut plus sensible à cela et à toutes les références ici présentes. Cette empreinte locale est très réaliste et donne une couleur particulière au récit. C’est donc une perception très subjective, mais cela a éveillé chez moi beaucoup d’images et de souvenirs, me donnant d’autant plus l’impression que Justine Arnal était dans le vrai. La fiction fut ainsi bien moins fictive.

Sans nul doute, le roman de Justine Arnal est une précieuse surprise dont le charme mélancolique séduit. Un livre sensible qui dit beaucoup de la vie en seulement 200 et quelques pages. C’est une belle et sincère voix qui s’exprime ici. On en reprendrait bien encore un stück, comme on dirait par chez nous.

Brother Jo.

NULLE PART OÙ REVENIR de Henry Wise / Sonatine.

Holy City

Traduction: Julie Sibony

Après dix années passées à Richmond, Will Seems revient dans la petite ville où il a grandi, pour prendre un poste d’adjoint au shérif. Il y retrouve cette terre du sud de la Virginie hantée par l’histoire, celle des riches plantations de tabac et de l’esclavage, que le progrès semble avoir oublié. Dans ce paysage désolé, entre marais et maisons abandonnées, le temps semble en effet s’être arrêté, les fantômes sont partout. Et Will va bientôt devoir affronter ceux de son propre passé lorsqu’un de ses amis d’enfance est assassiné. Alors qu’un vieil homme est suspecté, la communauté noire de la région engage une détective privée, Bennico Watts, pour l’innocenter. Si celle-ci ne s’entend guère avec Will, leur enquête va les mener tous les deux vers le snakefoot, ce territoire marécageux où depuis toujours se réfugient les exclus et les dépossédés, et où cohabitent aujourd’hui les descendants d’esclaves et les white trash. Bientôt ils vont réaliser que pour élucider un crime, la compréhension du lieu importe parfois tout autant que le mobile.

Après David Joy (Caroline du Nord) et S.A. Cosby (Virginie) géographiquement relativement proches, tous les deux publiés aux éditions Sonatine, voici venir une nouvelle voix, Henry Wise, lui aussi originaire de Virginie. Il doit y avoir un truc dans l’eau ou dans la bouffe pour voir émerger autant d’écrivains dans le même coin ! Donc Henry Wise, c’est avec Nulle part où revenir, son livre lauréat du Edgar Award 2025 du meilleur premier roman américain, qu’il débarque chez nous. Mais est-ce qu’il connaîtra autant de succès que ses pairs en France ?

Retour au pays pour Will Seems, un adjoint au shérif encore plutôt frais dans sa fonction. Quand tout le monde ou presque rêve un jour de pouvoir s’échapper de la petite ville de Dawn, lui décide d’y revenir après en être parti quelques années. Ici, beaucoup semblent avoir des choses à se reprocher, parfois de lourds secrets, et vivent avec le poids de leur passé. Will Seems aussi a ses propres fantômes, ses propres blessures à panser, et son retour à Dawn est un moyen pour lui d’essayer de réparer ce qu’il peut réparer, ce pour son propre salut, et peut-être d’alléger sa culpabilité et sa douleur. Alors qu’un meurtre va secouer la communauté locale, Will Seems va devoir concilier sa propre quête et une enquête qui ne va pas lui simplifier la vie.

Scénaristiquement parlant, on ne va pas se mentir, rien de très neuf ni de très original dans Nulle part où revenir. Tout est assez attendu et prévisible dans l’action. Mais parfois, une bonne recette bien exécutée peut suffire. Pour autant, Henry Wise ne se contente pas d’appliquer la recette, il lui apporte une touche personnelle qui lui donne une saveur particulière. En comparaison d’autres romans du genre, celui-ci est un peu plus écrit. Il a notamment l’art et la manière pour les descriptions assez riches et souvent très belles, pour ne pas dire poétiques. C’est quand il nous immerge dans les paysages que je l’ai trouvé le plus convaincant, créant ainsi une atmosphère très prenante et apportant au récit une véritable plus-value qui lui confère une évidente crédibilité.

Nulle part où revenir est un roman noir dans les règles de l’art, bien ancré dans le Sud profond des Etats-Unis. Une histoire classique mais une écriture plus délicate que de coutume. Henry Wise nous plonge dans l’Amérique rurale avec une plume qui nourrit de sérieux espoirs pour la suite. Il risque fort de se faire une vraie place parmi ses pairs du moment.

Brother Jo.

AU NOM DU PIRE de Pascal Bertin / Le Gospel.

En 2019, la mort du musicien David Berman marque profondément les esprits des fans de rock indépendant, toutes générations confondues. Dandy provocateur et intemporel, chanteur et poète ultra charismatique, il s’est fait connaître avec le groupe Silver Jews qui compta un temps en ses rangs Stephen Malkmus et Bob Nastanovich du groupe Pavement. En quelques albums clés, il a contribué à remettre de la poésie dans le rock’n roll des années 1990 et 2000, conjuguant humour noir, écriture littéraire et charisme de crooner grunge. Artiste maudit, il est considéré par de nombreux fans et journalistes comme un musicien aussi important que Bob Dylan ou Patti Smith en leur temps. 

Ecrit par Pascal Bertin – le journaliste (Libération, Tsugi, France Inter…) – à ne pas confondre avec son homonyme contreténor (mais peut-être que lui aussi donne de la voix), Au nom du pire : David Berman et Silver Jews face aux démons de l’Amérique est le deuxième livre des éditions Le Gospel, après L’Histoire de secrète de Kate Bush (et l’art étrange de la pop) de Fred Vermorel, consacré à un artiste musical. Cette fois-ci il est question de David Berman, un nom peut-être moins grand public que Kate Bush, mais dont l’oeuvre en a passionné plus d’un et en passionne aujourd’hui encore.

Avec une carrière à ce point erratique, comprenez par là quelques albums (sept au total, de 1994 à 2019), qui longtemps ne furent pas accompagnés de concerts, ni même d’interviews, ainsi qu’un unique recueil de poèmes (quand bien même l’étiquette « poète » lui fut toujours collée à la peau) et  un autre recueil de dessins qui lui aussi n’a jamais connu de suite, tout en ajoutant à cela une « pause » de bien huit ans après avoir officiellement mis fin à son groupe les Silver Jews en 2009, on peut dire qu’il aurait été facile d’imaginer que le nom de David Berman et son oeuvre finissent par complètement disparaître des radars. Néanmoins, il y a un truc qui s’appelle le talent et cela aura suffi à ce qu’il devienne l’un de ces artistes cultes dont l’influence aura perduré au fil des années. 

L’avant-propos de Pascal Bertin se veut clair dès la première phrase sur le contenu du livre : « Ceci n’est pas une biographie. » Pour ceux qui espéraient une biographie tout ce qu’il y a de plus classique, rassurez-vous, Au nom du pire reste tout de même très biographique. Pour autant, il est vrai que Pascal Bertin essaye de construire un propos autour de l’oeuvre et la vie de David Berman, plus qu’il ne s’attarde en détail sur toute la vie de l’intéressé. Tel que je l’ai perçu, Pascal Bertin nous donne une lecture personnelle de la vie d’un artiste qu’il admire. Il ne multiplie pas les interviews pour étayer son propos, il se contente essentiellement du témoignage de Bob Nastanovich de Pavement et ex-Silver Jews, qui en quelque sort sert ici de fil conducteur. Une démarche qui se veut relativement pudique et sobre. 

C’est en mettant en perspective la figure paternelle, Richard Berman, un célèbre avocat lobbyiste tout ce qu’il y a de plus détestable et ombre qui aura toujours pesé sur son fils, ainsi que les changements et les travers de l’Amérique vécus sur plusieurs décennies, que Pascal Bertin fait le choix de nous raconter David Berman. En puisant dans ses textes et en analysant ses choix de vie et artistiques, il nous dépeint David Berman en témoin profondément conscient de son environnement et en artiste en marge des canons de son époque. Le parcours d’un homme hanté, traversé ou habité, c’est selon, dont la fin tragique et brutale des suites d’une dépression qui le rongea tout au long de sa vie, a malheureusement sonné le glas d’un œuvre qui nous aurait sans doute encore réservé quelques belles surprises. 

Au nom du pire est le tout premier ouvrage publié à ce jour sur David Berman et les Silver Jews. Pascal Bertin signe ici un livre qui est à l’évidence le travail d’un passionné avant tout, mais qui a le mérite d’être assez accessible pour ne pas s’adresser qu’aux initiés. De quoi donner envie de se plonger à nouveau dans toute cette musique et tous ces textes, avec peut-être un regard différent mais une émotion toujours intacte. 

Brother Jo.

TAXI DE NUIT de Jack Clark / Sonatine

Nobody’s Angel

Traduction : Samuel Sfez

Eddie Miles est taxi de nuit à Chicago. C’est un homme solitaire, qui connaît chaque recoin de la ville, depuis les quartiers les plus huppés jusqu’à ceux où il est devenu dangereux de s’aventurer. Du crépuscule à l’aube, chacune de ses courses est une nouvelle aventure, parfois heureuse, parfois périlleuse. Alors qu’un mystérieux tueur s’en prend aux chauffeurs de taxis, Eddie essaie tant bien que mal de ne pas se laisser gagner par la violence qui gangrène la ville. Jusqu’au jour où celle-ci l’atteint personnellement : il sauve de justesse une jeune prostituée passée à tabac, et un de ses meilleurs amis est victime du tueur. Eddie décide alors de prendre les choses en main… 

On lit, on lit, et on attend toujours de tomber sur une pépite, une vraie, qui pourrait peut-être bien devenir notre coup de cœur de l’année. Un de ces bouquins que l’on oublie pas. Et si Taxi de nuit, roman vendu 5 dollars de la main à main durant plusieurs années, par son auteur Jack Clark et ce dans son propre taxi, était cette fameuse pépite ? Et si Jack Clark, illustre inconnu qui écrit dans son coin depuis plusieurs décennies, était de la trempe des grands écrivains ? Et si cette citation de Quentin Tarantino apposée sur la couverture, « Mon roman préféré de l’année », signifiait vraiment quelque chose ? Ça vient de sortir chez Sonatine, et j’annonce d’emblée la couleur, on a là du très lourd.

C’est assez évident que le boulot de chauffeur de taxi, c’est du pain bénit pour un écrivain. Ces mecs là voient et vivent tellement de choses. Alors quand, comme l’Américain Jack Clark, vous avez passé plus de 30 ans à conduire un taxi, on peut dire que vous avez une conséquente expérience de terrain dans le domaine. De quoi gratter quelques pages et c’est bien là ce qu’il a fait. 

Très rapidement, en lisant Taxi de nuit, je me suis remémoré plusieurs références auxquelles me faisaient penser ces pages. La première, c’est Cabdriver, livre dans lequel le regretté Dege Legg relatait sa propre expérience en tant que chauffeur de taxi de nuit. Une autre évidence, c’est Taxi Driver de Martin Scorsese, dans l’atmosphère notamment, ou même Drive de Nicolas Winding Refn. Mais j’ai aussi un peu pensé au superbe Night on Earth de Jim Jarmusch. En allant plus avant dans le roman, l’histoire écrite par Jack Clark m’évoquait également Black Flies de Shannon Burke, pour la connaissance de terrain de l’auteur, en tant qu’ambulancier pour le coup, ainsi que l’incontournable Baltimore de David Simon, pour le ton désabusé des flics qui ont roulé leur bosse, à l’image de ces chauffeurs de taxi qui enchainent les nuits, et même des quelques flics auxquels Eddie Miles est confronté. Vous mélangez un peu tout ça, et vous avez là de quoi vous faire une première idée de ce que dégage Taxi de nuit.

Notre héros, Eddie Miles, s’est laissé aspirer par son boulot de chauffeur de taxi de nuit qu’il imaginait temporaire, le temps se refaire et de remettre sa vie en ordre. Mais les nuits se répètent et les années se suivent. A ce stade de sa vie, il n’est plus qu’une âme en peine bouffée par une mélancolie rampante, parcourant les rues de Chicago en tentant de survivre comme il peut, ville hantée par ses propres fantômes où l’on navigue entre ruines d’un autre temps et gentrification. En toile de fond, une série de crimes perpétrés par différents cinglés. Non seulement plusieurs de ses collègues se font dézinguer, mais des prostituées sont également la proie d’un taré. Plus on avance dans l’histoire, plus ces crimes génèrent un suspense galvanisant et font planer un mystère. Mais cette intrigue n’est pas le cœur du livre, comme on pourrait l’imaginer, c’est bien la vie nocturne de ces chauffeurs de taxi et cette contemplation des rues, faisant de ce livre un miroir de la société, qui en sont le véritable fil conducteur.

Taxi de nuit est un authentique roman d’atmosphère, noir comme les nuits qu’il traverse. Un récit très brut et d’un réalisme saisissant, particulièrement minutieux, donc autant dire écrit d’une main de maître. Impossible de décrocher une fois que l’on s’est plongé dedans. Un court mais grand livre qui a tout d’un classique. 

Brother Jo.

TA VIE DANS UN TROU NOIR de Bucky Sinister / Le Gospel.

Black Hole

Traduction: Alex Ratcharge

Chuck en est le premier surpris : il a atteint la quarantaine, malgré ses excès et une vie brûlée par tous les bouts. Ancien punk, devenu junkie à plein temps, il survit tant bien que mal dans un San Francisco gentrifié jusqu’à l’os par les cadres de la tech. Il travaille dans une entreprise absurde qui commercialise des baleines miniatures à destination des millionnaires du coin et passe rarement plus d’une heure sans être défoncé. Jamais contre une nouvelle expérience, Chuck essaie une drogue expérimentale qui possèderait un avantage de taille : elle ne s’épuiserait jamais. Quand ses black-out se prolongent et que des morceaux de temps disparaissent, Chuck commence à s’interroger sur les effets secondaires de ce nouveau produit qui se dissémine rapidement chez les drogués de la ville. Un jour, son patron est retrouvé éviscéré après une soirée en sa compagnie. Dealers, addicts, flics partent à ses trousses alors que Chuck entame une course psychédélique contre le temps et ses propres démons.

Comme qui dirait, on ne change pas une équipe qui gagne, me revoilà donc à chroniquer une singulière trouvaille sortie chez Le Gospel. Cette fois-ci il est question d’un certain Bucky Sinister (un nom qui a tout de suite de la gueule), petite figure de l’underground à San Francisco. Un punk comédien (ou un comédien punk ?), auteur de quelques livres. Ancien junkie, c’est spécifiquement ce passif qui a nourri Ta vie dans un trou noir, son roman désormais publié en France. 

Autant prévenir tout de suite, si vous êtes étranger à l’univers des drogues, ce livre risque d’être une expérience assez perturbante et inédite. Des premières pages jusqu’à la dernière, ce livre est un trip sous substances durant lequel s’enchaine à toute berzingue des scènes plus folles les unes que les autres. Chuck, personnage principal de cette histoire complètement cintrée, nous fait vivre le quotidien qui dérape d’un addict dans une quête perpétuelle pour trouver l’équilibre parfait entre les différentes substances qu’il consomme. Il est confronté tous les matins à la même problématique : « Il nous faut prendre une décision : reprendre la même chose pour aller mieux et continuer à faire la fête, ou accompagner la descente en prenant un truc qui calme. Un délicat équilibre doit être maintenu. »

Ce quotidien de junkie, dans un San Francisco où les nouveaux produits pullulent à foison, va vite prendre une tournure encore plus folle quand Chuck va se mettre à consommer une drogue relativement chère mais inépuisable, qui transforme les consommateurs en zombies couverts de merde et qui lui fait vivre des épisodes de trous noirs d’une telle intensité qu’il pense voyager dans le temps et nous avec. Ça y est, voilà qu’on flirte avec la science-fiction. A partir de là, le récit n’en devient que plus chaotique, Bucky Sinister se jouant de la cohérence narrative pour nous retourner le cerveau. Les choix de Chuck se faisant de plus en plus hasardeux, nous ne pouvons que nous laisser porter par son modus operandi particulièrement douteux : « En cas de doute, défonce-toi. Si tu ne sais pas trop ce que tu fais, fais-le complètement arraché, et si ça part en vrille, tu pourras toujours blâmer la dope. C’est beaucoup plus facile que de se blâmer soi-même. T’arrives pas à réparer un truc ? Casse-le encore plus. »

Si Bucky Sinister nous embarque dans l’univers de la dope, ce n’est clairement pas pour donner envie au lecteur de consommer. La figure du junkie n’a ici rien de glamour. Mais on rit aussi beaucoup, non seulement de l’imagination particulièrement fertile de l’auteur, mais aussi de sa critique bien cynique de la gentrification qui se mêle à l’épopée psychédélique du narrateur : « Le dimanche matin, c’est l’enfer à Mission. Le quartier est pris d’assaut par les adeptes des brunchs, et si tu n’habites pas ici, t’es loin de pouvoir te représenter la chose. Le brunch, c’est la discothèque de cette décennie. Tous ces gens font la queue pour de bêtes tartines. »

Ta vie dans un trou noir c’est San Francisco Parano. Bucky Sinister a pondu un roman complètement halluciné et dopé à l’humour noir, quelque part entre Philip K. Dick, Hunter S. Thompson et William S. Burroughs. Une satire aussi triste qu’hilarante. Un livre pour le moins addictif, c’est peu de le dire !

Brother Jo.

L’INVENTION DE TRISTAN d’Adrien Bosc / Stock.

« Un conte moderne : il était une fois un écrivain américain sans le sou, trimballant un manuscrit refusé par tout ce que la côte Est compte d’éditeurs, qui trouve attache à Paris. Il rencontre une jeune femme dont il tombe amoureux. Elle est la fille d’un écrivain français dont il ne connaît ni les livres ni l’importance. Un jour, le père tombe sur le manuscrit du jeune homme, le transmet à son propre éditeur, et contre toute attente l’évidence littéraire écarte les doutes. Le livre est traduit. Ironie du sort, ceux-là mêmes qui l’avaient refusé dans son pays se l’arrachent. »

Voici la légende que Zachary, Américain en vadrouille à Paris, ignore jusqu’au jour où il tombe par hasard sur un exemplaire du Seigneur des porcheries de Tristan Egolf.

Comment écrire le portrait d’un écrivain filant comme un météore ? De Paris à Lancaster, Pennsylvanie, des couloirs labyrinthiques d’une maison d’édition aux blocs venteux d’Alphabet City, d’une souffrance d’être né à une souffrance de vivre, Zachary s’improvise détective littéraire et reconstitue un destin où tout est vrai mais tout est roman.

Comme d’autres, j’ai été percuté de plein fouet par Le seigneur des porcheries, livre monumental, incroyable et sans pareil, de l’auteur américain Tristan Egolf. Non seulement c’est véritablement un grand livre, mais il est en plus entouré d’une aura particulière du fait du suicide de son auteur le 7 mai 2005, à seulement 33 ans qui, d’après ce que l’on en a dit, cochait un peu toutes les cases de l’artiste écorché au destin tragique. Avec L’invention de Tristan publié chez Stock, l’écrivain et éditeur Adrien Bosc nous fait le récit de cette singulière trajectoire qui a tout d’un roman.

Alors qu’il m’arrive toujours de recommander Le seigneur des porcheries, je me demandais récemment si Egolf était encore un nom qui trouve une résonance chez certaines personnes ou si celui-ci appartenait déjà au passé, car lorsque il m’arrive de l’évoquer dans des conversations, plus personne ne semble aujourd’hui le connaître. Je me disais aussi qu’il est l’auteur de trois romans, Le seigneur des porcheries étant son premier, mais que jamais je n’ai entendu quoi que ce soit sur les deux autres, Jupons et violons et Kornwolf, que je n’ai moi-même pas lus à ce jour. Autant dire que la lecture de L’invention de Tristan arrive, pour moi tout du moins, à point nommé. 

Faut-il avoir lu Tristan Egolf pour apprécier L’invention de Tristan ? Comprenez, est-ce une biographie réservée aux initiés ? Je ne pense pas, non. Cette histoire, telle qu’écrite par Adrien Bosc et pour laquelle il prend le parti pris de créer un narrateur fictif, un certain Zachary Crane, journaliste au New-York Times qui prépare un article sur Tristan Egolf, se déroule telle une  enquête, passionnante et foncièrement prenante. D’ailleurs, il faut le dire, le livre d’Adrien Bosc n’est pas sans rappeler à certains égards le travail de Patrick Modiano, qui n’est autre que l’écrivain qui a porté le manuscrit du Seigneur des porcheries chez Gallimard, après être tombé dessus par hasard en allant ouvrir la fenêtre dans la chambre de sa fille, Marie Modiano, alors en couple avec Egolf. En déroulant le fil de la vie de Tristan Egolf, rencontre après rencontre, lecture après lecture, ce sont d’autres figures, d’autres destinées, pour certaines assez fascinantes, qui se révèlent à nous. Je peux citer les principales, le père de Tristan Egolf, qui s’est lui-même donné la mort, ou encore son grand-père, mais il y en a bien d’autres encore. Tant d’histoires qui s’entrecroisent en une seule, qui pour certaines nourriront l’oeuvre de Tristan Egolf pour en devenir d’autres sous sa plume, et puis tant d’histoires à peine effleurées sans le témoignage des principaux concernés, on a là une vie qui méritait bien un livre.

C’est avec pudeur et respect qu’Adrien Bosc pénètre le cercle intime de l’auteur, créant petit à petit des passerelles entre ses découvertes et les romans de Tristan Egolf. Il nous embarque aisément dans ce récit qui nous mène de la Pennsylvanie à Paris, en passant encore par Londres ou New-York. Il n’y a peut-être pas tout dans L’invention de Tristan, j’entends au sujet de Tristan Egolf, mais il y a déjà tant qu’on ne peut que saluer le travail accompli ici par Adrien Bosc pour nous conter ce brillant auteur.

Avec ce livre, Adrien Bosc souffle sur les braises d’un feu qui aurait pu mourir avec le temps. Il dresse un portrait de l’écrivain Tristan Egolf, à l’image de son sujet, naviguant entre ombre et lumière. C’est une bonne fois pour toutes qu’il inscrit cette comète littéraire dans la grande histoire de la littérature. Puissiez-vous découvrir Le seigneur des porcheries si vous ne connaissiez pas encore cette œuvre culte, ou puissiez-vous à nouveau gouter au plaisir de plonger dans le si riche univers de Tristan Egolf.

Brother Jo.

Pour aller avec cette chronique, une rare trace de Kitschchao, le groupe punk dans lequel chantait un temps Tristan Egolf.

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