« Enoch était un prophète plein d’ambitions depuis qu’il avait vu Jésus apparaître un soir de décembre dans les chiottes d’une station-service au Nouveau-Brunswick. De son urinoir, Enoch avait écouté Jésus avec toute l’attention dont un alcoolique est capable : « Robert, tu vas t’arrêter de boire. Et ensuite, tu iras sauver les âmes du Canada », avait dit Jésus. Robert était sorti des toilettes en titubant. Seul le néon rouge de la station-service résistait à la noirceur de l’hiver, tandis que ses bottes de cow-boy s’enfonçaient dans la neige et que ses jeans s’imbibaient d’eau glacée. Une fois arrivé dans son pick-up, il a jeté une par une les bouteilles de bière et de whisky qui se baladaient en faisant cling-cling sur la banquette arrière. Robert a jeté la dernière bouteille sur le bas-côté et il s’est senti devenir un autre homme. Derrière lui, l’enseigne de la station-service formait le « Enoch » en lettres de néon bourdonnantes.«
Arnold vit seul avec sa mère, et quelques mecs de passage. Ça respire pas la richesse mais c’est correct, convenable. Débarque l’amour, en la personne de Robert-Enoch, un prêcheur parfaitement illuminé. D’un coup la vie d’Arnold change, la religion commence à prendre trop de place, comme Enoch.
On suit Arnold dans ses errances de gamin, obligé d’assister à des messes dans des halls de motels tous bien pourris, lugubres. Il y croise d’autres gosses un peu paumés comme lui, dont Irène qu’il regarde sans trop comprendre ce qui se passe.
« Neon Bible », deuxième nouvelle de « Western Spaghetti », est gentiment blasphématoire. Et ça n’a rien à voir avec John Kennedy Toole, à part un discret hommage.
Cette nouvelle a bien un défaut, elle est trop courte, j’aurai bien suivi Arnold plus longtemps.
« Pa’ se lève de toute sa masse et déjà son corps se transforme en bête. Quand je pense à Pa’, je pense à son corps qui prend le forme de mes peurs. Quand je pense aux hommes tout court, je pense à ça. Alors, la seule solution, c’est courir pieds nus hors de la maison, courir comme si la maison était en feu, courir comme si le feu était en chacun de nous, courir furieusement jusqu’au lac Huron, sauter par-dessus les rochers au ras de l’eau par-dessus les joncs brûlés, et nager le plus loin possible de cette maison.
Résoudre le le problème du feu d’un seul bond.
Ma’ tente en vain de nous appeler depuis les rochers qui bordent le rivage. Elle scande nos prénoms :
― Otto ! Jane ! Abel !
Otto Jane Abel.
Des noms qui finissent toujours par se désincarner, par évoquer d’autres visages que les nôtres. Ottojaneabel. Monstre marin à trois têtes. Cerbère gardien des enfers.«
Une famille, trois gosses entre 14 et 18 ans qui se débrouillent comme ils peuvent, on les croirait sortis de chez Ron Rash ou Daniel Woodrell. « Cerbère » se passe dans une cambrousse pourrie au bord du lac Huron, vers Southampton, un endroit pas vraiment idéal pour grandir, avec en plus une belle galerie de tarés. C’est canicule depuis des jours, tout le monde attend l’orage, et chacun le prendra à sa façon, pour certains ce sera la pluie, pour d’autres les éclairs. Une histoire de deal qui tourne mal et c’est la fratrie qui se reforme.
Au long du recueil, on a affaire à des personnages errants, malgré eux, dans des endroits ou dans des vies qu’ils ne choisissent pas ; comme Mohamed dans « Mohamed A. B. », coincé à Montréal lors d’une escale un 10 septembre 2001, il n’en repartira pas. Comment vivre dans ce pays qu’il n’a pas choisi, avec un nom et un visage catalogués terroristes.
Sara-Ànanda Fleury entre en littérature avec son « Western Spaghetti », recueil de nouvelles publié ces jours-ci. Française de naissance, l’autrice a longtemps vécu au Canada, en plus d’un cadre pour ses nouvelles, elle en a ramené un chapelet d’expressions anglaises ou françaises qu’elle a semé un peu partout dans le livre.
NicoTag
Pour prolonger « Cerbère », rien ne vaut Karen O et sa musique pour le film « Max et les maximonstres » Spike Jonze.
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