On avait raté Mathilde ne dit rien et Héroïne, les deux premiers volets des chroniques de la place carrée de Tristan Saule et on tente de réparer nos impairs avec le troisième tome Jour encore, nuit à nouveau sorti début 2023 en attendant Et puis, on aura vu la mer à paraître en février.
“Cloîtré dans son appartement, Loïc scrute la place carrée par la lunette de sa carabine .22 Long Rifle.
Quand la France s’est déconfinée, en mai 2020, Loïc a eu peur – du virus, du vaccin, des autres. Un an plus tard, il n’est toujours pas sorti. Épiant la vie du quartier, il rumine sa détresse et maudit ses anciens camarades de théâtre. Heureusement, l’écriture de sa pièce, Les aventures de Clic et Cloque, l’aide à canaliser ses angoisses. Jusqu’à quand ?”
D’emblée, la parenté avec Travis Bickle de Taxi Driver semble évidente et l’histoire ne nous démentira pas vraiment . Loïc, sous nos yeux, bascule dans la peur, la phobie, la folie. Petit à petit, par la focale du viseur de sa carabine, il observe, épie son environnement. Si l’aspect polar psychologique est réel et plutôt bien entretenu malgré une certaine prévisibilité du scénario, c’est surtout l’observation du quartier en temps de “guerre”, avec le recul de quelques années qui s’avère passionnante, qui peut même troubler quand on s’appesantit sur le terrorisme sanitaire qu’on nous a fait subir… pour notre bien.
Tristan Saule offre un regard sans pathos excessif ni misérabilisme complaisant. On imagine bien vers qui va sa sympathie mais dans son propos, il semble vouloir être juste un témoin. Polar socio-politique, espèce en voie de disparition, “Jour encore, nuit à nouveau” sent l’authentique, le vécu, les rencontres et offre de beaux portraits de gens qui passent la vie dans des quartiers dont on ne parle que quand ça brûle.
« Enoch était un prophète plein d’ambitions depuis qu’il avait vu Jésus apparaître un soir de décembre dans les chiottes d’une station-service au Nouveau-Brunswick. De son urinoir, Enoch avait écouté Jésus avec toute l’attention dont un alcoolique est capable : « Robert, tu vas t’arrêter de boire. Et ensuite, tu iras sauver les âmes du Canada », avait dit Jésus. Robert était sorti des toilettes en titubant. Seul le néon rouge de la station-service résistait à la noirceur de l’hiver, tandis que ses bottes de cow-boy s’enfonçaient dans la neige et que ses jeans s’imbibaient d’eau glacée. Une fois arrivé dans son pick-up, il a jeté une par une les bouteilles de bière et de whisky qui se baladaient en faisant cling-cling sur la banquette arrière. Robert a jeté la dernière bouteille sur le bas-côté et il s’est senti devenir un autre homme. Derrière lui, l’enseigne de la station-service formait le « Enoch » en lettres de néon bourdonnantes.«
Arnold vit seul avec sa mère, et quelques mecs de passage. Ça respire pas la richesse mais c’est correct, convenable. Débarque l’amour, en la personne de Robert-Enoch, un prêcheur parfaitement illuminé. D’un coup la vie d’Arnold change, la religion commence à prendre trop de place, comme Enoch. On suit Arnold dans ses errances de gamin, obligé d’assister à des messes dans des halls de motels tous bien pourris, lugubres. Il y croise d’autres gosses un peu paumés comme lui, dont Irène qu’il regarde sans trop comprendre ce qui se passe. « Neon Bible », deuxième nouvelle de « Western Spaghetti », est gentiment blasphématoire. Et ça n’a rien à voir avec John Kennedy Toole, à part un discret hommage. Cette nouvelle a bien un défaut, elle est trop courte, j’aurai bien suivi Arnold plus longtemps.
« Pa’ se lève de toute sa masse et déjà son corps se transforme en bête. Quand je pense à Pa’, je pense à son corps qui prend le forme de mes peurs. Quand je pense aux hommes tout court, je pense à ça. Alors, la seule solution, c’est courir pieds nus hors de la maison, courir comme si la maison était en feu, courir comme si le feu était en chacun de nous, courir furieusement jusqu’au lac Huron, sauter par-dessus les rochers au ras de l’eau par-dessus les joncs brûlés, et nager le plus loin possible de cette maison.
Résoudre le le problème du feu d’un seul bond.
Ma’ tente en vain de nous appeler depuis les rochers qui bordent le rivage. Elle scande nos prénoms :
― Otto ! Jane ! Abel !
Otto Jane Abel.
Des noms qui finissent toujours par se désincarner, par évoquer d’autres visages que les nôtres. Ottojaneabel. Monstre marin à trois têtes. Cerbère gardien des enfers.«
Une famille, trois gosses entre 14 et 18 ans qui se débrouillent comme ils peuvent, on les croirait sortis de chez Ron Rash ou Daniel Woodrell. « Cerbère » se passe dans une cambrousse pourrie au bord du lac Huron, vers Southampton, un endroit pas vraiment idéal pour grandir, avec en plus une belle galerie de tarés. C’est canicule depuis des jours, tout le monde attend l’orage, et chacun le prendra à sa façon, pour certains ce sera la pluie, pour d’autres les éclairs. Une histoire de deal qui tourne mal et c’est la fratrie qui se reforme.
Au long du recueil, on a affaire à des personnages errants, malgré eux, dans des endroits ou dans des vies qu’ils ne choisissent pas ; comme Mohamed dans « Mohamed A. B. », coincé à Montréal lors d’une escale un 10 septembre 2001, il n’en repartira pas. Comment vivre dans ce pays qu’il n’a pas choisi, avec un nom et un visage catalogués terroristes.
Sara-Ànanda Fleury entre en littérature avec son « Western Spaghetti », recueil de nouvelles publié ces jours-ci. Française de naissance, l’autrice a longtemps vécu au Canada, en plus d’un cadre pour ses nouvelles, elle en a ramené un chapelet d’expressions anglaises ou françaises qu’elle a semé un peu partout dans le livre.
NicoTag
Pour prolonger « Cerbère », rien ne vaut Karen O et sa musique pour le film « Max et les maximonstres » Spike Jonze.
Le Quartanier est une maison d’édition francophone fondée à Montréal en septembre 2002 et qui publie des œuvres de fiction, de poésie et des essais. Son logo est l’animal du même nom à savoir un sanglier de quatre ans « accomplis, alors dans toute sa force et de belle taille pour être chassé ». Ou être lu, pour ce qui concerne ici La bête creuse, le premier roman de Christophe Bernard, distingué par le Prix Québec-Ontario 2017 et le Prix des libraires du Québec 2018.
Le résumé éditeur nous permet d’éviter l’écueil premier de raconter les entrelacs d’un récit foisonnant, développé à différentes époques. “Gaspésie, 1911. Le village de La Frayère a un nouveau facteur, Victor Bradley, de Paspébiac, rouquin vantard aux yeux vairons. Son arrivée rappelle à un joueur de tours du nom de Monti Bouge la promesse de vengeance qu’il s’était faite enfant, couché en étoile sur la glace, une rondelle de hockey coincée dans la gueule. Entre eux se déclare alors une guerre de ruses et de mauvais coups, qui se poursuivra leur vie durant et par-delà la mort. Mais auparavant elle entraîne Monti loin de chez lui, dans un Klondike égaré d’où il revient cousu d’or et transformé. Et avec plus d’ennemis. Il aura plumé des Américains lors d’une partie de poker défiant les lois de la probabilité comme celles “de la nature elle-même : une bête chatoyante a jailli des cartes et le précède désormais où qu’il aille, chacune de ses apparitions un signe. Sous son influence Monti s’attelle au développement de son village et laisse libre cours à ses excès – ambition, excentricités, alcool –, dont sa descendance essuiera les contrecoups. Près d’un siècle plus tard, son petit-fils François, historien obsessionnel et traqué, déjà au bout du rouleau à trente ans, est convaincu que l’alcoolisme héréditaire qui pèse sur les Bouge a pour origine une malédiction. Il entend le prouver et s’en affranchir du même coup. Une nuit il s’arrache à son exil montréalais et retourne, sous une tempête homérique, dans sa Gaspésie natale, restée pour lui fabuleuse. Mais une réalité plus sombre l’attend à La Frayère : une chasse fantastique s’est mise en branle – à croire que s’accomplira l’ultime fantasme de Monti de capturer sa bête.”
Bienvenue en Gaspésie (la péninsule qui forme la lèvre méridionale de l’embouchure du fleuve Saint Laurent), en terre de galéjades, de carabistouilles, d’affabulations, (comme il serait dit en d’autres lieux) qui abondent dans ce roman d’aventures un peu démesuré, un peu « hénaurme » (Gaspésie rime avec Rabelaisie), qui peut vous perdre en chemin. Explosions de rebondissements et de violences mais surtout explosions vernaculaires : la plus grande aventure de ce roman consistera à caracoler (ou pas) sur la Bête, la langue québécoise gaspésienne volatilisée de façon pyrotechnique par son auteur. Gaffe à pas prendre la pluck dans les dents.
Commentaires récents