Duke est en prison. Il partage sa cellule avec son codétenu Fridge, et une vieille machine à écrire grâce à laquelle il fait le récit des événements qui l’ont mené en taule. L’histoire d’un destin volé et violé, brutalisé par l’existence dès la petite enfance passée dans cette terrible maison de la Colline aux Loups. 

Il naît entre deux parents-ogres, bourreaux sans morale ni remords, et une fratrie de bambins sauvages, animaux chétifs sans nom, sans identité propre et sans langage. Avec ses frères et sœurs, ils grandissent pêle-mêle sur une couverture à même le carrelage, abandonnés et enchevêtrés dans une seule pièce, comme un seul corps, hors du temps, privés du contact avec le monde extérieur. « Le nid », comme l’appelle Duke, dans lequel ces minuscules ébauches d’humains se créent une bulle de chaleur et de contacts primitifs, c’est un étrange refuge où il caressera brièvement le bonheur du bout des doigts.

« Ça paraîtra bizarre à vous tous mais au commencement on n’avait pas de noms. À quoi ça aurait servi on n’avait pas besoin de s’appeler alors on ne s’appelait pas. On savait se trouver comme dans une évidence. »

L’enfant s’éveille peu à peu à la conscience de lui-même et des autres, malgré les limitations du langage dans leur univers en huis clos, malgré la violence indicible qui prend aux tripes, qui laisse parfois le cœur au bord des lèvres. « Il n’y avait ni bordures ni limites ni rien. Et soudain dans ma tête de petit gars je voyais des murs un plafond. L’ombre et les hurlements ont pris un contour plus net jusqu’à ce que je cerne enfin cet homme qui m’a dit il faut m’appeler père. »

Lorsque les services sociaux interviennent un jour, Duke est alors envoyé à l’école. Les frontières de son existence s’étirent, explosent : il apprend qu’il a un nom, que ses frères et sœurs aussi. Il faut s’adapter à une vie nouvelle, au monde du dehors où tout lui est inconnu, s’accoutumer aux autres, apprivoiser leurs regards et affronter leurs jugements. Toujours affronter.

Sur sa machine à écrire d’adulte en cabane, Duke cherche à démêler les fils de sa propre narration : l’école, la violence des sévices infligés par ses parents, le démon de rage qui gronde parfois dans ses entrailles en montrant les crocs, la famille d’accueil bienveillante et l’espoir fébrile du salut, l’adolescence, la fugue, les squats de junkies, jusqu’à cette terrible nuit de crime qui scellera son destin. Il sonde les abysses de ses souvenirs, il nous entraîne aux confins de l’horreur humaine, et nous offre une histoire en clair-obscur, où les ténèbres sont entrecoupées de brefs éclats vacillants d’une douceur inattendue, déconcertante et sublime. 

« Je ne sais pas si j’étais prêt à revivre la Colline aux Loups même si je l’ai quittée ou si elle m’a quittée je suis comme un arbre pourri avec ses racines pour toujours dans le marais de l’enfance. »

Le premier roman de Dimitri Rouchon-Borie est d’une beauté brutale, il évite les écueils du voyeurisme et de la complaisance en livrant un récit sombre où perlent des instants d’une touchante poésie. On y lit la compassion. La pudeur, aussi. Et l’amour, malgré tout, qui tente de s’épanouir timidement dans le terreau des plaies et des cicatrices d’une vie fracassée. 

L’apparente naïveté de la langue si singulière de Duke – son « parlement » – est servie par un style parfaitement maîtrisé : l’absence de virgules nous entraîne dans un rythme effréné, haletant. On est pris dans la narration comme dans le flot implacable d’une rivière après l’orage, emportés, méchamment ballotés, étourdis, en apnée.

« Je vous jure que la prison ça ne se raconte pas bien on fait toujours la même chose. Mais ce que je peux dire c’est que je n’ai jamais été vraiment tranquille j’avais l’impression qu’à moi tout seul je faisais travailler la police et les juges toute l’année on me disait c’est compliqué votre situation. Je crois que personne n’arrivait à savoir si j’étais à prendre du côté de l’ange blessé qui dérape ou de la bête perdue pour la cause moi j’avais la réponse. »

Un roman brut et bouleversant qui s’aventure dans les labyrinthes enfouis de l’âme humaine. D’une noirceur éblouissante.

Julia