« LE SECOND DISCIPLE » paru à l’automne dernier nous avait sidérés. Est venue immédiatement l’envie d’entrer en contact avec l’auteur. C’est chose faite. Découvrez Kenan Gorgün auteur de la collection EquinoX, là où s’écrit le Noir qui cogne, qui émeut, qui interroge.
Kenan, qui peut mieux que vous présenter l’homme qui existe derrière l’auteur, son parcours ?
Né flamand, grandi Bruxellois, marié Liégeois, redevenu semi-Bruxellois depuis mon divorce, j’ai aussi vécu à certaines périodes au Canada, en Afrique Centrale, et sur la Lune, où j’ai une résidence secondaire sur les bords d’un cratère dont la contemplation ne m’apaise pas mais c’est plus fort que moi, faut que je voie ce qui va en sortir. Il en sort toujours quelque chose. Sinon, sur le plan de l’existence terrestre, je suis le rejeton d’une famille très nombreuse qui a principalement vécu dans les quartiers prolétaires de Bruxelles… ces quartiers comme Molenbeek et Anderlecht qui ont tant fait parler d’eux pour la qualité de leurs kebaps et leurs réseaux jihadistes.
Excusez mon inculture mais dès les premières lignes lues de “le second disciple” est venue une envie de connaissance de l’oeuvre de l’auteur et, surprise, vous avez une carrière en littérature qui est loin d’être débutante et qui semble de surcroît très diversifiée avant cette arrivée chez EquinoX. Vous pouvez nous en parler un peu? Quand cette envie d’écrire est-elle venue et quels sont vos maîtres, vos modèles?
J’écris depuis plus de 10 ans, avec une interruption de 2009 à 2014, suite à cette question restée sans réponse : Pourquoi écrire ? Ça m’a pris 5 ans d’y trouver à peu près une réponse et me remettre à écrire et publier. De la même façon qu’aucune émotion humaine ne m’est étrangère, je suis incapable de m’en tenir à une seule approche de la littérature et de la langue. J’aborde les choses selon mon feeling et mes objectifs. Ça donne un parcours accidenté, des allers retours entre différents types de littérature, ce n’est pas l’idéal pour se faire identifier du lectorat… mais whatever, c’est ainsi que j’aime être écrivain. Néanmoins, LE SECOND DISCIPLE initie une période de ma vie où je vais creuser un certain territoire littéraire et thématique pendant plusieurs années. Je n’ai pas de maîtres, du moins pas en littérature, étant plus inspirés par des musiciens… mais sans Stephen King, Robert Silverberg, Norman Spinrad, Paul Auster, Henry Miller, Norman Mailer, et quelques autres, je ne serais pas là aujourd’hui.
Traiter le terrorisme issu de Molenbeek de manière si explosive (je sais le qualificatif est un peu facile) n’est sûrement pas chose aisée. Cette volonté est-elle née des attentats de Paris en 2015 et de Bruxelles en 2016 ayant la même origine géographique ou est-ce la suite logique d’une volonté plus ancienne?
Je suis le fils d’un homme qui a pratiqué comme imam. Un homme charismatique à la voix providentielle et qui m’a laissé de merveilleux souvenirs de chants coraniques. Mais aussi un homme orageux, sombre, porté sur les plaisirs, raffiné et brutal, rêveur et cynique, qui a vécu une vie dans laquelle je le soupçonne de ne s’être jamais reconnu. La religion, mais aussi toutes les valeurs et les discours convenus, les rôles sociaux, sont devenus pour moi des sources de suspicion. J’ai aussi découvert qu’une partie de ma famille avait des origines dans le Caucase et était juive avant de se convertir. Le doute a donc encore grandi. En étant le seul auteur de langue française et d’origine turque, ayant reçu l’éducation que j’ai reçue, je savais que j’allais finir par traiter ces sujets un jour. J’attendais d’avoir les mots pour le dire, des mots qui n’appartiennent qu’à moi.
Depuis que l’homme a inventé dieu, il tue en son nom. l’Histoire a montré que les religions sont les moteurs, les excuses aux plus grands massacres hier comme aujourd’hui. Tuer au nom de dieu n’est-il pas le prétexte idéal pour tous les terroristes de la planète?
En effet. Prétexte idéal. Idéal irrésistible. Mais ça va au-delà de Dieu et des religions. L’instinct de mort de l’homme est inépuisable. La commodité de la religion et de la question divine, c’est qu’elles sont elles aussi inépuisables.
Dans le roman, on voit que des personnes issues de cultures différentes mais grandissant dans le même espace géographique se liaient pendant l’adolescence pour se haïr ensuite à l’âge adulte. Ce fossé se creuse-t-il de façon irrémédiable et systématiquement ou est-il le résultat d’une évolution plus récente des rapports entre les diverses communautés qui forment la Belgique?
Ce n’est pas communautaire ni propre à la Belgique. C’est l’animosité de l’homme envers l’homme quand l’homme est rendu vulnérable par tout ce qu’il ne maîtrise plus.
En vous lisant, il semble que vous distinguiez la communauté maghrébine de la communauté turque? Où se situent les différences?
Ce sont deux cultures très différentes, apparentées par de rares liens, tel que la religion. Et la religion est également ce qui les distingue très fort. Comme je dis dans le roman, Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, est aussi celui qui a dissous le Califat et le pouvoir religieux au sein de la société civile. Du moins temporairement. Et au forceps, pour ainsi dire. Les circonstances historiques de la fin de l’empire ottoman et de la nécessité de préserver un territoire national ont dicté ce programme révolutionnaire des mœurs, des modèles juridiques, électoraux, etc. Mais on voit que la psyché humaine n’a jamais dit son dernier mot et partout le religieux a fait un retour en force dans le monde musulman. Ce n’est ni la faute d’Atatürk ni de Dieu, c’est l’échec des hommes à constituer des sociétés où les gens ont le sentiment d’avoir leur place et quelque espoir d’avenir.
Dans la cellule terroriste du roman existe un débat au sujet du choix des cibles qui terrifie: doit-on frapper aveuglément les populations civiles ordinaires ou s’attaquer aux élites pour faire tomber l’édifice? Avez-vous eu vent d’un tel débat dans la réalité?
Non, jamais. Hélas.
“Le doute est diable”, dit Abu Brahim au cours du roman. Qu’est-ce qui peut faire s’interroger, douter un terroriste? Comment faire apparaître ce diable ?
Je suis obligé de vous renvoyer au roman. Je ne pourrai jamais répondre ici aussi bien que je pense l’avoir fait dans le livre.
“Le second disciple” est le premier volet d’une trilogie. Sans rien dévoiler, les deux prochains opus porteront-ils toujours sur le terrorisme ou reviendrez-vous de manière différente à Molenbeek?
Le second livre va entrer dans les territoires de Bruxelles occupés principalement par la communauté turque. Ce sera davantage Anderlecht, Saint Josse et ce qu’on appelle la Petite Turquie. On va y croiser les services secrets turcs, le ministère des affaires religieuses turc qui est le plus puissant des ministères et possède des antennes dans tous les pays d’immigration turque. Une arme sur-financée et puissante. Dans son Flow et sa construction, le second volet pourrait se rapprocher d’un traitement romanesque à la James Ellroy, que j’aurais pu citer aussi plus haut dans mes influences littéraires
Et bien sûr, la question que j’aurais dû vous poser ? Et bien sûr, la réponse qui va avec.
Je peux utiliser mon joker ? Réponse : oui.
Entretien réalisé par mail en décembre 2019.
Wollanup.
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