« Sharon, dite Sharo, est une fille de banlieue comme tant d’autres, avec des rêves pas trop grands. Elle est blonde, grande, mince et a toujours l’air renfrogné ; ce n’est pas une beauté classique, mais elle attire les hommes comme le miel attire les mouches. Ayant grandi aux Tours, dans la banlieue romaine, elle a une vie plus dure que la moyenne. Elle vit avec sa mère invalide et a enchaîné les petits boulots précaires pour la même raison : les mains baladeuses de ses patrons. Puis, une mystérieuse livraison effectuée pour le compte de son petit ami, un petit voyou, change le cours de son existence. Sous la protection d’un aristocrate blasé, Sharo entame son irrésistible ascension criminelle. »
Sharo devient ainsi la Suédoise, à cause de sa chevelure blonde. Et elle monte dans les réseaux criminels de la came. Alors certains y verront une victime entrée dans ce trafic accidentellement, pour se sortir d’une situation difficile à s’occuper de sa mère invalide… Néanmoins, aussi sympathique qu’elle puisse paraître, elle s’engage et devient tout simplement et vulgairement une dealeuse spécialisée dans la « gina » mixture bourrée de GHB qui, quand elle est prise de manière consciente provoque une grande euphorie, une désinhibition… dont les clients friqués de Sharo se délectent pour rendre encore plus « libres » leurs victimes consentantes… ou pas ! Et bienvenue dans les orgies romaines modernes.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— La Suédoise
— Quoi ?
— Elle doit mourir.
Dès le premier chapitre, on sait que les jours de la jeune femme sont comptés, malgré le soutien d’un de ses admirateurs, noble désœuvré, très classe en apparence, mais en fait un sinistre individu aux loisirs et pulsions bien dégueulasses. On va suivre le parcours de Sharo pendant quinze mois, en espérant que la gamine des quartiers populaires s’en sortira face aux chefs mafieux…
S’il n’a pas l’ampleur de certains autres de ses romans,— Giancarlo De Cataldo glisse d’ailleurs au détour d’une page « on n’est pas dans Romanzo Criminale » — La Suédoise n’est pas pour autant une série B. Le roman offre un bel instantané de la capitale italienne en période de confinement COVID ainsi que des éléments sur les nouvelles drogues en vogue chez une population romaine très friquée et très perverse, voire puante. Parallèlement, De Cataldo montre les quartiers périphériques de la cité, misérables, où certains desperados tentent l’aventure comme Sharo. De Cataldo, c’est l’esprit du roman noir romain, sa plus belle et plus convaincante émanation.
Avec Comme un papillon, Christophe Molmy signe cette année son cinquième roman chez la Martinière. Il a également remporté le grand prix du Quai des Orfèvres 2026 récompensant un manuscrit inédit de roman policier soumis anonymement à un jury de 22 personnes du milieu judiciaire. Brûlez tout est sorti dernièrement chez un éditeur que nous tairons qui a publié dernièrement Bardella, De Villiers, Zemmour en attendant Jean Valjean Sarkozy… donc pas un écho, pas un écu ici. Passons…
Le nom de Christophe Molmy ne doit pas vous être inconnu si vous suivez un peu l’actualité. Flic, il était le boss de la BRI en 2015 et est entré en premier dans le Bataclan avec son groupe un triste soir de novembre pour sauver des vies et stopper les barbares. Pénétrer dans le pandémonium ce soir-là doit poser un homme, une vie. Respect ! Christophe Molmy est entré en littérature en 2015 mais ces polars n’ont jamais été chroniqués chez nous. Il est vrai que notre plaisir se manifeste plus dans le Noir que dans le polar ces derniers temps. « Armé » de son expérience professionnelle, l’auteur a ainsi écrit trois histoires où sont présentes les luttes entre les gangs et les flics. Son quatrième roman, La fosse aux âmes racontant un attentat et ses conséquences directes ou indirectes sur les victimes, montrait peut-être une nouvelle direction donnée à son œuvre. Ce virage vers le Noir est joliment confirmé par ce nouveau roman qui m’a bluffé.
« Comme un papillon : épinglé au mur.
Mathieu Ezcurra n’avait jamais douté de lui. De ses actes. De sa légitimité. De son mariage. Jusqu’au jour où il est arrêté pour viol, les menottes passées devant l’école de ses enfants. C’est le début d’un vertige sans fin pour cet homme qui ne savait pas qu’il pouvait tomber.Autour de lui, les voix des femmes qui croisent sa trajectoire. Son épouse qui décide que c’est la fois de trop. La psychologue experte auprès de la Cour d’Appel, qui l’invite à remonter aux origines de la faille. Et puis cette femme dont on ignore l’identité, mais dont la vie a été percutée par celle de Mathieu, et qui ne s’en est jamais remise. »
Comme un papillon raconte la chute d’un homme qui n’a pas compris les effets du mouvement Me too, prenant en considération la parole des femmes, mettant à la lumière la notion de consentement que les hommes depuis le début des temps n’avaient jamais vraiment acquise, mettant ainsi fin à des siècles d’omerta. Matthieu Ezcurra, le mâle Alpha, Priape moderne, universitaire qui laisse son cerveau à la fac le soir pour devenir l’étalon de Tinder va tout perdre du jour au lendemain… famille, boulot, respectabilité et même conscience, la folie le guette, la prison aussi. Allez, on ne va pleurer non plus sur le sort d’un pervers narcissique même si Molmy fait le choix de raconter le coupable et son déni qui ne le quitte pas. Tout en traitant avec intelligence le thème du consentement, des violences physiques infligées aux femmes, des blessures psychiques inoculées, Christophe Molmy y adjoint deux thèmes aussi costauds dont le respect pour l’intrigue, prenante, ne nous autorise pas à parler. Ajoutons que le final, très surprenant, en laissera plus d’un sur les fesses.
Pour la réflexion qu’il impose aux hommes, pour la sobriété et l’efficacité de la plume et pour son final machiavélique Comme un papillon est une réussite. Un roman intelligent, creusant profondément, invitant parfois à se retourner sur sa propre histoire… peut-être…
« Roman autobiographique, Du bleu sur les veines nous plonge dans la descente rock et opiacée de Tony O’Neill, musicien de Los Angeles et Hollywood. Alors qu’il joue dans des groupes à succès, son addiction aux drogues douces puis dures le coupe de sa passion, de ses amis, et du monde réel. Ne restent que les anges déchus de L.A. qu’il fréquente, qui vivent comme lui une « vie en combustion », prêts à tout pour planer. Jusqu’à s’écraser. »
Du bleu sur les veines, roman paru en 2006 aux USA et chez nous en 2013 aux éditions 13ème note connait une deuxième jeunesse aux éditions La Croisée. Après Mark SaFranko, c’est le deuxième auteur des éditions 13ème note repris par La Croisée. Pour autant, ce bouquin paraît plus proche de Fuck up, roman d’ Arthur Nersesian, auteur new-yorkais également publié par la Croisée qui écrit sur la même fin de siècle, mais sur la côte Est.
Vous l’aurez compris à la présentation de l’éditeur, Du bleu sur les veines raconte le parcours « suicidaire » d’un jeune musico anglais venu chercher la gloire et l’argent à L.A. et qui se brûlera les ailes, tout seul comme un grand, sans jamais approcher la célébrité. Tony connaît la came très jeune, il était déjà addict, entre autres à la coke, bien avant son grand saut dans la Cité des anges et son soleil implacable.
Ce genre de témoignages d’une descente aux enfers due à l’héroïne ou tout autre pourvoyeuse de déchéance, on l’a déjà souvent lu, alors pourquoi s’attacher à une histoire de mec cabossé une fois de plus ? Peut-être bien, j’en suis d’ailleurs convaincu, que la jolie plume de O’Neill réussit très rapidement à capter l’attention du lecteur pour ne plus le lâcher. On connait d’avance les horreurs de la déchéance, mais tout n’est pas entièrement noir, tout n’est pas entièrement dégueulassé. Aussi terribles que soient la chute, la déchéance et l’isolement créés par l’addiction à l’héroïne, il reste une petite lumière, le bout du tunnel n’est jamais très loin. Encore faudrait-il que Tony décide de l’emprunter. Deux écueils à sa rédemption : sa dépendance bien sûr, mais aussi, hélas, le bonheur infini, la jouissance incomparable que lui procure un shoot.
Ecrit sans aucun misérabilisme, mais aussi avec une franchise pouvant parfois choquer, Du bleu sur les veines séduit durablement. Par son personnage, parfois touchant, souvent troublant, son parcours et ses galères avec des zombies anonymes comme lui. Mais aussi par ses rencontres avec des toxicos plus connus comme l’inénarrable « Atom », fou furieux, que l’on connait mieux sous le nom d’Anton Newcombe leader du foutraque et génial The Brian Jonestown Massacre. On peut voir dans l’extrait ci-dessous, vingt ans après, l’ambiance toujours festive d’un concert de BJM ! Anton Newcombe dans ses œuvres…
Un document fort, une écriture sympa, franchement recommandable.
Traduction: France-Marie Watkins révisée par Manon Malais
Cette année la Série Noire fête ses 80 bougies et la vénérable vieille dame a décidé de sortir certains vieux volumes de ses malles pour célébrer la féminité dans la collection légendaire, cathédrale du noir et du polar.
« Eric Stanton, jeune homme en quête de fortune et voyageur sans billet, se voit contraint de descendre d’un car à Walton, petite ville de la côte californienne.
À peine débarqué, il se réfugie au diner Chez Papa, où il tombe sous le charme envoûtant de Stella, la serveuse… avant de rencontrer la jeune et riche héritière Emmie Barkley. »
Alors oui, ce genre de roman, vous l’avez sûrement déjà lu, pas d’une grande originalité et vous pouvez très bien imaginer la suite. Stanton rencontre deux femmes : Stella, la barmaid éprise de liberté et Emmy, une jeune héritière. Son projet ? Séduire la jeune héritière énamourée pour la voler, puis s’enfuir avec Stella à son cou. On imagine encore la suite et le plan qui ne déroule pas du tout comme prévu dans la caboche cabossée de Stanton, idiot toxique.
Bien sûr, le classicisme de cette intrigue ne mériterait pas qu’on s’y attarde si Marty Holland avait été à court de munitions, n’y avait ajouté une certaine malice. Or l’auteure, obscure sténo dans des studios de ciné à Hollywood où elle passait ses journées à taper des scénars minables, en avait gardé méchamment sous le coude. D’abord, l’arrivée d’un personnage particulièrement inquiétant va dynamiser l’intrigue, montrant la veulerie d’un Stanton lâche, prêt à tout pour s’en sortir. Ensuite, la fin, particulièrement navrante et imprévisible, vaut le déplacement, un vrai document… Je n’imagine pas un seul éditeur de Noir valider aujourd’hui un tel final. Peut-être faut-il resituer le roman dans son époque pour comprendre le naufrage ? Paru en 1944, le roman se voulait-il l’apôtre des idées de solidarité d’une Amérique en guerre ? Etonnant, vous verrez.
Jolie friandise vintage, L’ange déchu s’avale allègrement en un one shot réconfortant. Servie par une introduction sympa signée Etienne Tadié (coauteur avec Natacha Levet de l’ouvrage Les femmes de la Série Noire à paraître le 13 novembre), sa lecture est agréable comme une soirée devant La dernière séance autrefois à la télé.
Paysages désolés, déserts ruraux, diners tristes, flics inquiétants, une Californie des pauvres, sans fard ni paillettes… en vieux noir et blanc délicieux.
Clete.
PS: Otto Preminger adapta le roman en 1945 sous le titre Fallen Angel avec Alicia Faye, Dana Andrews et Charles Bickford à l’affiche.
Un Anglais sous les tropiques, Comme au neige au soleil, La croix et la bannière, Les nouvelles confessions… des grands souvenirs de lecture dans les années 80. Et c’est donc avec une grande curiosité que je retourne dans les univers de l’Ecossais William Boyd, grand conteur à l’humour précieux que j’ai délaissé pendant des décennies.
« Au début des années 1960, Gabriel Dax, auteur reconnu de récits de voyage, réalise au Congo une interview du Premier ministre Patrice Lumumba, qui avoue craindre pour sa vie. De retour à Londres, Gabriel apprend son assassinat. Contacté par Faith Green, une mystérieuse agente du MI6, il tombe bientôt sous son emprise et devient son espion, son « idiot utile », basculant dans un labyrinthe de duplicité et de trahisons. Les missions s’enchaînent à travers l’Europe, Cadix un jour, Varsovie un autre, ponctuées de rencontres inquiétantes.
Alors que les bandes enregistrées de l’interview de Lumumba par Gabriel attisent l’intérêt de certains, l’affrontement entre Américains et Soviétiques sur fond de crise des missiles à Cuba fait redouter une troisième guerre mondiale. »
L’espionnage pendant la guerre froide dans les années 60, voilà bien un thème qui semblait être une invitation à l’écriture pour Boyd. Et de fait, le Britannique nous offre un superbe roman qui devrait séduire le plus grand nombre. Notre « héros » est un candide, le genre de personnage que Boyd aime bien faire évoluer dans des univers inattendus. Gabriel’s moon nous met dans les pas de Gabriel, confronté à un monde nouveau, pensant faire le facteur pour le Foreign Office contre une rémunération intéressante. Servir son pays et arrondir ses fins de mois tout en se promenant dans diverses villes européennes, Cadix, Varsovie, le bonheur pour Gabriel.
Cependant, petit à petit, Gabriel, naïf mais bien loin d’être abruti, commence à voir l’envers du décor, ce qui traîne sous le tapis. On s’intéresse à lui de façon bien trop empressée, il finit par penser que les belles rencontres féminines qu’il effectue ne sont peut-être pas le seul fait de son charme. Il sait des choses qui intéressent beaucoup de monde. Le temps de l’insouciance du touriste en promenade est révolu. Gabriel s’est lancé dans une entreprise bien trop grande pour un néophyte comme lui. Il risque sa peau et un épisode nocturne sur un bateau lui ouvrira les yeux… tout en nous plongeant dans l’univers des vieux romans d’Eric Ambler.
Le lecteur devra peut-être affronter une très épisodique complexité du récit au début du roman, mais l’ensemble s’avère limpide, passionnant, charmant avec la finesse et l’intelligence qu’on reconnait à William Boyd depuis ses débuts.
« Waterville, dans le Maine, nord-est des États-Unis. Une ville face à ses fantômes. Désindustrialisation. Effritement de la culture franco-canadienne. Traumatismes des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Opiacés. Un cloaque, en somme, dont l’ange gardien s’appelle Babs.
Babs, c’est la boss. Grand-mère adorée et matriarche d’une famille criminelle, elle dirige la petite ville d’une main de fer avec l’aide de ses filles.
Mais lorsqu’un baron de la drogue canadien découvre que ses affaires sont en baisse dans la région, il envoie son médiateur en chef pour régler le problème, dans le sang si nécessaire. Au même moment, la plus jeune fille de Babs disparaît. Elle sera retrouvée vingt-quatre heures plus tard, morte. »
Babs, qui a quitté le Canada à l’adolescence, est partie aux USA dans le Maine pour fuir la justice canadienne après un tragique épisode dont elle parle sans réel état d’âme quand elle est amenée à l’évoquer.
« Les Francos les plus péteux font changer leur nom. Ils tournent le dos aux autres Francos. Sacha, il volait dans le magasin de mon oncle. Je lui ai demandé d’arrêter, alors il m’a violée. Puis je l’ai tué. Fin de l’histoire ».
Forte de cette histoire et de cette première confrontation avec la violence et l’injustice, Babs a créé une petite communauté francophone à Waterville, ville du nord-est des States où Américains pauvres et Canadiens affamés se ruaient depuis le début du vingtième siècle pour trouver un emploi dans un usine à papier et bois, grand employeur régional et gros pourvoyeur de cancers précoces et divers. Little Canada, petite enclave francophone et catho qui s’oppose au monde des WASPs (white anglo-saxon protestant) est une mini société basée sur un matriarcat dirigée par Babs et ses copines sexagénaires qui administrent les affaires et rendent leur propre justice. Les hommes sont inutiles dans le meilleur des cas, dans le pire des cas source inépuisable de malheurs.
Mais depuis les années 80 beaucoup de choses ont changé. Alors qu’à l’époque on ne parlait que français dans Little Canada, il est devenu aujourd’hui très difficile d’y entendre encore vivre la langue de Voltaire. Babs, la soixantaine bien avancée, usée par quatre décennies de combats, sent que son crépuscule est proche. Les nuisibles sont à sa porte, venus pour détruire son petit empire. Babs entend mener la fin du bal et venger la mort d’une de ses deux filles. Elle est l’héritière de ces « Filles du roi », de pauvres Françaises sans avenir, envoyées au Canada pour aider à la colonisation de la Nouvelle France. Elle est le fruit de trois siècles de soumission. Enragée, elle mourra les armes à la main. Et ça va péter…
La mort brutale et admirable de Babs Dionne est un sacré bon roman, bien meilleur que le laisse supposer une couverture particulièrement hideuse et peu porteuse de son réel contenu. On peut et on doit bien sûr l’envisager comme un roman noir puissant, roboratif, un bon « page-turner » mais c’est aussi bien plus. C’est aussi un témoignage sur ces « Francos » qui ont quitté le Québec pour survivre et qui doivent affronter un monde où ils seront toujours considérés comme de la simple main d’œuvre qu’on peut exploiter. Ron Currie envisage cette communauté de Canadiens français comme une minorité opprimée en Amérique pour qui la langue, la culture, les traditions et même la religion seront toujours des étendards à brandir, des boucliers à lever.
Ron Currie a déclaré que le personnage de Babs, hyper dominante et protectrice, était un hommage à sa grand-mère maternelle (francophone), maîtresse femme, adepte elle aussi d’un matriarcat pur et dur, mais qui, elle, ne vendait pas de came, tient-il à préciser… Ce roman et on ne peut que s’en réjouir, est le premier tome d’une trilogie qui reviendra sur l’histoire de Waterville dont est originaire l’auteur.
Mariant avec bonheur l’histoire d’une communauté francophone aux USA et des péripéties où action et réflexion se rejoignent, souvent agrémentée de dialogues et d’un humour particulièrement bien léchés, La mort brutale et admirable de Babs Dionne, assurément La belle surprise de l’automne.
Scott Preston, rédacteur publicitaire, originaire de Cumbrie, où il situe son premier roman débarque chez nous dans la collection « Les grandes traductions » de Francis Geffard qui accueille des grands noms notamment l’Irlandais Paul Lynch.
« Sur les abruptes collines de Cumbrie, dans le nord-ouest de l’Angleterre, on est berger de père en fils. Steve Eliman, un temps chauffeur routier, est de retour dans la modeste ferme familiale pour épauler son père vieillissant lorsqu’une épidémie de fièvre aphteuse frappe la région, vidant les vallées de leurs moutons, inondant le ciel d’une fumée noire.
Frappé de plein fouet par cette tragédie, Steve n’a d’autre choix que de se mettre au service de William Herne, un éleveur voisin, qui l’entraîne dans une périlleuse entreprise au nom de leur survie commune. »
« Un putain de bouquin » pourrait sûrement le mieux exprimer mon ressenti une fois la dernière page achevée. Conscient que cet avis prématurément et excessivement élogieux puisse sonner comme démesuré voire vulgaire, tentons d’expliquer pour quelles raisons il ne faut pas rater ce roman.
Premièrement, et visible dès les premières pages, Le sang des collines est un roman noir de la meilleure engeance. L’éditeur voit juste quand il parle de l’univers de Cormac McCarthy. On est vraiment dans le dur, le sale, le sordide, le mal inexpliqué, d’ailleurs souvent inexplicable. Le Guardian évoque Tarantino et pourtant on est très loin des images léchées hollywoodiennes. On est beaucoup plus proche de l’univers de Sam Pekinpah, génialement à mi-chemin entre La horde sauvage et Les chiens de paille. Si le début des magouilles est couronné de succès, l’alliance de Steve et William avec des types non recommandables, aussi fauchés qu’eux, signera le début de leurs tourments et les entraînera vers l’innommable. Steve passera plus souvent qu’à son tour sous les fourches caudines. Longtemps, on aura du mal à comprendre l’entêtement de certains personnages à rester dans une contrée si hostile alors qu’ils pourraient s’en aller. Le comportement souvent étrange de Steve prendra toute signification dans la deuxième partie du roman. Deux raisons essentielles : une femme parce qu’il y a toujours une femme… et un attachement incompréhensible à la région.
Très vite, alors qu’émergent la violence et les peurs, un crescendo redoutable vers la bestialité créant une atmosphère souvent irrespirable, apparait aussi une autre histoire, beaucoup plus humaine, philosophique. Une colline, le cours d’un ruisseau, un rocher, une bergerie, un vent hurlant venu d’Irlande faisant courber l’échine, un abri, un bois… Qu’est-ce qui fait que certains hommes et femmes, malgré l’hostilité de la vie, les difficultés, le malheur, la douleur, s’accrochent à un lieu, à des contrées inhospitalières où l’homme n’est plus qu’une bête parmi les autres, à la merci des éléments comme tout le règne animal, se battant pour sa survie. Et c’est ce combat de tous les jours contre la pluie, le froid, la neige, qui est aussi conté de très jolie manière, cet attachement viscéral à ce qu’on considère un jour, à tort ou à raison, comme nos racines, notre abri, notre havre…
« Je n’ai ressenti aucune peine quand mon père est mort, mais ces rochers me donnent une putain d’envie de chialer. »
Et puis aussi des moutons, des moutons, des moutons… dans toutes leurs dimensions y compris dans une version biblique sacrificielle.
Un putain de roman noir.
Clete
PS : Petit bonus: 30 songs about sheep, une playlist folk sur Spotify, élaborée par Scott Preston himself.
Jess Row est un Américain partageant sa vie entre New York où il travaille et le Vermont deux des multiples décors de ce roman. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages où nouvelles et romans se côtoient à parts égales. Curieusement, Jess Row, auteur reconnu sur ses terres n’avait jamais été traduit en français. Cet oubli est maintenant réparé et Un monde nouveau rejoint la très belle famille de la collection Terres d’Amérique de Francis Geffard.
» Issue de la bourgeoisie juive new-yorkaise, la famille Wilcox n’a plus guère en partage que son nom. Membre d’un cabinet d’avocats huppé, Sandy, qui ne s’est jamais remis de son divorce, est la proie de pensées suicidaires. Son ex-femme, Naomi, géophysicienne de renom, vit recluse dans un laboratoire avec sa compagne. Patrick, le fils aîné, s’est installé au Népal où il est devenu moine bouddhiste. Sa soeur, Winter, avocate qui défend les sans-papiers, en veut à leur mère de leur avoir longtemps caché l’identité de son père biologique. Tous sont hantés par la disparition tragique de Bering, la cadette, militante pacifiste morte à vingt et un ans en Cisjordanie sous les balles d’un soldat israélien. Comment les Wilcox ont-ils bien pu en arriver là ? Cette fracture entre eux tous est-elle irrémédiable ? »
Un monde nouveau est un grand roman qui affiche une parenté certaine avec d’autres oeuvres majeures américaines. Volumineux, comme beaucoup d’œuvres majeures ou considérées comme telles, on pense d’emblée à Les corrections de Jonathan Frantzen. On y retrouve certaines névroses familiales déjà décrites chez Frantzen mais Row les dévoile, les dissèque à l’aune d’un monde qui tourne de moins en moins bien. Remontant à la source, la rencontre de Sandy le père et de Naomi la mère dans les années 80, Jess Row raconte leur couple puis la famille qu’ils ont fondée jusqu’à 2018, au début du premier mandat de Trump. Le caractère juif de la famille nous approche aussi des mondes de Philip Roth de La tache particulièrement, Pastorale américaine, étant d’ailleurs cité au détour d’une page.
Un monde nouveau se mérite, s’aventure parfois dans des mondes parfois très éloignés de notre propre histoire mais en proposant toujours une vision radicale, sans langue de bois, avec des propos acerbes, durs vis à vis du monde mais aussi surtout vis à vis d’une famille composée de personnes aux parcours professionnels impressionnants. Un membre de la famille s’interroge d’ailleurs. Comment une famille formée de gens « intelligents » peut elle-en être arrivée là ?
Variant les histoires et les époques, revisitant les traumatismes vécus et en nous imposant d’autres restés enfouis, Row nous embarque brillamment dans un tourbillon de sentiments très contradictoires, montre parfois l’indicible, crée une certaine gêne mais montre aussi la vacuité d’une famille très aisée, bardée de gourous, de psys, si new-yorkaise, si américaine et terriblement égoïste dans le moindre de ses agissements. Derrière le masque des apparences de parcours professionnels accomplis, beaucoup de noirceur. Du lourd qu’il faudra parfois appréhender avec patience mais le voyage vaut vraiment le détour.
Avec Une saison de colère Sébastien Vidal met un terme à son « cycle des saisons » aux éditions Le Mot et le Reste entamé par Ça restera comme une lumière poursuivi avec Où reposent nos ombreset De neige et de vent (prix Landerneau Polar 2024).
« De nos jours, à Lamonédat en Corrèze, cinq mille habitants. Le printemps s’annonce sur les bords de la Vézère. Deux événements bouleversent la quiétude de la bourgade. À l’usine VentureMétal, la grève générale a été votée pour lutter contre une délocalisation en Roumanie. En outre, un projet porté par le maire a fuité et fait scandale. Il vise à dynamiser le territoire mais il implique de raser la forêt municipale. Surnommée la Coulée verte, celle-ci est très appréciée des habitants qui, pour la défendre, se mobilisent et créent une ZAD. Dès lors, le climat se dégrade à Lamonédat et les clans se forment, opposant les pro aux anti. C’est dans ce contexte, que les chemins de Julius, un ancien gendarme démissionnaire, de Grégor, le porte-parole des ouvriers, d’Alba, une jeune ouvrière, de Jolène, une tueuse à gage en perdition et de Jarod, un zadiste surnommé l’Écureuil, vont se croiser. Tous sont alors en prise avec des sentiments contradictoires – peur, indignation, dépit, espoir – qui les mèneront pourtant ensemble à la révolte. »
Une saison de colère, c’est avant tout un roman noir social dans la France périphérique, poumon de la nation peu médiatisé, un roman de lutte pour le respect d’hommes et femmes bafoués, humiliés. Une délocalisation en Roumanie, la mondialisation dans toute son horreur… 400 emplois sur le carreau, 400 familles flinguées, une ville poignardée, les services de l’état vont se barrer, les classes vont fermer, des commerces vont baisser le rideau, le chômage… et ce sentiment d’injustice qu’il faut flatter pour ne pas sombrer dans la noirceur d’une vie qui semble s’arrêter, d’une existence qui mène toujours à l’échec. La colère gronde et elle sera libératrice.
« Ils étaient chez eux, ils vivaient ici, ils y avaient leurs souvenirs, beaucoup y avaient des racines, et toutes et tous éprouvaient au fond d’eux _ et c’était un sentiment émouvant_ que c’était ce territoire qui allait leur enseigner ce que cela faisait de se battre pour une juste cause. »
Une saison de colère, c’est aussi un polar. Parallèlement au conflit se glisse une magouille de certains édiles avides du fric de l’industrie du tourisme qui vendent leur âme au diable et tout cela finira dans le sang et dans une investigation policière.
Mais Une saison de colère, c’est aussi une grande tranche réjouissante d’Americana, Sébastien Vidal déplaçant la Corrèze dans l’Amérique rurale de James Lee Burke ou Larry Brown qui l’inspirent depuis toujours, au son d’une Amérique ouvrière chantée par Bruce Springsteen.
Et enfin, Une saison de colère est une belle leçon d’humanité. Julius, son personnage (son clone littéraire ?) et d’autres tentent d’apaiser les brûlures, d’aider. Sébastien Vidal, souvent, tente de désamorcer toute cette noirceur. Par une utopie de convergences des luttes, par une description forestière ou un moment plus contemplatif, il tente d’enrayer les spirales de la violence et de la douleur et comme sa plume est belle, le lecteur suit ces petits enchantements, ces instants de solidarité. Des petits moments qui font toute la beauté du roman, qui l’éclairent.
« La solidarité, ce mot épuisé par tant d’usages, allait être mis en pratique. »
L’étendard sanglant est levé est le deuxième tome d’une trilogie racontant la cinquième république de 1978 à 1984. Du noir d’orfèvre, le plus pur depuis longtemps que l’on retrouvera une dernière fois en janvier prochain avec 14 juillet pour un épilogue que l’on imagine explosif. Dans l’entretien qu’il nous a accordé lundi, Benjamin Dierstein déclare avoir fait le maximum pour qu’on puisse aborder cet opus sans avoir lu la première partie, mais il considère aussi qu’il vaut mieux avoir lu Bleus, Blancs, Rouges avant d’entamer cette suite… Franchement comment pourrait-on se priver d’une histoire de très haut vol et particulièrement essentielle à la compréhension des faits et des gestes des quatre personnages principaux ?
Janvier 1980. Alors que la France s’enfonce dans la crise économique, les services de police sont déterminés à mettre un visage sur ceux qui importent le terrorisme révolutionnaire dans le pays.
Infiltré auprès d’Action directe, le brigadier Jean-Louis Gourvennec approche un marchand d’armes formé par les services libyens qui affole Beauvau et répond au surnom de Geronimo. Jacquie Lienard, son officier traitant aux RG, tout comme Marco Paolini, un jeune flic tourmenté de la BRI, sont prêts à tout pour localiser et identifier le trafiquant. Les deux inspecteurs concurrents vont rapidement faire face à Robert Vauthier, un mercenaire reconverti en proxénète qui enflamme les nuits de la jet-set parisienne et s’apprête à prendre le chemin du Tchad pour traquer Geronimo. La campagne présidentielle et le retour de Carlos sur le devant de la scène vont plonger ces quatre personnages dans un déchaînement de coups bas, de corruption et de violence dont personne ne sortira indemne.
Le deuxième tome d’une saga historique entre satire politique, roman noir et tragédie mondaine, dont les personnages secondaires ont pour nom Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Charles Pasqua, Tany Zampa, François de Grossouvre, Carlos ou Gaston Defferre.
Certains s’interrogeaient pour savoir si l’auteur aurait assez de souffle pour tenir les trois tomes, mais c’est le lecteur qui a rapidement le souffle coupé. Et il fallait s’y attendre vu que Benjamin Dierstein a tout écrit d’une traite avant d’en faire ensuite trois volumes au moment de l’édition. Aucune chute de tension. On s’en doutait, l’auteur a déjà à son actif une trilogie des années Sarkozy terminée par La cour des mirageset ça redémarre pied au plancher, après néanmoins un déstabilisant premier chapitre (un peu à la manière des Anglo-Saxons) qui nous expédie… au Congo en 1965. Après quelques pages pour atterrir, on retourne dans la France de 1980. Une autre France, paysage politique, traditions, styles de vie, mentalités, dangers intérieurs et extérieurs… tout est pointé, sans excès, mais avec une grande minutie pour une plus grande fidélité à l’histoire, se révélant parfois de l’ordre de l’intime pour certaines générations qui ont rêvé très fort un certain dimanche de mai 1981.
Et c’est un immense plaisir de retrouver les quatre personnages principaux qu’on a laissés avec quelques casseroles et qui vont s’empresser de replonger dans les eaux sales de la république. Tous veulent gagner mais ont beaucoup à perdre, plus proches du ravin que des cieux. Sur la lame du rasoir : Jacquie Lienard qui trempe à gauche, Paolini qui mouille à droite, Vauthier l’ex mercenaire aujourd’hui roi des nuits parisiennes qui s’impose dans le sang, et Gourv, « Il faut sauver le soldat Gourvennec ! », infiltré dans les réseaux d’extrême gauche. Ces quatre personnages vous attendent pour 900 pages de folie, traversant toutes les sales histoires intérieures et extérieures de la république, y laissant des plaies, payant de leur personne leur cupidité, leurs croyances, leur idéal, leur intérêt, leur folie, leurs erreurs… Des êtres de chair et de sang, parfois inhumains et si simplement humains finalement.
Comme dans Bleus, Blancs, Rouges, le rythme est halluciné, ne laissant aucun répit. Benjamin Dierstein, avec maestria, intègre la destinée de ses personnages dans le grand cercle des sales histoires de l’histoire de la fin du vingtième siècle. On corrompt, on tue, on élimine, on exfiltre, on possède, on prend, on vole, on se venge, on trahit, on renie.
« BLAM ! BLAM ! »
En empruntant au style de James Ellroy par cette utilisation de documents confidentiels comme les écoutes téléphoniques, les comptes rendus d’interrogatoires… Dierstein installe une proximité à l’histoire, complément intéressant à l’addiction créée par les destins des personnages. Tout en semblant jouer le témoin neutre, se « contentant » de raconter l’époque, il joue avec le lecteur en essayant de lui faire venir parfois une émotion qui déclenchera peut-être une larmichette. Il l’avait déjà tenté par le passé. Enfin, il finit de séduire avec un humour agréablement parsemé tout au long du roman aussi noir qu’inattendu comme ce duo de clowns grandiose ( Barril / Prouteau du GIGN ).
Aussi explosif que Bleus, Blancs, Rouges, L’étendard sanglant est levé est encore plus furieux et explose dans de multiples directions que l’on n’attendait pas forcément, mais toujours avec un souci de présenter l’essentiel au lecteur parfois déboussolé dans ce marigot alimenté par les affaires françaises mais aussi par les irruptions étrangères, Paris étant devenu le terrain de jeu préféré des poseurs de bombes.
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