Chroniques noires et partisanes

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L’AFFAIRE N’GUSTRO de Jean-Patrick Manchette / Série Noire.

Jean-Patrick Manchette est mort il y a vingt-cinq ans le 3 juin et la Série Noire célèbre sa mémoire cette année en ressortant son premier roman édité dans la collection “L’affaire n’Gustro”. L’auteur a été, dans les années 70 et 80, le symbole d’un mouvement néo polar en France animé d’une forte coloration politique rouge.

Issu des mouvements d’extrême gauche, Manchette a beaucoup écrit sur la politique, sur ses remous, sur les zones d’ombre de la cinquième république dans des polars bien troussés, violents et assez minimalistes comme motivés par une certaine urgence.

Dans un petit texte en début du roman Nicolas le Flahec explique sa fascination pour ce roman, son périple pour arriver dans la collection de Marcel Duhamel. C’est un épisode de l’histoire post coloniale qui a inspiré Manchette, l’enlèvement et l’assassinat de Ben Barka, un dissident marocain gênant pour le pouvoir.

« Qui est Henri Butron, petit malfrat et grand salaud, sympathisant d’extrême droite par défaut, en mal d’argent et de gloire? Comment cet homme, aujourd’hui traîné dans la boue et conspué par ceux qui ont eu le malheur de croiser sa route, s’est retrouvé en affaire avec le dissident N’Gustro, leader tiers-mondiste enlevé puis exécuté à Paris? À se frotter de trop près aux complots des autres, on se met en danger. Butron l’aura payé de sa vie. Il a cependant le bon goût de laisser derrière lui un enregistrement racontant son parcours, ses méfaits et de quelle manière il se retrouva lié à «l’affaire N’Gustro». »

L’intrigue est vue dans le prisme de Henri Butron, petit branleur et grand facho à une époque où ce genre d’engeance n’avait pas vraiment pignon sur rue et lucarne à la tv. On est dans la France de De Gaulle devenu un héros récemment pour toute la classe politique française, à court d’idées. Lu, il y a de nombreuses années, “L’affaire n’Gustro” semble, à sa relecture comme une photographie d’une France si proche et finalement si éloignée. Il est certain que les lecteurs les plus jeunes n’entreront pas sans effort dans ce monde de barbouzes et de l’OAS.

Parallèlement les éditions de la Table ronde éditent “Manchette Lettres du mauvais temps, correspondance 1977-1980 regroupant les courriers adressés par Manchette à des auteurs connus et à d’autres déjà oubliés. Signalons Ellroy, Bilal, Paco Ignacio Taibo II, Robin Cook, Westlake, Ross Thomas. C’est intéressant et en même temps cela s’adresse à des spécialistes de l’auteur comme à de lecteurs chevronnés de polars déjà très datés. Ceci dit, c’est un passage obligé pour tout amateur de Manchette comme de Noir.

Enfin, signalons, toujours à La Table Ronde”, “Play it again Dupont” qui regroupe les chroniques de Manchette portant sur les jeux sortis entre 77 et 80 pour le mensuel Métal Hurlant. Là, seuls les fans absolus de l’auteur trouveront leur compte dans ce petit ouvrage sympa mais sacrément obsolète.

Dans tous les cas, lire Manchette est et restera un passage obligatoire pour qui s’intéresse au polar en général et au polar français en particulier.

Clete.

LES DIABLES DE CARDONA de Matthew Carr chez Sonatine

Traduction : Claro.

Matthew Carr est un journaliste anglais, il écrit pour The Guardian ou le New Tork Times entre autres. Il est également historien, spécialiste des religions et a écrit plusieurs essais. « Les diables de Cardona » son premier roman, est un polar historique qui nous plonge au cœur de la très catholique Espagne du XVIème siècle.

« 1584. Le prêtre de Belamar de la Sierra, un petit village d’Aragon à la frontière avec la France, est assassiné, son église profanée. Sur les murs : des inscriptions en arabe. Est-ce l’œuvre de celui qui se fait appeler le Rédempteur, dont tout le monde ignore l’identité, et qui a promis l’extermination de tous les chrétiens, avec la même violence que celle exercée sur les musulmans ? La plupart des habitants de la région sont en effet des morisques, convertis de force au catholicisme, et qui pratiquent encore l’islam en secret.

À la veille d’une visite royale, Bernardo de Mendoza, magistrat à Valladolid, soldat et humaniste, issu d’une famille juive, est chargé de l’enquête. Très vite, les tensions s’exacerbent entre les communautés, une véritable guerre de religion se profile. Et les meurtres continuent, toujours aussi inexplicables. Entre l’Inquisition et les extrémistes morisques et chrétiens, la tâche de Mendoza va se révéler ardue. »

La reconquista est terminée depuis longtemps, les morisques, anciens musulmans convertis au catholicisme, sont sous la haute surveillance de l’inquisition qui contrôle tout et tous et se méfie de ces nouveaux chrétiens. Elle peut court-circuiter la justice, gardant au secret les gens qu’elle questionne et leurs révélations, même l’enquêteur désigné par le roi, Bernardo de Mendoza surveille ses paroles en public. Matthew Carr réussit parfaitement à faire ressentir l’atmosphère oppressante, la violence de tous les instants qui règne alors. Son récit est documenté, érudit, il nous présente la situation très complexe de ce royaume où se mêlent  et s’affrontent des intérêts très variés : l’église, le roi, les seigneurs aragonais jaloux de leurs prérogatives, les morisques, les vieux-chrétiens…  et il le fait simplement, avec un grand talent, en suivant différents personnages dont les destins se mêlent aussi bien à l’enquête qu’à l’Histoire.

Tous les personnages sont fouillés, principaux et secondaires, ils sont tous liés à l’inquisition, qu’ils en soient victimes ou qu’ils s’en servent car les côtés sombres de l’humanité s’expriment à fond dans cette époque plus que trouble, des salauds il y en a beaucoup : brutes épaisses, profiteurs, délateurs… Et il y a les autres qui tentent malgré tout de vivre ou de survivre pour les plus malchanceux, notamment les morisques, citoyens de seconde zone avec peu d’espoir de justice. Matthew Carr porte sur ses personnages un regard plein d’empathie qui fonctionne : Bernard de Mendoza, issu d’une famille juive persécutée qui veut absolument rendre justice, son  « neveu » Gabriel qu’il a sauvé de la mort lors de la révolte de Grenade, le docteur Segura et sa fille, la comtesse de Cardona… beaucoup de beaux personnages, humains et attachants.

L’enquête de Mendoza dans ce climat de terreur, est d’autant plus difficile que la vérité est dangereuse si elle ne correspond pas à la version officielle, alors tout le monde ment, ne serait-ce que pour se protéger. La religion est toujours un prétexte à des luttes de pouvoir bien terre à terre, elle sert des ambitions, des appétits bien humains, Bernardo de Mendoza en est conscient mais devra affronter bien des dangers pour le prouver. Matthew Carr fait monter le suspense tout au long de ce bouquin aux multiples actions et rebondissements.

Un polar historique passionnant.

Raccoon

 

NOLI ME TANGERE d’ Andrea Camilleri / Métailié.

Traduction : Serge Quadruppani.

On ne présente plus Camilleri, écrivain italien prolifique de romans policiers, romans noirs, romans historiques…  Il sait tout écrire, dans tous les styles et une fois de plus nous offre un véritable petit bijou, inspiré de la vie d’une de ses amies.

«Laura, belle et brillante épouse d’un grand écrivain, disparaît alors qu’elle était sur le point de finir son premier roman. Son mari s’inquiète, la presse s’emballe et toute une ribambelle d’amants en profitent pour dire tout le mal qu’ils pensent d’elle.

Mais Laura est-elle cette séductrice cruelle et sans cervelle, cette femme calculatrice et superficielle, ce monstre d’égoïsme que décrivent ses amants ? Ou bien un être tourmenté et absolu, avide de spiritualité, chroniquement affligé de crises de mélancolie, de ghibli, comme elle dit, qui l’obligent à se retrancher du monde et des hommes ? »

A la demande du mari qui souhaite la plus grande discrétion, le commissaire Maurizio enquête sur cette disparition qui défraye la chronique. Discret, subtil et ironique, il est vite intrigué par cette femme fascinante et bien décidé à mener cette enquête jusqu’au bout sans se soucier des thèses faciles avancées par sa hiérarchie ou la presse.

Andrea Camilleri construit son roman avec les éléments que l’enquêteur rassemble : témoignages, lettres, articles de journaux… autant d’éclairages différents et pour le moins contrastés sur Laura. Peu à peu, il dévoile la vie de Laura, dessine le portrait magnifique d’une femme en quête d’absolu qui ne peut se contenter de bonheurs communs et en très peu de pages, il réussit à nous captiver. On ne peut pas en dire vraiment plus sans en dire trop…

Un roman court mais fort.

Raccoon.

GOODBYE LORETTA de Shawn Vestal chez Albin Michel/Terres d’Amérique

Traduction : Olivier Colette.

Shawn Vestal, éditorialiste pour The Spokesman-Review s’est fait connaître par un recueil de nouvelles qui lui a valu un prix mais n’est pas traduit en France. « Goodbye Loretta » est son premier roman.

« Short Creek, Arizona, 1974. Loretta, quinze ans, vit au sein d’une communauté de mormons fondamentalistes et polygames. Le jour, elle se plie à l’austérité des siens, la nuit, elle fait le mur et retrouve son petit ami. Pour mettre un terme à ses escapades nocturnes, ses parents la marient de force à Dean Harder, qui a trente ans de plus qu’elle, une première femme et déjà sept enfants…

Loretta se glisse tant bien que mal dans son rôle d’ « épouse-sœur », mais continue à rêver d’une autre vie, qu’elle ne connaît qu’à travers les magazines. La chance se présente finalement sous les traits de Jason, le neveu de Dean, fan de Led Zeppelin et du Seigneur des anneaux, qui voue un culte au cascadeur Evel Knievel. C’est le début d’une aventure mémorable aux allures de road trip vers la liberté qui va vite se heurter à la réalité… »

Entre l’Arizona où vit la communauté polygame de Loretta et l’Idaho où vit celle de Jason, moins extrémiste mais tout de même très rigoriste, Shawn Vestal nous entraîne chez les mormons, secte  très présente dans les états de l’Ouest. Il connaît bien cette Amérique puritaine puisqu’il a lui-même grandi dans une famille mormone et il lui porte un regard acéré, réaliste et ironique. Shawn Vestal ponctue son récit d’interventions d’Evel Knievel s’adressant à l’Amérique. Ce cascadeur, célèbre dans les années 70 est le symbole du mythe américain de la réussite tonitruante, de l’audace, de l’esbroufe et l’idole de Jason.

Ses personnages sont crédibles, bien campés, Shawn Vestal les suit sur quelques mois de 1975 avec deux ou trois incursions dans leur passé et leurs démêlés avec les fédéraux. Il y a de beaux salauds, parmi lesquels Dean le mari de Loretta, Tartuffe écœurant que ses croyances autorisent à violer une gamine de seize ans en toute bonne conscience, car, bien évidemment et comme dans toutes les religions, plus on est fondamentaliste, plus ce sont les femmes qui trinquent ! Et il y a les ados pour lesquels, même si l’auteur ne se départit pas de son ironie, on ressent une certaine tendresse : Jason, fan de rock qui étouffe sous le poids des principes rigides de ses parents, son ami Boyd, fils d’une mère alcoolique et d’un inconnu qu’il pense Indien et Loretta bien sûr, personnage très fort, sans beaucoup d’illusions sur le monde.

Puis vient la fuite et on glisse vers un road trip coloré et périlleux au sein de l’Amérique des années 70, le dernier et principal rite d’initiation, l’espoir d’une vie libérée du carcan de l’éducation et de la religion.

Un très bon roman.

Raccoon.

L’ÉCRIVAIN PUBLIC de Dan Fesperman au Cherche midi

Traduction : Jean-Luc Piningre.

Dan Fesperman, auteur de polars et reporter de guerre américain, a couvert de nombreux conflits en Europe et au Proche-Orient. Il s’est inspiré de son expérience pour certains de ses romans dont trois seulement ont été publiés en France. « L’écrivain public », le premier publié par le Cherche midi, explore le New York du début de la seconde guerre mondiale et a été élu meilleur roman policier de l’année par le New York Times.

« 9 février 1942. Dès son arrivée à New York, Woodrow Cain, un jeune flic du sud des États-Unis, est accueilli par les flammes qui s’échappent du paquebot Normandie, en train de sombrer dans l’Hudson. C’est au bord de ce même fleuve que va le mener sa première enquête, après la découverte d’un cadavre sur les docks, tenus par la mafia. Là, il fait la connaissance d’un écrivain public, Danziger, obsédé par les migrants qui arrivent d’une Europe à feu et à sang, ces fantômes au passé déchiré et à l’avenir incertain. Celui-ci va orienter Cain vers Germantown, le quartier allemand, où, dans l’ombre, sévissent les sympathisants nazis. Alors que le pays marche vers la guerre, la ville est en proie à une paranoïa croissante. Et les meurtres continuent… »

Dan Fesperman nous plonge dans le New York de 1942, cette ville cosmopolite où le patriotisme et la méfiance voire la haine règnent. Les citoyens d’origine japonaise sont maltraités au vu et au su de tous depuis Pearl Harbor et l’incendie du Normandie, accident ou sabotage, provoque bien des suspicions et certains citoyens d’origine allemande vont se retrouver isolés sur Ellis Island. La guerre amène également des alliances contre nature entre des services officiels et la mafia qui règne sur les docks et le port et pendant ce temps, comme toujours, les riches, les puissants continuent de faire des affaires et c’est bien connu, l’argent n’a pas d’odeur… L’écriture de Dan Fesperman est juste, réaliste, documentée et on ressent parfaitement l’ambiance : l’effervescence des docks au petit matin, le danger dans les rues de Bowery où s’entassent les réfugiés les plus pauvres dans des hôtels crasseux, la corruption ordinaire des flics… et c’est passionnant.

On découvre ce New York de 1942 en même temps que Woodrow Cain qui débarque de son Sud natal suite à un drame qui lui a coûté son mariage. Dan Fesperman détourne certains codes du polar, notamment celui du flic alcoolique, il rompt avec les clichés et crée des personnages atypiques et attachants : Woodrow Cain, devenu flic après des études de lettres à cause de la crise de 29, qui arrive à New York pistonné par son beau-père, puissant avocat d’affaires et doit subir la méfiance de ses collègues et Danziger, écrivain public maîtrisant plusieurs langues dont l’allemand, qui lit et rédige les lettres de ses clients illettrés, témoin privilégié de l’horreur en cours en Europe, personnage mystérieux au courant de bien des secrets. Les personnages secondaires ne sont pas négligés : les collègues de Woodrow plus ou moins corrompus, sa fille et Berryl Blum, une femme étonnamment libre pour l’époque, tous sont crédibles et bien campés.

L’enquête de Woodrow Cain, accompagné et guidé par Danzinger qui connaît mieux les rouages et les dangers de la ville, l’entraîne dans le quartier allemand où se côtoient des réfugiés juifs et des sympathisants nazis, mélange étrange et explosif. Dan Fesperman maîtrise le suspense de main de maître et réussit brillamment à intégrer ses personnages, leur vie et leurs secrets dans l’enquête qui s’insère parfaitement dans la réalité historique de l’époque.

Un excellent polar new-yorkais sur des événements peu connus.

Raccoon

 

UN INTRUS de Charles Beaumont chez Belfond/vintage noir

Traduction : Jean-Jacques Villard.

Charles Beaumont (1929 – 1967) est un écrivain et scénariste américain. Auteur principalement de récits de science-fiction, fantastiques et policiers, il a également écrit des scénarios originaux ou adaptés de ses propres textes pour la télévision et le cinéma, et deux romans dont « Un intrus » adapté au cinéma par Roger Corman en 1962. Dans la préface de cette édition, ce dernier raconte les conditions du tournage de ce film, en 1962 où ils ont dû adopter la technique du « shoot and go » : tourner la scène le plus vite possible et partir en courant avant que les habitants réagissent ! Paru en France en 1960 aux éditions Seghers, cette réédition dans la collection Belfond vintage permet de découvrir ou redécouvrir un texte beau et fort.

« La petite ville sudiste de Caxton est déboussolée : l’arrêt de la Cour suprême vient de tomber ; désormais, les écoles publiques sont ouvertes aux enfants noirs. On s’étonne, on s’agace, et puis finalement on laisse faire.

Jusqu’à l’arrivée d’un intrus.

L’inconnu s’installe, intrigue, séduit, et petit à petit distille le poison : des Noirs ? Avec vos enfants chéris ? Vous n’y pensez pas !

Alors on s’invective, on rugit, on brandit le poing. Et puis montent la fureur, la haine, le sang… »

Écrit en 1959, alors que les faits sont d’actualité, le roman nous emmène à Caxton, petite ville du sud des États-Unis où la ségrégation ne gêne pas grand monde, depuis toujours ou presque les Noirs vivent à part, dans le quartier de Simon’s Hill. Après l’arrêt de la Cour suprême déclarant la ségrégation scolaire inconstitutionnelle, la ville ayant épuisé les recours, à la prochaine rentrée, dans quelques jours, des enfants noirs vont intégrer l’école publique de la ville. Cela ne réjouit pas les Blancs de la ville, mais ils s’y étaient résignés, jusqu’à l’arrivée d’Adam Cramer, un homme charismatique, activiste pro ségrégation qui ne va pas avoir trop de mal à faire repartir les braises du mécontentement latent et à enflammer les esprits racistes dans cette ville où il est dangereux de se révéler partisan de la déségrégation, où le ku klux klan parade parfois la nuit.

Charles Beaumont écrit au présent, les faits s’enchainent, la tension monte dans la chaleur de l’été sudiste. Il réussit avec un grand talent à rendre l’ambiance de cette ville, de cette époque en suivant toute une galerie de personnages qui vont se croiser : Tom McDaniel, journaliste au Messenger, le canard local et sa fille Ella, adolescente insouciante de 16 ans ; Joey Green un des écoliers noirs, et sa mère Charlotte, conscients de ce qu’ils risquent, Sam Griffin vendeur itinérant qui écume les foires du coin et vit à l’hôtel avec sa femme Vy… Tous sont justes et vivants, des plus importants aux secondaires et  on assiste à l’échauffement des esprits, à la violence sourde qui enfle inexorablement et ne pourra qu’exploser. Les dialogues sont percutants, le suspense fonctionne, c’est un bouquin qu’on lit d’une traite d’autant plus que l’analyse de cette montée du populisme résonne encore, hélas, dans notre actualité où racisme et préjugés sont loin d’avoir disparu.

Un très bon roman, noir et puissant.

Raccoon

DE L’AUTRE CÔTÉ DES MONTAGNES de Kevin Canty chez Albin Michel

Traduction : Anne Damour.

Kevin Canty vit dans le Montana, à Missoula où il enseigne à l’université. Il a déjà écrit plusieurs romans mais je ne les ai pas lus, c’est avec « De l’autre côté des montagnes » que je découvre Kevin Canty.

« 1972, Silverton, petite ville du nord-ouest des États-Unis. La mine d’argent fournit du travail aux hommes, régit la vie des familles et domine les existences. Certains se résignent à une vie de rude labeur, d’autres  ne rêvent que d’échapper à ce destin. Mais lorsqu’une catastrophe survient à la mine, coûtant la vie à des dizaines d’hommes, c’est toute une communauté qui est frappée par une onde de choc et de chagrin. »

Kevin Canty prend le temps de nous présenter toute une galerie de beaux personnages : hommes et femmes de cette petite ville minière, des gens ordinaires pris aux pièges d’une vie rythmée par la mine. Kevin Canty nous les présente avec une empathie extraordinaire, il a un immense talent pour écrire des portraits profondément humains, créant des personnages vraiment attachants avec leurs doutes, leurs failles, leurs désirs. Leurs chemins se croisent beaucoup dans cette ville étouffante où tout le monde se connaît, où l’alcool est la seule manière de s’amuser un peu, où les émanations de la mine font vieillir trop vite. Kevin Canty tresse en toile de fond l’atmosphère de cette ville des années soixante-dix avec réalisme mais sans misérabilisme.

Seul David, étudiant à Missoula est parti de Silverton, s’exposant à l’incompréhension voire au mépris de certains. La plupart, mineurs de pères en fils, sont descendus à la mine après le lycée et se sont mariés jeunes. Leurs femmes, Jordan, mère de deux jumelles et Ann qui voulait absolument un enfant, vont prendre de plein fouet la tragédie inspirée d’un fait réel : l’incendie de la Sunshine Mine dans l’Idaho en 1972. La catastrophe fait des dizaines de victimes, et deux mineurs sont retrouvés vivants au bout d’une semaine.

Tous ont perdu un mari, un frère, un fils, un ami… Les vies s’arrêtent, les espoirs sont anéantis, les dialogues à jamais rompus, les remords inexprimables, les reproches inexprimés. Kevin Canty écrit avec une vérité et une humanité incroyables le deuil qui les frappe : le chagrin, le manque, la colère, la culpabilité… Face à la tragédie, les personnages prennent une autre dimension et deviennent véritablement magnifiques, bouleversants de justesse.

Un très beau roman, profondément humain.

Raccoon

LA FEMME À LA FENÊTRE de A.J. Finn aux Presses de la Cité

Traduction : Isabelle Maillet.

« La femme à la fenêtre » est le premier roman de A. J. Finn, qui est en fait un pseudonyme. L’auteur, Daniel Mallory, un éditeur américain l’a utilisé pour présenter son œuvre à différents éditeurs dont son employeur. Il se consacre désormais à temps plein à l’écriture. Ce livre a rencontré un immense succès outre Atlantique où il a été comparé, non sans raison, à « la fille du train » et il devrait être adapté prochainement au cinéma.

« Séparée de son mari et de leur fille, Anna vit recluse dans sa maison de Harlem, abreuvée de merlot, de bêtabloquants et de vieux polars en noir et blanc. Quand elle ne joue pas aux échecs sur internet, elle espionne ses voisins. Surtout la famille Russell – un père, une mère et un adorable ado –, qui vient d’emménager en face. Un soir, Anna est témoin d’un crime. Mais comment convaincre la police quand on doute soi-même de sa raison ? »

L’auteur a eu l’inspiration de ce livre alors qu’il était lui-même cloîtré chez lui en proie à une grave dépression. Passionné de cinéma, il regardait de vieux films et s’est surpris lui-même en train d’épier les fenêtres des immeubles d’en face : Anna Fox était née… On pense bien sûr à « fenêtre sur cour » d’Hitchcock et A. J. Finn réussit aussi bien que le maître du suspense. Il nous tient en haleine jusqu’au bout et se joue de notre perspicacité avec une maîtrise et un talent époustouflants. On a beau savoir que c’est un thriller à rebondissements, on s’engouffre dans les fausses pistes, on tremble, on est surpris… Bref un livre qu’on lit d’une traite.

Anna, la narratrice souffre d’agoraphobie et ne sort plus du tout de chez elle depuis plusieurs mois. Le roman se passe quasiment en huis clos car c’est par ses yeux qu’on découvre les autres personnages du roman : ceux qu’elle observe et ceux qui passent sa porte, on est dans sa tête. Anna est une femme intelligente. Pédopsychiatre, elle connaît bien la nature humaine et ses failles et les analyses qu’elle tire de l’observation de ses voisins sont pertinentes. Mais Anna ne va pas bien, elle prend beaucoup de médocs et boit trop, elle est peut-être en train de sombrer et c’est là qu’A. J. Finn est très fort ! Il instille le doute, chez Anna, chez le lecteur, dans toutes les ramifications de l’intrigue. Chaque révélation pose une nouvelle question, chaque élément nouveau altère notre perception de la réalité, détruit nos certitudes et on est saisi d’un effrayant vertige. Et quand les éléments se mettent en place, ils révèlent des drames profondément humains.

Un très bon thriller !

Raccoon

MILLE PETITS RIENS de Jodi Picoult chez Actes Sud

Traduction : Marie Chabin.

 

Jodi Picoult écrit depuis les années 90. Je l’ai découverte avec « La tristesse des éléphants » paru en 2017 chez Actes sud, un livre magnifique et étrange qui m’a marquée au point que j’ai eu très envie de lire « Mille petits riens » pourtant complètement différent. C’est un roman bien ancré dans la réalité où Jodi Picoult parle du racisme qui gangrène l’Amérique depuis toujours : un thème qu’elle voulait aborder depuis longtemps mais pour lequel elle a eu du mal à trouver l’angle d’approche, se sentant peu légitime vu son parcours de privilégiée blanche avec des études à Princeton puis à Harvard. Elle a trouvé le bon, c’est sûr et nous offre un très beau roman intelligent et captivant. Il est en cours d’adaptation cinématographique avec Viola Davis et Julia Roberts dans les rôles principaux.

« Ruth est sage-femme depuis plus de vingt ans. C’est une employée modèle. Une collègue appréciée et respectée de tous. La mère dévouée d’un adolescent qu’elle élève seule. En prenant son service par une belle journée d’octobre 2015, Ruth est loin de se douter que sa vie est sur le point de basculer.

Pour Turk et Brittany, un jeune couple de suprémacistes blancs, ce devait être le plus beau moment de leur vie : celui de la venue au monde de leur premier enfant. Le petit garçon qui vient de naître se porte bien. Pourtant, dans quelques jours, ses parents repartiront de la Maternité sans lui.

Kennedy a renoncé à faire fortune pour défendre les plus démunis en devenant avocate de la défense publique. Le jour où elle rencontre une sage-femme noire accusée d’avoir tué le bébé d’un couple raciste, elle se dit qu’elle tient peut-être là sa première grande affaire. Mais la couleur de peau de sa cliente, une certaine Ruth Jefferson, ne la condamne-t-elle pas d’avance ? »

Jodi Picoult construit son roman à trois voix, elle alterne les voix de Ruth, Kennedy et Turk, narrateurs à tour de rôle. Dans le même temps ces voix se mêlent, se répondent et éclairent d’autant d’angles différents les mêmes évènements, la même tragédie et le procès qui en découle. Ces éclairages contrastés, opposés mettent cruellement à jour les inégalités qui persistent entre les Noirs et les Blancs encore aujourd’hui  et le racisme rampant quotidien de gens qui pourtant parfois s’en défendent.

Jodi Picoult s’est beaucoup documenté, elle a rencontré des sages-femmes, des mères noires, des suprémacistes repentis… C’est une situation réaliste et sombre qu’elle présente avec justesse dans ce roman au suspense continu, on est captivé par cette affaire, les différentes étapes du procès depuis le choix des jurés jusqu’au verdict final, l’évolution des personnages… on a du mal à lâcher le bouquin.

Jodi Picoult a un talent immense pour créer de beaux personnages, parfaitement crédibles. Ils sont profondément humains et l’empathie fonctionne, avec tous, oui, même avec Turk, qui est pourtant un sacré connard, mais aussi un pauvre type paumé qui s’est trouvé une famille chez les racistes. Des suprémacistes dangereux parce qu’ils ne sont pas que des abrutis, ils savent utiliser le net pour leur propagande, ne sont plus des skinheads violents, se fondent dans la masse, sociopathes en puissance. Le deuil frappe les pauvres types comme les autres et Ruth, la sage-femme, est paradoxalement une de celles qui peut le mieux comprendre sa souffrance.

Ruth et Kennedy sont deux personnages de femmes magnifiques. Ruth, fille de domestique, brillante à l’école, s’est toujours pliée à ce qu’on attendait d’elle et a réussi à se construire une vie respectable sans jamais oublier, car elle en a peu l’occasion, que rien n’est jamais acquis. Elle a toujours dû se battre et se méfie des « sauveurs ». Kennedy, jeune avocate privilégiée et progressiste comprend peu à peu l’étendue des privilèges que révèle la phrase « je n’attache pas d’importance à la couleur de la peau ». Le roman est aussi celui du chemin qu’elles vont faire l’une vers l’autre.

Un très beau roman, source de réflexion universelle.

Raccoon

 

LA PHOTOGRAPHIE DE LUCERNE de William Bayer chez Rivages

Traduction : Pierre Bondil.

William Bayer est un des grands auteurs américains dont j’attends les livres avec impatience. Ses romans sont toujours fascinants, mêlant une enquête passionnante à une grande érudition sur des sujets variés. Passionné d’art et de psychanalyse, il a été fasciné par le personnage de Lou Andréas-Salomé il y a plusieurs années déjà. Il voulait l’insérer dans un de ses romans sans écrire un roman historique et c’est par le biais d’une photo qu’il a eu l’inspiration de ce livre.

                « Tess Berenson, jeune artiste performeuse, emménage dans un vaste loft à Oakland en Californie. La locataire précédente, Chantal Desforges, y a laissé des traces singulières : une croix de Saint André ainsi qu’une sorte de cellule fermée par une grille. C’était une dominatrice qui recevait une clientèle de haut vol. Fascinée par cet univers, Tess envisage d’en tirer une performance. Mais lorsque le cadavre de Chantal Desforges est retrouvé dans le port, Tess se transforme en enquêtrice. Elle ne soupçonne certainement pas que le labyrinthe où elle se perd la conduira à une photographie prise au XIXe siècle : la « Photographie de Lucerne » sur laquelle on voit Lou Andréas-Salomé qui semble fouetter Friedrich Nietzsche… »

Cette photo est l’origine du roman, mais aussi l’origine de l’intrigue, première mise en abyme d’une longue série dans ce livre brillant où William Bayer mêle plusieurs histoires qui se croisent, se répondent et se rejoignent finalement avec un immense talent. L’enquête de Tess va la mener loin dans l’Histoire, certains événements passés depuis plus d’un siècle n’en finissent pas de résonner encore aujourd’hui et William Bayer, maître du suspense, nous tient en haleine jusqu’au bout.

Il insère à son histoire des personnages réels, notamment Lou Andréas-Salomé à Vienne en 1913 et Freud avec qui elle étudie pour devenir psychanalyste à cette époque. Pour ma part, je ne la connaissais pas, mais le livre m’a donné envie d’en savoir plus sur elle, intellectuelle brillante, écrivaine, femme libre qui ne s’est pas laissée éclipser par les hommes autour d’elle. On comprend la fascination de William Bayer qui fournit en fin d’ouvrage une bibliographie pour en savoir plus sur elle. Si elle devient personnage de roman, William Bayer a veillé à être crédible et à respecter sa vie tant sur la chronologie que sur sa personnalité. Une fois ceci posé, c’est un personnage à part entière et un très beau ! William Bayer lui consacre une bonne part de son récit, il l’embarque allègrement dans son histoire avec une rencontre peu probable. Il n’hésite pas non plus à imaginer une correspondance entre elle et Freud, jouant de sa liberté d’écrivain.

Il construit son roman en alternant les chapitres historiques et les chapitres contemporains. Tess est la narratrice dans les parties contemporaines, elle s’improvise enquêtrice d’abord pour comprendre cette femme assassinée qu’elle a à peine connue mais qui l’intrigue : une dominatrice qui se considérait comme une thérapeute. C’est une véritable enquête policière qu’elle mène, en collaboration avec l’inspecteur chargé de l’enquête et les découvertes qu’elle fait vont peu à peu faire écho à sa propre vie et l’entraîner dans la création d’une pièce de théâtre.

Puis il y a la troisième histoire, celle d’un mystérieux major allemand Ernst Fleckstein, un personnage énigmatique et inquiétant dont les mémoires commencent dans l’Allemagne hitlérienne des années 30. William Bayer entremêle ces trois destins de main de maître, sans jamais perdre le lecteur. Les interactions entre ces personnages, leur vie et cette fameuse photo qui refait surface à différentes époques et provoque des réactions en cascade sont dévoilées progressivement et tout se tient, l’enquête policière, les personnages qui sont magnifiques, leurs liens et leurs ressorts psychologiques : un véritable travail d’orfèvre !

Brillantissime !

Raccoon.

 

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